Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 07

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pluie menaçante, par exemple, était allée faire, Dieu sait pourquoi,
de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc. Si
elle avait vécu, sans doute aujourd'hui, par ce temps si semblable,
partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu'elle ne
le pouvait plus, je n'aurais pas dû souffrir de cette idée; mais comme
aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs
dans le membre qui n'existait plus.
Tout d'un coup c'était un souvenir que je n'avais pas revu depuis bien
longtemps--car il était resté dissous dans la fluide et invisible
étendue de ma mémoire--qui se cristallisait. Ainsi il y avait
plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine
avait rougi. À cette époque-là je n'étais pas jaloux d'elle. Mais
depuis, j'avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette
conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m'avait d'autant
plus préoccupé qu'on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de
Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l'hôtel et,
disait-on, pas seulement pour prendre des douches. Mais par peur de
fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours
remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé. Et tout d'un
coup, quelque temps après la mort d'Albertine, j'aperçus ce souvenir,
empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu'ont les
énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui
eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si
Albertine n'avait jamais rien fait de mal dans cet établissement de
douches. En envoyant quelqu'un à Balbec j'y arriverais peut-être. Elle
vivante, je n'eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se
délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n'a
plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de
l'imagination, restée rudimentaire, simpliste (n'ayant pas passé par
les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs
des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu'il s'agisse de
baromètre, de ballon, de téléphone, etc. dans leurs perfectionnements
ultérieurs) ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois,
le souvenir de rétablissement de douches occupait tout le champ de ma
vision intérieure.
Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un de ces
mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une première raison,
c'est que la tristesse qu'ils engendrent ne se prolonge guère qu'une
heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière
d'endormir artificielle. Pour une autre raison aussi, c'est qu'on ne les
rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans.
Encore reste-t-il incertain qu'on les ait déjà rencontrés et qu'ils
n'aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première
fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car
dédoublement ne serait pas assez dire).
Sans doute puisque j'avais des doutes sur la vie, sur la mort
d'Albertine, j'aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des
enquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m'avaient fait
me soumettre à Albertine quand elle était là, m'empêchaient de rien
entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la
faiblesse traînée pendant des années, un éclair d'énergie surgit
parfois. Je me décidai à cette enquête au moins toute naturelle. On
eût dit qu'il n'y eût rien eu d'autre dans toute la vie d'Albertine.
Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur
place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu'il connaissait
admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du
peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent,
indifférents à toute espèce de morale et dont--parce que, si nous les
payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, ils suppriment
tout ce qui l'entraverait d'une manière ou de l'autre, se montrant
aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que
dépourvus de scrupules,--nous disons: «Ce sont de braves gens.» En
ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut
parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu'il allait essayer
d'apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine
elle-même. Et aussitôt l'idée de cette question que j'aurais voulu,
qu'il me semblait que j'allais lui poser, ayant amené Albertine à mon
côté,--non grâce à un effort de résurrection mais comme par le
hasard d'une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les
photographies qui ne sont pas «posées», dans les instantanés,
laissent toujours la personne plus vivante,--en même temps que
j'imaginais notre conversation, j'en sentais l'impossibilité; je venais
d'aborder par une nouvelle face cette idée qu'Albertine était morte,
Albertine qui m'inspirait cette tendresse qu'on a pour les absentes dont
la vue ne vient pas rectifier l'image embellie, inspirant aussi la
tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût
privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt par un brusque
déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de
la séparation.
Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineux
soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante
passées avec la sœur que la mort m'avait réellement fait perdre,
puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu'Albertine avait été
pour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer aux émotions
les plus générales de l'amour m'avait peu à peu persuadé qu'elle
était; alors je me rendais compte que cette vie qui m'avait tant
ennuyé,--du moins je le croyais,--avait été au contraire délicieuse;
aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même
insignifiantes, je sentais maintenant qu'était ajoutée, amalgamée une
volupté qui alors n'avait--il est vrai--pas été perçue par moi, mais
qui était déjà cause que ces moments-là je les avais toujours si
persévéramment recherchés à l'exclusion de tout le reste; les
moindres incidents que je me rappelais, un mouvement qu'elle avait fait
en voiture auprès de moi, ou pour s'asseoir en face de moi dans sa
chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse
qui de proche en proche la gagnait tout entière.
Cette chambre où nous dînions ne m'avait jamais paru jolie, je disais
seulement qu'elle l'était à Albertine pour que mon amie fût contente
d'y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient
cessé de m'être indifférents. L'art n'est pas seul à mettre du
charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes; ce même
pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à
la douleur. Au moment même je n'avais prêté aucune attention à ce
dîner que nous avions fait ensemble au retour du bois, avant que
j'allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel
je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de
l'amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie,
mais ce n'est pas perdue au milieu d'elles qu'on peut s'en rendre
compte. Ce n'est pas d'en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des
maisons avoisinantes, c'est quand on s'est éloigné que des pentes d'un
coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme
plus au ras de terre qu'un amas confus, qu'on peut dans le recueillement
de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la
hauteur d'une cathédrale. Je tâchais d'embrasser l'image d'Albertine
à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et
justes qu'elle avait dites ce soir-là.
