Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 01

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MARCEL PROUST

À LA RECHERCHE DU
TEMPS PERDU
TOME VII


ALBERTINE
DISPARUE
*

VINGT-SEPTIÈME ÉDITION

NRF

PARIS
Librairie Gallimard
ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
3, rue de Grenelle (VIme)


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION
RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.
COPYRIGHT B Y LIBRAIRIE GALLIMARD, 1925.


ALBERTINE DISPARUE


CHAPITRE PREMIER
_Le chagrin et l'oubli._

«Mademoiselle Albertine est partie!» Comme la souffrance va plus loin
en psychologie que la psychologie! Il y a un instant, en train de
m'analyser, j'avais cru que cette séparation sans s'être revus, était
justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs
que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu'elle me privait
de réaliser, je m'étais trouvé subtil, j'avais conclu que je ne
voulais plus la voir, que je ne l'aimais plus. Mais ces mots:
«Mademoiselle Albertine est partie» venaient de traduire dans mon
cœur une souffrance telle que je ne pourrais pas y résister plus
longtemps. Ainsi ce que j'avais cru n'être rien pour moi, c'était tout
simplement toute ma vie. Comme on s'ignore. Il fallait faire cesser
immédiatement ma souffrance. Tendre pour moi-même comme ma mère pour
ma grand'mère mourante, je me disais, avec cette même bonne volonté
qu'on a de ne pas laisser souffrir ce qu'on aime: «Aie une seconde de
patience, on va te trouver un remède, sois tranquille, on ne va pas te
laisser souffrir comme cela.» Ce fut dans cet ordre d'idées que mon
instinct de conservation chercha pour les mettre sur ma blessure ouverte
les premiers calmants: «Tout cela n'a aucune importance parce que je
vais la faire revenir tout de suite. Je vais examiner les moyens, mais
de toute façon elle sera ici ce soir. Par conséquent inutile de me
tracasser.» «Tout cela n'a aucune importance», je ne m'étais pas
contenté de me le dire, j'avais tâché d'en donner l'impression à
Françoise en ne laissant pas paraître devant elle ma souffrance, parce
que, même au moment où je l'éprouvais avec une telle violence, mon
amour n'oubliait pas qu'il lui importait de sembler un amour heureux, un
amour partagé, surtout aux yeux de Françoise qui, n'aimant pas
Albertine, avait toujours douté de sa sincérité. Oui, tout à
l'heure, avant l'arrivée de Françoise, j'avais cru que je n'aimais
plus Albertine, j'avais cru ne rien laisser de côté; en exact
analyste, j'avais cru bien connaître le fond de mon cœur. Mais notre
intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les éléments qui
le composent et qui restent insoupçonnés tant que, de l'état volatil
où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capable de les
isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification. Je
m'étais trompé en croyant voir clair dans mon cœur. Mais cette
connaissance que ne m'avaient pas donnée les plus fines perceptions de
l'esprit, venait de m'être apportée, dure, éclatante, étrange, comme
un sel cristallisé, par la brusque réaction de la douleur. J'avais une
telle habitude d'avoir Albertine auprès de moi, et je voyais soudain un
nouveau visage de l'Habitude. Jusqu'ici je l'avais considérée surtout
comme un pouvoir annihilateur qui supprime l'originalité et jusqu'à la
conscience des perceptions; maintenant je la voyais comme une divinité
redoutable, si rivée à nous, son visage insignifiant si incrusté dans
notre cœur que si elle se détache, si elle se détourne de nous, cette
déité que nous ne distinguions presque pas, nous inflige des
souffrances plus terribles qu'aucune et qu'alors elle est aussi cruelle
que la mort.
Le plus pressé était de lire la lettre d'Albertine puisque je voulais
aviser aux moyens de la faire revenir. Je les sentais en ma possession,
parce que, comme l'avenir est ce qui n'existe que dans notre pensée, il
nous semble encore modifiable par l'intervention _in extremis_ de notre
volonté. Mais en même temps, je me rappelais que j'avais vu agir sur
lui d'autres forces que la mienne et contre lesquelles, plus de temps
m'eût-il été donné, je n'aurais rien pu. À quoi sert que l'heure
n'ait pas sonné encore si nous ne pouvons rien sur ce qui s'y produira.
