Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 06

Total number of words is 4614
Total number of unique words is 1519
37.9 of words are in the 2000 most common words
50.3 of words are in the 5000 most common words
55.7 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais: «Ah! j'ai soif.»
Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la
décharge douloureuse d'un des mille souvenirs invisibles qui à tout
moment éclataient autour de moi dans l'ombre: je venais de voir qu'elle
avait apporté du cidre et des cerises qu'un garçon de ferme nous avait
apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j'aurais
communié le plus parfaitement, jadis, avec l'arc-en-ciel des salles à
manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la
première fois à la ferme des Écorres, et je me dis que certains jours
où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de
sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies
dans une ferme où elle savait que je n'avais pas mes habitudes, et que
pendant qu'à tout hasard je l'attendais à Marie-Antoinette où on
m'avait dit: «Nous ne l'avons pas vue aujourd'hui», elle usait avec
son amie des mêmes mots qu'avec moi quand nous sortions tous les deux:
«Il n'aura pas l'idée de nous chercher ici et comme cela nous ne
serons plus dérangées.» Je disais à Françoise de refermer les
rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à
filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. «Elle ne me plaît pas, elle
est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin le Vêtu,
après-demain à...» Demain, après-demain, c'était un avenir de vie
commune, peut-être pour toujours qui commençait, mon cœur s'élança
vers lui, mais il n'était plus là, Albertine était morte.
Je demandai l'heure à Françoise. Six heures. Enfin Dieu merci allait
disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec
Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais
qu'est-ce que j'y gagnais? La fraîcheur du soir se levait, c'était le
coucher du soleil; dans ma mémoire au bout d'une route que nous
prenions ensemble pour rentrer, j'apercevais, plus loin que le dernier
village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où
nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors,
maintenant il fallait s'arrêter court devant ce même abîme, elle
était morte. Ce n'était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais
de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir
cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles
oiseaux qui se répondaient d'un arbre à l'autre de chaque côté de
moi qu'embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte.
Je tâchais d'éviter ces sensations que donnent l'humidité des
feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes à dos
d'âne. Mais déjà ces sensations m'avaient ressaisi, ramené assez
loin du moment actuel afin qu'eût tout le recul, tout l'élan
nécessaire pour me frapper de nouveau, l'idée qu'Albertine était
morte. Ah! jamais je n'entrerais plus dans une forêt, je ne me
promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me
seraient-elles moins cruelles? Que de fois j'avais traversé pour aller
chercher Albertine, que de fois j'avais repris au retour avec elle la
grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où
l'inondation du brouillard nous donnait l'illusion d'être entourés
d'un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune,
dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste,
comme elle n'est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les
champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans
l'agate arborisée d'un seul azur.
Françoise devait être heureuse de la mort d'Albertine, et il faut lui
rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne
simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique
code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux
chansons de gestes étaient plus anciennes que sa haine d'Albertine et
même d'Eulalie. Aussi une de ces fins d'après-midi-là, comme je ne
cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes,
servie par son instinct d'ancienne petite paysanne qui autrefois lui
faisait capturer et faire souffrir les animaux, n'éprouver que de la
gaîté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards
et, quand j'étais malade, à observer, comme les blessures qu'elle eût
infligées à une chouette, ma mauvaise mine, qu'elle annonçait ensuite
sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son
«coutumier» de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement
les larmes, le chagrin, choses qu'elle jugeait aussi funestes que
d'ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur. «Oh! non, Monsieur,
il ne faut pas pleurer comme cela, cela vous ferait mal.» Et en voulant
arrêter mes larmes elle avait l'air aussi inquiet que si c'eût été
des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court
aux effusions qu'elle espérait et qui du reste eussent peut-être été
sincères. Peut-être en était il pour elle d'Albertine comme d'Eulalie
et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit,
Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrer
pourtant qu'elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant
seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas «faire
voir». «Il ne faut pas pleurer, Monsieur», me dit-elle d'un ton cette
fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me
témoigner sa pitié. Et elle ajouta: «Ça devait arriver, elle était
trop heureuse, la pauvre, elle n'a pas su connaître son bonheur.»
Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été. Un
pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à
aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit
dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais
dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la
partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un
bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais
senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup
suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour.
L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il
suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me
rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de
Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il
m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté
naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de
Paris,--de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un
instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence
infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que
j'y avais faites avec Albertine. Ah! quand la nuit finirait-elle? Mais
à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait
ramené en moi la douceur de cet été, où, de Balbec à Incarville,
d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un
l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour
l'avenir--espoir bien plus déchirant qu'une crainte,--c'était
d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien
oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma
grand'mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de
l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous
nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous
entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que
nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu'il est un état non
douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois
à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à
tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il
faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces
souvenirs si tendres venant se briser contre l'idée qu'Albertine était
morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne
pouvais rester immobile; je me levais, mais tout d'un coup je
m'arrêtais, terrassé; le même petit jour que je voyais, au moment où
je venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers,
venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la
blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un
coup de couteau.
Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à
l'échelle qualitative de leurs sonorités, le degré de la chaleur sans
cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques
heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais
(comme dans un remède que le remplacement d'une des parties composantes
par une autre suffît pour rendre, d'un euphorique et d'un excitatif
qu'il était, un déprimant), ce n'était plus le désir des femmes mais
l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes
désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le
souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me
serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle
m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais
mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé
entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant
et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir.
Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage
de les saisir; il n'y en avait plus une seule dont je ne me
détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma
séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des
plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence.
D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet
pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il
arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient
intacts maintenant que celui-là avait disparu. C'est de cette façon
qu'autrefois, quand quelque visite aimable m'empêchait de travailler,
si le lendemain je restais seul, je ne travaillais pas davantage. Qu'une
maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de
près, nous aurions joui richement de la vie, de la volupté, des pays
inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé,
ce que nous retrouverons c'est la même vie morne où rien de tout cela
n'existait pour nous.
Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L'hiver finirait par
revenir, où je n'aurais plus à craindre le souvenir des promenades
avec elle jusqu'à l'aube trop tôt levée. Mais les premières gelées
ne me rapporteraient-elles pas, conservées dans leur glace, le germe de
mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le
temps me semblait si long jusqu'à son coup de sonnette, que je pourrais
maintenant attendre éternellement en vain? Ne me rapporteraient-elles
pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus
qu'elle ne viendrait pas? Dans ce temps-là je ne la voyais que
rarement; mais même ces intervalles qu'il y avait alors entre ses
visites qui la faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein
d'une vie inconnue que je n'essayais pas de posséder, assuraient
mon calme, en empêchant les velléités sans cesse interrompues
de ma jalousie, de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur.
Autant ils eussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant,
rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance, depuis que ce
qu'elle avait pu faire d'inconnu pendant leur durée avait cessé de
m'être indifférent, et surtout maintenant qu'aucune visite d'elle ne
viendrait plus jamais; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait
et qui par là m'avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans
leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me
rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour.
Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui, depuis
Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées, m'avait toujours paru si
triste; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir
de neige où j'avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu
Albertine, alors, comme un malade, se plaçant bien au point de vue du
corps, pour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que je
redoutais encore le plus, pour mon chagrin, pour mon cœur, c'était le
retour des grands froids, et je me disais que ce qu'il y aurait de plus
dur à passer, ce serait peut-être l'hiver. Lié qu'il était à toutes
les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait
fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les
connaître, comme un vieillard frappé d'hémiplégie et qui rapprend à
lire; il aurait fallu que je renonçasse à tout l'univers. Seule, me
disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle
est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la
mort de soi-même n'est ni impossible, ni extraordinaire; elle se
consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je
souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non
seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus
conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date
où j'étais allé à Balbec l'autre été et où mon amour, qui
n'était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s'inquiétait
pas de ce qu'Albertine faisait toute la journée, devait subir tant
d'évolutions avant de devenir cet amour des derniers temps, si
particulier, que cette année finale, où avait commencé de changer et
où s'était terminée la destinée d'Albertine, m'apparaissait remplie,
diverse, vaste, comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours
plus tardifs, mais dans des années antérieures, les dimanches de
mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de
l'après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m'eût invité jadis
à rester à faire le «philosophe sous les toits»; avec quelle
anxiété je verrais approcher l'heure où Albertine, si peu attendue,
était venue me voir, m'avait caressé pour la première fois,
s'interrompant pour Françoise, qui avait apporté la lampe, en ce temps
deux fois mort où c'était Albertine qui était curieuse de moi, où ma
tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d'espérance. Même
à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les
pensionnats, entr'ouverts comme des chapelles, baignés d'une poussière
dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui causant
non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de
pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que
la tendresse d'Albertine, qui à côté de moi m'était un empêchement
à m'approcher d'elles.
