A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 05

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phénoménisme pur; tout n'est plus qu'apparences et n'existe plus qu'en
fonction de notre sublime nous-même. Ce n'est pas, du reste, qu'un
amour véritable, si nous en avons un, ne puisse subsister dans un
semblable état. Mais nous sentons si bien, comme dans un milieu
nouveau, que des pressions inconnues ont changé les dimensions de ce
sentiment que nous ne pouvons pas le considérer pareillement. Ce même
amour, nous le retrouvons bien, mais déplacé, ne pesant plus sur nous,
satisfait de la sensation que lui accorde le présent et qui nous
suffit, car de ce qui n'est pas actuel nous ne nous soucions pas.
Malheureusement le coefficient qui change ainsi les valeurs ne les
change que dans cette heure d'ivresse. Les personnes qui n'avaient
plus d'importance et sur lesquelles nous soufflions comme sur des
bulles de savon reprendront le lendemain leur densité; il faudra
essayer de nouveau de se remettre aux travaux qui ne signifiaient plus
rien. Chose plus grave encore, cette mathématique du lendemain, la
même que celle d'hier et avec les problèmes de laquelle nous nous
retrouverons inexorablement aux prises, c'est celle qui nous régit
même pendant ces heures-là, sauf pour nous-même. S'il se trouve près
de nous une femme vertueuse ou hostile, cette chose si difficile la
veille--à savoir que nous arrivions à lui plaire--nous semble
maintenant un million de fois plus aisée sans l'être devenue en rien,
car ce n'est qu'à nos propres yeux, à nos propres yeux intérieurs que
nous avons changé. Et elle est aussi mécontente à l'instant même que
nous nous soyons permis une familiarité que nous le serons le
lendemain d'avoir donné cent francs au chasseur et, pour la même
raison, qui pour nous a été seulement retardée: l'absence d'ivresse.
Je ne connaissais aucune des femmes qui étaient à Rivebelle, et qui,
parce qu'elles faisaient partie de mon ivresse comme les reflets font
partie du miroir, me paraissaient mille fois plus désirables que la de
moins en moins existante Mlle Simonet. Une jeune blonde, seule, à
l'air triste, sous son chapeau de paille piqué de fleurs des champs me
regarda un instant d'un air rêveur et me parut agréable. Puis ce fut
le tour d'une autre, puis d'une troisième; enfin d'une brune au teint
éclatant. Presque toutes étaient connues, à défaut de moi, par
Saint-Loup.
Avant qu'il eût fait la connaissance de sa maîtresse actuelle, il
avait en effet tellement vécu dans le monde restreint de la noce, que
de toutes les femmes qui dînaient ces soirs-là à Rivebelle et dont
beaucoup s'y trouvaient par hasard, étant venues au bord de la mer,
certaines pour retrouver leur amant, d'autres pour tâcher d'en trouver
un, il n'y en avait guère qu'il ne connût pour avoir passé--lui-même
ou tel de ses amis--au moins une nuit avec elles. Il ne les saluait
pas si elles étaient avec un homme, et elles, tout en le regardant plus
qu'un autre parce que l'indifférence qu'on lui savait pour toute femme
qui n'était pas son actrice lui donnait aux yeux de celles-ci un
prestige singulier, elles avaient l'air de ne pas le connaître. Et
l'une chuchotait: «C'est le petit Saint-Loup. Il paraît qu'il aime
toujours sa grue. C'est la grande amour. Quel joli garçon! Moi je le
trouve épatant; et quel chic! Il y a tout de même des femmes qui ont
une sacrée veine. Et un chic type en tout. Je l'ai bien connu quand
j'étais avec d'Orléans. C'était les deux inséparables. Il en faisait
une noce à ce moment-là! Mais ce n'est plus ça; il ne lui fait pas de
queues. Ah! elle peut dire qu'elle en a une chance. Et je me demande
qu'est-ce qu'il peut lui trouver. Il faut qu'il soit tout de même une
fameuse truffe. Elle a des pieds comme des bateaux, des moustaches à
l'américaine et des dessous sales! Je crois qu'une petite ouvrière ne
voudrait pas de ses pantalons. Regardez-moi un peu quels yeux il a, on
se jetterait au feu pour un homme comme ça. Tiens, tais-toi, il m'a
reconnue, il rit, oh! il me connaissait bien. On n'a qu'à lui parler
de moi.» Entre elles et lui je surprenais un regard d'intelligence.
