A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 08

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sont, c'est même un peu plus que cela, et pas seulement ne pas
déplorer le danger que je courais moi-même, mais aller au devant de ce
danger-là, et pour celui qui concernait les autres, tâcher au
contraire, dussé-je avoir plus de chances d'être atteint moi-même, de
le leur éviter. Cela tient à plusieurs raisons qui ne sont point à mon
honneur. L'une est que si, tant que je ne faisais que raisonner, je
croyais surtout tenir à la vie, chaque fois qu'au cours de mon
existence, je me suis trouvé obsédé par des soucis moraux ou seulement
par des inquiétudes nerveuses, quelquefois si puériles que je
n'oserais pas les rapporter, si une circonstance imprévue survenait
alors, amenant pour moi le risque d'être tué, cette nouvelle
préoccupation était si légère, relativement aux autres, que je
l'accueillais avec un sentiment de détente qui allait jusqu'à
l'allégresse. Je me trouve ainsi avoir connu, quoique étant l'homme le
moins brave du monde, cette chose qui me semblait quand je raisonnais,
si étrangère à ma nature, si inconcevable, l'ivresse du danger. Mais
même fussé-je quand il y en a un, et mortel, qui se présente, dans une
période entièrement calme et heureuse, je ne pourrais pas, si je suis
avec une autre personne, ne pas la mettre à l'abri et choisir pour moi
la place dangereuse. Quand un assez grand nombre d'expériences
m'eurent appris que j'agissais toujours ainsi, et avec plaisir, je
découvris et à ma grande honte, que contrairement à ce que j'avais
toujours cru et affirmé j'étais très sensible à l'opinion des autres.
Cette sorte d'amour-propre inavoué n'a pourtant aucun rapport avec la
vanité ni avec l'orgueil. Car ce qui peut contenter l'une ou l'autre,
ne me causerait aucun plaisir et je m'en suis toujours abstenu. Mais
les gens devant qui j'ai réussi à cacher le plus complètement les
petits avantages qui auraient pu leur donner une moins piètre idée de
moi, je n'ai jamais pu me refuser le plaisir de leur montrer que je
mets plus de soin à écarter la mort de leur route que de la mienne.
Comme son mobile est alors l'amour-propre et non la vertu, je trouve
bien naturel qu'en toute circonstance ils agissent autrement. Je suis
bien loin de les en blâmer, ce que je ferais, peut-être, si j'avais
été mû par l'idée d'un devoir qui me semblerait dans ce cas être
obligatoire pour eux aussi bien que pour moi. Au contraire, je les
trouve fort sages de préserver leur vie, tout en ne pouvant m'empêcher
de faire passer au second plan la mienne, ce qui est particulièrement
absurde et coupable, depuis que j'ai cru reconnaître que celle de
beaucoup de gens devant qui je me place, quand éclate une bombe, est
plus dénuée de prix. D'ailleurs le jour de cette visite à Elstir les
temps étaient encore loin où je devais prendre conscience de cette
différence de valeur, et il ne s'agissait d'aucun danger, mais
simplement, signe avant-coureur du pernicieux amour-propre, de ne pas
avoir l'air d'attacher au plaisir que je désirais si ardemment plus
d'importance qu'à la besogne d'aquarelliste qu'il n'avait pas achevée.
Elle le fut enfin. Et, une fois dehors, je m'aperçus que--tant les
jours étaient longs dans cette saison là--il était moins tard que je
ne croyais; nous allâmes sur la digue. Que de ruses j'employai pour
faire demeurer Elstir à l'endroit où je croyais que ces jeunes filles
pouvaient encore passer. Lui montrant les falaises qui s'élevaient à
côté de nous je ne cessais de lui demander de me parler d'elles, afin
de lui faire oublier l'heure et de le faire rester. Il me semblait que
nous avions plus de chance de cerner la petite bande en allant vers
l'extrémité de la plage. «J'aurais voulu voir d'un tout petit peu près
avec vous ces falaises», dis-je à Elstir, ayant remarqué qu'une de ces
jeunes filles s'en allait souvent de ce côté. Et pendant ce temps-là,
parlez-moi de Carquethuit. Ah! que j'aimerais aller à Carquethuit!»
