Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 03

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il faut le faire.» J'espérais qu'elle reviendrait d'un jour à l'autre
et je ne voulais même pas que Françoise pût supposer qu'il y avait
doute. Il fallait que le départ d'Albertine eût l'air d'une chose
convenue entre nous, qui n'impliquait nullement qu'elle m'aimât moins.
Mais Françoise me regarda avec un air, sinon d'incrédulité du moins
de doute. Elle aussi avait ses deux hypothèses. Ses narines se
dilataient, elle flairait la brouille, elle devait la sentir depuis
longtemps. Et si elle n'en était pas absolument sûre, c'est peut-être
seulement parce que, comme moi, elle se défiait de croire entièrement
ce qui lui aurait fait trop de plaisir. Maintenant le poids de l'affaire
ne reposait plus sur mon esprit surmené mais sur Saint-Loup. Une
allégresse me soulevait parce que j'avais pris une décision, parce que
je me disais: «J'ai répondu du tac au tac, j'ai agi.» Saint-Loup
devait être à peine dans le train que je me croisai dans mon
antichambre avec Bloch que je n'avais pas entendu sonner, de sorte que
force me fut de le recevoir un instant. Il m'avait dernièrement
rencontré avec Albertine (qu'il connaissait de Balbec) un jour où elle
était de mauvaise humeur. «J'ai dîné avec M. Bontemps, me dit-il, et
comme j'ai une certaine influence sur lui, je lui ai dit que je m'étais
attristé que sa nièce ne fût pas plus gentille avec toi, qu'il
fallait qu'il lui adressât des prières en ce sens.» J'étouffais de
colère, ces prières et ces plaintes détruisaient tout l'effet de la
démarche de Saint-Loup et me mettaient directement en cause auprès
d'Albertine que j'avais l'air d'implorer. Pour comble de malheur
Françoise restée dans l'antichambre entendit tout cela. Je fis tous
les reproches possibles à Bloch, lui disant que je ne l'avais nullement
chargé d'une telle commission et que du reste le fait était faux.
Bloch à partir de ce moment-là ne cessa plus de sourire, moins, je
crois, de joie que de gêne de m'avoir contrarié. Il s'étonnait en
riant de soulever une telle colère. Peut-être le disait-il pour ôter
à mes yeux de l'importance à son indiscrète démarche, peut-être
parce qu'il était d'un caractère lâche, et vivant gaiement et
paresseusement dans les mensonges, comme les méduses à fleur d'eau,
peut-être parce que, même eût-il été d'une autre race d'hommes, les
autres ne pouvant se placer au même point de vue que nous, ne
comprennent pas l'importance du mal que les paroles dites au hasard
peuvent nous faire. Je venais de le mettre à la porte, ne trouvant
aucun remède à apporter à ce qu'il avait fait, quand on sonna de
nouveau et Françoise me remit une convocation chez le chef de la
Sûreté. Les parents de la petite fille que j'avais amenée une heure
chez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte en détournement
de mineure. Il y a des moments de la vie où une sorte de beauté naît
de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent, entrecroisés comme
des leitmotiv wagnériens, de la notion aussi, émergeante alors, que
les événements ne sont pas situés dans l'ensemble des reflets peints
dans le pauvre petit miroir que porte devant elle l'intelligence et
qu'elle appelle l'avenir, qu'ils sont en dehors et surgissent aussi
brusquement que quelqu'un qui vient constater un flagrant délit.
