Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 05

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semblait fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait
d'habitude notre domestique, que les maîtres n'aiment pas à être
humiliés vis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de
la réalité que ce qui ne s'écarte pas trop d'une fiction flatteuse,
propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance de Françoise
avait l'air fondée sur autre chose, comme si elle eût elle-même
éveillé, entretenu la méfiance dans l'esprit d'Albertine, surexcité
sa colère, bref l'eût poussée au point où elle aurait pu prédire
comme inévitable son départ. Si c'était vrai, ma version d'un
départ momentané, connu et approuvé par moi, n'avait pu rencontrer
qu'incrédulité chez Françoise. Mais l'idée qu'elle se faisait de la
nature intéressée d'Albertine, l'exaspération avec laquelle, dans sa
haine, elle grossissait le «profit» qu'Albertine était censée tirer
de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude.
Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute
naturelle, au retour prochain d'Albertine, Françoise regardait-elle ma
figure, pour voir si je n'inventais pas, de la même façon que, quand
le maître d'hôtel pour l'ennuyer lui lisait, en changeant les mots,
une nouvelle politique qu'elle hésitait à croire, par exemple la
fermeture des églises et la déportation des curés, même du bout de
la cuisine et sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement et
avidement le journal, comme si elle eût pu voir si c'était vraiment
écrit.
Quand Françoise vit qu'après avoir écrit une longue lettre j'y
mettais l'adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague
qu'Albertine revînt, grandit chez elle. Il se doubla d'une véritable
consternation quand un matin, elle dut me remettre dans mon courrier une
lettre sur l'enveloppe de laquelle elle avait reconnu l'écriture
d'Albertine. Elle se demandait si le départ d'Albertine n'avait pas
été une simple comédie, supposition qui la désolait doublement comme
assurant définitivement pour l'avenir la vie d'Albertine à la maison
et comme constituant pour moi, c'est-à-dire, en tant que j'étais le
maître de Françoise, pour elle-même, l'humiliation d'avoir été
joué par Albertine. Quelque impatience que j'eusse de lire la lettre de
celle-ci, je ne pus m'empêcher de considérer un instant les yeux de
Françoise d'où tous les espoirs s'étaient enfuis, en induisant de ce
présage l'imminence du retour d'Albertine, comme un amateur de sports
d'hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant le
départ des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fus
assuré qu'elle avait refermé la porte, j'ouvris sans bruit pour
n'avoir pas l'air anxieux, la lettre que voici:
«Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites, je suis
à vos ordres pour décommander la Rolls si vous croyez que j'y puisse
quelque chose, et je le crois. Vous n'avez qu'à m'écrire le nom de
votre intermédiaire. Vous vous laisseriez monter le cou par ces gens
qui ne cherchent qu'une chose, c'est à vendre, et que feriez-vous d'une
auto, vous qui ne sortez jamais? Je suis très touchée que vous ayez
gardé un bon souvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon
côté je n'oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire
(puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu'elle ne
s'effacera de mon esprit qu'avec la nuit complète.»
Je sentis que cette dernière phrase n'était qu'une phrase et
qu'Albertine n'aurait pas pu garder, pour jusqu'à sa mort, un si doux
souvenir de cette promenade où elle n'avait certainement eu aucun
plaisir puisqu'elle était impatiente de me quitter. Mais j'admirai
aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n'avait rien lu
qu'Esther avant de me connaître, était douée et combien j'avais eu
raison de trouver qu'elle s'était chez moi enrichie de qualités
nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. Et ainsi, la
phrase que je lui avais dite à Balbec: «Je crois que mon amitié vous
serait précieuse, que je suis justement la personne qui pourrait vous
apporter ce qui vous manque»--je lui avais mis comme dédicace sur une
photographie: «avec la certitude d'être providentiel»--cette phrase,
que je disais sans y croire et uniquement pour lui faire trouver
bénéfice à me voir et passer sur l'ennui qu'elle y pouvait avoir,
cette phrase se trouvait, elle aussi, avoir été vraie. De même, en
somme, quand je lui avais dit que je ne voulais pas la voir par peur de
l'aimer, j'avais dit cela parce qu'au contraire je savais que dans la
fréquentation constante mon amour s'amortissait et que la séparation
l'exaltait, mais en réalité la fréquentation constante avait fait
naître un besoin d'elle infiniment plus fort que l'amour des premiers
temps de Balbec.