D'ailleurs, au souvenir des heures, même purement naturelles,
s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose
d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier,
par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait
tour à tour à sa lumière l'anxiété de savoir Albertine au
Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la
douceur familiale et domestique, presque commune, d'une épouse qui me
semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce
message téléphonique de Françoise qui m'avait transmis l'hommage
obéissant d'Albertine revenant avec elle, j'avais cru qu'il
m'enorgueillissait. Je m'étais trompé. S'il m'avait enivré, c'est
parce qu'il m'avait fait sentir que celle que j'aimais était bien à
moi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans que j'eusse
besoin de m'occuper d'elle, me considérait comme son époux et son
maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message
téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin,
émise de ce quartier du Trocadéro, où il se trouvait y avoir pour moi
des sources de bonheur dirigeant vers moi d'apaisantes molécules, des
baumes calmants me rendant enfin une si douce liberté d'esprit que je
n'avais plus eu, me livrant sans la restriction d'un seul souci à la
musique de Wagner--qu'à attendre l'arrivée certaine d'Albertine, sans
fièvre, avec un manque entier d'impatience où je n'avais pas su
reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu'elle revînt, qu'elle
m'obéît et m'appartînt, la cause en était dans l'amour, non dans
l'orgueil. Il m'eût été bien égal maintenant d'avoir à mes ordres
cinquante femmes revenant sur un signe de moi, non pas du Trocadéro,
mais des Indes. Mais ce jour-là, en sentant Albertine qui, tandis que
j'étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement
vers moi, j'avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le
soleil, une de ces substances qui comme d'autres sont salutaires au
corps, font du bien à l'âme. Puis ç'avait été, une demi-heure
après, l'arrivée d'Albertine, puis la promenade avec Albertine
arrivée, promenade que j'avais crue ennuyeuse parce qu'elle était pour
moi accompagnée de certitude, mais, à cause de cette certitude même,
qui avait, à partir du moment où Françoise m'avait téléphoné
qu'elle la ramenait, coulé un calme d'or dans les heures qui avaient
suivi, en avait fait comme une deuxième journée bien différente de la
première, parce qu'elle avait un tout autre dessous moral, un dessous
moral qui en faisait une journée originale, qui venait s'ajouter à la
variété de celles que j'avais connues jusque-là, journée que je
n'eusse jamais pu imaginer--comme nous ne pourrions imaginer le repos
d'un jour d'été si de tels jours n'existaient pas dans la série de
ceux que nous avons vécus,--journée dont je ne pouvais pas dire
absolument que je me la rappelais, car à ce calme s'ajoutait maintenant
une souffrance que je n'avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard,
quand je traversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels
j'avais passé avant d'aimer tant Albertine, quand mon cœur cicatrisé
put se séparer sans souffrance d'Albertine morte, alors je pus me
rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire
des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro; je me
rappelai avec plaisir ce jour comme appartenant à une saison morale que
je n'avais pas connue jusqu'alors; je me le rappelai enfin exactement
sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle
certains jours d'été qu'on a trouvés trop chauds quand on les a
vécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sans alliage
d'or fin et d'indestructible azur.
De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir
d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les
modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins
d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer
à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles
mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me
faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je
me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou
moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en
trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle
avait pu m'y causer par l'attente, du désir que j'avais à tel moment
pour elle, d'espoirs formés, puis perdus; tout cela modifiait le
caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les
impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées et
complétait chacune des années solaires que j'avais vécues,--et qui,
rien qu'avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient
déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle--en la
doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas
définies par la position du soleil, mais par l'attente d'un
rendez-vous, où la longueur des jours, où les progrès de la
température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le
progrès de notre intimité, la transformation progressive de son
visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des
lettres qu'elle m'avait adressées pendant une absence, sa
précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces
changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun
une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des
moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que
j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres
désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, de n'avoir rêvé
que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps
avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son
sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même
dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression
modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas tel jour diminué la
visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas tel jour
indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour
contractée jusqu'à l'orage? On n'est que par ce qu'on possède, on ne
possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos
souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin
de nous-même, où nous les perdons de vue! Alors nous ne pouvons plus
les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être.
Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs
m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine--on ne peut
regretter que ce qu'on se rappelle--au réveil je trouvais toute une
flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus
claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais
ce que je voyais si bien et qui, la veille, n'était pour moi que
néant. Puis brusquement, le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de
sens; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.