Quand Albertine était à la maison j'étais bien décidé à garder
l'initiative de notre séparation. Et puis elle était partie. J'ouvris
la lettre d'Albertine. Elle était ainsi conçue:

«Mon ami,
«Pardonnez-moi de ne pas avoir osé vous dire de vive voix les quelques
mots qui vont suivre, mais je suis si lâche, j'ai toujours eu si peur
devant vous, que même en me forçant, je n'ai pas eu le courage de le
faire. Voici ce que j'aurais dû vous dire. Entre nous, la vie est
devenue impossible, vous avez d'ailleurs vu par votre algarade de
l'autre soir qu'il y avait quelque chose de changé dans nos rapports.
Ce qui a pu s'arranger cette nuit-là deviendrait irréparable dans
quelques jours. Il vaut donc mieux, puisque nous avons eu la chance de
nous réconcilier, nous quitter bons amis. C'est pourquoi, mon chéri,
je vous envoie ce mot, et je vous prie d'être assez bon pour me
pardonner si je vous fais un peu de chagrin, en pensant à l'immense que
j'aurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me
sera déjà assez dur de vous devenir peu à peu, et bien vite,
indifférente; aussi ma décision étant irrévocable, avant de vous
faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandé mes
malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-même.
ALBERTINE.»

«Tout cela ne signifie rien, me dis-je, c'est même meilleur que je ne
pensais, car comme elle ne pense rien de tout cela, elle ne l'a
évidemment écrit que pour frapper un grand coup, afin que je prenne
peur, et ne sois plus insupportable avec elle. Il faut aviser au plus
pressé: qu'Albertine soit rentrée ce soir. Il est triste de penser que
les Bontemps sont des gens véreux qui se servent de leur nièce pour
m'extorquer de l'argent. Mais qu'importe? Dussé-je, pour qu'Albertine
soit ici ce soir, donner la moitié de ma fortune à Mme Bontemps, il
nous restera assez, à Albertine et à moi, pour vivre agréablement».
Et en même temps, je calculais si j'avais le temps d'aller ce matin
commander le yacht et la Rolls Royce qu'elle désirait, ne songeant
même plus, toute hésitation ayant disparu, que j'avais pu trouver peu
sage de les lui donner. «Même si l'adhésion de Mme Bontemps ne
suffît pas, si Albertine ne veut pas obéir à sa tante et pose comme
condition de son retour qu'elle aura désormais sa pleine indépendance,
eh bien! quelque chagrin que cela me fasse, je la lui laisserai; elle
sortira seule, comme elle voudra. Il faut savoir consentir des
sacrifices, si douloureux qu'ils soient, pour la chose à laquelle on
tient le plus et qui, malgré ce que je croyais ce matin d'après mes
raisonnements exacts et absurdes, est qu'Albertine vive ici.» Puis-je
dire du reste que lui laisser cette liberté m'eût été tout à fait
douloureux? Je mentirais. Souvent déjà j'avais senti que la souffrance
de la laisser libre de faire le mal loin de moi était peut-être
moindre encore que ce genre de tristesse qu'il m'arrivait d'éprouver à
la sentir s'ennuyer, avec moi, chez moi. Sans doute au moment même où
elle m'eût demandé à partir quelque part, la laisser faire, avec
l'idée qu'il y avait des orgies organisées, m'eût été atroce. Mais
lui dire: prenez notre bateau, ou le train, partez pour un mois, dans
tel pays que je ne connais pas, où je ne saurai rien de ce que vous
ferez, cela m'avait souvent plu par l'idée que par comparaison, loin de
moi, elle me préférerait, et serait heureuse au retour. «Ce retour,
elle-même le désire sûrement; elle n'exige nullement cette liberté
à laquelle d'ailleurs, en lui offrant chaque jour des plaisirs
nouveaux, j'arriverais aisément à obtenir, jour par jour, quelque
limitation. Non, ce qu'Albertine a voulu c'est que je ne sois plus
insupportable avec elle, et surtout--comme autrefois Odette avec
Swann--que je me décide à l'épouser. Une fois épousée, son
