Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 11

Total number of words is 4623
Total number of unique words is 1477
40.1 of words are in the 2000 most common words
50.9 of words are in the 5000 most common words
56.1 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
parfaitement en rêve l'impression que ce qui se passe est réel. Cela
ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience
qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie
invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d'éclairage
intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs
bien mis en scène me donnant l'illusion de la vie, je croyais vraiment
avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver; mais alors je me
sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je
voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s'était
éteint, impossibilités qui étaient simplement dans mon rêve
l'immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur--comme brusquement on
voit dans la projection manquée d'une lanterne magique une grande
ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages
et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur.
D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de
nouveau me quitter, sans que sa résolution parvînt à m'émouvoir.
C'est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon
sommeil un rayon avertisseur et ce qui logé en Albertine ôtait à ses
actes futurs, au départ qu'elle annonçait, toute importance, c'était
l'idée qu'elle était morte. Souvent ce souvenir qu'Albertine était
morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu'elle était
vivante. Je causais avec elle; pendant que je parlais, ma grand'mère
allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton
était tombée en miettes comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à
cela rien d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des
questions à lui poser relativement à l'établissement de douches de
Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais
cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne
pressait plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et
qu'elle avait seulement la veille embrassé sur les lèvres Mlle
Vinteuil. «Comment? elle est ici?--Oui, il est même temps que je vous
quitte, car je dois aller la voir tout à l'heure.» Et comme, depuis
qu'Albertine était morte, je ne la tenais plus prisonnière chez moi
comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil
m'inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait
qu'elle n'avait fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à
mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure elle ne se
contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute à
un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque,
à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le
dit, mais cela n'empêchait pas que ma grand'mère qui était morte
continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, et en ce moment
allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j'étais
réveillé, cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait dû me
devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me l'est à expliquer.
Mais je l'avais déjà formée tant de fois au cours de ces périodes
passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais fini par me
familiariser avec elle; la mémoire des rêves peut devenir durable,
s'ils se répètent assez souvent. Et longtemps après mon rêve fini,
je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait dit avoir donné
en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet, elles
avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c'était moi-même
qui les avais prononcées.
Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je
l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli des choses que
j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup
j'étais effrayé de penser qu'à l'être invoqué par la mémoire à
qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait
plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage
auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui
anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois,
sans que j'eusse rêvé, dès mon réveil, je sentais que le vent avait
tourné en moi; il soufflait froid et continu d'une autre direction
venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines,
des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. Un jour
j'essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte, que j'avais
particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient
beaucoup, et bien vite, repris par le charme du livre, je me mis à
souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie;
mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré.
«Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant
d'importance à ce qu'a pu faire Albertine, je ne peux pas conclure que
sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que
je la retrouverai un jour pareil au ciel, si j'appelle de tant de
vœux, attends avec tant d'impatience, accueille avec tant de larmes le
succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de
Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à
mon gré le visage!» D'ailleurs, dans ce roman, il y avait des jeunes
filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées
désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer
clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait
encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi
question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a
aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me
rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si
j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec
indifférence dans mes vieux jours. Si j'apercevais une carte de France
mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour
que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la
Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre
lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de
fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de
France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours
par exemple semblait composé différemment, non plus d'images
immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon
immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient
douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à
certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment en
restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même,
pouvais-je m'étonner, qu'émanant d'une fille probablement pareille à
toute autre, cette force irrésistible sur moi, et pour la production de
laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le
résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de
désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de
souffrances et de plaisirs alternés? Et cela continuait après sa mort,
la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je
me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait
envie d'aller à Saint-Martin le Vêtu, et je la revoyais aussi avec son
polo abaissé sur ses joues, je retrouvais des possibilités de bonheur,
vers lesquelles je m'élançais me disant: «Nous aurions pu aller
ensemble jusqu'à Incarville, jusqu'à Doncières.» Il n'y avait pas
une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette
terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et
cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus
effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah! quelle souffrance
s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec autour
du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable,
d'une barre fixe, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant
successivement à lui de gaies conversations avec ma grand' mère,
l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de
son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les
bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine
n'entrerait jamais plus! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme
cet unique décor de maison des théâtres de province, où l'on joue
depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour
une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une
pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin
dans mon passé. Le fait que cette seule partie restât toujours la
même, avec ses murs, ses bibliothèques, sa glace, au cours de
nouvelles époques de ma vie, me faisait mieux sentir que dans le total,
c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait
ainsi cette impression que les mystères de la vie, de l'amour, de la
mort, auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas
participer, ne sont pas des parties réservées, mais qu'on s'aperçoit
avec une douloureuse fierté qu'ils ont fait corps au cours des années
avec notre propre vie.
