Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 02

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pas revus depuis assez longtemps. Par exemple (je n'avais pas songé que
c'était le jour du coiffeur) le moi que j'étais quand je me faisais
couper les cheveux. J'avais oublié ce moi-là, son arrivée fit
éclater mes sanglots, comme, à un enterrement, celle d'un vieux
serviteur retraité qui a connu celle qui vient de mourir. Puis je me
rappelai tout d'un coup que depuis huit jours j'avais par moments été
pris de peurs paniques que je ne m'étais pas avouées. À ces
moments-là je discutais pourtant en me disant: «Inutile n'est-ce pas
d'envisager l'hypothèse où elle partirait brusquement. C'est absurde.
Si je la confiais à un homme sensé et intelligent (et je l'aurais fait
pour me tranquilliser si la jalousie ne m'eût empêché de faire des
confidences) il me dirait sûrement: «Mais vous êtes fou. C'est
impossible.» Et en effet ces derniers jours nous n'avions pas eu une
seule querelle. On part pour un motif. On le dit. On vous donne le droit
de répondre. On ne part pas comme cela. Non c'est un enfantillage.
C'est la seule hypothèse absurde.» Et pourtant tous les jours, en la
retrouvant là le matin, quand je sonnais, j'avais poussé un immense
soupir de soulagement. Et quand Françoise m'avait remis la lettre
d'Albertine, j'avais tout de suite été sûr qu'il s'agissait de la
chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu
plusieurs jours d'avance, malgré les raisons logiques d'être rassuré.
Je me l'étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans
mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert,
mais qui a peur et qui tout d'un coup voit le nom de sa victime écrit
en tête d'un dossier chez le juge d'instruction qui l'a fait mander.
Tout mon espoir était qu'Albertine fût partie en Touraine, chez sa
tante où en somme elle était assez surveillée et ne pourrait faire
grand chose jusqu'à ce que je l'en ramenasse. Ma pire crainte avait
été qu'elle fût restée à Paris, partie pour Amsterdam ou pour
Montjouvain, c'est-à-dire qu'elle se fût échappée pour se consacrer
à quelque intrigue dont les préliminaires m'avaient échappé. Mais en
réalité en me disant Paris, Amsterdam, Montjouvain, c'est-à-dire
plusieurs lieux, je pensais à des lieux qui n'étaient que possibles.
Aussi, quand le concierge d'Albertine répondit qu'elle était partie en
Touraine cette résidence que je croyais désirer me sembla la plus
affreuse de toutes, parce que celle-là était réelle et que pour la
première fois torturé par la certitude du présent et l'incertitude de
l'avenir, je me représentais Albertine commençant une vie qu'elle
avait voulue séparée de moi, peut-être pour longtemps, peut-être
pour toujours, et où elle réaliserait cet inconnu qui autrefois
m'avait si souvent troublé, alors que pourtant j'avais le bonheur de
posséder, de caresser ce qui en était le dehors, ce doux visage
impénétrable et capté. C'était cet inconnu qui faisait le fond de
mon amour. Devant la porte d'Albertine, je trouvai une petite fille
pauvre qui me regardait avec de grands yeux et qui avait l'air si bon
que je lui demandai si elle ne voulait pas venir chez moi, comme j'eusse
fait d'un chien au regard fidèle. Elle en eut l'air content. À la
maison, je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa
présence, en me faisant trop sentir l'absence d'Albertine, me fut
insupportable. Et je la priai de s'en aller, après lui avoir remis un
billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après, la pensée
d'avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne jamais être
seul, sans le secours d'une présence innocente, fut le seul rêve qui
me permît de supporter l'idée que peut-être Albertine resterait
quelque temps sans revenir. Pour Albertine elle-même, elle n'existait
guère en moi que sous la forme de son nom, qui, sauf quelques rares
répits au réveil, venait s'inscrire dans mon cerveau et ne cessait
plus de le faire. Si j'avais pensé tout haut, je l'aurais répété
sans cesse et mon verbiage eût été aussi monotone, aussi limité que
si j'eusse été changé en oiseau, en un oiseau pareil à celui de la
fable dont le chant redisait sans fin le nom de celle qu'homme, il avait
aimée. On se le dit, et comme on le tait, il semble qu'on l'écrive en
soi, qu'il laisse sa trace dans le cerveau et que celui-ci doive finir
par être, comme un mur où quelqu'un s'est amusé à crayonner,
entièrement recouvert par le nom, mille fois récrit, de celle qu'on
aime. On le redit tout le temps dans sa pensée, tant qu'on est heureux,
plus encore quand on est malheureux. Et de redire ce nom, qui ne nous
donne rien de plus que ce qu'on sait déjà, on éprouve le besoin sans
cesse renaissant, mais à la longue, une fatigue. Au plaisir charnel je
ne pensais même pas en ce moment; je ne voyais même pas devant ma
pensée l'image de cette Albertine, cause pourtant d'un tel
bouleversement dans mon être, je n'apercevais pas son corps et si
j'avais voulu isoler l'idée qui était liée--car il y en a bien
toujours quelqu'une--à ma souffrance, ç'aurait été alternativement,
d'une part, le doute sur les dispositions dans lesquelles elle était
partie, avec ou sans esprit de retour, d'autre part les moyens de la
ramener. Peut-être y a-t-il un symbole et une vérité dans la place
infime tenue dans notre anxiété par celle à qui nous la rapportons.