Un matin je crus voir la forme oblongue d'une colline dans le
brouillard, sentir la chaleur d'une tasse de chocolat, pendant que
m'étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l'après-midi où
Albertine était venue me voir et où je l'avais embrassée pour la
première fois: c'est que je venais d'entendre le hoquet du calorifère
à eau qu'on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation
que Françoise apporta de Mme Verdurin; combien l'impression que j'avais
eue en allant dîner pour la première fois à la Raspelière, que la
mort ne frappe pas tous les êtres au même âge, s'imposait à moi avec
plus de force maintenant qu'Albertine était morte, si jeune, et que
Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et
recevrait peut-être pendant beaucoup d'années encore. Aussitôt ce nom
de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m'avait
reconduit, où j'avais vu d'en bas la lumière de la lampe d'Albertine.
J'y avais déjà repensé d'autres fois, mais je n'avais pas abordé le
souvenir par le même côté. Alors en pensant au vide que je trouverais
maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d'en bas la
chambre d'Albertine d'où la lumière s'était éteinte à jamais, je
compris combien ce soir où en quittant Brichot, j'avais cru éprouver
de l'ennui, du regret de ne pas pouvoir aller me promener et faire
l'amour ailleurs, je compris combien je m'étais trompé et que c'était
seulement parce que le trésor dont les reflets venaient d'en haut
jusqu'à moi, je m'en croyais la possession entièrement assurée, que
j'avais négligé d'en calculer la valeur, ce qui faisait qu'il me
paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu'ils
fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j'évaluais. Je compris
combien cette lumière qui me semblait venir d'une prison contenait pour
moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n'était que la
réalisation de ce qui m'avait un instant enivré, puis paru à jamais
impossible: je comprenais que cette vie que j'avais menée à Paris dans
un chez moi qui était son chez elle, c'était justement la réalisation
de cette paix profonde que j'avais rêvée le soir où Albertine avait
couché sous le même toit que moi, à Balbec. La conversation que
j'avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière
soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu'elle n'eût pas eu
lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de
mon intelligence et en certaines parcelles nous avait faits identiques
l'un à l'autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour
moi si j'y revenais avec attendrissement ce n'est pas qu'elles eussent
été plus grandes que celles d'autres personnes que j'avais connues.
Madame de Cambremer ne m'avait-elle pas dit à Balbec: «Comment! vous
pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et
vous les passez avec votre cousine!» L'intelligence d'Albertine me
plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que
j'appelais sa douceur comme nous appelons douceur d'un fruit une
certaine sensation qui n'est que dans notre palais. Et de fait, quand je
pensais à l'intelligence d'Albertine, mes lèvres s'avançaient
instinctivement et goûtaient un souvenir dont j'aimais mieux que la
réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité
objective d'un être. Il reste certain que j'avais connu des personnes
d'intelligence plus grande. Mais l'infini de l'amour, ou son égoïsme,
fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie
intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie,
nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos
craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu'un lieu
immense et vague où s'extériorisent nos tendresses. Nous n'avons pas
de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et
de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d'un arbre ou d'une
maison, ou d'un passant. Et ç'avait peut-être été mon tort de ne pas
chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu'au
point de vue de son charme, je n'avais longtemps considéré que les
positions différentes qu'elle occupait dans mon souvenir dans le plan
des années, et que j'avais été surpris de voir qu'elle s'était
spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu'à la
différence des perspectives, de même j'aurais dû chercher à
comprendre son caractère comme celui d'une personne quelconque et
peut-être m'expliquant alors pourquoi elle s'obstinait à me cacher son
secret, j'aurais évité de prolonger, entre nous, avec cet acharnement
étrange ce conflit qui avait amené la mort d'Albertine. Et j'avais
alors avec une grande pitié d'elle, la honte de lui survivre. Il me
semblait en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je
bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d'une plus
grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d'un élément de
bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la
possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu'elle nous
découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la
mort de ma grand'mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie
était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde
pouvait me pardonner. J'avais rêvé d'être compris d'Albertine, de ne
pas être méconnu par elle, croyant que c'était pour le grand bonheur
d'être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d'autres
eussent mieux pu le faire. On désire être compris, parce qu'on
désire être aimé, et on désire être aimé parce qu'on aime. La
compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma
joie d'avoir possédé un peu de l'intelligence d'Albertine et de son
cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette
possession était un degré de plus dans la possession totale
d'Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère, depuis
le premier jour où je l'avais vue. Quand nous parlons de la
«gentillesse» d'une femme nous ne faisons peut-être que projeter hors
de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants
quand ils disent «Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes
chères petites aubépines». Ce qui explique par ailleurs que les
hommes ne disent jamais d'une femme qui ne les trompe pas: «Elle est si
gentille» et le disent si souvent d'une femme par qui ils sont
trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel
d'Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même
façon celui d'une personne qui est, comme toutes les autres,
extérieure à nous, peinte à l'horizon de notre pensée, et celui
d'une personne qui par suite d'une erreur de localisation consécutive
à certains accidents mais tenace, s'est logée dans notre propre corps
au point que de nous demander rétrospectivement si elle n'a pas
regardé une femme un certain jour dans le couloir d'un petit chemin de
fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu'un chirurgien
qui chercherait une balle dans notre cœur. Un simple croissant, mais
que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les
ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV et la
pointe de l'herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre
œil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher
la vertigineuse aiguille d'un sommet, si celui-ci est distant de
plusieurs lieues.