J'essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture m'en était
odieuse, et de plus elle n'était pas inoffensive. En effet, en nous de
chaque idée, comme d'un carrefour dans une forêt, partent tant de
routes différentes, qu'au moment où je m'y attendais le moins je me
trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré
_le Secret_ m'avait mené au «secret du Roi» du duc de Broglie, le nom
de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot de Vendredi Saint
m'avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l'étymologie de ce mot
qui paraît l'équivalent de _Calvus mons_, Chaumont. Mais, par quelque
chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j'étais frappé
d'un choc si cruel que dès lors je ne pensais plus qu'à me garer
contre la douleur. Quelques instants après le choc, l'intelligence qui
comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m'en apportait la
raison. Chaumont m'avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme
Bontemps m'avait dit qu'Andrée allait souvent avec Albertine, tandis
qu'Albertine m'avait dit n'avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À
partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les
uns avec les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on
lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout
est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses
découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un
savon.
Sans doute un fait comme celui des Buttes-Chaumont qui à l'époque
m'avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins
grave, moins décisif que l'histoire de la doucheuse ou de la
blanchisseuse. Mais d'abord un souvenir qui vient fortuitement à nous
trouve en nous une puissance intacte d'imaginer, c'est-à-dire dans ce
cas de souffrir, que nous avons usée en partie quand c'est nous au
contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un
souvenir. Mais ces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et la
blanchisseuse) toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire,
comme ces meubles placés dans la pénombre d'une galerie et auxquels,
sans les distinguer on évite pourtant de se cogner, je m'étais
habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n'avais pensé
aux Buttes-Chaumont, ou par exemple au regard d'Albertine dans la glace
du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d'Albertine le soir où je
l'avais tant attendue après la soirée Guermantes, à toutes ces
parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j'aurais voulu
connaître pour qu'elles pussent s'assimiler, s'annexer à lui, y
rejoindre les souvenirs plus doux qu'y formaient une Albertine
intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de
l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre
vie nous cache à peu près tout l'univers, et dans une nuit profonde,
sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus
dangereux ou les plus enivrants de la vie, quelque chose d'anodin qui ne
procure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme au premier
jour avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison
reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans
le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier
beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous
font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui
fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs.
Je me retrouvais au sortir de la soirée chez la princesse de Guermantes
attendant l'arrivée d'Albertine. Les jours anciens recouvrent peu à
peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux
qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous,
comme dans une bibliothèque immense où il y a de plus vieux livres, un
exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que
ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes,
remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier,
alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne
signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors,
et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et
qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles et
qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition
de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable
comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des
soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me
retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant
l'arrivée d'Albertine. Qu'avait-elle fait cette nuit-là? M'avait-elle
trompé? Avec qui? Les révélations d'Aimé, même si je les acceptais,
ne diminuaient en rien pour moi l'intérêt anxieux, désolé, de cette
question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque
souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier, auquel
les solutions des autres ne pouvaient pas s'appliquer. Mais je n'aurais
pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette
nuit là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui
se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois à Balbec Françoise
était allée la chercher, m'avait dit l'avoir trouvée penchée à sa
fenêtre, l'air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu'un.