C'est qu'en effet sa personne même y est pour peu de chose; pour
presque tout le processus d'émotions, d'angoisses que tels hasards nous
ont fait jadis éprouver à propos d'elle et que l'habitude a attaché
à elle. Ce qui le prouve bien c'est, plus encore que l'ennui qu'on
éprouve dans le bonheur, combien voir ou ne pas voir cette même
personne, être estimé ou non d'elle, l'avoir ou non à notre
disposition, nous paraîtra quelque chose d'indifférent quand nous
n'aurons plus à nous poser le problème (si oiseux que nous ne nous le
poserons même plus) que relativement à la personne elle-même,--le
processus d'émotions et d'angoisses étant oublié, au moins en tant que
se rattachant à elle, car il a pu se développer à nouveau mais
transféré à une autre. Avant cela, quand il était encore attaché à
elle, nous croyions que notre bonheur dépendait de sa présence: il
dépendait seulement de la terminaison de notre anxiété. Notre
inconscient était donc plus clairvoyant que nous-même à ce moment-là
en faisant si petite la figure de la femme aimée, figure que nous
avions même peut-être oubliée, que nous pouvions connaître mal et
croire médiocre, dans l'effroyable drame où de la retrouver pour ne
plus l'attendre pourrait dépendre jusqu'à notre vie elle-même.
Proportions minuscules de la figure de la femme, effet logique et
nécessaire de la façon dont l'amour se développe, claire allégorie
de la nature subjective de cet amour.
L'esprit dans lequel Albertine était partie était semblable sans doute
à celui des peuples qui font préparer par une démonstration de leur
armée l'œuvre de leur diplomatie. Elle n'avait dû partir que pour
obtenir de moi de meilleures conditions, plus de liberté, de luxe. Dans
ce cas celui qui l'eût emporté de nous deux, c'eût été moi, si
j'eusse eu la force d'attendre, d'attendre le moment où, voyant qu'elle
n'obtenait rien, elle fût revenue d'elle-même. Mais si aux cartes, à
la guerre, où il importe seulement de gagner, on peut résister au
bluff, les conditions ne sont point les mêmes que font l'amour et la
jalousie, sans parler de la souffrance. Si pour attendre, pour
«durer», je laissais Albertine rester loin de moi plusieurs jours,
plusieurs semaines peut-être, je ruinais ce qui avait été mon but
pendant plus d'une année, ne pas la laisser libre une heure. Toutes mes
précautions se trouvaient devenues inutiles, si je lui laissais le
temps, la facilité de me tromper tant qu'elle voudrait, et si à la fin
elle se rendait, je ne pourrais plus oublier le temps où elle aurait
été seule et, même l'emportant à la fin, tout de même dans le
passé, c'est-à-dire irréparablement, je serais le vaincu.