indépendance, elle n'y tiendra pas; nous resterons tous les deux ici,
si heureux.» Sans doute c'était renoncer à Venise. Mais que les
villes les plus désirées comme Venise (à plus forte raison les
maîtresses de maison les plus agréables, comme la duchesse de
Guermantes, les distractions comme le théâtre) deviennent pâles,
indifférentes, mortes, quand nous sommes liés à un autre cœur par un
lien si douloureux qu'il nous empêche de nous éloigner. «Albertine a
d'ailleurs parfaitement raison dans cette question de mariage. Maman
elle-même trouvait tous ces retards ridicules. L'épouser c'est ce que
j'aurais dû faire depuis longtemps, c'est ce qu'il faudra que je fasse,
c'est cela qui lui a fait écrire sa lettre dont elle ne pense pas un
mot; c'est seulement pour faire réussir cela qu'elle a renoncé pour
quelques heures à ce qu'elle doit désirer autant que je désire
qu'elle le fasse: revenir ici. Oui, c'est cela qu'elle a voulu, c'est
cela l'intention de son acte» me disait ma raison compatissante; mais
je sentais qu'en me le disant ma raison se plaçait toujours dans la
même hypothèse qu'elle avait adoptée depuis le début. Or je sentais
bien que c'était l'autre hypothèse qui n'avait jamais cessé d'être
vérifiée. Sans doute cette deuxième hypothèse n'aurait jamais été
assez hardie pour formuler expressément qu'Albertine eût pu être
liée avec Mlle Vinteuil et son amie. Et pourtant, quand j'avais été
submergé par l'envahissement de cette nouvelle terrible, au moment où
nous entrions en gare d'Incarville, c'était la seconde hypothèse qui
s'était déjà trouvée vérifiée. Celle-ci n'avait ensuite jamais
conçu qu'Albertine pût me quitter d'elle-même, de cette façon, sans
me prévenir et me donner le temps de l'en empêcher. Mais tout de même
si après le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire,
la réalité qui s'imposait à moi m'était aussi nouvelle que celle en
face de quoi nous mettent la découverte d'un physicien, les enquêtes
d'un juge d'instruction ou les trouvailles d'un historien sur les
dessous d'un crime ou d'une révolution, cette réalité en dépassant
les chétives prévisions de ma deuxième hypothèse pourtant les
accomplissait. Cette deuxième hypothèse n'était pas celle de
l'intelligence et la peur panique que j'avais eue le soir où Albertine
ne m'avait pas embrassé, la nuit où j'avais entendu le bruit
de la fenêtre, cette peur n'était pas raisonnée. Mais--et la
suite le montrera davantage, comme bien des épisodes ont pu déjà
l'indiquer--de ce que l'intelligence n'est pas l'instrument le plus
subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai, ce
n'est qu'une raison de plus pour commencer par l'intelligence et non par
un intuitivisme de l'inconscient, par une foi aux pressentiments toute
faite. C'est la vie qui peu à peu, cas par cas, nous permet de
remarquer que ce qui est le plus important pour notre cœur, ou pour
notre esprit, ne nous est pas appris par le raisonnement mais par des
puissances autres. Et alors, c'est l'intelligence elle-même qui se
rendant compte de leur supériorité, abdique par raisonnement devant
elles, et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. C'est
la foi expérimentale. Le malheur imprévu avec lequel je me retrouvais
aux prises, il me semblait l'avoir lui aussi (comme l'amitié
d'Albertine avec deux Lesbiennes) déjà connu, pour l'avoir lu dans
tant de signes où (malgré les affirmations contraires de ma raison,
s'appuyant sur les dires d'Albertine elle-même) j'avais discerné la
lassitude, l'horreur qu'elle avait de vivre ainsi en esclave, signes
tracés comme avec de l'encre invisible à l'envers des prunelles
tristes et soumises d'Albertine, sur ses joues brusquement enflammées
par une inexplicable rougeur, dans le bruit de la fenêtre qui
s'était brusquement ouverte. Sans doute je n'avais pas osé les