Mettons que j'apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel
était l'état d'esprit dans lequel Albertine l'attendait, cet état
d'esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur? Ce goût,
quelle importance avait-il pour Albertine? quelle place tenait-il dans
ses préoccupations? Hélas, en me rappelant mes propres agitations,
chaque fois que j'avais remarqué une jeune fille qui me plaisait,
quelquefois seulement quand j'avais entendu parler d'elle sans l'avoir
vue, mon souci de me faire beau, d'être avantagé, mes sueurs froides,
je n'avais pour me torturer qu'à imaginer ce même voluptueux émoi
chez Albertine. Et déjà c'était assez pour me torturer, pour me dire
qu'à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal
et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son
cœur attiré vers d'autres êtres, se détacher du mien, s'incarner
ailleurs. Mais l'importance même que ce désir devait avoir pour elle
et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me
révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le
qualifiait quand elle s'en parlait à elle-même. Dans la souffrance
physique au moins nous n'avons pas à choisir nous-mêmes notre douleur.
La maladie la détermine et nous l'impose. Mais dans la jalousie il nous
faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute
grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir
convenir. Et quelle difficulté plus grande, quand il s'agit d'une
souffrance comme de sentir celle qu'on aimait éprouvant du plaisir avec
des êtres différents de nous qui lui donnent des sensations que nous
ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins par leur
configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre
chose que nous. Ah! qu'Albertine n'avait-elle aimé Saint-Loup! comme il
me semble que j'eusse moins souffert! Certes nous ignorons la
sensibilité particulière de chaque être, mais d'habitude nous ne
savons même pas que nous l'ignorons, car cette sensibilité des autres
nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou
mon bonheur eût dépendu de ce qu'était cette sensibilité; je savais
bien qu'elle m'était inconnue, et qu'elle me fût inconnue m'était
déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait
Albertine, une fois j'eus l'illusion de les voir quand quelque temps
après la mort d'Albertine, Andrée vint chez moi.
Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais que ces
cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c'était sans
doute ce qu'Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi
de ce qu'elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu'elle voyait
par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si
précipitamment revenir de Balbec.
Comme une sombre fleur inconnue qui m'était par delà le tombeau
rapportée des profondeurs d'un être où je n'avais pas su la
découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d'une relique
inestimable, voir devant moi le désir incarné d'Albertine qu'Andrée
était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée
regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu'elle ne lui
manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait
avoir pris aisément son parti d'une séparation définitive que je
n'eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant
j'aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d'Andrée.
Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement,
mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée
m'abandonnait Albertine, mais morte, et ayant perdu pour moi non
seulement sa vie mais rétrospectivement un peu de sa réalité, puisque
je voyais qu'elle n'était pas indispensable, unique pour Andrée qui
avait pu la remplacer par d'autres.
Du vivant d'Albertine, je n'eusse pas osé demander à Andrée des
confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l'amie
de Mlle Vinteuil, n'étant pas certain sur la fin qu'Andrée ne
répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel
interrogatoire, même s'il devait être sans résultat, serait au moins
sans danger. Je parlai à Andrée non sur un ton interrogatif mais comme
si je l'avais su de tout temps, peut-être par Albertine, du goût
qu'elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations
avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en
souriant. De cet aveu, je pouvais tirer de cruelles conséquences;
d'abord parce qu'Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des
jeunes gens à Balbec, n'aurait donné lieu pour personne à la
supposition d'habitudes qu'elle ne niait nullement, de sorte que par
voie d'analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle, je pouvais
penser qu'Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout
autre qu'à moi qu'elle sentait jaloux. Mais d'autre part, Andrée ayant
été la meilleure amie d'Albertine, et celle pour laquelle celle-ci
était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu'Andrée
avait ces goûts, la conclusion qui devait s'imposer à mon esprit
était qu'Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations
ensemble. Certes, comme en présence d'une personne étrangère on n'ose
pas toujours prendre connaissance du présent qu'elle vous remet, et
dont on ne défera l'enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant
qu'Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la
douleur qu'elle m'apportait, et que je sentais bien causer déjà à mes
serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par
bonne éducation je feignais de ne pas m'apercevoir, parlant au
contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j'avais
pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs.