J'aurais voulu qu'il me présentât à ces femmes, pouvoir leur demander
un rendez-vous et qu'elles me l'accordassent même si je n'avais pas pu
l'accepter. Car sans cela leur visage resterait éternellement dépourvu,
dans ma mémoire, de cette partie de lui-même--et comme si elle
était cachée par un voile--qui varie avec toutes les femmes, que
nous ne pouvons imaginer chez l'une quand nous ne l'y avons pas vue,
et qui apparaît seulement dans le regard qui s'adresse à nous et qui
acquiesce à notre désir et nous promet qu'il sera satisfait. Et
pourtant même aussi réduit, leur visage était pour moi bien plus que
celui des femmes que j'aurais su vertueuses et ne me semblait pas
comme le leur, plat, sans dessous, composé d'une pièce unique et sans
épaisseur. Sans doute il n'était pas pour moi ce qu'il devait être
pour Saint-Loup qui par la mémoire, sous l'indifférence, pour lui
transparente, des traits immobiles qui affectaient de ne pas le
connaître ou sous la banalité du même salut que l'on eût adressé aussi
bien à tout autre, se rappelait, voyait, entre des cheveux défaits,
une bouche pâmée et des yeux mi-clos, tout un tableau silencieux comme
ceux que les peintres, pour tromper le gros des visiteurs revêtent
d'une toile décente. Certes, pour moi au contraire qui sentais que
rien de mon être n'avait pénétré en telle ou telle de ces femmes et
n'y serait emporté dans les routes inconnues qu'elle suivrait pendant
sa vie, ces visages restaient fermés. Mais c'était déjà assez de
savoir qu'ils s'ouvraient pour qu'ils me semblassent d'un prix que je
ne leur aurais pas trouvé s'ils n'avaient été que de belles médailles,
au lieu de médaillons sous lesquels se cachaient des souvenirs
d'amour. Quand à Robert, tenant à peine en place, quand il était
assis, dissimulant sous un sourire d'homme de cour l'avidité d'agir en
homme de guerre, à le bien regarder, je me rendais compte combien
l'ossature énergique de son visage triangulaire devait être la même
que celle de ses ancêtres, plus faite pour un ardent archer que pour
un lettré délicat. Sous la peau fine, la construction hardie,
l'architecture féodale apparaissaient. Sa tête faisait penser à ces
tours d'antiques donjons dont les créneaux inutilisés restent
visibles, mais qu'on a aménagées intérieurement en bibliothèque.
En rentrant à Balbec, de telle de ces inconnues à qui il m'avait
présenté je me redisais sans m'arrêter une seconde et pourtant sans
presque m'en apercevoir: «Quelle femme délicieuse!» comme on chante un
refrain. Certes, ces paroles étaient plutôt dictées par des
dispositions nerveuses que par un jugement durable. Il n'en est pas
moins vrai que si j'eusse eu mille francs sur moi et qu'il y eût
encore des bijoutiers d'ouverts à cette heure-là, j'eusse acheté une
bague à l'inconnue. Quand les heures de notre vie se déroulent ainsi
que des plans trop différents, on se trouve donner trop de soi
pour des personnes diverses qui le lendemain vous semblent sans
intérêt. Mais on se sent responsable de ce qu'on leur a dit la veille
et on veut y faire honneur.
Comme ces soirs-là je rentrais plus tard, je retrouvais avec plaisir
dans ma chambre qui n'était plus hostile le lit où, le jour de mon
arrivée, j'avais cru qu'il me serait toujours impossible de me reposer
et où maintenant mes membres si las cherchaient un soutien; de sorte
que successivement mes cuisses, mes hanches, mes épaules tâchaient
d'adhérer en tous leurs points aux draps qui enveloppaient le matelas,
comme si ma fatigue, pareille à un sculpteur, avait voulu prendre un
moulage total d'un corps humain. Mais je ne pouvais m'endormir, je
sentais approcher le matin; le calme, la bonne santé n'étaient plus en
moi. Dans ma détresse, il me semblait que jamais je ne les
retrouverais plus. Il m'eût fallu dormir longtemps pour les rejoindre.
Or, me fussé-je assoupi, que de toutes façons je serais réveillé deux
heures après par le concert symphonique. Tout à coup je m'endormais,
je tombais dans ce sommeil lourd où se dévoilent pour nous le retour à
la jeunesse, la reprise des années passées, des sentiments perdus, la
désincarnation, la transmigration des âmes, l'évocation des morts, les
illusions de la folie, la régression vers les règnes les plus
élémentaires de la nature (car on dit que nous voyons souvent des
animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours que nous y sommes
nous-même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses
une clarté de certitude; nous n'y offrons au contraire, au spectacle
de la vie, qu'une vision douteuse et à chaque minute anéantie par
l'oubli, la réalité précédente s'évanouissant devant celle qui lui
succède comme une projection de lanterne magique devant la suivante
quand on a changé le verre), tous ces mystères que nous croyons ne pas
connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes
les nuits ainsi qu'à l'autre grand mystère de l'anéantissement et de
la résurrection. Rendue plus vagabonde par la digestion difficile du
dîner de Rivebelle, l'illumination successive et errante de zones
assombries de mon passé faisait de moi un être dont le suprême bonheur
eût été de rencontrer Legrandin avec lequel je venais de causer en
rêve.