Quant aux moyens de ramener Albertine, ils avaient d'autant plus de
chance de réussir que l'hypothèse où elle ne serait partie que dans
l'espoir d'être rappelée avec de meilleures conditions, paraîtrait
plus plausible. Et sans doute pour les gens qui ne croyaient pas à la
sincérité d'Albertine, certainement pour Françoise par exemple, cette
hypothèse l'était. Mais pour ma raison, à qui la seule explication de
certaines mauvaises humeurs, de certaines attitudes avait paru, avant
que je sache rien, le projet formé par elle d'un départ définitif, il
était difficile de croire que, maintenant que ce départ s'était
produit, il n'était qu'une simulation. Je dis pour ma raison, non pour
moi. L'hypothèse de la simulation me devenait d'autant plus nécessaire
qu'elle était plus improbable et gagnait en force ce qu'elle perdait en
vraisemblance. Quand on se voit au bord de l'abîme et qu'il semble que
Dieu vous ait abandonné, on n'hésite plus à attendre de lui un
miracle.
Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoique le plus
douloureux des policiers. Mais la fuite d'Albertine ne m'avait pas rendu
les qualités que l'habitude de la faire surveiller par d'autres m'avait
enlevées. Je ne pensais qu'à une chose: charger un autre de cette
recherche. Cet autre fut Saint-Loup qui consentit. L'anxiété de tant
de jours remise à un autre me donna de la joie et je me trémoussai
sûr du succès, les mains redevenues brusquement sèches comme
autrefois et n'ayant plus cette sueur dont Françoise m'avait mouillé
en me disant: «Mademoiselle Albertine est partie.»
On se souvient que quand je résolus de vivre avec Albertine et même de
l'épouser, c'était pour la garder, savoir ce qu'elle faisait,
l'empêcher de reprendre ses habitudes avec Mlle Vinteuil. Ç'avait
été dans le déchirement atroce de sa révélation à Balbec quand
elle m'avait dit comme une chose toute naturelle et que je réussis,
bien que ce fût le plus grand chagrin que j'eusse encore éprouvé dans
ma vie à sembler trouver toute naturelle, la chose que dans mes pires
suppositions je n'aurais jamais été assez audacieux pour imaginer.
(C'est étonnant comme la jalousie qui passe son temps à faire des
petites suppositions dans le faux, a peu d'imagination quand il s'agit
de découvrir le vrai). Or cet amour né surtout d'un besoin d'empêcher
Albertine de faire le mal, cet amour avait gardé dans la suite la trace
de son origine. Être avec elle m'importait peu pour peu que je pusse
empêcher «l'être de fuite» d'aller ici ou là. Pour l'en empêcher
je m'en étais remis aux yeux, à la compagnie de ceux qui allaient avec
elle et pour peu qu'ils me fissent le soir un bon petit rapport bien
rassurant mes inquiétudes s'évanouissaient en bonne humeur.
M'étant donné à moi-même l'affirmation que, quoi que je dusse faire,
Albertine serait de retour à la maison le soir même, j'avais suspendu
la douleur que Françoise m'avait causée en me disant qu'Albertine
était partie (parce qu'alors mon être pris de court avait cru un
instant que ce départ était définitif). Mais après une interruption,
quand d'un élan de sa vie indépendante la souffrance initiale revenait
spontanément en moi, elle était toujours aussi atroce, parce que
antérieure à la promesse consolatrice que je m'étais faite de ramener
le soir même Albertine. Cette phrase qui l'eût calmée, ma souffrance
l'ignorait. Pour mettre en œuvre les moyens d'amener ce retour, une
fois encore, non pas qu'une telle attitude m'eût jamais très bien
réussi, mais parce que je l'avais toujours prise depuis que j'aimais
Albertine, j'étais condamné à faire comme si je ne l'aimais pas, ne
souffrais pas de son départ, j'étais condamné à continuer de lui
mentir. Je pourrais être d'autant plus énergique dans les moyens de la
faire revenir que personnellement j'aurais l'air d'avoir renoncé à
elle. Je me proposais d'écrire à Albertine une lettre d'adieux où je
considérerais son départ comme définitif, tandis que j'enverrais
Saint-Loup exercer sur Mme Bontemps et, comme à mon insu, la pression
la plus brutale pour qu'Albertine revînt au plus vite. Sans doute
j'avais expérimenté avec Gilberte le danger des lettres d'une
indifférence qui, feinte d'abord, finit par devenir vraie. Et cette
expérience aurait dû m'empêcher d'écrire à Albertine des lettres du
même caractère que celles que j'avais écrites à Gilberte. Mais ce
qu'on appelle expérience n'est que la révélation à nos propres yeux
d'un trait de notre caractère, qui naturellement reparaît, et
reparaît d'autant plus fortement que nous l'avons déjà mis en
lumière pour nous-même une fois, de sorte que le mouvement spontané
qui nous avait guidé la première fois se trouve renforcé par toutes
les suggestions du souvenir. Le plagiat humain auquel il est le plus
difficile d'échapper, pour les individus (et même pour les peuples qui
persévèrent dans leurs fautes et vont les aggravant) c'est le plagiat
de soi-même.