Il me fut particulièrement pénible d'entendre Andrée me dire en
parlant d'Albertine: «Ah! oui, elle aimait bien qu'on alla se promener
dans la vallée de Chevreuse.» À l'univers vague et inexistant où se
passaient les promenades d'Albertine et d'Andrée, il me semblait que
celle-ci venait par une création postérieure et diabolique d'ajouter
une vallée maudite. Je sentais qu'Andrée allait me dire tout ce
qu'elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant par politesse, par
habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me
montrer de plus en plus affectueux, tandis que l'espace que j'avais pu
concéder encore à l'innocence d'Albertine se rétrécissait de plus en
plus, il me semblait m'apercevoir que malgré mes efforts, je gardais
l'aspect figé d'un animal autour duquel un cercle progressivement
resserré est lentement décrit par l'oiseau fascinateur qui ne se
presse pas parce qu'il est sûr d'atteindre quand il le voudra la
victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce
qui reste d'enjouement, de naturel et d'assurance aux personnes qui
veulent faire semblant de ne pas craindre qu'on les hypnotise en les
fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente: «Je ne vous en avais
jamais parlé de peur de vous fâcher, mais maintenant qu'il nous est
doux de parler d'elle, je puis bien vous dire que je savais depuis bien
longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine.
D'ailleurs cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà;
Albertine vous adorait.» Je dis à Andrée que c'eût été une grande
curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir, même
simplement en se bornant à des caresses qui ne la gênassent pas trop
devant moi, faire cela avec celles des amies d'Albertine qui avaient ces
goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d'Albertine,
pour savoir. «Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous
dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu'aucune de
celles que vous dites ait ces goûts.» Me rapprochant malgré moi du
monstre qui m'attirait, je répondis: «Comment! vous n'allez pas me
faire croire que de toute votre bande il n'y avait qu'Albertine avec qui
vous fissiez cela!--Mais je ne l'ai jamais fait avec Albertine.--Voyons,
ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins
trois ans, je n'y trouve rien de mal, au contraire. Justement à propos
du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme
Verdurin, vous vous souvenez peut-être...» Avant que j'eusse terminé
ma phrase, je vis dans les yeux d'Andrée, qu'il faisait pointus comme
ces pierres qu'à cause de cela les joailliers ont de la peine à
employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de
privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu'une pièce soit
commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce
regard inquiet disparut, tout était rentré dans l'ordre, mais je
sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu'arrangé
facticement pour moi. À ce moment je m'aperçus dans la glace; je fus
frappé d'une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n'avais
pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n'eusse eu qu'une
ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète.
C'était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait
à peine, qu'Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux
de revenir à Paris. «Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n'est
pas vrai, pour la simple raison que vous ne le trouveriez pas mal. Je
vous jure que je n'ai jamais rien fait avec Albertine, et j'ai la
conviction qu'elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit
cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé», me dit-elle
d'un air interrogateur et méfiant. «Enfin soit, puisque vous ne voulez
pas me le dire», répondis-je. Je préférais avoir l'air de ne pas
vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je
prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont.
