A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 07

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remarquer que l'empressement de ces petits paysans qui courent tous à
la fois autour de la Vierge était autre chose que la gravité des deux
grands anges presque italiens, si élancés, si doux); l'ange qui
emporte l'âme de la Vierge pour la réunir à son corps; dans la
rencontre de la Vierge et d'Elisabeth, le geste de cette dernière qui
touche le sein de Marie et s'émerveille de le sentir gonflé; et le
bras bandé de la sage-femme qui n'avait pas voulu croire, sans
toucher, à l'Immaculée-Conception; et la ceinture jetée par la Vierge
à saint Thomas pour lui donner la preuve de sa résurrection; ce voile
aussi que la Vierge arrache de son sein pour en voiler la nudité de
son fils d'un côté de qui l'Église recueille le sang, la liqueur de
l'Eucharistie, tandis que, de l'autre, la Synagogue dont le règne est
fini, a les yeux bandés, tient un sceptre à demi-brisé et laisse
échapper avec sa couronne qui lui tombe de la tête, les tables de
l'ancienne Loi; et l'époux qui aidant, à l'heure du Jugement dernier,
sa jeune femme à sortir du tombeau lui appuie la main contre son
propre cœur pour la rassurer et lui prouver qu'il bat vraiment, est-ce
aussi assez chouette comme idée, assez trouvé? Et l'ange qui emporte
le soleil et la lune devenus inutiles puisqu'il est dit que la Lumière
de la Croix sera sept fois plus puissante que celle des astres; et
celui qui trempe sa main dans l'eau du bain de Jésus pour voir si elle
est assez chaude; et celui qui sort des nuées pour poser sa couronne
sur le front de la Vierge; et tous ceux qui penchés du haut du ciel,
entre les balustres de la Jérusalem céleste lèvent les bras
d'épouvante ou de joie à la vue des supplices des méchants et du
bonheur des élus! Car c'est tous les cercles du ciel, tout un
gigantesque poème théologique et symbolique que vous avez là. C'est
fou, c'est divin, c'est mille fois supérieur à tout ce que vous verrez
en Italie où d'ailleurs ce tympan a été littéralement copié par des
sculpteurs de bien moins de génie. Il n'y a pas eu d'époque où tout le
monde a du génie, tout ça c'est des blagues, ça serait plus fort que
l'âge d'or. Le type qui a sculpté cette façade-là, croyez bien qu'il
était aussi fort, qu'il avait des idées aussi profondes que les gens
de maintenant que vous admirez le plus. Je vous montrerais cela, si
nous y allions ensemble. Il y a certaines paroles de l'office de
l'Assomption qui ont été traduites avec une subtilité qu'un Redon n'a
pas égalée.»
Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque poème
théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes
yeux pleins de désirs s'étaient ouverts devant la façade, ce n'est
pas eux que j'avais vus. Je lui parlai de ces grandes statues de
saints qui montées sur des échasses forment une sorte d'avenue.
--Elle part des fonds des âges pour aboutir à Jésus-Christ, me
dit-il. Ce sont d'un côté, ses ancêtres selon l'esprit, de l'autre,
les Rois de Judas, ses ancêtres selon la chair. Tous les siècles sont
là. Et si vous aviez mieux regardé ce qui vous a paru des échasses,
vous auriez pu nommer ceux qui y étaient perchés. Car sous les pieds
de Moïse, vous auriez reconnu le veau d'or, sous les pieds d'Abraham,
le bélier, sous ceux de Joseph, le démon conseillant la femme de
Putiphar.
Je lui dis aussi que je m'étais attendu à trouver un monument presque
persan et que ç'avait sans doute été là une des causes de mon
mécompte. «Mais non, me répondit-il, il y a beaucoup de vrai.
Certaines parties sont tout orientales; un chapiteau reproduit si
exactement un sujet persan, que la persistance des traditions
orientales ne suffit pas à l'expliquer. Le sculpteur a dû copier
quelque coffret apporté par des navigateurs.» Et en effet il devait me
montrer plus tard la photographie d'un chapiteau où je vis des dragons
quasi chinois qui se dévoraient, mais à Balbec ce petit morceau de
sculpture avait passé pour moi inaperçu dans l'ensemble du monument
qui ne ressemblait pas à ce que m'avaient montré ces mots: «église
presque persane».