Saint-Loup que je savais à Paris avait été mandé par moi à
l'instant même; il accourut rapide et efficace comme il était jadis à
Doncières et consentit à partir aussitôt pour la Touraine. Je lui
soumis la combinaison suivante. Il devait descendre à Châtellerault, se
faire indiquer la maison de Mme Bontemps, attendre qu'Albertine fût
sortie, car elle aurait pu le reconnaître. «Mais la jeune fille dont
tu parles me connaît donc?», me dit-il. Je lui dis que je ne le
croyais pas. Le projet de cette démarche me remplit d'une joie infinie.
Elle était pourtant en contradiction absolue avec ce que je m'étais
promis au début: m'arranger à ne pas avoir l'air de faire chercher
Albertine; et cela en aurait l'air inévitablement, mais elle avait sur
«ce qu'il aurait fallu» l'avantage inestimable qu'elle me permettait
de me dire que quelqu'un envoyé par moi allait voir Albertine, sans
doute la ramener. Et si j'avais su voir clair dans mon cœur au début,
c'est cette solution cachée dans l'ombre et que je trouvais
déplorable, que j'aurais pu prévoir qui prendrait le pas sur les
solutions de patience et que j'étais décidé à vouloir, par manque de
volonté. Comme Saint-Loup avait déjà l'air un peu surpris qu'une
jeune fille eût habité chez moi tout un hiver sans que je lui en eusse
rien dit, comme d'autre part il m'avait souvent reparlé de la jeune
fille de Balbec et que je ne lui avais jamais répondu: «Mais elle
habite ici», il eût pu être froissé de mon manque de confiance. Il
est vrai que peut-être Mme Bontemps lui parlerait de Balbec. Mais
j'étais trop impatient de son départ, de son arrivée, pour vouloir,
pour pouvoir penser aux conséquences possibles de ce voyage. Quant à
ce qu'il reconnût Albertine (qu'il avait d'ailleurs systématiquement
évité de regarder quand il l'avait rencontrée à Doncières), elle
avait, au dire de tous, tellement changé et grossi que ce n'était
guère probable. Il me demanda si je n'avais pas un portrait
d'Albertine. Je répondis d'abord que non, pour qu'il n'eût pas,
d'après sa photographie, faite à peu près du temps de Balbec, le
loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n'avait qu'entrevue
dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernière elle serait
déjà aussi différente de l'Albertine de Balbec que l'était
maintenant l'Albertine vivante, et qu'il ne la reconnaîtrait pas plus
sur la photographie que dans la réalité. Pendant que je la lui
cherchais, il me passait doucement la main sur le front, en manière de
me consoler. J'étais ému de la peine que la douleur qu'il devinait en
moi lui causait. D'abord il avait beau s'être séparé de Rachel, ce
qu'il avait éprouvé alors n'était pas encore si lointain qu'il n'eût
une sympathie, une pitié particulière pour ce genre de souffrances,
comme on se sent plus voisin de quelqu'un qui a la même maladie que
vous. Puis il avait tant d'affection pour moi que la pensée de mes
souffrances lui était insupportable. Aussi en concevait-il pour celle
qui me les causait un mélange de rancune et d'admiration. Il se
figurait que j'étais un être si supérieur qu'il pensait que pour que
je fusse soumis à une autre créature il fallait que celle-là fût
tout à fait extraordinaire. Je pensais bien qu'il trouverait la
photographie d'Albertine jolie, mais comme tout de même je ne
m'imaginais pas qu'elle produirait sur lui l'impression d'Hélène sur
les vieillards troyens, tout en cherchant je disais modestement: «Oh!