D'ailleurs notre tort n'est pas de priser l'intelligence, la gentillesse
d'une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort
est de rester indifférent à la gentillesse, à l'intelligence des
autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l'indignation, et la
bonté la reconnaissance qu'ils devraient toujours exciter en nous, que
s'ils viennent d'une femme que nous aimons et le désir physique a ce
merveilleux pouvoir de rendre son prix à l'intelligence et des bases
solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine,
un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier.
Me confier? Mais d'autres êtres ne me montraient-ils pas plus de
confiance qu'Albertine? Avec d'autres n'avais-je pas des causeries plus
étendues? C'est que la confiance, la conversation, choses médiocres,
qu'importe qu'elles soient plus ou moins imparfaites, si s'y mêle
seulement l'amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s'asseyant
à son pianola, rose sous ses cheveux noirs, je sentais, sur mes lèvres
qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle,
incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée
secrètes faisaient que même quand Albertine la faisait glisser à la
surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en
quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme
une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient même dans les
attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une
pénétration.
Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux
même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du
désespoir. Pour être désespérée, cette vie qui ne pourra plus être
que malheureuse, il faut encore y tenir. J'étais désespéré à Balbec
quand j'avais vu se lever le jour et que j'avais compris que plus un
seul ne pourrait être heureux pour moi. J'étais resté aussi égoïste
depuis lors, mais le moi auquel j'étais attaché maintenant, le moi qui
constituait ces vives réserves qui mettait en jeu l'instinct de
conservation, ce moi n'était plus dans la vie; quand je pensais à mes
forces, à ma puissance vitale, à ce que j'avais de meilleur, je
pensais à certain trésor que j'avais possédé (que j'avais été seul
à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le
sentiment, caché en moi, qu'il m'avait inspiré) et que personne ne
pouvait plus m'enlever puisque je ne le possédais plus.
Et à vrai dire, je ne l'avais jamais possédé que parce que j'avais
voulu me figurer que je le possédais. Je n'avais pas commis seulement
l'imprudence en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur de
la faire vivre au-dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un
amour familial au plaisir des sens. J'avais voulu aussi me persuader que
nos rapports étaient l'amour, que nous pratiquions mutuellement les
rapports appelés amour, parce qu'elle me rendait docilement les baisers
que je lui donnais, et pour avoir pris l'habitude de le croire, je
n'avais pas perdu seulement une femme que j'aimais mais une femme qui
m'aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et en somme,
j'avais eu un bonheur et un malheur que Swann n'avait pas connus, car
justement tout le temps qu'il avait aimé Odette et en avait été si
jaloux, il l'avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains
jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais
après il l'avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu'à ce qu'il
mourût. Moi au contraire tandis que j'étais si jaloux d'Albertine,
plus heureux que Swann, je l'avais eue chez moi. J'avais réalisé en
vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu'il n'avait réalisé
matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin
Albertine, je ne l'avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle
s'était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète
exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la
parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut
choisir pour les présenter comme symétriques l'une à l'autre restent
en bien des points opposées.
En perdant la vie je n'aurais pas perdu grand chose; je n'aurais plus
perdu qu'une forme vide, le cadre vide d'un chef-d'œuvre. Indifférent
à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de
penser à ce qu'il avait contenu, je m'appuyais au souvenir de ces
heures si douces et ce soutien moral me communiquait un bien-être que
l'approche même de la mort n'aurait pas rompu.