Les joies intellectuelles que je goûtais dans cet atelier ne
m'empêchaient nullement de sentir, quoiqu'ils nous entourassent comme
malgré nous, les tièdes glacis, la pénombre étincelante de la pièce,
et au bout de la petite fenêtre encadrée de chèvrefeuilles, dans
l'avenue toute rustique, la résistante sécheresse de la terre brûlée
de soleil que voilait seulement la transparence de l'éloignement et de
l'ombre des arbres. Peut-être l'inconscient bien-être que me causait
ce jour d'été venait-il agrandir comme un affluent la joie que me
causait la vue du «Port de Carquethuit».
J'avais cru Elstir modeste mais je compris que je m'étais trompé, en
voyant son visage se nuancer de tristesse quand dans une phrase de
remerciements je prononçai le mot de gloire. Ceux qui croient leurs
œuvres durables--et c'était le cas pour Elstir--prennent l'habitude de
les situer dans une époque où eux-mêmes ne seront plus que poussière.
Et ainsi en les forçant à réfléchir au néant, l'idée de la gloire les
attriste parce qu'elle est inséparable de l'idée de la mort. Je
changeai de conversation pour dissiper ce nuage d'orgueilleuse
mélancolie dont j'avais sans le vouloir chargé le front d'Elstir. «On
m'avait conseillé, lui dis-je en pensant à la conversation que nous
avions eue avec Legrandin à Combray et sur laquelle j'étais content
d'avoir son avis, de ne pas aller en Bretagne, parce que c'était
malsain pour un esprit déjà porté au rêve.--Mais non, me répondit-il,
quand un esprit est porté au rêve, il ne faut pas l'en tenir écarté,
le lui rationner. Tant que vous détournerez votre esprit de ses rêves,
il ne les connaîtra pas; vous serez le jouet de mille apparences parce
que vous n'en aurez pas compris la nature. Si un peu de rêve est
dangereux, ce qui en guérit, ce n'est pas moins de rêve, mais plus de
rêve, mais tout le rêve. Il importe qu'on connaisse entièrement ses
rêves pour n'en plus souffrir; il y a une certaine séparation du rêve
et de la vie qu'il est si souvent utile de faire que je me demande si
on ne devrait pas à tout hasard la pratiquer préventivement, comme
certains chirurgiens prétendent qu'il faudrait, pour éviter la
possibilité d'une appendicite future, enlever l'appendice chez tous
les enfants.»
Elstir et moi nous étions allés jusqu'au fond de l'atelier, devant la
fenêtre qui donnait derrière le jardin sur une étroite avenue de
traverse, presque un petit chemin rustique. Nous étions venus là pour
respirer l'air rafraîchi de l'après-midi plus avancé. Je me croyais
bien loin des jeunes filles de la petite bande et c'est en sacrifiant
pour une fois l'espérance de les voir que j'avais fini par obéir à la
prière de ma grand-mère et aller voir Elstir. Car où se trouve ce
qu'on cherche on ne le sait pas, et on fuit souvent pendant bien
longtemps le lieu où, pour d'autres raisons, chacun nous invite. Mais
nous ne soupçonnons pas que nous y verrions justement l'être auquel
nous pensons. Je regardais vaguement le chemin campagnard qui,
extérieur à l'atelier, passait tout près de lui mais n'appartenait pas
à Elstir. Tout à coup y apparut, le suivant à pas rapides, la jeune
cycliste de la petite bande avec, sur ses cheveux noirs, son polo
abaissé vers ses grosses joues, ses yeux gais et un peu insistants; et
dans ce sentier fortuné miraculeusement rempli de douces promesses, je
la vis sous les arbres, adresser à Elstir un salut souriant d'amie,
arc-en-ciel qui unit pour moi notre monde terraqué à des régions que
j'avais jugées jusque-là inaccessibles. Elle s'approcha même pour
tendre la main au peintre, sans s'arrêter, et je vis qu'elle avait un
petit grain de beauté au menton. «Vous connaissez cette jeune fille,
monsieur?» dis-je à Elstir, comprenant qu'il pourrait me présenter à