ajoutai-je sans penser que le caractère si nouveau qui se manifestait
avec tant de puissance dans le «Port de Carquethuit» d'Elstir, tenait
peut-être plus à la vision du peintre qu'à un mérite spécial de cette
plage. «Depuis que j'ai vu ce tableau, c'est peut-être ce que je
désire le plus connaître avec la Pointe-du-Raz qui serait, d'ailleurs,
d'ici, tout un voyage.--Et puis même si ce n'était pas plus près, je
vous conseillerais peut-être tout de même davantage Carquethuit, me
répondit Elstir. La Pointe-du-Raz est admirable, mais enfin c'est
toujours la grande falaise normande ou bretonne que vous connaissez.
Carquethuit c'est tout autre chose avec ces roches sur une plage
basse. Je ne connais rien en France d'analogue, cela me rappelle
plutôt certains aspects de la Floride. C'est très curieux, et du reste
extrêmement sauvage aussi. C'est entre Clitourps et Nehomme et vous
savez combien ces parages sont désolés; la ligne des plages est
ravissante. Ici, la ligne de la plage est quelconque; mais là-bas, je
ne peux vous dire quelle grâce elle a, quelle douceur.»
Le soir tombait: il fallut revenir; je ramenais Elstir vers sa villa,
quand tout d'un coup, tel Méphistophélès surgissant devant Faust,
apparurent au bout de l'avenue--comme une simple objectivation
irréelle et diabolique du tempérament opposé au mien, de la vitalité
quasi-barbare et cruelle dont était si dépourvue ma faiblesse, mon
excès de sensibilité douloureuse et d'intellectualité--quelques
taches de l'essence impossible à confondre avec rien d'autre, quelques
sporades de la bande zoophytique des jeunes filles, lesquelles avaient
l'air de ne pas me voir, mais sans aucun doute n'en étaient pas moins
en train de porter sur moi un jugement ironique. Sentant qu'il était
inévitable que la rencontre entre elles et nous se produisît, et
qu'Elstir allait m'appeler, je tournai le dos comme un baigneur qui va
recevoir la lame; je m'arrêtai net et laissant mon illustre compagnon
poursuivre son chemin, je restai en arrière, penché, comme si j'étais
subitement intéressé par elle, vers la vitrine du marchand
d'antiquités devant lequel nous passions en ce moment; je n'étais pas
fâché d'avoir l'air de pouvoir penser à autre chose qu'à ces jeunes
filles, et je savais déjà obscurément que quand Elstir m'appellerait
pour me présenter, j'aurais la sorte de regard interrogateur qui
décèle non la surprise, mais le désir d'avoir l'air surpris--tant
chacun est un mauvais acteur ou le prochain un bon physiognomoniste,--que
j'irais même jusqu'à indiquer ma poitrine avec mon doigt pour
demander: «C'est bien moi que vous appelez» et accourir vite, la tête
courbée par l'obéissance et la docilité, le visage dissimulant
froidement l'ennui d'être arraché à la contemplation de vieilles
faïences pour être présenté à des personnes que je ne souhaitais pas
de connaître. Cependant je considérais la devanture en attendant le
moment où mon nom crié par Elstir viendrait me frapper comme une balle
attendue et inoffensive. La certitude de la présentation à ces jeunes
filles avait eu pour résultat, non seulement de me faire à leur égard,
jouer, mais éprouver, l'indifférence. Désormais inévitable, le plaisir
de les connaître fut comprimé, réduit, me parut plus petit que celui
de causer avec Saint-Loup, de dîner avec ma grand-mère, de faire dans
les environs des excursions que je regretterais d'être probablement,
par le fait de relations avec des personnes qui devaient peu
s'intéresser aux monuments historiques, contraint de négliger.
D'ailleurs, ce qui diminuait le plaisir que j'allais avoir, ce n'était
pas seulement l'imminence mais l'incohérence de sa réalisation. Des
lois aussi précises que celles de l'hydrostatique, maintiennent la
superposition des images que nous formons dans un ordre fixe que la
proximité de l'événement bouleverse. Elstir allait m'appeler. Ce
n'était pas du tout de cette façon que je m'étais souvent, sur la
plage, dans ma chambre, figuré que je connaîtrais ces jeunes filles.