Puis, même ma propre vie m'était entièrement cachée par un décor
nouveau, comme celui planté tout au bord du plateau et devant lequel
pendant que, derrière, on procède aux changements de tableaux, des
acteurs donnent un divertissement. Celui où je tenais alors mon rôle,
était dans le goût des contes orientaux, je n'y savais rien de mon
passé ni de moi-même, à cause de cet extrême rapprochement d'un décor
interposé; je n'étais qu'un personnage qui recevait la bastonnade et
subissais des châtiments variés pour une faute que je n'apercevais pas
mais qui était d'avoir bu trop de porto. Tout à coup je m'éveillais,
je m'apercevais qu'à la faveur d'un long sommeil, je n'avais pas
entendu le concert symphonique. C'était déjà l'après-midi; je m'en
assurais à ma montre, après quelques efforts pour me redresser,
efforts infructueux d'abord et interrompus par des chutes sur
l'oreiller, mais de ces chutes courtes qui suivent le sommeil comme
les autres ivresses, que ce soit le vin qui les procure, ou une
convalescence; du reste avant même d'avoir regardé l'heure j'étais
certain que midi était passé. Hier soir, je n'étais plus qu'un être
vidé, sans poids (et comme il faut avoir été couché pour être capable
de s'asseoir et avoir dormi pour l'être de se taire), je ne pouvais
cesser de remuer ni de parler, je n'avais plus de consistance, de
centre de gravité, j'étais lancé, il me semblait que j'aurais pu
continuer ma morne course jusque dans la lune. Or, si en dormant mes
yeux n'avaient pas vu l'heure, mon corps avait su la calculer, il
avait mesuré le temps non pas sur un cadran superficiellement figuré,
mais par la pesée progressive de toutes mes forces refaites que comme
une puissante horloge il avait cran par cran laissé descendre de mon
cerveau dans le reste de mon corps où elles entassaient maintenant
jusque au-dessus de mes genoux l'abondance intacte de leurs
provisions. S'il est vrai que la mer ait été autrefois notre milieu
vital où il faille replonger notre sang pour retrouver nos forces, il
en est de même de l'oubli, du néant mental; on semble alors absent du
temps pendant quelques heures; mais les forces qui se sont rangées
pendant ce temps-là sans être dépensées le mesurent par leur quantité
aussi exactement que les poids de l'horloge où les croulants
monticules du sablier. On ne sort, d'ailleurs, pas plus aisément d'un
tel sommeil que de la veille prolongée, tant toutes choses tendent à
durer et s'il est vrai que certains narcotiques font dormir, dormir
longtemps est un narcotique plus puissant encore, après lequel on a
bien de la peine à se réveiller. Pareil à un matelot qui voit bien le
quai où amarrer sa barque, secouée cependant encore par les flots,
j'avais bien l'idée de regarder l'heure et de me lever, mais mon corps
était à tout instant rejeté dans le sommeil; l'atterrissage était
difficile, et avant de me mettre debout pour atteindre ma montre et
confronter son heure avec celle qu'indiquait la richesse de matériaux
dont disposaient mes jambes rompues, je retombais encore deux ou trois
fois sur mon oreiller.
Enfin je voyais clairement: «deux heures de l'après-midi!» je sonnais,
mais aussitôt je rentrais dans un sommeil qui cette fois devait être
infiniment plus long, si j'en jugeais par le repos et la vision d'une
immense nuit dépassée, que je trouvais au réveil. Pourtant comme
celui-ci était causé par l'entrée de Françoise, entrée qu'avait
elle-même motivée mon coup de sonnette, ce nouveau sommeil qui me
paraissait avoir dû être plus long que l'autre et avait amené en moi
tant de bien-être et d'oubli, n'avait duré qu'une demi-minute.
Ma grand-mère ouvrait la porte de ma chambre, je lui posais mille
questions sur la famille Legrandin.
Ce n'est pas assez de dire que j'avais rejoint le calme et la santé,
car c'était plus qu'une simple distance qui les avait la veille
séparés de moi, j'avais eu toute la nuit à lutter contre un flot
contraire, et puis je ne me retrouvais pas seulement auprès d'eux, ils
étaient rentrés en moi. A des points précis et encore un peu
douloureux de ma tête vide et qui serait un jour brisée, laissant mes
idées s'échapper à jamais, celles-ci avaient une fois encore repris
leur place, et retrouvé cette existence dont hélas! jusqu'ici elles
n'avaient pas su profiter.