Déjà, laissé à lui-même, un événement se modifie, soit que
l'échec nous l'amplifie ou que la satisfaction le réduise. Mais il est
rarement seul. Les sentiments excités par chacun se contrarient, et
c'est dans une certaine mesure, comme je l'éprouvai en allant chez le
chef de la Sûreté, un révulsif au moins momentané et assez agissant
des tristesses sentimentales que la peur. Je trouvai à la Sûreté les
parents qui m'insultèrent en me disant: «Nous ne mangeons pas de ce
pain-là», me rendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas
reprendre, et le chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable
exemple la facilité des présidents d'assises à «reparties»,
prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui lui servait à
en faire une spirituelle et accablante réponse. De mon innocence dans
le fait il ne fut même pas question, car c'est la seule hypothèse que
personne ne voulut admettre un instant. Néanmoins les difficultés de
l'inculpation firent que je m'en tirai avec un savon extrêmement
violent, tant que les parents furent là. Mais dès qu'ils furent
partis, le chef de la Sûreté qui aimait les petites filles changea de
ton et me réprimandant comme un compère: «Une autre fois, il faut
être plus adroit. Dame, on ne fait pas des levages aussi brusquement
que ça, ou ça rate. D'ailleurs vous trouverez partout des petites
filles mieux que celle-là et pour bien moins cher. La somme était
follement exagérée.» Je sentais tellement qu'il ne me comprendrait
pas si j'essayais de lui expliquer la vérité que je profitai sans mot
dire de la permission qu'il me donna de me retirer. Tous les passants,
jusqu'à ce que je fusse rentré, me parurent des inspecteurs chargés
d'épier mes faits et gestes. Mais ce leitmotiv-là, de même que celui
de la colère contre Bloch, s'éteignirent pour ne plus laisser place
qu'à celui du départ d'Albertine. Or celui-là reprenait, mais sur un
mode presque joyeux depuis que Saint-Loup était parti. Depuis qu'il
s'était chargé d'aller voir Mme Bontemps, mes souffrances avaient
été dispersées. Je croyais que c'était pour avoir agi, je le croyais
de bonne foi, car on ne sait jamais ce qui se cache dans notre âme. Au
fond ce qui me rendait heureux, ce n'était pas de m'être déchargé de
mes indécisions sur Saint-Loup, comme je le croyais. Je ne me trompais
pas du reste absolument; le spécifique pour guérir un événement
malheureux (les trois quarts des événements le sont) c'est une
décision; car elle a pour effet par un brusque renversement de nos
pensées, d'interrompre le flux de celles qui viennent de l'événement
passé et prolongent la vibration, de le briser par un flux inverse de
pensées inverses, venu du dehors, de l'avenir. Mais ces pensées
nouvelles nous sont surtout bienfaisantes (et c'était le cas pour
celles qui m'assiégeaient en ce moment) quand du fond de cet avenir,
c'est une espérance qu'elles nous apportent. Ce qui au fond me rendait
si heureux, c'était la certitude secrète que la mission de Saint-Loup
ne pouvant échouer, Albertine ne pouvait manquer de revenir. Je le
compris; car n'ayant pas reçu dès le premier jour de réponse de
Saint-Loup, je recommençai à souffrir. Ma décision, ma remise à lui
de mes pleins pouvoirs, n'étaient donc pas la cause de ma joie qui sans
cela eût duré, mais le «la réussite est sûre», que j'avais pensé,
quand je disais: «Advienne que pourra». Et la pensée éveillée par
son retard qu'en effet autre chose que la réussite pouvait advenir
m'était si odieuse que j'avais perdu ma gaîté. C'est en réalité