Ce qui allait avoir lieu, c'était un autre événement auquel je n'étais
pas préparé. Je ne reconnaissais ni mon désir, ni son objet; je
regrettais presque d'être sorti avec Elstir. Mais, surtout, la
contraction du plaisir que j'avais auparavant cru avoir était due à
la certitude que rien ne pouvait plus me l'enlever. Et il reprit comme
en vertu d'une force élastique, toute sa hauteur, quand il cessa de
subir l'étreinte de cette certitude, au moment où m'étant décidé à
tourner la tête, je vis Elstir arrêté quelques pas plus loin avec les
jeunes filles, leur dire au revoir. La figure de celle qui était le
plus près de lui, grosse et éclairée par ses regards, avait l'air d'un
gâteau où on eût réservé de la place pour un peu de ciel. Ses yeux,
même fixes, donnaient l'impression de la mobilité comme il arrive par
ces jours de grand vent où l'air, quoique invisible, laisse percevoir
la vitesse avec laquelle il passe sur le fond de l'azur. Un instant
ses regards croisèrent les miens, comme ces ciels voyageurs des jours
d'orage qui approchent d'une nuée moins rapide, la côtoient, la
touchent, la dépassent. Mais ils ne se connaissent pas et s'en vont
loin l'un de l'autre. Tels nos regards furent un instant face à face,
ignorant chacun ce que le continent céleste qui était devant lui
contenait de promesses et de menaces pour l'avenir. Au moment
seulement où son regard passa exactement sous le mien, sans ralentir sa
marche, il se voila légèrement. Ainsi, par une nuit claire, la lune
emportée par le vent passe sous un nuage et voile un instant son
éclat, puis reparaît bien vite. Mais déjà Elstir avait quitté les
jeunes filles sans m'avoir appelé. Elles prirent une rue de traverse,
il vint vers moi. Tout était manqué.
J'ai dit qu'Albertine ne m'était pas apparue ce jour-là la même que
les précédents, et que chaque fois elle devait me sembler différente.
Mais je sentis à ce moment que certaines modifications dans l'aspect,
l'importance, la grandeur d'un être peuvent tenir aussi à la
variabilité de certains états interposés entre cet être et nous. L'un
de ceux qui jouent à cet égard le rôle le plus considérable est la
croyance (ce soir-là la croyance puis l'évanouissement de la croyance,
que j'allais connaître Albertine, l'avait, à quelques secondes
d'intervalle, rendue presque insignifiante puis infiniment précieuse à
mes yeux; quelques années plus tard, la croyance, puis la disparition
de la croyance qu'Albertine m'était fidèle, amena des changements
analogues).
Certes, à Combray déjà j'avais vu diminuer ou grandir selon les
heures, selon que j'entrais dans l'un ou l'autre des deux grands modes
qui se partageaient ma sensibilité, le chagrin de n'être pas près de ma
mère, aussi imperceptible tout l'après-midi que la lumière de la lune
tant que brille le soleil et, la nuit venue, régnant seul dans mon âme
anxieuse à la place de souvenirs effacés et récents. Mais ce jour-là,
en voyant qu'Elstir quittait les jeunes filles sans m'avoir appelé,
j'appris que les variations de l'importance qu'ont à nos yeux un
plaisir ou un chagrin peuvent ne pas tenir seulement à cette
alternance de deux états, mais au déplacement de croyances invisibles,
lesquelles par exemple nous font paraître indifférente la mort parce
qu'elles répandent sur celle-ci une lumière d'irréalité, et nous
permettent ainsi d'attacher de l'importance à nous rendre à une soirée
musicale qui perdrait de son charme si, à l'annonce que nous allons
être guillotinés, la croyance qui baigne cette soirée se dissipait
tout à coup; ce rôle des croyances, il est vrai que quelque chose en
moi le savait, c'était la volonté, mais elle le sait en vain si
l'intelligence, la sensibilité continuent à l'ignorer; celles-ci sont
de bonne foi quand elles croient que nous avons envie de quitter une
maîtresse à laquelle seule notre volonté sait que nous tenons. C'est
qu'elles sont obscurcies par la croyance que nous la retrouverons dans
un instant. Mais que cette croyance se dissipe, qu'elles apprennent
tout d'un coup que cette maîtresse est partie pour toujours, alors
l'intelligence et la sensibilité ayant perdu leur mise au point sont
comme folles, le plaisir infime s'agrandit à l'infini.