interpréter jusqu'au bout et former expressément l'idée de son
départ subit. Je n'avais pensé, d'une âme équilibrée par la présence
d'Albertine, qu'à un départ arrangé par moi à une date indéterminée,
c'est-à-dire situé dans un temps inexistant; par conséquent j'avais
eu seulement l'illusion de penser à un départ, comme les gens se
figurent qu'ils ne craignent pas la mort quand ils y pensent alors
qu'ils sont bien portants et ne font en réalité qu'introduire une
idée purement négative au sein d'une bonne santé, que l'approche de
la mort précisément altérerait. D'ailleurs l'idée du départ
d'Albertine voulu par elle-même eût pu me venir mille fois à
l'esprit, le plus clairement, le plus nettement du monde, que je
n'aurais pas soupçonné davantage ce que serait relativement à moi,
c'est-à-dire en réalité, ce départ, quelle chose originale, atroce,
inconnue, quel mal entièrement nouveau. À ce départ, si je l'eusse
prévu, j'aurais pu songer sans trêve pendant des années, sans que,
mises bout à bout, toutes ces pensées eussent eu le plus faible
rapport, non seulement d'intensité mais de ressemblance, avec
l'inimaginable enfer dont Françoise m'avait levé le voile en me
disant: «Mademoiselle Albertine est partie.» Pour se représenter une
situation inconnue l'imagination emprunte des éléments connus et à
cause de cela ne se la représente pas. Mais la sensibilité, même la
plus physique, reçoit comme le sillon de la foudre, la signature
originale et longtemps indélébile de l'événement nouveau. Et j'osais
à peine me dire que, si j'avais prévu ce départ, j'aurais peut-être
été incapable de me le représenter dans son horreur, et même,
Albertine me l'annonçant, moi la menaçant, la suppliant, de
l'empêcher! Que le désir de Venise était loin de moi maintenant!
Comme autrefois à Combray celui de connaître Madame de Guermantes,
quand venait l'heure où je ne tenais plus qu'à une seule chose, avoir
maman dans ma chambre. Et c'était bien en effet toutes les inquiétudes
éprouvées depuis mon enfance, qui, à l'appel de l'angoisse nouvelle,
avaient accouru la renforcer, s'amalgamer à elle en une masse homogène
qui m'étouffait. Certes, ce coup physique au cœur que donne une telle
séparation et qui par cette terrible puissance d'enregistrement qu'a le
corps, fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les
époques de notre vie où nous avons souffert, certes, ce coup au cœur
sur lequel spécule peut-être un peu--tant on se soucie peu de la
douleur des autres--la femme qui désire donner au regret son maximum
d'intensité, soit que, n'esquissant qu'un faux départ, elle veuille
seulement demander des conditions meilleures, soit que, partant pour
toujours--pour toujours!--elle désire frapper, ou pour se venger, ou
pour continuer d'être aimée, ou dans l'intérêt de la qualité du
souvenir qu'elle laissera, briser violemment ce réseau de lassitudes,
d'indifférences, qu'elle avait senti se tisser,--certes, ce coup au
cœur, on s'était promis de l'éviter, on s'était dit qu'on se
quitterait bien. Mais il est vraiment rare qu'on se quitte bien, car, si
on était bien, on ne se quitterait pas! Et puis la femme avec qui on se
montre le plus indifférent sent tout de même obscurément qu'en se
fatiguant d'elle, en vertu d'une même habitude, on s'est attaché de
plus en plus à elle, et elle songe que l'un des éléments les plus
essentiels pour se quitter bien, est de partir en prévenant l'autre. Or
elle a peur en prévenant d'empêcher. Toute femme sent que si son
pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de s'en aller, c'est de
fuir. Fugitive parce que reine, c'est ainsi. Certes, il y a un
intervalle inouï entre cette lassitude qu'elle inspirait il y a un
instant et, parce qu'elle est partie, ce furieux besoin de la ravoir.
