Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 09

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à jamais par la souffrance qu'il venait d'exciter.

«Monsieur,
«Monsieur voudra bien me pardonner si je n'ai pas plus tôt écrit à
Monsieur. La personne que Monsieur m'avait chargé de voir s'était
absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que
Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides.
Je viens de causer avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle
A.).» Aimé qui avait un certain commencement de culture voulait mettre
Mlle A. en italique et entre guillemets. Mais quand il voulait mettre
des guillemets, il traçait une parenthèse et quand il voulait mettre
quelque chose entre parenthèses, il le mettait entre guillemets. C'est
ainsi que Françoise disait que quelqu'un _restait_ dans ma rue pour
dire qu'il y demeurait, et qu'on pouvait _demeurer_ deux minutes pour
rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent
à interchanger--comme a fait d'ailleurs la langue française--des
termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l'un
de l'autre. «D'après elle la chose que supposait Monsieur est
absolument certaine. D'abord c'était elle qui soignait (Mlle A.) chaque
fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souvent
prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu'elle, toujours
habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait
pour l'avoir vu souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne
faisait plus attention aux autres depuis qu'elle connaissait (Mlle A.).
Elle et (Mlle A.) s'enfermaient toujours dans la cabine, restaient très
longtemps, et la dame en gris donnait au moins 10 francs de pourboire à
la personne avec qui j'ai causé. Comme m'a dit cette personne, vous
pensez bien que si elles n'avaient fait qu'enfiler des perles, elles ne
m'auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A.) venait aussi
quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face à
mains. Mais (Mlle A.) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus
jeunes qu'elle surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les
personnes que (Mlle A.) avait l'habitude d'amener n'étaient pas de
Balbec et devaient même souvent venir d'assez loin. Elles n'entraient
jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, en disant de laisser la porte
de la cabine ouverte--qu'elle attendait une amie, et la personne avec
qui j'ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n'a pu
me donner d'autres détails ne se rappelant pas très bien, «ce qui est
facile à comprendre après si longtemps». Du reste cette personne ne
cherchait pas à savoir, parce qu'elle est très discrète et que
c'était son intérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle a
été très sincèrement touchée d'apprendre qu'elle était morte. Il
est vrai que si jeune c'est un grand malheur pour elle et pour les
siens. J'attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter
Balbec où je ne crois pas que j'apprendrai rien davantage. Je remercie
encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m'a ainsi procuré et qui
m'a été très agréable d'autant plus que le temps est on ne peut plus
favorable. La saison s'annonce bien pour cette année. On espère que
Monsieur viendra faire cet été une petite apparition.
Je ne vois plus rien d'intéressant à dire à Monsieur, etc.
Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut
se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine
n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions
de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l'égard de
tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer,
revêtus d'une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du
mensonge, du vice ou de la mort. Non, pour Albertine, c'étaient des
questions d'essence: En son fond qu'était-elle? À quoi pensait-elle?
Qu'aimait-elle? Me mentait-elle? Ma vie avec elle avait-elle été aussi
lamentable que celle de Swann avec Odette? Aussi ce qu'atteignait la
réponse d'Aimé, bien qu'elle ne fût pas une réponse générale, mais
particulière--et justement à cause de cela--c'était bien en
Albertine, en moi, les profondeurs.
Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche
par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne
me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable, que je ne le
redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard
d'Albertine. Sans doute tout autre que moi eût pu trouver insignifiants
ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant
qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle, conférait
l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que
pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, ses propres fautes, si
elle les avait avouées, que sa conscience les eût trouvées innocentes
ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou
assez fades, eussent été dépourvues de cette inexprimable impression
d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même, à l'aide de mon
amour des femmes et quoiqu'elles ne dussent pas avoir été pour
Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle
éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que
de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me
mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou
telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de
Stermaria, pour tant d'autres ou pour les paysannes que je rencontrais
dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient à comprendre dans
une certaine mesure les siens; c'était déjà une grande souffrance où
tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en
tourments d'autant plus cruels; comme si dans cette algèbre de la
sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le
signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que je pouvais
en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût de me
les cacher--ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou
avait peur de me chagriner--ses fautes parce qu'elle les avait
préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se
joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même
nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait
pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait
cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et
des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines
de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans
que je pusse moi-même les élaborer, c'est de la lettre d'Aimé que
m'étaient venues les images d'Albertine arrivant à la douche et
préparant son pourboire.
Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et
délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous
qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans un
cabinet de douches qui impliquait une expérience de la corruption,
l'organisation bien dissimulée de toute une double existence, c'est
parce que ces images m'apportaient la terrible nouvelle de la
culpabilité d'Albertine qu'elles m'avaient immédiatement causé une
douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt la
douleur avait réagi sur elles: un fait objectif, tel qu'une image, est
différent selon l'état intérieur avec lequel on l'aborde. Et la
douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu'est
l'ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait
aussitôt quelque chose d'absolument différent de ce que peut être
pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la
rue où avait lieu l'arrivée délibérée d'Albertine avec la dame en
gris. Toutes ces images--échappées sur une vie de mensonges et de
fautes telle que je ne l'avais jamais conçue--ma souffrance les avait
immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas
dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le
fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue
de l'Enfer. L'Enfer c'était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants
d'où, d'après la lettre d'Aimé, elle faisait venir souvent les filles
plus jeunes qu'elle amenait à la douche. Ce mystère que j'avais jadis
imaginé dans le pays de Balbec et qui s'y était dissipé quand j'y
avais vécu, que j'avais ensuite espéré ressaisir en connaissant
Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand
j'étais assez fou pour désirer qu'elle ne fût pas vertueuse, je
pensais qu'elle devait l'incarner, comme maintenant tout ce qui touchait
à Balbec s'en imprégnait affreusement! Les noms de ces stations,
Toutainville, Évreville, Incarville, devenus si familiers, si
tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les
Verdurin, maintenant que je pensais qu'Albertine avait habité l'une,
s'était promenée jusqu'à l'autre, avait pu souvent aller à
bicyclette à la troisième, ils excitaient en moi une anxiété plus
cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble,
avant d'arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C'est un de
ces pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des
faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose
d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir
exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la
simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons
le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux
kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle
trompé? avec qui? dans quelle maison? quel jour? celui où elle m'avait
dit telle chose? où je me rappelais que j'avais dans la journée dit
ceci ou cela? je n'en savais rien. Je ne savais pas davantage quels
étaient ses sentiments pour moi, s'ils étaient inspirés par
l'intérêt, par la tendresse. Et tout d'un coup je me rappelais tel
incident insignifiant, par exemple qu'Albertine avait voulu aller à
Saint-Martin le Vêtu, disant que ce nom l'intéressait, et peut-être
simplement parce qu'elle avait fait la connaissance de quelque paysanne
qui était là-bas. Mais ce n'était rien qu'Aimé m'eût appris tout
cela par la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer
qu'il me l'avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été
surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer
que je savais; car cela faisait tomber entre nous la séparation
d'illusions différentes, tout en n'ayant jamais eu pour résultat de me
faire aimer d'elle davantage, au contraire. Or voici que, depuis qu'elle
était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l'effet du
premier: je tâchais de me représenter l'entretien où je lui aurais
fait part de ce que j'avais appris, aussi vivement que l'entretien où
je lui aurais demandé ce que je ne savais pas; c'est-à-dire la voir
près de moi, l'entendre me répondant avec bonté, voir ses joues
redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la
tristesse, c'est-à-dire l'aimer encore et oublier la fureur de ma
jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de
cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et
d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de
découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle
était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa
conduite. Quoi? Avoir tant désiré qu'Albertine sût que j'avais appris
l'histoire de la salle de douches, Albertine qui n'était plus rien!
C'était là encore une des conséquences de cette impossibilité où
nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous
représenter autre chose que la vie. Albertine n'était plus rien. Mais
pour moi c'était la personne qui m'avait caché qu'elle eût des
rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s'imaginait avoir réussi à
me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après
notre propre mort, n'est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous
projetons à ce moment-là? Et est-il beaucoup plus ridicule en somme de
regretter qu'une femme qui n'est plus rien ignore que nous ayons appris
ce qu'elle faisait il y a six ans, que de désirer que de nous-même,
qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle?
S'il y a plus de fondement réel dans le second cas que dans le premier,
les regrets de ma jalousie rétrospective n'en procédaient pas moins de
la même erreur d'optique que chez les autres hommes le désir de la
gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu'il y avait de
solennellement définitif dans ma séparation d'avec Albertine, si elle
s'était substituée un moment à l'idée de ses fautes, ne faisait
qu'aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable.
Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où
j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la
rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma
mémoire,--comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unes
dangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où les souvenirs ne
s'éclairent qu'un à un,--je découvris, comme un ouvrier l'objet qui
pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand'mère. Elle
m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse
avait racontée à Mme de Villeparisis: «C'est une femme qui doit avoir
la maladie du mensonge». Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle
portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé? D'autant
plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches
avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter
la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu
Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle
qu'elle avait «un million à manger par mois», ce qui était de la
folie; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à
Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante
francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi
je cherchais--et je réussis peu à peu--à me défaire de la
douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir,
ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir, et la peur de
souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt avec cette
tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine, durant laquelle
j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où
c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière
renaquit soudain, en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain
revue (et qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me
paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de la salle
à manger de Balbec le soir, avec de l'autre côté du vitrage, toute
cette population entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux
d'un aquarium, en faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans
sa conglomération, les pêcheurs et les filles du peuple contre les
petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que
sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à
leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles, il y avait
sûrement presque chaque soir Albertine que je ne connaissais pas encore
et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait
quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une
cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse
qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le
bruit de l'ascenseur qui, au lieu de s'arrêter à mon étage, montait
au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la
visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela,
quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage, mon cœur battait, un
instant je me disais: «Si tout de même cela n'était qu'un rêve!