Variation d'une croyance, néant de l'amour aussi, lequel, préexistant
et mobile, s'arrête à l'image d'une femme simplement parce que cette
femme sera presque impossible à atteindre. Dès lors on pense moins à
la femme qu'on se représente difficilement, qu'aux moyens de la
connaître. Tout un processus d'angoisses se développe et suffit pour
fixer notre amour sur celle qui en est l'objet à peine connu de nous.
L'amour devient immense, nous ne songeons pas combien la femme réelle
y tient peu de place. Et si tout d'un coup, comme au moment où j'avais
vu Elstir s'arrêter avec les jeunes filles, nous cessons d'être
inquiets, d'avoir de l'angoisse, comme c'est elle qui est tout notre
amour, il semble brusquement qu'il se soit évanoui au moment où nous
tenons enfin la proie à la valeur de laquelle nous n'avons pas assez
pensé. Que connaissais-je d'Albertine? Un ou deux profils sur la mer,
moins beaux assurément que ceux des femmes de Véronèse que j'aurais
dû, si j'avais obéi à des raisons purement esthétiques, lui préférer.
Or, pouvais-je avoir d'autres raisons, puisque, l'anxiété tombée, je ne
pouvais retrouver que ces profils muets, je ne possédais rien d'autre?
Depuis que j'avais vu Albertine, j'avais fait chaque jour à son sujet
des milliers de réflexions, j'avais poursuivi avec ce que j'appelais
elle, tout un entretien intérieur, où je la faisais questionner,
répondre, penser, agir, et dans la série indéfinie d'Albertines
imaginées qui se succédaient en moi heure par heure, l'Albertine
réelle, aperçue sur la plage, ne figurait qu'en tête, comme la
créatrice d'un rôle, l'étoile, ne paraît, dans une longue série de
représentations, que dans les toutes premières. Cette Albertine-là
n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui était superposé était de
mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous
l'emportent--à ne se placer même qu'au point de vue quantité--sur
ceux qui nous viennent de l'être aimé. Et cela est vrai des amours les
plus effectifs. Il en est qui peuvent non seulement se former mais
subsister autour de bien peu de chose--et même parmi ceux qui ont
reçu leur exaucement charnel. Un ancien professeur de dessin de ma
grand'mère avait eu d'une maîtresse obscure une fille. La mère mourut
peu de temps après la naissance de l'enfant et le professeur de dessin
en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas longtemps. Dans les
derniers mois de sa vie, ma grand'mère et quelques dames de Combray,
qui n'avaient jamais voulu faire même allusion devant leur professeur
à cette femme, avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement
vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent à assurer le sort
de la petite fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère. Ce
fut ma grand'mère qui le proposa, certaines amies se firent tirer
l'oreille, cette petite fille était-elle vraiment si intéressante,
était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le père; avec
des femmes comme était la mère, on n'est jamais sûr. Enfin on se
décida. La petite fille vint remercier. Elle était laide et d'une
ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous les doutes;
comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle avait de bien, une dame dit
au père qui l'avait conduite: «Comme elle a de beaux cheveux». Et
pensant que maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur
à demi-mort, une allusion à ce passé qu'on avait toujours feint
d'ignorer n'avait plus de conséquence, ma grand-mère ajouta: «Ça doit
être de famille. Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là?--Je
ne sais pas, répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais vue qu'en
chapeau.»