Mais à cela, en dehors de celles données au cours de cet ouvrage et
d'autres qui le seront plus loin, il y a des raisons. D'abord le départ
a lieu souvent dans le moment où l'indifférence--réelle ou crue--est
la plus grande, au point extrême de l'oscillation du pendule. La femme
se dit: «Non cela ne peut plus durer ainsi», justement parce que
l'homme ne parle que de la quitter, ou y pense; et c'est elle qui
quitte. Alors le pendule revenant à son autre point extrême
l'intervalle est le plus grand. En une seconde il revient à ce point;
encore une fois, en dehors de toutes les raisons données, c'est si
naturel. Le cœur bat; et d'ailleurs la femme qui est partie n'est plus
la même que celle qui était là. Sa vie auprès de nous trop connue,
voit tout d'un coup s'ajouter à elle les vies auxquelles elle va
inévitablement se mêler, et c'est peut-être pour se mêler à elles
qu'elle nous a quitté. De sorte que cette richesse nouvelle de la vie
de la femme en allée rétroagit sur la femme qui était auprès de nous
et peut-être préméditait son départ. À la série des faits
psychologiques que nous pouvons déduire et qui font partie de sa vie
avec nous, de notre lassitude trop marquée pour elle, de notre jalousie
aussi (et qui fait que les hommes qui ont été quittés par plusieurs
femmes l'ont été presque toujours de la même manière à cause de
leur caractère et de réactions toujours identiques qu'on peut
calculer; chacun a sa manière propre d'être trahi, comme il a sa
manière de s'enrhumer), à cette série pas trop mystérieuse pour
nous, correspondait sans doute une série de faits que nous avons
ignorés. Elle devait depuis quelque temps entretenir des relations
écrites, ou verbales, ou par messagers, avec tel homme, ou telle femme,
attendre tel signe que nous avons peut-être donné nous-même sans le
savoir en disant: «M. X. est venu hier pour me voir», si elle avait
convenu avec M. X. que la veille du jour où elle devrait rejoindre M.
X., celui-ci viendrait me voir. Que d'hypothèses possibles! Possibles
seulement. Je construisais si bien la vérité, mais dans le possible
seulement, qu'ayant un jour ouvert, et par erreur, une lettre adressée
à ma maîtresse, cette lettre écrite en style convenu et qui disait:
«attends toujours signe pour aller chez le Marquis de Saint-Loup,
prévenez demain par coup de téléphone», je reconstituai une sorte de
fuite projetée; le nom du Marquis de Saint-Loup n'était là que pour
signifier autre chose, car ma maîtresse ne connaissait pas suffisamment
Saint-Loup, mais m'avait entendu parler de lui et d'ailleurs la
signature était une espèce de surnom, sans aucune forme de langage. Or
la lettre n'était pas adressée à ma maîtresse, mais à une personne
de la maison qui portait un nom différent et qu'on avait mal lu. La
lettre n'était pas en signes convenus mais en mauvais français parce
qu'elle était d'une Américaine, effectivement amie de Saint-Loup comme
celui-ci me l'apprit. Et la façon étrange dont cette Américaine
formait certaines lettres avait donné l'aspect d'un surnom à un nom
parfaitement réel mais étranger. Je m'étais donc ce jour-là trompé
du tout au tout dans mes soupçons. Mais l'armature intellectuelle qui
chez moi avait relié ces faits, tous faux, était elle-même la forme
si juste, si inflexible de la vérité que quand trois mois plus tard ma
maîtresse, qui alors songeait à passer toute sa vie avec moi, m'avait
quitté, ç'avait été d'une façon absolument identique à celle que
j'avais imaginée la première fois. Une lettre vint ayant les mêmes
particularités que j'avais faussement attribuées à la première
lettre, mais cette fois-ci ayant bien le sens d'un signal.
Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. Et malgré tout, la
souffrance qu'il me causait était peut-être dépassée encore par la
curiosité de connaître les causes de ce malheur qu'Albertine avait
désiré, retrouvé. Mais les sources des grands événements sont comme
celles des fleuves, nous avons beau parcourir la surface de la terre,
nous ne les retrouvons pas. Albertine avait-elle ainsi prémédité
depuis longtemps sa fuite; j'ai dit (et alors cela m'avait paru
seulement du maniérisme et de la mauvaise humeur, ce que Françoise
appelait faire la «tête») que, du jour où elle avait cessé de
m'embrasser, elle avait eu un air de porter le diable en terre, toute
droite, figée, avec une voix triste dans les plus simples choses, lente
en ses mouvements, ne souriant plus jamais. Je ne peux pas dire qu'aucun
fait prouvât aucune connivence avec le dehors. Françoise me raconta
bien ensuite qu'étant entrée l'avant-veille du départ dans sa chambre
elle n'y avait trouvé personne, les rideaux fermés, mais sentant à
l'odeur de l'air et au bruit que la fenêtre était ouverte. Et en effet
elle avait trouvé Albertine sur le balcon. Mais on ne voit pas avec qui
elle eût pu, de là, correspondre, et d'ailleurs les rideaux fermés
sur la fenêtre ouverte s'expliquaient sans doute parce qu'elle savait
que je craignais les courants d'air et que, même si les rideaux m'en
protégeaient peu, ils eussent empêché Françoise de voir du couloir
que les volets étaient ouverts aussi tôt. Non, je ne vois rien sinon
un petit fait qui prouve seulement que la veille elle savait qu'elle
allait partir. La veille en effet elle prit dans ma chambre sans que je
m'en aperçusse une grande quantité de papier et de toile d'emballage
qui s'y trouvait, et à l'aide desquels elle emballa ses innombrables
peignoirs et sauts de lit toute la nuit afin de partir le matin; c'est
le seul fait, ce fut tout. Je ne peux pas attacher d'importance à ce
qu'elle me rendit presque de force ce soir-là mille francs qu'elle me
devait, cela n'a rien de spécial, car elle était d'un scrupule
extrême dans les choses d'argent. Oui, elle prit les papiers
d'emballage la veille, mais ce n'était pas de la veille seulement
qu'elle savait qu'elle partirait! Car ce n'est pas le chagrin qui la fit
partir, mais la résolution prise de partir, de renoncer à la vie
qu'elle avait rêvée qui lui donna cet air chagrin. Chagrin, presque
solennellement froid avec moi sauf le dernier soir où après être
restée chez moi plus tard qu'elle ne voulait, dit-elle,--remarque qui
m'étonnait venant d'elle qui voulait toujours prolonger--elle me dit de
la porte: «Adieu, petit, adieu, petit.» Mais je n'y pris pas garde au
moment. Françoise m'a dit que le lendemain matin quand elle lui dit
qu'elle partait (mais du reste c'est explicable aussi par la fatigue,
car elle ne s'était pas déshabillée et avait passé toute la nuit à
emballer, sauf les affaires qu'elle avait à demander à Françoise et
qui n'étaient pas dans sa chambre et son cabinet de toilette), elle
était encore tellement triste, tellement plus droite, tellement plus
figée que les jours précédents que Françoise crut quand elle lui
dit: «Adieu, Françoise» qu'elle allait tomber. Quand on apprend ces
choses-là, on comprend que la femme qui vous plaisait tellement moins
que toutes celles qu'on rencontre si facilement dans les plus simples
promenades, à qui on en voulait de les sacrifier pour elle, soit au
contraire celle qu'on préférerait maintenant mille fois. Car la
question ne se pose plus entre un certain plaisir--devenu par l'usage,
et peut-être par la médiocrité de l'objet, presque nul--et d'autres
plaisirs, ceux-là tentants, ravissants, mais entre ces plaisirs-là et
quelque chose de bien plus fort qu'eux, la pitié pour la douleur.
En me promettant à moi-même qu'Albertine serait ici ce soir, j'avais
couru au plus pressé et pansé d'une croyance nouvelle l'arrachement de
celle avec laquelle j'avais vécu jusqu'ici. Mais si rapidement qu'eût
agi mon instinct de conservation, j'étais, quand Françoise m'avait
parlé, resté une seconde sans secours, et j'avais beau savoir
maintenant qu'Albertine serait là ce soir, la douleur que j'avais
ressentie pendant l'instant où je ne m'étais pas encore appris à
moi-même ce retour (l'instant qui avait suivi les mots: Mademoiselle
Albertine a demandé ses malles, Mademoiselle Albertine est partie),
cette douleur renaissait d'elle-même en moi pareille à ce qu'elle
avait été, c'est-à-dire comme si j'avais ignoré encore le prochain