tu sais, ne te fais pas d'idées, d'abord la photo est mauvaise, et puis
elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une beauté, elle est surtout
bien gentille.» «Oh! si, elle doit être merveilleuse», dit-il avec
une enthousiasme naïf et sincère en cherchant à se représenter
l'être qui pouvait me jeter dans un désespoir et une agitation
pareils. «Je lui en veux de te faire mal, mais aussi c'était bien à
supposer qu'un être artiste jusqu'au bout des ongles comme toi, toi qui
aimes en tout la beauté et d'un tel amour, tu étais prédestiné à
souffrir plus qu'un autre quand tu la rencontrerais dans une femme.»
Enfin je venais de trouver la photographie. «Elle est sûrement
merveilleuse», continuait à dire Robert, qui n'avait pas vu que je lui
tendais la photographie. Soudain il l'aperçut, il la tint un instant
dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait
jusqu'à la stupidité. «C'est ça la jeune fille que tu aimes»,
finit-il par me dire d'un ton où l'étonnement était maté par la
crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l'air
raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu'on a devant un
malade--eût-il été jusque là un homme remarquable et votre ami--mais
qui n'est plus rien de tout cela car, frappé de folie furieuse, il vous
parle d'un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à
l'endroit où vous, homme sain, vous n'apercevez qu'un édredon. Je
compris tout de suite l'étonnement de Robert, et que c'était celui où
m'avait jeté la vue de sa maîtresse, avec la seule différence que
j'avais trouvé en elle une femme que je connaissais déjà, tandis que
lui croyait n'avoir jamais vu Albertine. Mais sans doute la différence
entre ce que nous voyions l'un et l'autre d'une même personne était
aussi grande. Le temps était loin où j'avais bien petitement commencé
à Balbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardais
Albertine, des sensations de saveur, d'odeur, de toucher. Depuis, des
sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissables s'y
étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. Bref Albertine
n'était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre
générateur d'une immense construction qui passait par le plan de mon
cœur. Robert, pour qui était invisible toute cette stratification de
sensations, ne saisissait qu'un résidu qu'elle m'empêchait au
contraire d'apercevoir. Ce qui avait décontenancé Robert quand il
avait aperçu la photographie d'Albertine, était non le saisissement
des vieillards troyens voyant passer Hélène et disant: «Notre mal ne
vaut pas un seul de ses regards», mais celui exactement inverse et qui
fait dire: «Comment, c'est pour ça qu'il a pu se faire tant de bile,
tant de chagrin, faire tant de folies!» Il faut bien avouer que ce
genre de réaction à la vue de la personne qui a causé les
souffrances, bouleversé la vie, quelquefois amené la mort de quelqu'un
que nous aimons, est infiniment plus fréquent que celui des vieillards
troyens, et pour tout dire habituel. Ce n'est pas seulement parce que
l'amour est individuel, ni parce que, quand nous ne le ressentons pas,
le trouver évitable et philosopher sur la folie des autres nous est
naturel. Non, c'est que, quand il est arrivé au degré où il cause de
tels maux, la construction des sensations interposées entre le visage
de la femme et les yeux de l'amant,--l'énorme œuf douloureux qui
l'engaîne et le dissimule autant qu'une couche de neige une
fontaine--est déjà poussée assez loin pour que le point où
s'arrêtent les regards de l'amant, point où il rencontre son plaisir
et ses souffrances, soit aussi loin du point où les autres le voient
qu'est loin le soleil véritable de l'endroit où sa lumière condensée
nous le fait apercevoir dans le ciel. Et de plus, pendant ce temps, sous
la chrysalide de douleurs et de tendresses qui rend invisibles à
l'amant les pires métamorphoses de l'être aimé, le visage a eu le
temps de vieillir et de changer. De sorte que si le visage que l'amant a
vu la première fois est fort loin de celui qu'il voit depuis qu'il aime
et souffre, il est, en sens inverse, tout aussi loin de celui que peut
voir maintenant le spectateur indifférent. (Qu'aurait-ce été si, au
lieu de la photographie de celle qui était une jeune fille, Robert
avait vu la photographie d'une vieille maîtresse?). Et même, nous
n'avons pas besoin de voir pour la première fois, celle qui a causé
tant de ravages pour avoir cet étonnement. Souvent nous la connaissions