Il fallait rejoindre Elstir. Je m'aperçus dans une glace. En plus du
désastre de ne pas avoir été présenté, je remarquai que ma cravate
était tout de travers, mon chapeau laissait voir mes cheveux longs, ce
qui m'allait mal; mais c'était une chance tout de même qu'elles
m'eussent, même ainsi, rencontré avec Elstir et ne pussent pas
m'oublier; c'en était une autre que j'eusse ce jour-là, sur le conseil
de ma grand'mère, mis mon joli gilet qu'il s'en était fallu de si peu
que j'eusse remplacé par un affreux, et pris ma plus belle canne; car
un événement que nous désirons, ne se produisant jamais comme nous
avons pensé, à défaut des avantages sur lesquels nous croyions pouvoir
compter, d'autres que nous n'espérions pas se sont présentés, le tout
se compense; et nous redoutions tellement le pire que nous sommes
finalement enclins à trouver que dans l'ensemble pris en bloc, le
hasard nous a, somme toute, plutôt favorisés.
«J'aurais été si content de les connaître», dis-je à Elstir en
arrivant près de lui.--Aussi pourquoi restez-vous à des lieues?» Ce
furent les paroles qu'il prononça, non qu'elles exprimassent sa
pensée, puisque si son désir avait été d'exaucer le mien, m'appeler
lui eût été bien facile, mais peut-être parce qu'il avait entendu des
phrases de ce genre, familier aux gens vulgaires pris en faute, et
parce que même les grands hommes sont, en certaines choses, pareils
aux gens vulgaires, prennent les excuses journalières dans le même
répertoire qu'eux, comme le pain quotidien chez le même boulanger;
soit que de telles paroles qui doivent en quelque sorte être lues à
l'envers, puisque leur lettre signifie le contraire de la vérité, soient
l'effet nécessaire, le graphique négatif d'un réflexe. «Elles étaient
pressées.» Je pensai que surtout elles l'avaient empêché d'appeler
quelqu'un qui leur était peu sympathique; sans cela il n'y eût pas
manqué, après toutes les questions que je lui avais posées sur elles,
et l'intérêt qu'il avait bien vu que je leur portais.
--Je vous parlais de Carquethuit, me dit-il, avant que je l'eusse quitté à
sa porte. J'ai fait une petite esquisse où on voit bien mieux la cernure de
la plage. Le tableau n'est pas trop mal, mais c'est autre chose. Si vous
le permettez, en souvenir de notre amitié, je vous donnerai mon
esquisse, ajouta-t-il, car les gens qui vous refusent les choses qu'on
désire vous en donnent d'autres.
--J'aurais beaucoup aimé, si vous en possédiez, avoir une photographie
du petit portrait de Miss Sacripant! Mais qu'est-ce que c'est que ce
nom?--C'est celui d'un personnage que tint le modèle dans une stupide
petite opérette.--Mais vous savez que je ne la connais nullement,
monsieur, vous avez l'air de croire le contraire.
Elstir se tut. «Ce n'est pourtant pas Mme Swann avant son mariage», dis-je
par une de ces brusques rencontres fortuites de la vérité, qui sont somme
toute assez rares, mais qui suffisent après coup à donner un certain
fondement à la théorie des pressentiments si on prend soin d'oublier toutes
les erreurs qui l'infirmeraient. Elstir ne me répondit pas. C'était bien
un portrait d'Odette de Crécy. Elle n'avait pas voulu le garder pour
beaucoup de raisons dont quelques-unes sont trop évidentes. Il y en
avait d'autres. Le portrait était antérieur au moment où Odette
disciplinant ses traits avait fait de son visage et de sa taille cette
création dont, à travers les années, ses coiffeurs, ses couturiers,
elle-même--dans sa façon de se tenir, de parler, de sourire, de
poser ses mains, ses regards, de penser--devaient respecter les
grandes lignes. Il fallait la dépravation d'un amant rassasié pour que
Swann préférât aux nombreuses photographies de l'Odette _ne varietur_
qu'était sa ravissante femme, la petite photographie qu'il avait dans
sa chambre, et où sous un chapeau de paille orné de pensées on voyait
une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits
tirés.