retour d'Albertine. D'ailleurs il fallait qu'elle revînt, mais
d'elle-même. Dans toutes les hypothèses, avoir l'air de faire
une démarche, de la prier de revenir irait à l'encontre du but. Certes
je n'avais pas la force de renoncer à elle comme je l'avais eue pour
Gilberte. Plus même que revoir Albertine, ce que je voulais c'était
mettre fin à l'angoisse physique que mon cœur plus mal portant que
jadis ne pouvait plus tolérer. Puis à force de m'habituer à ne pas
vouloir, qu'il s'agît de travail ou d'autre chose, j'étais devenu plus
lâche. Mais surtout cette angoisse était incomparablement plus forte
pour bien des raisons dont la plus importante n'était peut-être pas
que je n'avais jamais goûté de plaisir sensuel avec Mme de Guermantes
et avec Gilberte, mais que, ne les voyant pas chaque jour, à toute
heure, n'en ayant pas la possibilité, et par conséquent pas le besoin,
il y avait en moins, dans mon amour pour elles, la force immense de
l'Habitude. Peut-être, maintenant que mon cœur, incapable de vouloir
et de supporter de son plein gré la souffrance, ne trouvait qu'une
seule solution possible,--le retour à tout prix d'Albertine, peut-être
la solution opposée (le renoncement volontaire, la résignation
progressive) m'eût-elle paru une solution de roman, invraisemblable
dans la vie, si je n'avais moi-même autrefois opté pour celle-là
quand il s'était agi de Gilberte. Je savais donc que cette autre
solution pouvait être acceptée aussi et par un même homme, car
j'étais resté à peu près le même. Seulement le temps avait joué
son rôle, le temps qui m'avait vieilli, le temps aussi qui avait mis
Albertine perpétuellement auprès de moi quand nous menions notre vie
commune. Mais du moins, sans renoncer à elle, ce qui me restait de ce
que j'avais éprouvé pour Gilberte, c'était la fierté de ne pas
vouloir être pour Albertine un jouet dégoûtant en lui faisant
demander de revenir, je voulais qu'elle revînt sans que j'eusse l'air
d'y tenir. Je me levai pour ne pas perdre de temps, mais la souffrance
m'arrêta: c'était la première fois que je me levais depuis
qu'Albertine était partie. Pourtant il fallait vite m'habiller afin
d'aller m'informer chez son concierge.
La souffrance, prolongement d'un choc moral imposé, aspire à changer
de forme; on espère la volatiliser en faisant des projets, en demandant
des renseignements; on veut qu'elle passe par ses innombrables
métamorphoses, cela demande moins de courage que de garder sa
souffrance franche; ce lit paraît si étroit, si dur, si froid où l'on
se couche avec sa douleur. Je me remis sur mes jambes; je n'avançais
dans la chambre qu'avec une prudence infinie, je me plaçais de façon
à ne pas apercevoir la chaise d'Albertine, le pianola sur les pédales
duquel elle appuyait ses mules d'or, un seul des objets dont elle avait
usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avait enseigné
mes souvenirs, semblaient vouloir me donner une traduction, une version
différente, m'annoncer une seconde fois la nouvelle de son départ.
Mais, sans les regarder, je les voyais, mes forces m'abandonnèrent, je
tombai assis dans un de ces fauteuils de satin bleu dont, une heure plus
tôt, dans le clair obscur de la chambre anesthésiée par un rayon de
jour, le glacis m'avait fait faire des rêves passionnément caressés
alors, si loin de moi maintenant. Hélas! je ne m'y étais jamais assis
avant cette minute, que quand Albertine était encore là. Aussi je ne
pus y rester, je me levai; et ainsi à chaque instant, il y avait
quelqu'un des innombrables et humbles «moi» qui nous composent qui
était ignorant encore du départ d'Albertine et à qui il fallait le
notifier; il fallait,--ce qui était plus cruel que s'ils avaient été
des étrangers et n'avaient pas emprunté ma sensibilité pour
souffrir,--annoncer le malheur qui venait d'arriver à tous ces êtres,
à tous ces «moi» qui ne le savaient pas encore, il fallait que chacun
d'eux à son tour entendît pour la première fois ces mots: «Albertine
a demandé ses malles»--ces malles en forme de cercueil que j'avais vu
charger à Balbec à côté de celles de ma mère--«Albertine est
partie.» À chacun j'avais à apprendre mon chagrin, le chagrin qui
n'est nullement une conclusion pessimiste librement tirée d'un ensemble
de circonstances funestes, mais la reviviscence intermittente et
involontaire d'une impression spécifique, venue du dehors, et que nous
n'avons pas choisie. Il y avait quelques-uns de ces moi que je n'avais
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