Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 08

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jour où j'avais écrit à Mlle de Stermaria n'était plus la même que
j'avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui
apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que
je n'ai jamais pu connaître. En tous cas même si celle que j'aimerais
un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c'est-à-dire si
mon choix d'une femme n'était pas entièrement libre, cela faisait tout
de même que, dirigé d'une façon peut-être nécessaire, il l'était
sur quelque chose de plus vaste qu'un individu, sur un genre de femmes,
et cela ôtait toute nécessité à mon amour pour Albertine. La femme
dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière
elle-même, puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un
instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d'arranger tous les
moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c'eût
été une autre qui l'eût été pour nous si nous avions été dans une
autre ville que celle où nous l'avons rencontrée, si nous nous étions
promenés dans d'autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre
salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est
compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable
pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait
que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de
tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a
assemblés, unis, effaçant toute cassure entre eux, c'est nous-mêmes
qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de
la personne aimée. De là vient que même si nous ne sommes qu'un entre
mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous, elle est la
seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien
senti que cet amour n'était pas nécessaire non seulement parce qu'il
eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela en le
connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait
été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine,
l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince
brisant. Mais peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes
que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager,
l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle
n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à
elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre
deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique,
la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru
que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et
peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de
sentir, d'aimer, d'imaginer; j'enviais une pauvre fille de campagne à
qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois
de rêves après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir.
Or je me rendais compte maintenant que si pour Mme de Guermantes
comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et
moi, j'avais vu cette distance brusquement supprimée par l'opinion que
les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable,
d'une façon semblable quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous
les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon
époque me faisait profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de
la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible
d'Albertine sur laquelle aucune pression n'avait agi. Sans doute j'avais
pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec
Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais
leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul. Et les
filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les
humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils
pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce
qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela
comme irréel. On désire plus la personne qui va se donner;
l'espérance anticipe la possession; mais le regret aussi est un
amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner
à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que
j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite
je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait
pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable--et qui s'était
réalisée--que peut-être quelqu'un était jaloux d'elle et
l'éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j'avais tant
souffert que j'aurais tout donné pour la voir, et c'est une des plus
grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait
apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses
sont filles de notre angoisse; notre passé, et les lésions physiques
où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en
particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que
j'aimasse, était, même sans ces amours voisines, inscrit dans
l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses
amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte mais
créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause
d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à
elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours
est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut
possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je
croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât
attendre, refusât de me voir pour que j'eusse pour elle un commencement
d'amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me
voir à Balbec, si un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me
manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne
jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait
c'était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris
après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce
qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait
été dit en effet et dans les mêmes termes si j'avais été heureux la
veille avec Albertine: «Hélas si vous étiez venue plus tôt,
maintenant j'en aime une autre.» Encore dans ce cas d'Andrée,
remplacée par Albertine quand j'avais su que celle-ci avait connu Mlle
Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent en somme il
n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tel cas
auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des jeunes
filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est
l'autre que j'aimerais, si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas
dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais
définitivement, car elle me consolerait--bien qu'inefficacement--de la
dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle
ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au
moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le
faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me
réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant
jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge qui peut
venir très tôt qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un
abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa
figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute
récente et inexpliquée, c'est, qu'on aurait besoin pour ne plus
souffrir qu'il vous fît dire: «Me recevriez-vous?» Ma séparation
d'avec Albertine le jour où Françoise m'avait dit: «Mademoiselle
Albertine est partie» était comme une allégorie de tant d'autres
séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous
sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut
qu'arrive le jour de la séparation. Dans ce cas où c'est une attente
vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la
souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si
folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à
rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants
l'intelligence qui n'a pu rattraper le cœur, s'étonne, s'écrie:
«Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si
douloureusement? Tout cela n'est pas la vie réelle». Et en effet à ce
moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes
distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour
faire avorter l'amour. En tous cas si cette vie avec Albertine n'était
pas dans son essence nécessaire, elle m'était devenue indispensable.
J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me
disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de
beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être
à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine
étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et
pourtant je n'avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les
conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a
pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas
dit: «J'ai ces goûts», j'aurais cédé, je lui aurais permis de les
satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune
objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le
lisant j'avais trouvé cette situation absurde; j'aurais moi, me
disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions
entendus; à quoi bon ces malheurs inutiles? Mais je voyais maintenant
que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous
avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui
obéissent pas.
Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous
dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos
sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir,
sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute
mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après
coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et
l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils
contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la
comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante,
toute confinée dans notre pitoyable insincérité auprès de ce qu'ils
contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité
profonde que nous n'apercevions pas, Vérité au delà, vérité de nos
caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le
temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru
mentir quand je lui avais dit à Balbec: «Plus je vous verrai, plus je
vous aimerai» (et pourtant c'était cette intimité de tous les
instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à
elle), «Je sais que je pourrais être utile à votre esprit»; à
Paris: «Tâchez d'être prudente. Pensez s'il vous arrivait un accident
je ne m'en consolerais pas» et elle: «Mais il peut m'arriver un
accident», à Paris le soir où j'avais fait semblant de vouloir la
quitter: «Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous
verrai plus, et que ce sera pour jamais.» Et elle quand ce même soir
elle avait regardé autour d'elle: «Dire que je ne verrai plus cette
chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le
croire et pourtant c'est vrai.» Dans ses dernières lettres enfin,
quand elle avait écrit--probablement en se disant «Je fais du
chiqué»:--«Je vous laisse le meilleur de moi-même» (et n'était-ce
pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas
aussi, de ma mémoire qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté,
sa beauté?) et «cet instant deux fois crépusculaire puisque le jour
tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit
que quand il sera envahi par la nuit complète», cette phrase écrite
la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit
complète et où peut-être bien dans ces dernières lueurs si rapides
mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait
peut-être bien revu notre dernière promenade et dans cet instant où
tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées
deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être
appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle,
qui lui-même--car toutes les religions se ressemblent--avait la
cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître,
de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de
mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu
le temps de se reconnaître, nous n'avions compris l'un et l'autre où
était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce
bonheur, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne
pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les
diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d'attraits et
cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le
vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion
alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est
plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort,
que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans
même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est
exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de
laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a
vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie,
de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux
souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.
Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir, elle m'eût écrit cette
lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait
qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non
seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été
incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin.
En réalité il l'eût eu tout autant s'il eût été autre; car tout
événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il
soit, il impose, à la série des faits qu'il est venu interrompre et
semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce
que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je
me répétais: «Pourquoi ne m'avait-elle pas dit: «J'ai ces goûts»,
j'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je
l'embrasserais encore». Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle
m'avait ainsi menti en me jurant trois jours avant de me quitter qu'elle
n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil, ces relations qu'au
moment où Albertine me le jurait, sa rougeur avait confessées. Pauvre
petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que
le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans son désir
d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée
jusqu'au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman
inimaginable? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle
n'avait jamais malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa
dénégation, voulu me dire: «j'ai ces goûts.» C'était peut-être un
peu ma faute parce que à Balbec le jour où après la visite de Mme de
Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où
j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tous cas autre chose
qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop
de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais
condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si
Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de
cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps
après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne
à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard,
quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une
difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il
n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez
attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous
paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous
n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand
plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de
déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de
témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste,
impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même
trajet mais inutilement: le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle
rougi? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas
entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée
quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi.
Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la
terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine. La réalité qui
s'était refermée sur elle était redevenue unie, avait effacé
jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était
plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec
indifférence: «Elle était délicieuse» ceux qui l'avaient connue.
Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette
réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie
existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se
rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été
touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à
elle était finie et elle eût été sensible à des choses qui
auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait
s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint
que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de
penser que si les morts vivent quelque part, ma grand'mère connaissait
aussi bien mon oubli, qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait,
même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait
d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser
qu'elle les sait toutes; et, si sanglant que soit le sacrifice, ne
renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis
ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges.
Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient
infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces
curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de
suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a
rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à
occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est
comme en voyage. C'est une survie très païenne. Inversement quand on a
cessé d'aimer, les curiosités que l'être excite meurent avant que
lui-même soit mort. Ainsi je n'eusse plus fait un pas pour savoir avec
qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or
je sentais bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans
valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais
à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités
passagères, bien que je susse d'avance que ma séparation forcée
d'avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même
indifférence qu'avait fait ma séparation volontaire d'avec Gilberte.
Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée
auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu'une fois qu'elle se fût
vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la
contradiction même qu'elle impliquait, une telle supposition était
absurde. Mais cela n'était pas inoffensif, car en imaginant combien
Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement
comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l'y voyais, je
voulais l'embrasser; et hélas c'était impossible, elle ne reviendrait
jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel,
par les soirs où nous l'avions regardé encore ensemble; au delà de ce
clair de lune qu'elle aimait, je tâchais de hisser jusqu'à elle ma
tendresse pour qu'elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet
amour pour un être si lointain était comme une religion, mes pensées
montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il
engendre la croyance, j'avais cru qu'Albertine ne partirait pas parce
que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu'elle n'était
pas morte; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je
commençai à croire possible l'immortalité de l'âme. Mais elle ne me
suffisait pas. Il fallait qu'après ma mort, je la retrouvasse avec son
corps comme si l'éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie!