Comment m'avait-elle paru morte quand maintenant pour penser à elle je
n'avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était
vivante je revoyais l'une ou l'autre: rapide et penchée sur la roue
mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la
tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête
enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les
rues de Balbec; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les
bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage
cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la
distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair
de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me
rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite
statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros
grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et
rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la
musique. Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel
je me trouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé
ne sont pas immobiles; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui
les entraînait vers l'avenir, vers un avenir devenu lui-même le
passé,--nous y entraînant nous-même. Jamais je n'avais caressé
l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander
d'ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l'amour des camps,
la fraternité du voyage. Mais ce n'était plus possible, elle était
morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n'avais fait
semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m'offrir des
plaisirs que sans cela elle n'eût peut-être pas demandés à d'autres
et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais
pas éprouvés semblables auprès d'une autre, mais celle qui me les
aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer
puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre
deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort
d'Albertine,--venu pour moi d'une réalité que je n'avais pas connue:
sa vie en Touraine,--était en contradiction avec toutes mes pensées
relatives à Albertine, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement,
ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au
répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant,
impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu'Albertine fût
morte.--Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire, en
conservant ma tendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n'était
pas Albertine seule qui n'était qu'une succession de moments, c'était
aussi moi-même. Mon amour pour elle n'avait pas été simple: à la
curiosité de l'inconnu s'était ajouté un désir sensuel et à un
sentiment d'une douceur presque familiale, tantôt l'indifférence,
tantôt une fureur jalouse. Je n'étais pas un seul homme, mais le
défilé heure par heure d'une armée compacte où il y avait selon le
moment des passionnés, des indifférents, des jaloux,--des jaloux dont
pas un n'était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là
qu'un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une
foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu'on s'en aperçoive
être remplacés par d'autres, que d'autres encore éliminent ou
renforcent, si bien qu'à la fin un changement s'est accompli qui ne se
pourrait concevoir si l'on était un. La complexité de mon amour, de ma
personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles
pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l'alternative
avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré
à la confiance et au soupçon jaloux.
Si j'avais peine à penser qu'Albertine si vivante en moi, (portant
comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était
morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de
fautes dont Albertine aujourd'hui dépouillée de la chair qui en avait
joui, de l'âme qui avait pu les désirer, n'était plus capable, ni
responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j'aurais
seulement bénie, si j'avais pu y voir le gage de la réalité morale
d'une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet destiné
à s'éteindre lui-même d'impressions qu'elle m'avait autrefois
causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec
d'autres n'aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma
tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c'est ce qui était
impossible puisqu'elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que
dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque rien qu'en
pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais
être celles d'une morte;--l'instant où elle les avait commises
devenant l'instant, actuel, non pas seulement pour Albertine, mais pour
celui de mes moi subitement évoqué, qui la contemplait. De sorte
qu'aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble,
où, à chaque coupable nouvelle, s'appariait aussitôt un jaloux
lamentable et toujours contemporain. Je l'avais, les derniers mois,
tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant,
Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle se
prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à
l'avenir incertain qui était déployé devant nous, j'essayais d'y
lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de
l'avenir--aussi préoccupant qu'un avenir puisqu'il était aussi
incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux, plus cruel
encore parce que je n'avais pas comme pour l'avenir la possibilité ou
l'illusion d'agir sur lui et aussi parce qu'il se déroulait aussi loin
que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les
souffrances qu'il me causait,--ce n'était plus l'Avenir d'Albertine,
c'était son Passé. Son Passé? C'est mal dire puisque pour la jalousie
il n'est ni passé ni avenir et que ce qu'elle imagine est toujours le
présent.
Les changements de l'atmosphère en provoquent d'autres dans l'homme
intérieur, réveillent des moi oubliés, contrarient l'assoupissement
de l'habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles
souffrances. Combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu'il
faisait me rappelait celui par lequel Albertine, à Balbec, sous la
You have read 1 text from French literature.
Next - Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 07
  • Parts
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 01
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1438
    41.4 of words are in the 2000 most common words
    54.4 of words are in the 5000 most common words
    59.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 02
    Total number of words is 4778
    Total number of unique words is 1444
    41.6 of words are in the 2000 most common words
    52.8 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 03
    Total number of words is 4760
    Total number of unique words is 1440
    41.6 of words are in the 2000 most common words
    53.6 of words are in the 5000 most common words
    57.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 04
    Total number of words is 4780
    Total number of unique words is 1479
    39.4 of words are in the 2000 most common words
    51.7 of words are in the 5000 most common words
    57.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 05
    Total number of words is 4806
    Total number of unique words is 1398
    43.4 of words are in the 2000 most common words
    55.3 of words are in the 5000 most common words
    59.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 06
    Total number of words is 4614
    Total number of unique words is 1519
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 07
    Total number of words is 4679
    Total number of unique words is 1485
    38.9 of words are in the 2000 most common words
    50.3 of words are in the 5000 most common words
    55.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 08
    Total number of words is 4678
    Total number of unique words is 1380
    39.6 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 09
    Total number of words is 4693
    Total number of unique words is 1379
    41.3 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 10
    Total number of words is 4677
    Total number of unique words is 1398
    40.3 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 11
    Total number of words is 4623
    Total number of unique words is 1477
    40.1 of words are in the 2000 most common words
    50.9 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 12
    Total number of words is 2405
    Total number of unique words is 826
    42.5 of words are in the 2000 most common words
    52.3 of words are in the 5000 most common words
    58.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.