Mais d'ailleurs le portrait eût-il été, non pas antérieur, comme la
photographie préférée de Swann, à la systématisation des traits
d'Odette en un type nouveau, majestueux et charmant, mais postérieur,
qu'il eût suffi de la vision d'Elstir pour désorganiser ce type. Le
génie artistique agit à la façon de ces températures extrêmement
élevées qui ont le pouvoir de dissocier les combinaisons d'atomes et
de grouper ceux-ci suivant un ordre absolument contraire, répondant à
un autre type. Toute cette harmonie factice que la femme a imposée à
ses traits et dont chaque jour avant de sortir elle surveille la
persistance dans sa glace, changeant l'inclinaison du chapeau, le
lissage des cheveux, l'enjouement du regard, afin d'en assurer la
continuité, cette harmonie, le coup d'œil du grand peintre la détruit
en une seconde, et à sa place il fait un regroupement des traits de la
femme, de manière à donner satisfaction à un certain idéal féminin et
pictural qu'il porte en lui. De même, il arrive souvent qu'à partir
d'un certain âge, l'œil d'un grand chercheur trouve partout les
éléments nécessaires à établir les rapports qui seuls l'intéressent.
Comme ces ouvriers et ces joueurs qui ne font pas d'embarras et se
contentent de ce qui leur tombe sous la main, ils pourraient dire de
n'importe quoi: cela fera l'affaire. Ainsi une cousine de la princesse
de Luxembourg, beauté des plus altières, s'étant éprise autrefois d'un
art qui était nouveau à cette époque, avait demandé au plus grand des
peintres naturalistes de faire son portrait. Aussitôt l'œil de
l'artiste avait trouvé ce qu'il cherchait partout. Et sur la toile il
y avait à la place de la grande dame un trottin, et derrière lui un
vaste décor incliné et violet qui faisait penser à la place Pigalle.
Mais même sans aller jusque-là, non seulement le portrait d'une femme
par un grand artiste ne cherchera aucunement à donner satisfaction à
quelques-unes des exigences de la femme--comme celles qui, par
exemple, quand elle commence à vieillir la font se faire photographier
dans des tenues presque de fillettes qui font valoir sa taille restée
jeune et la font paraître comme la sœur ou même la fille de sa fille,
celle-ci au besoin «fagotée» pour la circonstance, à côté d'elle--et
mettra au contraire en relief les désavantages qu'elle cherche à
cacher et qui, comme un teint fiévreux, voire verdâtre, le tentent
d'autant plus parce qu'ils ont du «caractère»; mais ils suffisent à
désenchanter le spectateur vulgaire et réduisent pour lui en miettes
l'idéal dont la femme soutenait si fièrement l'armature et qui la
plaçait dans sa forme unique, irréductible, si en dehors, si au-dessus
du reste de l'humanité. Maintenant déchue, située hors de son propre
type où elle trônait invulnérable, elle n'est plus qu'une femme
quelconque en la supériorité de qui nous avons perdu toute foi. Ce
type, nous faisions tellement consister en lui, non seulement la beauté
d'une Odette, mais sa personnalité, son identité, que devant le
portrait qui l'a dépouillée de lui, nous sommes tentés de nous écrier
non pas seulement: «Comme c'est enlaidi», mais: «Comme c'est peu
ressemblant». Nous avons peine à croire que ce soit elle. Nous ne la
reconnaissons pas. Et pourtant il y a là un être que nous sentons bien
que nous avons déjà vu. Mais cet être-là ce n'est pas Odette; le
visage de cet être, son corps, son aspect, nous sont bien connus. Ils
nous rappellent, non pas la femme, qui ne se tenait jamais ainsi, dont
la pose habituelle ne dessine nullement une telle étrange et
provocante arabesque, mais d'autres femmes, toutes celles qu'à peintes
Elstir et que toujours, si différentes qu'elles puissent être, il a
aimé à camper ainsi de face, le pied cambré dépassant de la jupe, le
large chapeau rond tenu à la main, répondant symétriquement à la
hauteur du genou qu'il couvre à cet autre disque vu de face, le
visage. Et enfin non seulement un portrait génial disloque le type
d'une femme, tel que l'ont défini sa coquetterie et sa conception
égoïste de la beauté, mais s'il est ancien, il ne se contente pas de
vieillir l'original de la même manière que la photographie, en le
montrant dans des atours démodés. Dans le portrait, ce n'est pas
seulement la manière que la femme avait de s'habiller qui date, c'est
aussi la manière que l'artiste avait de peindre. Cette manière, la
première manière d'Elstir, était l'extrait de naissance le plus
accablant pour Odette parce qu'il faisait d'elle non pas seulement
comme ses photographies d'alors une cadette de cocottes connues, mais
parce qu'il faisait de son portrait le contemporain d'un des nombreux
portraits que Manet ou Whistler ont peints d'après tant de modèles
disparus qui appartiennent déjà à l'oubli ou à l'histoire.