elle, l'inviter chez lui. Et cet atelier paisible avec son horizon
rural s'était rempli d'un surcroît délicieux, comme il arrive d'une
maison où un enfant se plaisait déjà et où il apprend que, en plus, de
par la générosité qu'ont les belles choses et les nobles gens à
accroître indéfiniment leurs dons, se prépare pour lui un magnifique
goûter. Elstir me dit qu'elle s'appelait Albertine Simonet et me nomma
aussi ses autres amies que je lui décrivis avec assez d'exactitude
pour qu'il n'eût guère d'hésitation. J'avais commis à l'égard de leur
situation sociale une erreur, mais pas dans le même sens que
d'habitude à Balbec. J'y prenais facilement pour des princes des fils
de boutiquiers montant à cheval. Cette fois j'avais situé dans un
milieu interlope des filles d'une petite bourgeoisie fort riche, du
monde de l'industrie et des affaires. C'était celui qui de prime-abord
m'intéressait le moins, n'ayant pour moi le mystère ni du peuple, ni
d'une société comme celle des Guermantes. Et sans doute si un prestige
préalable qu'elles ne perdraient plus ne leur avait été conféré,
devant mes yeux éblouis, par la vacuité éclatante de la vie de plage,
je ne serais peut-être pas arrivé à lutter victorieusement contre
l'idée qu'elles étaient les filles de gros négociants. Je ne pus
qu'admirer combien la bourgeoisie française était un atelier
merveilleux de sculpture la plus généreuse et la plus variée. Que de
types imprévus, quelle invention dans le caractère des visages, quelle
décision, quelle fraîcheur, quelle naïveté dans les traits. Les vieux
bourgeois avares d'où étaient issues ces Dianes et ces nymphes me
semblaient les plus grands des statuaires. Avant que j'eusse eu le
temps de m'apercevoir de la métamorphose sociale de ces jeunes filles,
et tant ces découvertes d'une erreur, ces modifications de la notion
qu'on a d'une personne ont l'instantanéité d'une réaction chimique,
s'était déjà installée derrière le visage d'un genre si voyou de ces
jeunes filles que j'avais prises pour des maîtresses de coureurs
cyclistes, de champions de boxe, l'idée qu'elles pouvaient très bien
être liées avec la famille de tel notaire que nous connaissions. Je ne
savais guère ce qu'était Albertine Simonet. Elle ignorait certes ce
qu'elle devait être un jour pour moi. Même ce nom de Simonet que
j'avais déjà entendu sur la plage, si on m'avait demandé de l'écrire
je l'aurais orthographié avec deux _n_, ne me doutant pas de
l'importance que cette famille attachait à n'en posséder qu'un seul.
Au fur et à mesure que l'on descend dans l'échelle sociale, le
snobisme s'accroche à des riens qui ne sont peut-être pas plus nuls
que les distinctions de l'aristocratie, mais qui plus obscurs, plus
particuliers à chacun, surprennent davantage. Peut-être y avait-il eu
des Simonet qui avaient fait de mauvaises affaires ou pis encore.
Toujours est-il que les Simonet s'étaient, paraît-il, toujours irrités
comme d'une calomnie quand on doublait leur _n_. Ils avaient l'air
d'être les seuls Simonet avec un _n_ au lieu de deux, autant de fierté
peut-être que les Montmorency d'être les premiers barons de France. Je
demandai à Elstir si ces jeunes filles habitaient Balbec, il me
répondit oui pour certaines d'entre elles. La villa de l'une était
précisément située tout au bout de la plage, là où commencent les
falaises du Canapville. Comme cette jeune fille était une grande amie
d'Albertine Simonet, ce me fut une raison de plus de croire que
c'était bien cette dernière que j'avais rencontrée, quand j'étais avec
ma grand-mère. Certes il y avait tant de ces petites rues
perpendiculaires à la plage où elles faisaient un angle pareil, que je
n'aurais pu spécifier exactement laquelle c'était. On voudrait avoir
un souvenir exact mais au moment même la vision a été trouble.