C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va
entrer me dire avec plus d'effroi que de colère--car elle est plus
superstitieuse encore que vindicative et craindrait moins la vivante que
ce qu'elle croira peut-être un revenant--: «Monsieur ne devinera
jamais qui est là.» J'essayais de ne penser à rien, de prendre un
journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits
par des gens qui n'éprouvent pas de réelle douleur. D'une chanson
insignifiante l'un disait: «C'est à pleurer», tandis que moi je
l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un
autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa
descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages
inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y
aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que, sans
la fâcheuse politique, la vie de Paris serait «tout à fait
délicieuse» alors que je savais bien que même sans politique cette
vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse même
avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur
cynégétique disait (on était au mois de mai) «Cette époque est
vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car
il n'y a rien, absolument rien à tirer», et le chroniqueur du
«Salon»: «Devant cette manière d'organiser une exposition on se sent
pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie...» Si la
force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles
les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs,
en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce
fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou
aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la
princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à
l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu
le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à
pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas
les lire, car le simple geste d'en ouvrir un me rappelait à la fois que
j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne
vivait plus; je les laissais retomber sans avoir la force de les
déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression
identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence
d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au
bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa
d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je
souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était
là; entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du
pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la
flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et
d'autres domaines plus immatériels comme une nuit d'insomnie ou l'émoi
que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré
cela le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma
pensée se rappelait avoir lues, excitaient souvent en moi une jalousie
cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument
valable en faveur de l'immoralité des femmes que de me rendre une
impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transporté alors
dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi
émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient
quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors
je me demandais s'il était certain que les révélations de la
doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité
serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le
voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs
qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus
longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû,
aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays
qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si
elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans
doute, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine
eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est
vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons
notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à
côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa
rêverie un être absent, et qui, même s'il ne le reste que quelques
heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne
change-t-elle pas grand'chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de
partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes
tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût
à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les
enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon
argent tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je
peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour,
par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une
morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être
après sa mort, si cet être était un artiste et mettait un peu de soin
dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de
bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre,
continue à y poursuivre sa vie, même quand l'être d'où elle avait
été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme
Bontemps; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de
voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la
journée. Les gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre,
Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville
qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras
quand celle-ci lui rapportait le linge. «Mais, disait-elle, cette
demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose.» J'envoyai à Aimé
l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me
faire par sa lettre et cependant je m'efforçais de le guérir en me
disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir
vicieux quand je reçus un télégramme d'Aimé: «Ai appris les choses
les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver lettre
suit.» Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffît à me
faire frémir; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque
personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits
êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce
d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que
lui seul possède. «D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me
dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui
pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je
l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la
rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner,
que Mlle Albertine qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour
aller se baigner avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à
un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir
et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là.
Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient
et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait
dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher,
à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle
aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies et que voyant Mlle
Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle
le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le
long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle
Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles
jouaient à se pousser dans l'eau; là elle ne m'a rien dit de plus,
mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour
vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite
blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce
qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de
bain. Et elle m'a dit: «Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette
demoiselle, elle me disait: (ah! tu me mets aux anges) et elle était si
énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre.» J'ai vu encore
la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le
plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très
habile.»
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié
pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis
quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine,
j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait
annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul,
j'avais souffert davantage. Mais du moins l'Albertine que j'avais aimée
restait dans mon cœur. Maintenant à sa place--pour me punir d'avoir
poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que
j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin--ce que je trouvais
c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les
tromperies, là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant
n'avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l'ivresse de sa liberté
reconquise, elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à
mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant,
sur le bord de la Loire et à qui elle disait: «Tu me mets aux anges».
Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous
entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres
sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous
atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant
projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a
exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans les régions
superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences.
Autrefois, quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me
paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière.
Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la
douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à
savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le
faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait; alors descendant
de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au
mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque
dans mon corps, dans mon cœur--bien plus que ne m'eût fait souffrir la
peur de perdre la vie--de cette curiosité à laquelle collaboraient
toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient; et ainsi
c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais
maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi
fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice
d'Albertine, me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal
que j'avais fait à ma grand'mère, le mal que m'avait fait Albertine
fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au
souvenir, car, avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui
est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la
mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au
clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a
pris. Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la
découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais
dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots: «Tu
me mets aux anges», souffrance qui leur donnait une particularité
qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image
d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle
qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en
contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature.
Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies:
«Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c'en est
une aussi» pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord
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