notre prévision, notre espérance d'événements heureux qui nous
gonfle d'une joie, que nous attribuons à d'autres causes et qui cesse
pour nous laisser retomber dans le chagrin si nous ne sommes plus si
assurés que ce que nous désirons se réalisera. C'est toujours cette
invisible croyance qui soutient l'édifice de notre monde sensitif et
privé de quoi il chancelle. Nous avons vu qu'elle faisait pour nous la
valeur ou la nullité des êtres, l'ivresse ou l'ennui de les voir. Elle
fait de même la possibilité de supporter un chagrin qui nous semble
médiocre, simplement parce que nous sommes persuadés qu'il va y être
mis fin, ou son brusque agrandissement jusqu'à ce qu'une présence
vaille autant, presque même plus que notre vie. Une chose du reste
acheva de rendre ma douleur au cœur aussi aiguë qu'elle avait été la
première minute et qu'il faut bien avouer qu'elle n'était plus. Ce fut
de relire une phrase de la lettre d'Albertine. Nous avons beau aimer les
êtres, la souffrance de les perdre, quand dans l'isolement nous ne
sommes plus qu'en face d'elle, à qui notre esprit donne dans une
certaine mesure la forme qu'il veut, cette souffrance est supportable et
différente de celle moins humaine, moins nôtre, aussi imprévue et
bizarre qu'un accident dans le monde moral et dans la région du
cœur,--qui a pour cause moins directement les êtres eux-mêmes que la
façon dont nous avons appris que nous ne les verrions plus. Albertine,
je pouvais penser à elle en pleurant doucement, en acceptant de ne pas
plus la voir ce soir qu'hier mais relire: «ma décision est
irrévocable», c'était autre chose, c'était comme prendre un
médicament dangereux qui m'eût donné une crise cardiaque à laquelle
on peut ne pas survivre. Il y a dans les choses, dans les événements,
dans les lettres de rupture un péril particulier qui amplifie et
dénature la douleur même que les êtres peuvent nous causer. Mais
cette souffrance dura peu. J'étais malgré tout si sûr du succès, de
l'habileté de Saint-Loup, le retour d'Albertine me paraissait une chose
si certaine que je me demandais si j'avais eu raison de le souhaiter.
Pourtant je m'en réjouissais. Malheureusement pour moi qui croyais
l'affaire de la Sûreté finie, Françoise vint m'annoncer qu'un
inspecteur était venu s'informer si je n'avais pas l'habitude d'avoir
des jeunes filles chez moi, que le concierge croyant qu'on parlait
d'Albertine avait répondu que si et que depuis ce moment la maison
semblait surveillée. Dès lors il me serait à jamais impossible de
faire venir une petite fille dans mes chagrins pour me consoler, sans
risquer d'avoir la honte devant elle qu'un inspecteur surgît et qu'elle
me prît pour un malfaiteur. Et du même coup, je compris combien on vit
plus pour certains rêves qu'on ne croit, car cette impossibilité de
bercer jamais une petite fille me parut ôter à la vie toute valeur,
mais de plus je compris combien il est compréhensible que les gens
aisément refusent la fortune et risquent la mort, alors qu'on se figure
que l'intérêt et la peur de mourir mènent le monde. Car si j'avais
pensé que même une petite fille inconnue pût avoir par l'arrivée
d'un homme de la police, une idée honteuse de moi, combien j'aurais
mieux aimé me tuer. Il n'y avait même pas de comparaison possible
entre les deux souffrances. Or dans la vie les gens ne réfléchissent
jamais que ceux à qui ils offrent de l'argent, qu'ils menacent de mort,
peuvent avoir une maîtresse, ou même simplement un camarade, à
l'estime de qui ils tiennent, même si ce n'est pas à la leur propre.