Pourtant qu'Albertine et cette jeune fille entrant chez son amie
fussent une seule et même personne, c'était pratiquement une
certitude. Malgré cela, tandis que les innombrables images que m'a
présentées dans la suite la brune joueuse de golf, si différentes
qu'elles soient les unes des autres, se superposent (parce que je sais
qu'elles lui appartiennent toutes), et que si je remonte le fil de mes
souvenirs, je peux, sous le couvert de cette identité et comme dans un
chemin de communication intérieure, repasser par toutes ces images
sans sortir d'une même personne, en revanche, si je veux remonter
jusqu'à la jeune fille que je croisai le jour où j'étais avec ma
grand-mère, il me faut ressortir à l'air libre. Je suis persuadé que
c'est Albertine que je retrouve, la même que celle qui s'arrêtait
souvent, au milieu de ses amies, dans sa promenade dépassant l'horizon
de la mer; mais toutes ces images restent séparées de cette autre
parce que je ne peux pas lui conférer rétrospectivement une identité
qu'elle n'avait pas pour moi au moment où elle a frappé mes yeux; quoi
que puisse m'assurer le calcul des probabilités, cette jeune fille aux
grosses joues qui me regarda si hardiment au coin de la petite rue et
de la plage et par qui je crois que j'aurais pu être aimé, au sens
strict du mot revoir, je ne l'ai jamais revue.
Mon hésitation entre les diverses jeunes filles de la petite bande
lesquelles gardaient toutes un peu du charme collectif qui m'avait
d'abord troublé, s'ajouta-t-il aussi à ces causes pour me laisser plus
tard, même au temps de mon plus grand--de mon second--amour pour
Albertine, une sorte de liberté intermittente, et bien brève, de ne
l'aimer pas. Pour avoir erré entre toutes ses amies avant de se porter
définitivement sur elle, mon amour garda parfois entre lui et l'image
d'Albertine certain «jeu» qui lui permettait, comme un éclairage mal
adapté, de se poser sur d'autres avant de revenir s'appliquer à elle;
le rapport entre le mal que je ressentais au cœur et le souvenir
d'Albertine ne me semblait pas nécessaire, j'aurais peut-être pu le
coordonner avec l'image d'une autre personne. Ce qui me permettait,
l'éclair d'un instant, de faire évanouir la réalité, non pas seulement
la réalité extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j'avais
reconnu pour un état intérieur où je tirais de moi seul la qualité
particulière, le caractère spécial de l'être que j'aimais, tout ce qui
le rendait indispensable à mon bonheur) mais même la réalité
intérieure et purement subjective.
«Il n'y a pas de jour qu'une ou l'autre d'entre elles ne passe devant
l'atelier et n'entre me faire un bout de visite», me dit Elstir, me
désespérant ainsi par la pensée que si j'avais été le voir aussitôt
que ma grand-mère m'avait demandé de le faire, j'eusse probablement,
depuis longtemps déjà, fait la connaissance d'Albertine.
Elle s'était éloignée; de l'atelier on ne la voyait plus. Je pensai
qu'elle était allée rejoindre ses amies sur la digue. Si j'avais pu
m'y trouver avec Elstir, j'eusse fait leur connaissance. J'inventai
mille prétextes pour qu'il consentît à venir faire un tour de plage
avec moi. Je n'avais plus le même calme qu'avant l'apparition de la
jeune fille dans le cadre de la petite fenêtre si charmante jusque-là
sous ses chèvrefeuilles et maintenant bien vide. Elstir me causa une
joie mêlée de torture en me disant qu'il ferait quelques pas avec moi,
mais qu'il était obligé de terminer d'abord le morceau qu'il était en
train de peindre. C'était des fleurs, mais pas de celles dont j'eusse
mieux aimé lui commander le portrait que celui d'une personne, afin
d'apprendre par la révélation de son génie ce que j'avais si souvent
cherché en vain devant elles--aubépines, épines roses, bluets,
fleurs de pommiers. Elstir tout en peignant me parlait de botanique,
mais je ne l'écoutais guère; il ne se suffisait plus à lui-même, il
n'était plus que l'intermédiaire nécessaire entre ces jeunes filles et
moi; le prestige que quelques instants encore auparavant, lui donnait
pour moi son talent, ne valait plus qu'en tant qu'il m'en conférait un
peu à moi-même aux yeux de la petite bande à qui je serais présenté
par lui.