«J'ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un
endroit qui a quelque chose de particulièrement mal?» Je lui demandai
si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui à une certaine époque
avait intimement connu Albertine. Mais Andrée me déclara qu'après une
infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un
service était la seule chose qu'elle refuserait toujours de faire pour
moi. «Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous
ai dit d'elle, inutile de m'en faire une ennemie. Elle sait ce que je
pense d'elle, mais j'ai toujours mieux aimé éviter avec elle les
brouilles violentes qui n'amènent que des raccommodements. Et puis elle
est dangereuse. Mais vous comprenez que quand on a lu la lettre que j'ai
eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle
perfidie, rien, même les plus belles actions du monde, ne peut effacer
le souvenir de cela.» En somme si Andrée ayant ces goûts au point de
ne s'en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande
affection que très certainement elle avait, malgré cela Andrée
n'avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait
toujours ignoré qu'Albertine eût de tels goûts, c'est qu'Albertine ne
les avait pas, et n'avait eu avec personne, les relations que plus
qu'avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée
fut partie, je m'aperçus que son affirmation si nette m'avait apporté
du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquel
Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait
encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu'Albertine lui avait sans
doute, pendant sa vie, demandé de nier.
Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu'en voyageant
dans un pays ils ont rencontré quelqu'un qui leur a raconté la vie
d'une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et
le récit qu'il leur fait, c'est précisément leur roman. Ainsi la vie
de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de
Padoue. Combien nous voudrions quand, nous aimons, c'est-à-dire quand
l'existence d'une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un
tel narrateur informé! Et certes il existe. Nous-même, ne
racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou
telle femme, à un de nos amis, ou à un étranger, qui ne connaissait
rien de ses amours et nous écoute avec curiosité? L'homme que j'étais
quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann,
cet être-là existait qui eût pu me parler d'Albertine, cet être-là
existe toujours... mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait
que, si j'avais pu trouver des femmes qui l'eussent connue, j'eusse
appris tout ce que j'ignorais. Pourtant à des étrangers, il eût dû
sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même
ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée? C'est ainsi que l'on
croit que l'ami d'un ministre doit savoir la vérité sur certaines
affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul à
l'user, l'ami a appris que chaque fois qu'il parlait politique au
ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au
plus ce qu'il y avait dans les journaux, ou que s'il a eu quelque ennui,
ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois
à un «ce n'est pas en mon pouvoir» sur lequel l'ami est lui-même
sans pouvoir. Je me disais: «Si j'avais pu connaître tels témoins!»
desquels, si je les avais connus, je n'aurais probablement pas pu
obtenir plus que d'Andrée, dépositaire elle-même d'un secret qu'elle
ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il
ne fut plus jaloux, cessa d'être curieux de ce qu'Odette avait pu faire
avec Forcheville, même après ma jalousie passée connaître la
blanchisseuse d'Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer
sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le
You have read 1 text from French literature.
Next - Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 12
  • Parts
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 01
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1438
    41.4 of words are in the 2000 most common words
    54.4 of words are in the 5000 most common words
    59.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 02
    Total number of words is 4778
    Total number of unique words is 1444
    41.6 of words are in the 2000 most common words
    52.8 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 03
    Total number of words is 4760
    Total number of unique words is 1440
    41.6 of words are in the 2000 most common words
    53.6 of words are in the 5000 most common words
    57.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 04
    Total number of words is 4780
    Total number of unique words is 1479
    39.4 of words are in the 2000 most common words
    51.7 of words are in the 5000 most common words
    57.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 05
    Total number of words is 4806
    Total number of unique words is 1398
    43.4 of words are in the 2000 most common words
    55.3 of words are in the 5000 most common words
    59.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 06
    Total number of words is 4614
    Total number of unique words is 1519
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 07
    Total number of words is 4679
    Total number of unique words is 1485
    38.9 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    55.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 08
    Total number of words is 4678
    Total number of unique words is 1380
    39.6 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 09
    Total number of words is 4693
    Total number of unique words is 1379
    41.3 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 10
    Total number of words is 4677
    Total number of unique words is 1398
    40.3 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 11
    Total number of words is 4623
    Total number of unique words is 1477
    40.1 of words are in the 2000 most common words
    50.9 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 12
    Total number of words is 2405
    Total number of unique words is 826
    42.5 of words are in the 2000 most common words
    52.3 of words are in the 5000 most common words
    58.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.