Mais tout à coup par une confusion dont je ne m'avisai pas (je ne
songeai pas en effet qu'Albertine étant majeure pouvait habiter chez
moi et même être ma maîtresse), il me sembla que le détournement de
mineures pouvait s'appliquer aussi à Albertine. Alors la vie me parut
barrée de tous les côtés. Et en pensant que je n'avais pas vécu
chastement avec elle, je trouvai dans la punition qui m'était infligée
pour avoir forcé une petite fille inconnue à accepter de l'argent,
cette relation qui existe presque toujours dans les châtiments humains
et qui fait qu'il n'y a presque jamais ni condamnation juste, ni erreur
judiciaire, mais une espèce d'harmonie entre l'idée fausse que se fait
le juge d'un acte innocent et les faits coupables qu'il a ignorés. Mais
alors en pensant que le retour d'Albertine pouvait amener pour moi une
condamnation infamante qui me dégraderait à ses yeux et peut-être lui
ferait à elle-même un tort qu'elle ne me pardonnerait pas, je cessai
de souhaiter ce retour, il m'épouvanta. J'aurais voulu lui
télégraphier de ne pas revenir. Et aussitôt, noyant tout le reste, le
désir passionné qu'elle revînt m'envahit. C'est qu'ayant envisagé un
instant la possibilité de lui dire de ne pas revenir et de vivre sans
elle, tout d'un coup je me sentis au contraire prêt à sacrifier tous
les voyages, tous les plaisirs, tous les travaux, pour qu'Albertine
revînt! Ah! combien mon amour pour Albertine dont j'avais cru que je
pourrais prévoir le destin d'après celui que j'avais eu pour Gilberte
s'était développé en parfait contraste avec ce dernier! Combien
rester sans la voir m'était impossible! Et pour chaque acte, même le
plus minime, mais qui baignait auparavant dans l'atmosphère heureuse
qu'était la présence d'Albertine, il me fallait chaque fois, à
nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer l'apprentissage de la
séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie rejeta dans
l'ombre cette nouvelle douleur, et pendant ces jours-là qui furent les
premiers du printemps, j'eus même, en attendant que Saint-Loup pût
voir Mme Bontemps, à imaginer Venise et de belles femmes inconnues,
quelques moments de calme agréable. Dès que je m'en aperçus, je
sentis en moi une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter,
c'était la première apparition de cette grande force intermittente,
qui allait lutter en moi contre la douleur, contre l'amour, et finirait
par en avoir raison. Ce dont je venais d'avoir l'avant-goût et
d'apprendre le présage, c'était pour un instant seulement ce qui plus
tard serait chez moi un état permanent, une vie où je ne pourrais plus
souffrir pour Albertine, où je ne l'aimerais plus. Et mon amour qui
venait de reconnaître le seul ennemi par lequel il pût être vaincu,
l'oubli, se mit à frémir, comme un lion qui dans la cage où on l'a
enfermé a aperçu tout d'un coup le serpent python qui le dévorera.
Je pensais tout le temps à Albertine et jamais Françoise en entrant
dans ma chambre ne me disait assez vite: «Il n'y a pas de lettres»,
pour abréger l'angoisse. Mais de temps en temps, je parvenais, en
faisant passer tel ou tel courant d'idées au travers de mon chagrin, à
renouveler, à aérer un peu l'atmosphère viciée de mon cœur; mais le
soir, si je parvenais à m'endormir, alors c'était comme si le souvenir
d'Albertine avait été le médicament qui m'avait procuré le sommeil,
et dont l'influence en cessant m'éveillerait. Je pensais tout le temps
à Albertine en dormant. C'était un sommeil spécial à elle qu'elle me
donnait et où du reste je n'aurais plus été libre comme pendant la
veille de penser à autre chose. Le sommeil, son souvenir, c'étaient
les deux substances mêlées qu'on nous fait prendre à la fois pour
dormir. Réveillé, du reste, ma souffrance allait en augmentant chaque
jour au lieu de diminuer, non que l'oubli n'accomplît son œuvre, mais,
là même, il favorisait l'idéalisation de l'image regrettée et par
là l'assimilation de ma souffrance initiale à d'autres souffrances
analogues qui la renforçaient. Encore cette image était-elle
supportable. Mais si tout d'un coup je pensais à sa chambre, à sa
chambre où le lit restait vide, à son piano, à son automobile, je
perdais toute force, je fermais les yeux, j'inclinais ma tête sur
l'épaule comme ceux qui vont défaillir. Le bruit des portes me faisait
presque aussi mal parce que ce n'était pas elle qui les ouvrait.