J'allais et venais, impatient qu'il eût fini de travailler; je
saisissais pour les regarder des études dont beaucoup tournées contre
le mur, étaient empilées les unes sur les autres. Je me trouvais ainsi
mettre au jour une aquarelle qui devait être d'un temps bien plus
ancien de la vie d'Elstir et me causa cette sorte particulière
d'enchantement que dispensent des œuvres, non seulement d'une exécution
délicieuse mais aussi d'un sujet si singulier et si séduisant, que
c'est à lui que nous attribuons une partie de leur charme, comme si,
ce charme, le peintre n'avait eu qu'à le découvrir, qu'à l'observer,
matériellement réalisé déjà dans la nature et à le reproduire. Que de
tels objets puissent exister, beaux en dehors même de l'interprétation
du peintre, cela contente en nous un matérialisme inné, combattu par
la raison, et sert de contre-poids aux abstractions de l'esthétique.
C'était--cette aquarelle--le portrait d'une jeune femme pas
jolie, mais d'un type curieux, que coiffait un serre-tête assez
semblable à un chapeau melon bordé d'un ruban de soie cerise; une de
ses mains gantées de mitaines tenait une cigarette allumée, tandis que
l'autre élevait à la hauteur du genou une sorte de grand chapeau de
jardin, simple écran de paille contre le soleil. A côté d'elle, un
porte-bouquet plein de roses sur une table. Souvent, et c'était le cas
ici, la singularité de ces œuvres tient surtout à ce qu'elles ont été
exécutées dans des conditions particulières dont nous ne nous rendons
pas clairement compte d'abord, par exemple si la toilette étrange d'un
modèle féminin, est un déguisement de bal costumé, ou si au contraire
le manteau rouge d'un vieillard qui a l'air de l'avoir revêtu pour se
prêter à une fantaisie du peintre, est sa robe de professeur ou de
conseiller, ou son camail de cardinal. Le caractère ambigu de l'être
dont j'avais le portrait sous les yeux tenait sans que je le
comprisse à ce que c'était une jeune actrice d'autrefois en
demi-travesti. Mais son melon, sous lequel ses cheveux étaient
bouffants, mais courts, son veston de velours sans revers ouvrant sur
un plastron blanc me firent hésiter sur la date de la mode et le sexe
du modèle, de façon que je ne savais pas exactement ce que j'avais
sous les yeux, sinon le plus clair des morceaux de peinture. Et le
plaisir qu'il me donnait était troublé seulement par la peur qu'Elstir
en s'attardant encore me fît manquer les jeunes filles, car le soleil
était déjà oblique et bas dans la petite fenêtre. Aucune chose dans
cette aquarelle n'était simplement constatée en fait et peinte à cause
de son utilité dans la scène, le costume parce qu'il fallait que la
femme fût habillée, le porte-bouquet pour les fleurs. Le verre du
porte-bouquet, aimé pour lui-même, avait l'air d'enfermer l'eau où
trempaient les tiges des œillets dans quelque chose d'aussi limpide,
presque d'aussi liquide qu'elle; l'habillement de la femme l'entourait
d'une manière qui avait un charme indépendant, fraternel, et si les
œuvres de l'industrie pouvaient rivaliser de charme avec les merveilles
de la nature, aussi délicates, aussi savoureuses au toucher du regard,
aussi fraîchement peintes que la fourrure d'une chatte, les pétales
d'un œillet, les plumes d'une colombe. La blancheur du plastron, d'une
finesse de grésil et dont le frivole plissage avait des clochettes
comme celles du muguet, s'étoilait des clairs reflets de la chambre,
aigus eux-mêmes et finement nuancés comme des bouquets de fleurs qui
auraient broché le linge. Et le velours du veston, brillant et nacré,
avait çà et là quelque chose de hérissé, de déchiqueté et de velu qui
faisait penser à l'ébouriffage des œillets dans le vase. Mais surtout
on sentait qu'Elstir, insoucieux de ce que pouvait présenter d'immoral
ce travesti d'une jeune actrice pour qui le talent avec lequel elle
jouerait son rôle avait sans doute moins d'importance que l'attrait
irritant qu'elle allait offrir aux sens blasés ou dépravés de certains
spectateurs, s'était au contraire attaché à ces traits d'ambiguïté
comme à un élément esthétique qui valait d'être mis en relief et qu'il
avait tout fait pour souligner. Le long des lignes du visage, le sexe
avait l'air d'être sur le point d'avouer qu'il était celui d'une fille
un peu garçonnière, s'évanouissait, et plus loin se retrouvait,
suggérant plutôt l'idée d'un jeune efféminé vicieux et songeur, puis
fuyait encore, restait insaisissable. Le caractère de tristesse
rêveuse du regard, par son contraste même avec les accessoires
appartenant au monde de la noce et du théâtre, n'était pas ce qui
était le moins troublant. On pensait du reste qu'il devait être
factice et que le jeune être qui semblait s'offrir aux caresses dans
ce provocant costume avait probablement trouvé piquant d'y ajouter
l'expression romanesque d'un sentiment secret, d'un chagrin inavoué.