comme mon grand oncle connaissait Odette. Alors la différence d'optique
s'étend non seulement à l'aspect physique, mais au caractère, à
l'importance individuelle. Il y a beaucoup de chances pour que la femme
qui fait souffrir celui qui l'aime, ait toujours été bonne fille avec
quelqu'un qui ne se souciait pas d'elle, comme Odette si cruelle pour
Swann avait été la prévenante «dame en rose» de mon grand oncle, ou
bien que l'être dont chaque décision est supputée d'avance avec
autant de crainte que celle d'une Divinité par celui qui l'aime,
apparaisse comme une personne sans conséquence, trop heureuse de faire
tout ce qu'on veut, aux yeux de celui qui ne l'aime pas, comme la
maîtresse de Saint-Loup pour moi qui ne voyais en elle que cette
«Rachel Quand du Seigneur» qu'on m'avait tant de fois proposée. Je me
rappelais, la première fois que je l'avais vue avec Saint-Loup, ma
stupéfaction à la pensée qu'on pût être torturé de ne pas savoir
ce qu'une telle femme avait fait, de savoir ce qu'elle avait pu dire
tout bas à quelqu'un, pourquoi elle avait eu un désir de rupture. Or
je sentais que tout ce passé, mais d'Albertine, vers lequel chaque
fibre de mon cœur, de ma vie, se dirigeaient avec une souffrance,
vibratile et maladroite, devait paraître tout aussi insignifiant à
Saint-Loup, qu'il me le deviendrait peut-être un jour à moi-même. Je
sentais que je passerais peut-être peu à peu touchant l'insignifiance
ou la gravité du passé d'Albertine de l'état d'esprit que j'avais en
ce moment à celui qu'avait Saint-Loup, car je ne me faisais pas
d'illusions sur ce que Saint-Loup pouvait penser, sur ce que tout autre
que l'amant peut penser. Et je n'en souffrais pas trop. Laissons les
jolies femmes aux hommes sans imagination. Je me rappelais cette
tragique explication de tant de nous qu'est un portrait génial et pas
ressemblant comme celui d'Odette par Elstir et qui est moins le portrait
d'une amante que du déformant amour. Il n'y manquait--ce que tant de
portraits ont--que d'être à la fois d'un grand peintre et d'un amant
(et encore disait-on qu'Elstir l'avait été d'Odette). Cette
dissemblance, toute la vie d'un amant,--d'un amant dont personne ne
comprend les folies,--toute la vie d'un Swann, la prouve. Mais que
l'amant se double d'un peintre comme Elstir et alors le mot de l'énigme
est proféré, vous avez enfin sous les yeux ces lèvres que le vulgaire
n'a jamais aperçues dans cette femme, ce nez que personne ne lui a
connu, cette allure insoupçonnée. Le portrait dit: «Ce que j'ai
aimé, ce qui m'a fait souffrir, ce que j'ai sans cesse vu, c'est
ceci.» Par une gymnastique inverse, moi qui avais essayé par la
pensée d'ajouter à Rachel tout ce que Saint-Loup lui avait ajouté de
lui-même, j'essayais d'ôter mon apport cardiaque et mental dans la
composition d'Albertine et de me la représenter telle qu'elle devait
apparaître à Saint-Loup, comme à moi Rachel. Ces différences-là,
quand même nous les verrions nous-mêmes, quelle importance y
ajouterions-nous? Quand autrefois à Balbec Albertine m'attendait sous
les arcades d'Incarville et sautait dans ma voiture, non seulement elle
n'avait pas encore «épaissi», mais à la suite d'excès d'exercice
elle avait trop fondu; maigre, enlaidie par un vilain chapeau qui ne
laissait dépasser qu'un petit bout de vilain nez et voir de côté que
des joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peu d'elle,
assez cependant pour qu'au saut qu'elle faisait dans ma voiture, je
susse que c'était elle, qu'elle avait été exacte au rendez-vous et
n'était pas allée ailleurs; et cela suffit; ce qu'on aime est trop
dans le passé, consiste trop dans le temps perdu ensemble pour qu'on
ait besoin de toute la femme; on veut seulement être sûr que c'est
elle, ne pas se tromper sur l'identité autrement importante que la
beauté pour ceux qui aiment; les joues peuvent se creuser, le corps
s'amaigrir, même pour ceux qui ont été d'abord le plus orgueilleux,
aux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petit bout
de museau, ce signe où se résume la personnalité permanente d'une
femme, cet extrait algébrique, cette constante, cela suffit pour qu'un
homme attendu dans le plus grand monde et qui l'aimait, ne puisse
disposer d'une seule de ses soirées parce qu'il passe son temps à
peigner et à dépeigner, jusqu'à l'heure de s'endormir, la femme qu'il
aime, ou simplement à rester auprès d'elle, pour être avec elle, ou
pour qu'elle soit avec lui, ou seulement pour qu'elle ne soit pas avec
d'autres.