Quand il put y avoir un télégramme de Saint-Loup, je n'osai pas
demander: «Est-ce qu'il y a un télégramme?» Il en vint un enfin,
mais qui ne faisait que tout reculer, me disant: «Ces dames sont
parties pour trois jours.» Sans doute, si j'avais supporté les quatre
jours qu'il y avait déjà depuis qu'elle était partie, c'était parce
que je me disais: «Ce n'est qu'une affaire de temps, avant la fin de la
semaine elle sera là.» Mais cette raison n'empêchait pas que pour mon
cœur, pour mon corps, l'acte à accomplir était le même: vivre sans
elle, rentrer chez moi sans la trouver, passer devant la porte de sa
chambre--l'ouvrir, je n'en avais pas encore le courage--en sachant
qu'elle n'y était pas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà
des choses que mon cœur avait dû accomplir dans leur terrible
intégralité et tout de même que si je n'avais pas dû revoir
Albertine. Or qu'il l'eût accompli déjà quatre fois, prouvait qu'il
était maintenant capable de continuer à l'accomplir. Et bientôt
peut-être la raison qui m'aidait à continuer ainsi à vivre--le
prochain retour d'Albertine--je cesserais d'en avoir besoin (je pourrais
me dire: «Elle ne reviendra jamais», et vivre tout de même comme
j'avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui a repris
l'habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles. Sans doute
le soir en rentrant je trouvais encore, m'ôtant la respiration,
m'étouffant du vide de la solitude, les souvenirs juxtaposés en une
interminable série, de tous les soirs où Albertine m'attendait; mais
déjà je trouvais ainsi le souvenir de la veille, de l'avant-veille et
des deux soirs précédents, c'est-à-dire le souvenir des quatre soirs
écoulés depuis le départ d'Albertine, pendant lesquels j'étais
resté sans elle, seul, où cependant j'avais vécu, quatre soirs
déjà, faisant une bande de souvenirs bien mince à côté de l'autre,
mais que chaque jour qui s'écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne
dirai rien de la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là
d'une nièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plus jolie jeune
fille de Paris, ni de la démarche que fit auprès de moi le duc de
Guermantes de la part des parents résignés pour le bonheur de leur
fille à l'inégalité du parti, à une semblable mésalliance. De tels
incidents qui pourraient être sensibles à l'amour-propre sont trop
douloureux quand on aime. On aurait le désir et on n'aurait pas
l'indélicatesse de les faire connaître à celle qui porte sur nous un
jugement moins favorable qui ne serait du reste pas modifié si elle
apprenait qu'on peut être l'objet d'un tout différent. Ce que
m'écrivait la nièce du duc n'eût pu qu'impatienter Albertine. Comme
depuis le moment où j'étais éveillé et où je reprenais mon chagrin
à l'endroit où j'en étais resté avant de m'endormir, comme un livre
un instant fermé et qui ne me quitterait plus jusqu'au soir, ce ne
pouvait jamais être qu'à une pensée concernant Albertine que venait
se raccorder pour moi toute sensation, qu'elle me vînt du dehors ou du
dedans. On sonnait: c'est une lettre d'elle, c'est elle-même
peut-être! Si je me sentais bien portant, pas trop malheureux, je
n'étais plus jaloux, je n'avais plus de griefs contre elle, j'aurais
voulu vite la revoir, l'embrasser, passer gaiement toute ma vie avec
elle. Lui télégraphier: «Venez vite» me semblait devenu une chose
toute simple comme si mon humeur nouvelle avait changé non pas
seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait
rendues plus faciles. Si j'étais d'humeur sombre, toutes mes colères
contre elle renaissaient, je n'avais plus envie de l'embrasser, je
sentais l'impossibilité d'être jamais heureux par elle, je ne voulais
plus que lui faire du mal et l'empêcher d'appartenir aux autres. Mais
de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait
qu'elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me
donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes
difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la
satisfaction du désir moral était quelque chose d'aussi naïf que
l'entreprise d'atteindre l'horizon en marchant devant soi. Plus le
désir avance, plus la possession véritable s'éloigne. De sorte que si
le bonheur ou du moins l'absence de souffrances peut être trouvé, ce
n'est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l'extinction
finale du désir qu'il faut chercher. On cherche à voir ce qu'on aime,
on devrait chercher à ne pas le voir, l'oubli seul finit par amener
l'extinction du désir. Et j'imagine que si un écrivain émettait des
vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à
une femme dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant: ce
livre est le tien. Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il
mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit
à cette femme que comme à cette pierre qui vient d'elle et qui ne lui
sera chère qu'autant qu'il aimera la femme. Les liens entre un être et
nous n'existent que dans notre pensée. La mémoire en s'affaiblissant
les relâche, et malgré l'illusion dont nous voudrions être dupes, et
dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par
devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L'homme est l'être
qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu'en soi, et, en
disant le contraire, ment. Et j'aurais eu si peur, si on avait été
capable de le faire, qu'on m'ôtât ce besoin d'elle, cet amour d'elle,
que je me persuadais qu'il était précieux pour ma vie. Pouvoir
entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations
par où le train passait pour aller en Touraine, m'eût semblé une
diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé
qu'Albertine me devenait indifférente); il était bien, me disais-je,
qu'en me demandant sans cesse ce qu'elle pouvait faire, penser, vouloir,
à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse
ouverte cette porte de communication que l'amour avait pratiquée en
moi, et sentisse la vie d'une autre submerger par des écluses
ouvertes le réservoir qui n'aurait pas voulu redevenir stagnant.
Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété
secondaire--l'attente d'un nouveau télégramme, d'un téléphonage de
Saint-Loup--masqua la première, l'inquiétude du résultat, savoir si
Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l'attente du
télégramme me devenait si intolérable qu'il me semblait que, quel
qu'il fût, l'arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à
laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais
quand j'eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu'il
avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait
été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j'éclatai de
fureur et de désespoir, car c'était là ce que j'aurais voulu avant
tout éviter. Connu d'Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un
air de tenir à elle qui ne pouvait que l'empêcher de revenir et dont
l'horreur d'ailleurs était tout ce que j'avais gardé de la fierté que
mon amour avait au temps de Gilberte et qu'il avait perdue. Je
maudissais Robert. Puis je me dis que si ce moyen avait échoué, j'en
prendrais un autre. Puisque l'homme peut agir sur le monde extérieur,
comment en faisant jouer la ruse, l'intelligence, l'intérêt,
l'affection, n'arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce:
l'absence d'Albertine. On croit que selon son désir on changera autour
de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune
solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus
souvent et qui est favorable aussi: nous n'arrivons pas à changer les
choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La
situation que nous espérions changer parce qu'elle nous était
insupportable, nous devient indifférente. Nous n'avons pas pu surmonter
l'obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l'a fait
tourner, dépasser, et c'est à peine alors si en nous retournant vers
le lointain du passé nous pouvons l'apercevoir, tant il est devenu
imperceptible. J'entendis à l'étage au-dessus du nôtre des airs
joués par une voisine. J'appliquais leurs paroles que je connaissais à
Albertine et à moi et je fus rempli d'un sentiment à profond que je me
mis à pleurer. C'était: «_Hélas, l'oiseau qui fuit ce qu'il croit
l'esclavage, d'un vol désespéré revient battre au vitrage_» et la
mort de Manon: «_Manon, réponds-moi donc, Seul amour de mon âme, je
n'ai su qu'aujourd'hui la bonté de ton cœur._» Puisque Manon revenait
à Des Grieux, il me semblait que j'étais pour Albertine le seul amour
de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce
moment le même air, ce n'eût pas été moi qu'elle eût chéri sous le
nom de des Grieux, et si elle en avait eu seulement l'idée, mon
souvenir l'eût empêchée de s'attendrir en écoutant cette musique qui
rentrait pourtant bien, quoique mieux écrite et plus fine, dans le
genre de celle qu'elle aimait. Pour moi je n'eus pas le courage de
m'abandonner à tant de douceur, de penser qu'Albertine m'appelait
«seul amour de mon âme» et avait reconnu qu'elle s'était méprise
sur ce qu'elle «avait cru l'esclavage». Je savais qu'on ne peut lire
un roman sans donner à l'héroïne les traits de celle qu'on aime. Mais
le dénouement a beau en être heureux, notre amour n'a pas fait un pas
de plus et quand nous avons fermé le livre, celle que nous aimons et
qui est enfin venue à nous dans le roman, ne nous aime pas davantage
dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup de revenir au plus
vite à Paris, pour éviter au moins l'apparence de mettre une
insistance aggravante dans une démarche que j'aurais tant voulu cacher.