Au bas du portrait était écrit: _Miss Sacripant_, octobre 1872. Je ne
pus contenir mon admiration. «Oh! ce n'est rien, c'est une pochade de
jeunesse, c'était un costume pour une Revue des Variétés. Tout cela
est bien loin.--Et qu'est devenu le modèle?» Un étonnement provoqué
par mes paroles précéda sur la figure d'Elstir l'air indifférent et
distrait qu'au bout d'une seconde il y étendit. «Tenez, passez-moi
vite cette toile, me dit-il, j'entends Madame Elstir qui arrive et
bien que la jeune personne au melon n'ait joué, je vous assure, aucun
rôle dans ma vie, il est inutile que ma femme ait cette aquarelle sous
les yeux. Je n'ai gardé cela que comme un document amusant sur le
théâtre de cette époque.» Et avant de cacher l'aquarelle derrière lui,
Elstir qui peut-être ne l'avait pas vue depuis longtemps y attacha un
regard attentif. «Il faudra que je ne garde que la tête, murmura-t-il,
le bas est vraiment trop mal peint, les mains sont d'un commençant.»
J'étais désolé de l'arrivée de Mme Elstir qui allait encore nous
retarder. Le rebord de la fenêtre fut bientôt rose. Notre sortie
serait en pure perte. Il n'y avait plus aucune chance de voir les
jeunes filles, par conséquent plus aucune importance à ce que Mme
Elstir nous quittât plus ou moins vite. Elle ne resta, d'ailleurs, pas
très longtemps. Je la trouvai très ennuyeuse; elle aurait pu être
belle, si elle avait eu vingt ans, conduisant un bœuf dans la campagne
romaine; mais ses cheveux noirs blanchissaient; et elle était commune
sans être simple, parce qu'elle croyait que la solennité des manières
et la majesté de l'attitude étaient requises par sa beauté sculpturale
à laquelle, d'ailleurs, l'âge avait enlevé toutes ses séductions. Elle
était mise avec la plus grande simplicité. Et on était touché mais
surpris d'entendre Elstir dire à tout propos et avec une douceur
respectueuse, comme si rien que prononcer ces mots lui causait de
l'attendrissement et de la vénération: «Ma belle Gabrielle!» Plus
tard, quand je connus la peinture mythologique d'Elstir, Mme Elstir
prit pour moi aussi de la beauté. Je compris qu'à certain type idéal
résumé en certaines lignes, en certaines arabesques qui se
retrouvaient sans cesse dans son oeuvre, à un certain canon, il avait
attribué en fait un caractère presque divin, puisque tout son temps,
tout l'effort de pensée dont il était capable, en un mot toute sa vie,
il l'avait consacrée à la tâche de distinguer mieux ces lignes, de les
reproduire plus fidèlement. Ce qu'un tel idéal inspirait à Elstir,
c'était vraiment un culte si grave, si exigeant, qu'il ne lui
permettait jamais d'être content, c'était la partie la plus intime de
lui-même: aussi n'avait-il pu le considérer avec détachement, en tirer
des émotions, jusqu'au jour où il le rencontra, réalisé au dehors, dans
le corps d'une femme, le corps de celle qui était par la suite devenue
Madame Elstir et chez qui il avait pu--comme cela ne nous est
possible que pour ce qui n'est pas nous-mêmes--le trouver méritoire,
attendrissant, divin. Quel repos, d'ailleurs, de poser ses lèvres sur
ce Beau que jusqu'ici il fallait avec tant de peine extraire de soi,
et qui maintenant mystérieusement incarné, s'offrait à lui pour une
suite de communions efficaces! Elstir à cette époque n'était plus dans
la première jeunesse où l'on n'attend que de la puissance de la pensée,
la réalisation de son idéal. Il approchait de l'âge où l'on compte sur
les satisfactions du corps pour stimuler la force de l'esprit, où la
fatigue de celui-ci, en nous inclinant au matérialisme, et la
diminution de l'activité à la possibilité d'influences passivement
reçues, commencent à nous faire admettre qu'il y a peut-être bien
certains corps, certains métiers, certains rythmes privilégiés,
réalisant si naturellement notre idéal, que même sans génie, rien
qu'en copiant le mouvement d'une épaule, la tension d'un cou, nous