«Tu es sûr, me dit Robert, que je peux offrir comme cela à cette
femme trente mille francs pour le comité électoral de son mari. Elle
est malhonnête à ce point-là? Si tu ne te trompes pas, trois mille
francs suffiraient.» «Non, je t'en prie, n'économise pas pour une
chose qui me tient tant à cœur. Tu dois dire ceci où il y a du reste
une part de vérité: Mon ami avait demandé ces trente mille francs à
un parent pour le Comité de l'oncle de sa fiancée. C'est à cause de
cette raison de fiançailles qu'on les lui avait donnés. Et il m'avait
prié de vous les porter pour qu'Albertine n'en sût rien. Et puis voici
qu'Albertine le quitte. Il ne sait plus que faire. Il est obligé de
rendre les trente mille francs s'il n'épouse pas Albertine. Et s'il
l'épouse, il faudrait qu'au moins pour la forme elle revînt
immédiatement, parce que cela ferait trop mauvais effet si la fugue se
prolongeait. Tu crois que c'est inventé exprès?» «Mais non», me
répondit Saint-Loup par bonté, par discrétion et puis parce qu'il
savait que les circonstances sont souvent plus bizarres qu'on ne croit.
Après tout, il n'y avait aucune impossibilité à ce que dans cette
histoire des trente mille francs il y eût comme je le lui disais une
grande part de vérité. C'était possible, mais ce n'était pas vrai et
cette part de vérité était justement un mensonge. Mais nous nous
mentions, Robert et moi, comme dans tous les entretiens où un ami
désire sincèrement aider son ami en proie à un désespoir d'amour.
L'ami conseil, appui, consolateur, peut plaindre la détresse de
l'autre, non la ressentir, et meilleur il est pour lui, plus il ment. Et
l'autre lui avoue ce qui est nécessaire pour être aidé, mais,
justement peut-être pour être aidé cache bien des choses. Et
l'heureux est tout de même celui qui prend de la peine, qui fait un
voyage, qui remplit une mission, mais qui n'a pas de souffrance
intérieure. J'étais en ce moment celui qu'avait été Robert à
Doncières quand il s'était cru quitté par Rachel. «Enfin, comme tu
voudras; si j'ai une avanie, je l'accepte d'avance pour toi. Et puis
cela a beau me paraître un peu drôle, ce marché si peu voilé, je
sais bien que dans notre monde, il y a des duchesses et même des plus
bigotes, qui feraient pour trente mille francs des choses plus
difficiles que de dire à leur nièce de ne pas rester en Touraine.
Enfin je suis doublement content de te rendre service, puisqu'il faut
cela pour que tu consentes à me voir. Si je me marie, ajouta-t-il,
est-ce que nous ne nous verrons pas davantage, est-ce que tu ne feras
pas un peu de ma maison la tienne...» Il s'arrêta, ayant tout à coup
pensé, supposai-je alors, que si moi aussi je me mariais, Albertine ne
pourrait pas être pour sa femme une relation intime. Et je me rappelai
ce que les Cambremer m'avaient dit de son mariage probable avec la fille
du prince de Guermantes. L'indicateur consulté, il vit qu'il ne
pourrait partir que le soir. Françoise me demanda: «Faut-il ôter du
cabinet de travail le lit de Mlle Albertine?» «Au contraire, dis-je,
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