Mais avant même qu'il fût revenu selon mes instructions, c'est
d'Albertine elle-même que je reçus cette lettre:
«Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui
était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin de moi pourquoi ne
pas m'avoir écrit directement, j'aurais été trop heureuse de revenir,
ne recommencez plus ces démarches absurdes.» «J'aurais été trop
heureuse de revenir!» Si elle disait cela, c'est donc qu'elle
regrettait d'être partie, qu'elle ne cherchait qu'un prétexte pour
revenir. Donc je n'avais qu'à faire ce qu'elle me disait, à lui
écrire que j'avais besoin d'elle et elle reviendrait. J'allais donc la
revoir, elle, l'Albertine de Balbec (car depuis son départ, elle
l'était redevenue pour moi; comme un coquillage auquel on ne fait plus
attention quand on l'a toujours sur sa commode, une fois qu'on s'en est
séparé, pour le donner, ou l'ayant perdu, et qu'on pense à lui, ce
qu'on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des
montagnes bleues de la mer). Et ce n'est pas seulement elle qui était
devenue un être d'imagination, c'est-à-dire désirable, mais la vie
avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c'est-à-dire
affranchie de toutes difficultés, de sorte que je me disais: «Comme
nous allons être heureux!» Mais du moment que j'avais l'assurance de
ce retour, il ne fallait pas avoir l'air de le hâter, mais au contraire
effacer le mauvais effet de la démarche de Saint-Loup que je pourrais
toujours plus tard désavouer en disant qu'il avait agi de lui-même,
parce qu'il avait toujours été partisan de ce mariage. Cependant, je
relisais sa lettre et j'étais tout de même déçu du peu qu'il y a
d'une personne dans une lettre. Sans doute les caractères tracés
expriment notre pensée, ce que font aussi nos traits: c'est toujours en
présence d'une pensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans
la personne, la pensée ne nous apparaît qu'après s'être diffusée
dans cette corolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la
modifie tout de même beaucoup. Et c'est peut-être une des causes de
nos perpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviations
qui font qu'à l'attente de l'être idéal que nous aimons, chaque
rendez-vous nous apporte, en réponse, une personne de chair qui tient
déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamons quelque
chose de cette personne, nous recevons d'elle une lettre où même de la
personne il reste très peu, comme, dans les lettres de l'algèbre, il
ne reste plus la détermination des chiffres de l'arithmétique,
lesquels déjà ne contiennent plus les qualités des fruits ou des
fleurs additionnés. Et pourtant, l'amour, l'être aimé, ses lettres,
sont peut-être tout de même des traductions (si insatisfaisant qu'il
soit de passer de l'un à l'autre) de la même réalité, puisque la
lettre ne nous semble insuffisante qu'en la lisant, mais que nous suons
mort et passion tant qu'elle n'arrive pas, et qu'elle suffit à calmer
notre angoisse, sinon à remplir, avec ses petits signes noirs, notre
désir qui sait qu'il n'y a là tout de même que l'équivalence d'une
parole, d'un sourire, d'un baiser, non ces choses mêmes.
J'écrivis à Albertine:
«Mon amie, j'allais justement vous écrire, et je vous remercie de me
dire que si j'avais eu besoin de vous, vous seriez accourue; c'est bien
de votre part de comprendre d'une façon aussi élevée le dévouement
à un ancien ami, et mon estime pour vous ne peut qu'en être accrue.
Mais non, je ne vous l'avais pas demandé et ne vous le demanderai pas;
nous revoir, au moins d'ici bien longtemps, ne vous serait peut-être
pas pénible, jeune fille insensible. À moi que vous avez cru parfois
si indifférent, cela le serait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous
avez pris une décision que je crois très sage et que vous avez prise
au moment voulu, avec un pressentiment merveilleux, car vous êtes
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