La lettre d'Albertine n'avançait en rien les choses. Elle ne me parlait
que d'écrire à l'intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation,
brusquer les choses, et j'eus l'idée suivante. Je fis immédiatement
porter à Andrée une lettre où je lui disais qu'Albertine était chez
sa tante, que je me sentais bien seul, qu'elle me ferait un immense
plaisir en venant s'installer chez moi pour quelques jours et que, comme
je ne voulais faire aucune cachotterie, je la priais d'en avertir
Albertine. Et en même temps j'écrivis à Albertine comme si je n'avais
pas encore reçu sa lettre: «Mon amie, pardonnez-moi ce que vous
comprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j'ai voulu
que vous fussiez avertie par elle et par moi. J'ai, à vous avoir eue si
doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de ne pas être seul
Puisque nous avons décidé que vous ne reviendrez pas, j'ai pensé que
la personne qui vous remplacerait le mieux, parce que c'est celle qui me
changerait le moins, qui vous rappellerait le plus, c'était Andrée, et
je lui ai demandé de venir Pour que tout cela n'eût pas l'air trop
brusque, je ne lui ai parlé que de quelques jours, mais entre nous je
pense bien que cette fois-ci c'est une chose de toujours. Ne croyez vous
pas que j'aie raison. Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles
de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le
plus grand prestige, auquel j'ai été le plus heureux d'être un jour
agrégé. Sans doute c'est ce prestige qui se fait encore sentir.
Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de la vie a
voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que
j'aurai tout de même une femme--moins charmante qu'elle, mais à qui
des conformités plus grandes de nature permettront peut-être d'être
plus heureuse avec moi--dans Andrée.» Mais après avoir fait partir
cette lettre, le soupçon me vint tout à coup que, quand Albertine
m'avait écrit: «J'aurais été trop heureuse de revenir si vous me
l'aviez écrit directement», elle ne me l'avait dit que parce que je ne
lui avais pas écrit directement et que, si je l'avais fait, elle ne
serait pas revenue tout de même, qu'elle serait contente de voir
Andrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu'elle, Albertine, fût libre,
parce qu'elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours, détruisant
les précautions de chaque heure que j'avais prises pendant plus de six
mois à Paris, se livrer à ses vices et faire ce que minute par minute
j'avais empêché. Je me disais que probablement elle usait mal,
là-bas, de sa liberté, et sans doute cette idée que je formais me
semblait triste mais restait générale, ne me montrant rien de
particulier, et par le nombre indéfini des amantes possibles qu'elle me
faisait supposer, ne me laissait m'arrêter à aucune, entraînait mon
esprit dans une sorte de mouvement perpétuel non exempt de douleur,
mais d'une douleur qui par le défaut d'une image concrète était
supportable. Pourtant cette douleur cessa de le demeurer et devint
atroce quand Saint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu'il
me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je
place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla
ensuite tellement qu'il affaiblit, sinon l'impression pénible que me
produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique
de cette conversation. Cet incident consiste en ceci. Brûlant
d'impatience de voir Saint-Loup, je l'attendais sur l'escalier (ce que
je n'aurais pu faire si ma mère avait été là, car c'est ce qu'elle
détestait le plus au monde après «parler par la fenêtre») quand
j'entendis les paroles suivantes: «Comment vous ne savez pas faire
renvoyer quelqu'un qui vous déplaît? Ce n'est pas difficile. Vous
n'avez par exemple qu'à cacher les choses qu'il faut qu'il apporte.
Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l'appellent, il ne
trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui:
«Mais qu'est-ce qu'il fait?» Quand il arrivera en retard tout le monde
sera en fureur et il n'aura pas ce qu'il faut. Au bout de quatre ou cinq
fois vous pouvez être sûr qu'il sera renvoyé, surtout si vous avez
soin de salir en cachette ce qu'il doit apporter de propre, et mille
autres trucs comme cela.» Je restais muet de stupéfaction car ces
paroles machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de
Saint-Loup. Or je l'avais toujours considéré comme un être si bon, si
pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s'il
avait récité un rôle de Satan: ce ne pouvait être en son nom qu'il
parlait. «Mais il faut bien que chacun gagne sa vie», dit son
interlocuteur que j'aperçus alors et qui était un des valets de pied
de la duchesse de Guermantes. «Qu'est-ce que ça vous fiche du moment
que vous serez bien? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en
plus le plaisir d'avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien
renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un
grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu'à ce
qu'il finisse par préférer s'en aller. Du reste, moi je pousserai à
la roue, je dirai à ma tante que j'admire votre patience de servir avec
un lourdaud pareil et aussi mal tenu». Je me montrai, Saint-Loup vint
à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais
de l'entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me
demandai si quelqu'un qui était capable d'agir aussi cruellement envers
un malheureux, n'avait pas joué le rôle d'un traître vis-à-vis de
moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps. Cette réflexion servit
surtout à ne pas me faire considérer son insuccès comme une preuve
que je ne pouvais pas réussir, une fois qu'il m'eut quitté. Mais
pendant qu'il fut auprès de moi, c'était pourtant au Saint-Loup
d'autrefois et surtout à l'ami qui venait de quitter Mme Bontemps que
je pensais. Il me dit d'abord: «Tu trouves que j'aurais dû te
téléphoner davantage mais on disait toujours que tu n'étais pas
libre.» Mais où ma souffrance devint insupportable, ce fut quand il me
dit: «Pour commencer par où ma dernière dépêche t'a laissé, après
avoir passé par une espèce de hangar, j'entrai dans la maison et au
bout d'un long couloir on me fit entrer dans un salon.» À ces mots de
hangar, de couloir, de salon et avant même qu'ils eussent fini d'être
prononcés, mon cœur fut bouleversé avec plus de rapidité que par un
courant électrique, car la force qui fait le plus de fois le tour de la
terre en une seconde, ce n'est pas l'électricité, c'est la douleur.
Comme je les répétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de
hangar, de couloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti! Dans un hangar
on peut se coucher avec une amie. Et dans ce salon qui sait ce
qu'Albertine faisait quand sa tante n'était pas là. Et quoi? Je
m'étais donc représenté la maison où elle habitait comme ne pouvant
posséder ni hangar, ni salon. Non, je ne me l'étais pas représentée
du tout, sinon comme un lieu vague. J'avais souffert une première fois
quand s'était individualisé géographiquement le lieu où était
Albertine. Quand j'avais appris qu'au lieu d'être dans deux ou trois
endroits possibles, elle était en Touraine, ces mots de sa concierge
avaient marqué dans mon cœur comme sur une carte la place où il
fallait enfin souffrir. Mais une fois habitué à cette idée qu'elle
était dans une maison de Touraine, je n'avais pas vu la maison. Jamais
ne m'était venue à l'imagination cette affreuse idée de salon, de
hangar, de couloir, qui me semblaient face à moi sur la rétine de
Saint-Loup qui les avait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine
allait, passait, vivait, ces pièces-là en particulier et non une
infinité de pièces possibles qui s'étaient détruites l'une l'autre.
Avec les mots de hangar, de couloir, de salon, ma folie m'apparut
d'avoir laissé Albertine huit jours dans ce lieu maudit dont
l'existence (et non la simple possibilité) venait de m'être
révélée. Hélas! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon il
avait entendu chanter à tue-tête d'une chambre voisine et que c'était
Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que, débarrassée
enfin de moi, elle était heureuse! Elle avait reconquis sa liberté. Et
moi qui pensais qu'elle allait venir prendre la place d'Andrée. Ma
douleur se changea en colère contre Saint-Loup. «C'est tout ce que je
t'avais demandé d'éviter, qu'elle sût que tu venais.» «Si tu crois
que c'était facile! On m'avait assuré qu'elle n'était pas là. Oh! je
sais bien que tu n'es pas content de moi, je l'ai bien senti dans tes
dépêches. Mais tu n'es pas juste, j'ai fait ce que j'ai pu.» Lâchée
de nouveau, ayant quitté la cage d'où chez moi je restais des jours
entiers sans la faire venir dans ma chambre, Albertine avait repris pour
moi toute sa valeur, elle était redevenue celle que tout le monde
suivait, l'oiseau merveilleux des premiers jours. «Enfin
résumons-nous. Pour la question d'argent, je ne sais que te dire, j'ai
parlé à une femme qui m'a paru si délicate que je craignais de la
froisser. Or elle n'a pas fait ouf quand j'ai parlé de l'argent. Même,
un peu plus tard, elle m'a dit qu'elle était touchée de voir que nous
nous comprenions si bien. Pourtant tout ce qu'elle a dit ensuite était
si délicat, si élevé, qu'il me semblait impossible qu'elle eût dit
pour l'argent que je lui offrais: «Nous nous comprenons si bien», car
au fond j'agissais en mufle.» «Mais peut-être n'a-t-elle pas compris,
elle n'a peut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car
c'est cela sûrement qui aurait fait tout réussir.» «Mais comment
veux-tu qu'elle n'ait pas entendu, je le lui ai dit comme je te parle
là, elle n'est ni sourde, ni folle.» «Et elle n'a fait aucune
réflexion?» «Aucune.» «Tu aurais dû lui redire une fois.»