Comme elle accourait vite me voir à Balbec quand je la faisais
chercher, se retardant seulement à verser de l'odeur dans ses cheveux
pour me plaire. Ces images de Balbec et de Paris que j'aimais ainsi à
revoir c'étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées,
de sa courte vie. Tout cela qui n'était pour moi que souvenir avait
été pour elle action, action précipitée comme celle d'une tragédie
vers une mort rapide. Les êtres ont un développement en nous, mais un
autre hors de nous (je l'avais bien senti dans ces soirs où je
remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas
qu'à ma mémoire) et qui ne laissent pas d'avoir des réactions l'un
sur l'autre. J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis
à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par
l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre
moi le mystère de tout être, je ne l'avais pu sans influer à mon tour
sur la vie d'Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d'un
brillant mariage l'avaient attirée, ma jalousie l'avait retenue, sa
bonté ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les
adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à
rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le
développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas
moins eu sur la vie d'Albertine des contre-coups, destinés eux-mêmes
à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus
douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était
évadée, pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas
possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la
vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle
que la découverte à Balbec qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil,
puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. Si bien que cette
longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est
un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font
dévier et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective
spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son
«action» au roman purement réaliste d'une autre réalité, d'une
autre existence, dont à leur tour les péripéties viennent infléchir
la courbe et changer la direction de l'essai psychologique. Comme
l'engrenage avait été serré, comme l'évolution de notre amour avait
été rapide et, malgré quelques retardements, interruptions et
hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou
quelques ballades de Schumann, le dénouement précipité! C'est dans le
cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle, tant
Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis
Balbec jusqu'à son départ de Paris, et aussi indépendamment de moi et
souvent à mon insu, changé en elle-même, qu'il fallait placer toute
cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant
m'apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais
impossible et pourtant qui m'était indispensable. Indispensable sans
avoir peut-être été en soi et tout d'abord quelque chose de
nécessaire, puisque je n'aurais pas connu Albertine si je n'avais pas
lu dans un traité d'archéologie la description de l'église de Balbec,
si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n'avait
pas orienté mes désirs vers le normand byzantin, si une société de
Palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable,
n'avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m'envoyer
à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais
pas trouvé l'église persane que je rêvais ni les brouillards
éternels. Le beau train d'une heure trente-cinq lui-même n'avait pas
répondu à ce que je m'en figurais. Mais en échange de ce que
l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant
de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que
nous étions bien loin d'imaginer. Qui m'eût dit à Combray, quand
j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces
anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère,
mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la
mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir
regarder, mais une fleur pensante et dans l'esprit de qui je
souhaiterais si puérilement de tenir une grande place, que je
souffrirais qu'elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis.
Oui, c'est le bonsoir, le baiser d'une telle étrangère pour lequel, au
bout de quelques années, je devais souffrir autant qu'enfant quand ma
mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de
l'amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée,
si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec, je ne l'aurais jamais connue.
Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été
dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et aussi il me
semblait que, par ma tendresse uniquement égoïste, j'avais laissé
mourir Albertine comme j'avais assassiné ma grand'mère. Même plus
tard, même l'ayant déjà connue à Balbec, j'aurais pu ne pas l'aimer
comme je fis ensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je
pourrais aimer un jour une autre femme, j'osais à peine avoir un doute
si en tous cas pour le passé je n'eusse pu aimer que Gilberte. Or pour
Albertine je n'avais même plus de doute, j'étais sûr que ç'aurait pu
ne pas être elle que j'eusse aimée, que c'eût pu être une autre. Il
eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner
avec elle dans l'île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était
encore temps alors, et c'eût été pour Mlle de Stermaria que se fût
exercée cette activité de l'imagination qui nous fait extraire d'une
femme une telle notion de l'individuel, qu'elle nous paraît unique en
soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me
plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que
j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non
pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait
pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la
même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les
deux un regard dont on saisissait difficilement la signification.
C'étaient de ces femmes que n'auraient pas regardées des hommes qui de
leur côté auraient fait des folies pour d'autres qui «ne me disaient
rien». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et
volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d'Albertine, un peu
différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j'y
réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque
toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade,
c'est-à-dire qu'il lui faut pour cela un certain concours de
circonstances; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à
propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les
deux premiers regards d'Albertine qui m'avaient fait rêver n'étaient
pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais
presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature
volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées
cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans
analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble
et où n'avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une
douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune
fissure de distraction et d'oubli, son corps vivant n'avait point comme
celui de Gilberte cessé un jour d'être celui où je trouvais ce que je
reconnaissais après coup être pour moi (et qui n'eût pas été pour
d'autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je
l'oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de
rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi,
mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le
prévoir. À l'aide de Gilberte j'aurais pu aussi peu me figurer
Albertine et que je l'aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil
ne m'eût permis de me figurer son septuor. Bien plus, même les
premières fois où j'avais vu Albertine, j'avais pu croire que c'était
d'autres que j'aimerais. D'ailleurs elle eût même pu me paraître, si
je l'avais connue une année plus tôt, aussi terne qu'un ciel gris où
l'aurore n'est pas levée. Si j'avais changé à son égard, elle-même
avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue sur mon lit le
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