ferions un chef-d'œuvre; c'est l'âge où nous aimons à caresser la
Beauté du regard, hors de nous, près de nous, dans une tapisserie,
dans une belle esquisse de Titien découverte chez un brocanteur, dans
une maîtresse aussi belle que l'esquisse de Titien. Quand j'eus
compris cela, je ne pus plus voir sans plaisir Mme Elstir, et son
corps perdit de sa lourdeur, car je le remplis d'une idée, l'idée
qu'elle était une créature immatérielle, un portrait d'Elstir. Elle en
était un pour moi et pour lui aussi sans doute. Les données de la vie
ne comptent pas pour l'artiste, elles ne sont pour lui qu'une occasion
de mettre à nu son génie. On sent bien à voir les uns à côté des
autres dix portraits de personnes différentes peintes par Elstir, que
ce sont avant tout des Elstir. Seulement, après cette marée montante
du génie qui recouvre la vie, quand le cerveau se fatigue, peu à peu
l'équilibre se rompt et comme un fleuve qui reprend son cours après le
contreflux d'une grande marée, c'est la vie qui reprend le dessus. Or,
pendant que durait la première période, l'artiste a, peu à peu, dégagé
la loi, la formule de son don inconscient. Il sait quelles situations
s'il est romancier, quels paysages s'il est peintre, lui fournissent
la matière, indifférente en soi, mais nécessaire à ses recherches
comme serait un laboratoire ou un atelier. Il sait qu'il a fait ses
chefs d'œuvre avec des effets de lumière atténuée, avec des remords
modifiant l'idée d'une faute, avec des femmes posées sous les arbres
ou à demi plongées dans l'eau, comme des statues. Un jour viendra où
par l'usure de son cerveau, il n'aura plus, devant ces matériaux dont
se servait son génie, la force de faire l'effort intellectuel qui seul
peut produire son oeuvre, et continuera pourtant à les rechercher,
heureux de se trouver près d'eux à cause du plaisir spirituel, amorce
du travail, qu'ils éveillent en lui; et les entourant d'ailleurs d'une
sorte de superstition comme s'ils étaient supérieurs à autre chose, si
en eux résidait déjà une bonne part de l'œuvre d'art qu'ils porteraient
en quelque sorte toute faite, il n'ira pas plus loin que la
fréquentation, l'adoration des modèles. Il causera indéfiniment avec
des criminels repentis, dont les remords, la régénération a fait
l'objet de ses romans; il achètera une maison de campagne dans un pays
où la brume atténue la lumière; il passera de longues heures à
regarder des femmes se baigner; il collectionnera les belles étoffes.
Et ainsi la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de
signification, stade situé en deçà de l'art et auquel j'avais vu
s'arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur,
idolâtrie des formes qui l'avaient favorisé, désir du moindre effort,
devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir.
Il venait enfin de donner un dernier coup de pinceau à ses fleurs; je
perdis un instant à les regarder; je n'avais pas de mérite à le faire,
puisque je savais que les jeunes filles ne se trouveraient plus sur la
plage; mais j'aurais cru qu'elles y étaient encore et que ces minutes
perdues me les faisaient manquer que j'aurais regardé tout de même,
car je me serais dit qu'Elstir s'intéressait plus à ses fleurs qu'à ma
rencontre avec les jeunes filles. La nature de ma grand-mère, nature
qui était juste l'opposé de mon total égoïsme, se reflétait pourtant
dans la mienne. Dans une circonstance où quelqu'un qui m'était
indifférent, pour qui j'avais toujours feint de l'affection ou du
respect, ne risquait qu'un désagrément tandis que je courais un
danger, je n'aurais pas pu faire autrement que de le plaindre de son
ennui comme d'une chose considérable et de traiter mon danger comme un
rien, parce qu'il me semblait que c'était avec ces proportions que les
choses devaient lui apparaître. Pour dire les choses telles qu'elles
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