«Comment voulais-tu que je le lui redise? Dès qu'en entrant j'ai vu
l'air qu'elle avait, je me suis dit que tu t'étais trompé, que tu me
faisais faire une immense gaffe, et c'était terriblement difficile de
lui offrir cet argent ainsi. Je l'ai fait pourtant pour t'obéir,
persuadé qu'elle allait me faire mettre dehors.» «Mais elle ne l'a
pas fait. Donc ou elle n'avait pas entendu, et il fallait recommencer,
ou vous pouviez continuer sur ce sujet.» «Tu dis: «Elle n'avait pas
entendu», parce que tu es ici, mais je te répète, si tu avais
assisté à notre conversation, il n'y avait aucun bruit, je l'ai dit
brutalement, il n'est pas possible qu'elle n'ait pas compris.» «Mais
enfin elle est bien persuadée que j'ai toujours voulu épouser sa
nièce?» «Non, ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu
eusses du tout l'intention d'épouser. Elle m'a dit que tu avais dit
toi-même à sa nièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas
si maintenant elle est bien persuadée que tu veuilles épouser.» Ceci
me rassurait un peu en me montrant que j'étais moins humilié, donc
plus capable d'être encore aimé, plus libre de faire une démarche
décisive. Pourtant j'étais tourmenté. «Je suis ennuyé parce que je
vois que tu n'es pas content.» «Si, je suis touché, reconnaissant de
ta gentillesse, mais il me semble que tu aurais pu...» «J'ai fait de
mon mieux. Un autre n'eût pu faire davantage ni même autant. Essaye
d'un autre.» «Mais non, justement, si j'avais su, je ne t'aurais pas
envoyé, mais ta démarche avortée m'empêche d'en faire une autre.»
Je lui faisais des reproches: il avait cherché à me rendre service et
n'avait pas réussi. Saint-Loup en s'en allant avait croisé des jeunes
filles qui entraient. J'avais déjà fait souvent la supposition
qu'Albertine connaissait des jeunes filles dans le pays; mais c'était
la première fois que j'en ressentais la torture. Il faut vraiment
croire que la nature a donné à notre esprit de sécréter un
contre-poison naturel qui annihile les suppositions que nous faisons à
la fois sans trêve et sans danger. Mais rien ne m'immunisait contre ces
jeunes filles que Saint-Loup avait rencontrées. Tous ces détails,
n'était-ce pas justement ce que j'avais cherché à obtenir de chacun
sur Albertine, n'était-ce pas moi qui, pour les connaître plus
précisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel,
de passer coûte que coûte chez moi, n'était-ce donc pas moi qui les
avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avide de croître
et de se nourrir d'eux? Enfin Saint-Loup m'avait dit avoir eu la bonne
surprise de rencontrer tout près de là, seule figure de connaissance
et qui lui avait rappelé le passé, une ancienne amie de Rachel, une
jolie actrice qui villégiaturait dans le voisinage. Et le nom de cette
actrice suffit pour que je me dise: «C'est peut-être avec celle-là»;
cela suffisait pour que je visse, dans les bras mêmes d'une femme que je
ne connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et au fond
pourquoi cela n'eût-il pas été? M'étais-je fait faute de penser à
des femmes depuis que je connaissais Albertine? Le soir où j'avais
été pour la première fois chez la princesse de Guermantes, quand
j'étais rentré, n'était-ce pas beaucoup moins en pensant à cette
dernière qu'à la jeune fille dont Saint-Loup m'avait parlé et qui
allait dans les maisons de passe et à la femme de chambre de Mme
Putbus? N'est-ce pas pour cette dernière que j'étais retourné à
Balbec, et plus récemment, avais bien eu envie d'aller à Venise?
pourquoi Albertine n'eût-elle pas eu envie d'aller en Touraine?