C'est dans ces pensées silencieusement ruminées à côté d'Elstir, tandis
que je le conduisais chez lui, que m'entraînait la découverte que je
venais de faire relativement à l'identité de son modèle, quand cette
première découverte m'en fit faire une seconde, plus troublante encore
pour moi, concernant l'identité de l'artiste. Il avait fait le
portrait d'Odette de Crécy. Serait-il possible que cet homme de génie,
ce sage, ce solitaire, ce philosophe à la conversation magnifique et
qui dominait toutes choses, fût le peintre ridicule et pervers, adopté
jadis par les Verdurin? Je lui demandai s'il les avait connus, si par
hasard ils ne le surnommaient pas alors M. Biche. Il me répondit que
si, sans embarras, comme s'il s'agissait d'une partie déjà un peu
ancienne de son existence et s'il ne se doutait pas de la déception
extraordinaire qu'il éveillait en moi, mais levant les yeux, il la lut
sur mon visage. Le sien eut une expression de mécontentement. Et comme
nous étions déjà presque arrivés chez lui, un homme moins éminent par
l'intelligence et par le cœur m'eût peut-être simplement dit au revoir
un peu sèchement et après cela eût évité de me revoir. Mais ce ne fut
pas ainsi qu'Elstir agit avec moi; en vrai maître--et c'était
peut-être au point de vue de la création pure son seul défaut d'en
être un, dans ce sens du mot maître, car un artiste pour être tout à
fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas
prodiguer de son moi, même à des disciples,--de toute circonstance,
qu'elle fût relative à lui ou à d'autres, il cherchait à extraire pour
le meilleur enseignement des jeunes gens la part de vérité qu'elle
contenait. Il préféra donc aux paroles qui auraient pu venger son
amour-propre celles qui pouvaient m'instruire. «Il n'y a pas d'homme
si sage qu'il soit, me dit-il qui n'ait à telle époque de sa jeunesse
prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir lui soit
désagréable et qu'il souhaiterait être aboli. Mais il ne doit pas
absolument le regretter, parce qu'il ne peut être assuré d'être devenu
un sage, dans la mesure où cela est possible, que s'il a passé par
toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder
cette dernière incarnation-là. Je sais qu'il y a des jeunes gens, fils
et petits-fils d'hommes distingués, à qui leurs précepteurs ont
enseigné la noblesse de l'esprit et l'élégance morale dès le collège.
Ils n'ont peut-être rien à retrancher de leur vie, ils pourraient
publier et signer tout ce qu'ils ont dit, mais ce sont de pauvres
esprits, descendants sans force de doctrinaires, et de qui la sagesse
est négative et stérile. On ne reçoit pas la sagesse, il faut la
découvrir soi-même après un trajet que personne ne peut faire pour
nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les
choses. Les vies que vous admirez, les attitudes que vous trouvez
nobles n'ont pas été disposées par le père de famille ou par le
précepteur, elles ont été précédées de débuts bien différents, ayant
été influencées par ce qui régnait autour d'elles de mal ou de
banalité. Elles représentent un combat et une victoire. Je comprends
que l'image de ce que nous avons été dans une période première ne soit
plus reconnaissable et soit en tous cas déplaisante. Elle ne doit pas
être reniée pourtant, car elle est un témoignage que nous avons
vraiment vécu, que c'est selon les lois de la vie et de l'esprit, que
nous avons, des éléments communs de la vie, de la vie des ateliers,
des coteries artistiques s'il s'agit d'un peintre, extrait quelque
chose qui les dépasse.» Nous étions arrivés devant sa porte. J'étais
déçu de ne pas avoir connu ces jeunes filles. Mais enfin maintenant il
y aurait une possibilité de les retrouver dans la vie; elles avaient
cessé de ne faire que passer à un horizon où j'avais pu croire que je
ne les verrais plus jamais apparaître. Autour d'elles ne flottait plus
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