J'étais plus exigeant encore. J'aurais voulu ne pas être à tout
jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n'est pas seule
à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s'émousser, ils
avaient déjà commencé de l'être par l'action de l'habitude ancienne,
des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même
physiquement eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté
à ce changement. Mais mon souvenir n'évoquant d'elle que des moments,
demandait de la revoir telle qu'elle n'aurait déjà plus été si elle
avait vécu; ce qu'il voulait c'était un miracle qui satisfît aux
limites naturelles et arbitraires de la mémoire qui ne peut sortir du
passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, je l'imaginais
m'accordant les explications non pas même qu'elle eût pu me donner
mais par une contradiction dernière celles qu'elle m'avait toujours
refusées pendant sa vie. Et ainsi sa mort étant une espèce de rêve
mon amour lui semblerait un bonheur inespéré; je ne retenais de la
mort que la commodité et l'optimisme d'un dénouement qui simplifie,
qui arrange tout. Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas
dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même
qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle
aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais
recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle
allait entrer, une même force de désir ne s'embarrassant pas plus des
lois physiques qui le contrariaient, que la première fois au sujet de
Gilberte, où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le
dernier mot, me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot
d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval,
mais que pour des raisons romanesques (et comme en somme il est
quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a cru longtemps morts)
elle n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant
repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me
faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies
douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais
Coexister en moi, la certitude qu'elle était morte, et l'espoir
incessant de la voir entrer.
Je n'avais pas encore reçu de nouvelles d'Aimé qui pourtant devait
être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point
secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d'Albertine avait
été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses
autrement importantes, auxquelles le hasard ne m'avait pas permis de
toucher, comme il l'avait fait pour cette conversation sur le peignoir
grâce à la rougeur d'Albertine. C'était tout à fait arbitrairement
que j'avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années
après je tâchais de reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes,
il y avait des milliers d'autres journées de sa vie dont je ne
connaissais pas l'emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes
pour moi à connaître; j'aurais pu envoyer Aimé dans bien d'autres
endroits de Balbec, dans bien d'autres villes que Balbec. Mais
précisément ces journées-là, parce que je n'en savais pas l'emploi,
elles ne se représentaient pas à mon imagination. Elles n'avaient pas
d'existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi
que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle.
S'il y en avait des milliers d'autres pareils, ils devenaient pour moi
représentatifs du reste. Si j'avais le désir depuis longtemps de
savoir en fait de soupçons à l'égard d'Albertine ce qu'il en était
pour la douche, c'est de la même manière que, en fait de désirs de
femmes, et quoique je susse qu'il y avait un grand nombre de jeunes
filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le
hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais
connaître--puisque c'étaient celles-là dont Saint-Loup m'avait
parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi--la jeune
fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme
Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma
«procrastination», comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser
n'importe quoi, m'avaient fait remettre de jour en jour, de mois en
mois, d'année en année, l'éclaircissement de certains soupçons comme
l'accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma
mémoire en me promettant de ne pas oublier d'en connaître la
réalité, parce que seuls ils m'obsédaient (puisque les autres
n'avaient pas de forme à mes yeux, n'existaient pas), et aussi parce
que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité
m'était un garant que c'était bien en eux avec un peu de réalité, de
la vie véritable et convoitée que j'entrerais en contact.
Et puis, sur un seul fait, s'il est certain, ne peut-on, comme le savant
qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordres de faits
semblables? Un seul petit fait, s'il est bien choisi, ne suffit-il pas
à l'expérimentateur pour décider d'une loi générale qui fera
connaître la vérité sur des milliers de faits analogues?
Albertine avait beau n'exister dans ma mémoire qu'à l'état où elle
m'était successivement apparue au cours de la vie, c'est-à-dire
subdivisée suivant une série de fractions de temps, ma pensée,
rétablissant en elle l'unité, en refaisait un être, et c'est sur cet
être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle
m'avait menti, si elle aimait les femmes, si c'était pour en
fréquenter librement qu'elle m'avait quitté. Ce que dirait la
doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les
mœurs d'Albertine.
Mes doutes! Hélas j'avais cru qu'il me serait indifférent, même
agréable de ne plus voir Albertine jusqu'à ce que son départ m'eût
révélé mon erreur. De même sa mort m'avait appris combien je me
trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu'elle
serait ma délivrance. Ce fut de même que, quand je reçus la lettre
d'Aimé, je compris que, si je n'avais pas jusque-là souffert trop
cruellement de mes doutes sur la vertu d'Albertine, c'est qu'en
réalité ce n'était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient
besoin qu'Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour
toutes qu'elle l'était. Muni de cette croyance préservatrice, je
pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des
suppositions auxquelles il donnait une forme mais n'ajoutait pas foi. Je
me disais, «Elle aime peut-être les femmes», comme on dit «Je! peux
mourir ce soir»; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des
projets pour le lendemain. C'est ce qui explique que, me croyant à tort
incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et croyant par
conséquent qu'un fait coupable à l'actif d'Albertine ne m'apporterait
rien que je n'eusse souvent envisagé, j'aie pu éprouver devant les
images, insignifiantes pour d'autres, que m'évoquait la lettre d'Aimé,
une inattendue, la plus cruelle que j'eusse ressentie encore, et qui
formait avec ces images, avec l'image hélas! d'Albertine elle-même,
une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était
indivisible et dont le texte de la lettre d'Aimé que je sépare d'une
façon toute conventionnelle ne peut donner aucunement l'idée, puisque
chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré
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