Seulement au fond, je m'en apercevais maintenant, je ne l'aurais pas
quittée, je ne serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même,
tout en me disant: «Je la quitterai bientôt», je savais que je ne la
quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je ne me mettrais
plus à travailler, ni à vivre d'une façon hygiénique, ni à rien
faire de ce que chaque jour je me promettais pour le lendemain.
Seulement quoi que je crusse au fond, j'avais trouvé plus habile de la
laisser vivre sous la menace d'une perpétuelle séparation. Et sans
doute, grâce à ma détestable habileté, je l'avais trop bien
convaincue. En tout cas maintenant cela ne pouvait plus durer ainsi, je
ne pouvais pas la laisser en Touraine avec ces jeunes filles, avec cette
actrice, je ne pouvais supporter la pensée de cette vie qui
m'échappait. J'attendrais sa réponse à ma lettre: si elle faisait le
mal, hélas! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (et peut-être
je me disais cela parce que, n'ayant plus l'habitude de me faire rendre
compte de chacune de ses minutes, dont une seule où elle eût été
libre m'eût jadis affolé, ma jalousie n'avait plus la même division
du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle ne revenait pas,
j'irais la chercher; de gré ou de force je l'arracherais à ses amies.
D'ailleurs ne valait-il pas mieux que j'y allasse moi-même, maintenant
que j'avais découvert la méchanceté jusqu'ici insoupçonnée de moi,
de St-Loup; qui sait s'il n'avait pas organisé tout un complot pour me
séparer d'Albertine.
Et cependant comme j'aurais menti maintenant si je lui avais écrit,
comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu'il ne lui arrivât
aucun accident. Ah! s'il lui en était arrivé un, ma vie, au lieu
d'être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante eût
aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la
suppression de la souffrance.
La suppression de la souffrance? Ai-je pu vraiment le croire, croire que
la mort ne fait que biffer ce qui existe et laisser le reste en état,
qu'elle enlève la douleur dans le cœur de celui pour qui l'existence
de l'autre n'est plus qu'une cause de douleurs, qu'elle enlève la
douleur et n'y met rien à la place. La suppression de la douleur!
Parcourant les faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir
le courage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait pu
être victime d'un accident, vivante j'aurais eu un prétexte pour
courir auprès d'elle, morte j'aurais retrouvé, comme disait Swann, la
liberté de vivre. Je le croyais? Il l'avait cru, cet homme si fin et
qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu'on a dans le
cœur. Comme, un peu plus tard, s'il avait été encore vivant, j'aurais
pu lui apprendre que son souhait, autant que criminel, était absurde,
que la mort de celle qu'il aimait ne l'eût délivré de rien.
Je laissai toute fierté vis-à-vis d'Albertine, je lui envoyai un
télégramme désespéré lui demandant de revenir à n'importe quelles
conditions, qu'elle ferait tout ce qu'elle voudrait, que je demandais
seulement à l'embrasser une minute trois fois par semaine avant qu'elle
se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que j'eusse accepté une
fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j'en
reçus un. Il était de Mme Bontemps. Le monde n'est pas créé une fois
pour toutes pour chacun de nous. Il s'y ajoute au cours de la vie des
choses que nous ne soupçonnions pas. Ah! ce ne fut pas la suppression
de la souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du
télégramme: «Mon pauvre ami, notre petite Albertine n'est plus,
pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l'aimiez tant.
Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une
promenade. Tous nos efforts n'ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à
sa place?» Non, pas la suppression de la souffrance, mais une
souffrance inconnue, celle d'apprendre qu'elle ne reviendrait pas. Mais
ne m'étais-je pas dit plusieurs fois qu'elle ne reviendrait peut-être
pas? Je me l'étais dit en effet, mais je m'apercevais maintenant que
pas un instant je ne l'avais cru. Comme j'avais besoin de sa présence,
de ses baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons,
j'avais pris depuis Balbec l'habitude d'être toujours avec elle. Même
quand elle était sortie, quand j'étais seul je l'embrassais encore.
J'avais continué depuis, qu'elle était en Touraine. J'avais moins
besoin de sa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait
impunément le mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait
pas un instant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main
sur mon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuis
qu'elle était partie et qui ne le seraient jamais plus, je passai ma
main sur eux, comme maman m'avait caressé à la mort de ma grand'mère
en me disant: «Mon pauvre petit, ta grand'mère qui t'aimait tant, ne
t'embrassera plus.» Toute ma vie à venir se trouvait arrachée de mon
cœur. Ma vie à venir? Je n'avais donc pas pensé quelquefois à la
vivre sans Albertine? Mais non! Depuis longtemps, je lui avais donc
voué toutes les minutes de ma vie jusqu'à ma mort? Mais bien sûr! Cet
avenir indissoluble d'elle je n'avais pas su l'apercevoir, mais
maintenant qu'il venait d'être descellé, je sentais la place qu'il
tenait dans mon cœur béant. Françoise qui ne savait encore rien,
entra dans ma chambre; d'un air furieux, je lui criai: «Qu'est-ce qu'il
y a?» Alors (il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité
différente à la même place que celle qui est près de nous, ils nous
étourdissent tout autant qu'un vertige), elle me dit: «Monsieur n'a
pas besoin d'avoir l'air fâché. Il va être au contraire bien content.
Ce sont deux lettres de Mademoiselle Albertine.» Je sentis, après, que
j'avais dû avoir les yeux de quelqu'un dont l'esprit perd l'équilibre.
Je ne fus même pas heureux, ni incrédule. J'étais comme quelqu'un qui
voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et par une
grotte: rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre. Les deux
lettres d'Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de
distance, peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade
où elle était morte. La première disait: «Mon ami, je vous remercie
de la preuve de confiance que vous me donnez en me disant votre
intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu'elle acceptera
avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle. Douée comme
elle est, elle saura profiter de la compagnie d'un homme tel que vous et
de l'admirable influence que vous savez prendre sur un être. Je crois
que vous avez eu là une idée d'où peut naître autant de bien pour
elle que pour vous. Aussi, si elle faisait l'ombre d'une difficulté (ce
que je ne crois pas), télégraphiez-moi, je me charge d'agir sur
elle.» La seconde était datée d'un jour plus tard. En réalité elle
avait dû les écrire à peu d'instants l'une de l'autre, peut-être
ensemble, et antidater la première. Car tout le temps j'avais imaginé
dans l'absurde ses intentions qui n'avaient été que de revenir auprès
de moi et que quelqu'un de désintéressé dans la chose, un homme sans
imagination, le négociateur d'un traité de paix, le marchand qui
examine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle ne
contenait que ces mots: «Serait-il trop tard pour que je revienne chez
vous? Si vous n'avez pas encore écrit à Andrée, consentiriez-vous à
me reprendre? Je m'inclinerai devant votre décision, je vous supplie de
ne pas tarder à me la faire connaître, vous pensez avec quelle
impatience je l'attends. Si c'était que je revienne, je prendrais le
train immédiatement. De tout cœur à vous, Albertine.»
Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût
fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi.
Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être
a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps; ne
nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous
livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une
seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de
consister en une simple collection de moments; grande force aussi; il
relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite
de tout ce qui s'est passé depuis; ce moment qu'elle a enregistré dure
encore, vit encore et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet
émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour
me consoler ce n'est pas une, ce sont d'innombrables Albertine que
j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin
d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec
cent autres.
Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à
cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la
douceur, c'était justement à l'appel de moments identiques la
perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie
m'était rendue l'odeur des lilas de Combray, par la mobilité du soleil
sur le balcon, les pigeons des Champs-Élysées, par l'assourdissement
des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises, le
désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de
Pâques. L'été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud.
C'était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans
les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres,
pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel
moins enflammé que dans l'ardeur du jour, mais déjà aussi
stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d'évocation
égal à celui d'autrefois, mais qui ne me donnait plus que de la
souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l'air, le soleil
déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un
fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir
les plis des grands rideaux, j'étouffais un cri à la déchirure que
venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m'avait fait
paraître belle la façade neuve de Bricqueville l'orgueilleuse, quand
Albertine m'avait dit: «Elle est restaurée.» Ne sachant comment
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