Une fois de plus j'avais échappé à l'impossibilité de dormir, au
déluge, au naufrage des crises nerveuses. Je ne craignais plus du tout
ce qui me menaçait la veille au soir quand j'étais démuni de repos.
Une nouvelle vie s'ouvrait devant moi; sans faire un seul mouvement,
car j'étais encore brisé quoique déjà dispos, je goûtais ma fatigue
avec allégresse; elle avait isolé et rompu les os de mes jambes, de
mes bras, que je sentais assemblés devant moi, prêts à se rejoindre,
et que j'allais relever rien qu'en chantant comme l'architecte de la
fable.
Tout à coup je me rappelai la jeune blonde à l'air triste que j'avais
vue à Rivebelle et qui m'avait regardé un instant. Pendant toute la
soirée, bien d'autres m'avaient semblé agréables, maintenant elle
venait seule de s'élever du fond de mon souvenir. Il me semblait
qu'elle m'avait remarqué, je m'attendais à ce qu'un des garçons de
Rivebelle vînt me dire un mot de sa part. Saint-Loup ne la connaissait
pas et croyait qu'elle était comme il faut. Il serait bien difficile
de la voir, de la voir sans cesse. Mais j'étais prêt à tout pour cela,
je ne pensais plus qu'à elle. La philosophie parle souvent d'actes
libres et d'actes nécessaires. Peut-être n'en est-il pas de plus
complètement subi par nous, que celui qui en vertu d'une force
ascensionnelle comprimée pendant l'action, fait jusque-là, une fois
notre pensée au repos, remonter ainsi un souvenir nivelé avec les
autres par la force oppressive de la distraction, et s'élancer parce
qu'à notre insu il contenait plus que les autres un charme dont nous
ne nous apercevons que vingt quatre heures après. Et peut-être n'y
a-t-il pas non plus d'acte aussi libre, car il est encore dépourvu de
l'habitude, de cette sorte de manie mentale qui, dans l'amour, favorise
la renaissance exclusive de l'image d'une certaine personne.
Ce jour-là était justement le lendemain de celui où j'avais vu défiler
devant la mer le beau cortège de jeunes filles. J'interrogeai à leur
sujet plusieurs clients de l'hôtel, qui venaient presque tous les ans
à Balbec. Ils ne purent me renseigner. Plus tard une photographie
m'expliqua pourquoi. Qui eût pu reconnaître maintenant en elles, à
peine mais déjà sorties d'un âge où on change si complètement, telle
masse amorphe et délicieuse, encore tout enfantine, de petites filles
que, quelques années seulement auparavant, on pouvait voir assises en
cercle sur le sable, autour d'une tente: sorte de blanche et vague
constellation où l'on n'eût distingué deux yeux plus brillants que les
autres, un malicieux visage, des cheveux blonds, que pour les reperdre
et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et
lactée.
Sans doute en ces années-là encore si peu éloignées, ce n'était pas
comme la veille dans leur première apparition devant moi, la vision du
groupe, mais le groupe lui-même qui manquait de netteté. Alors, ces
enfants trop jeunes étaient encore à ce degré élémentaire de formation
où la personnalité n'a pas mis son sceau sur chaque visage. Comme ces
organismes primitifs où l'individu n'existe guère par lui-même, est
plutôt constitué par le polypier que par chacun des polypes qui le
composent, elles restaient pressées les unes contre les autres.
Parfois l'une faisait tomber sa voisine, et alors un fou rire qui
semblait la seule manifestation de leur vie personnelle, les agitait
toutes à la fois, effaçant, confondant ces visages indécis et
grimaçants dans la gelée d'une seule grappe scintillatrice et
tremblante. Dans une photographie ancienne qu'elles devaient me donner
un jour, et que j'ai gardée, leur troupe enfantine offre déjà le même
nombre de figurantes que plus tard leur cortège féminin; on y sent
qu'elles devaient déjà faire sur la plage une tache singulière qui
forçait à les regarder; mais on ne peut les y reconnaître
individuellement que par le raisonnement, en laissant le champ libre à
toutes les transformations possibles pendant la jeunesse jusqu'à la
limite où ces formes reconstituées empiéteraient sur une autre
individualité qu'il faut identifier aussi et dont le beau visage, à
cause de la concomitance d'une grande taille et de cheveux frisés, a
chance d'avoir été jadis ce ratatinement de grimace rabougrie présenté
par la carte-album; et la distance parcourue en peu de temps par les
caractères physiques de chacune de ces jeunes filles, faisant d'eux un
critérium fort vague et d'autre part ce qu'elles avaient de commun et
comme de collectif étant dès lors marqué, il arrivait parfois à leurs
meilleures amies de les prendre l'une pour l'autre sur cette
photographie, si bien que le doute ne pouvait finalement être tranché
que par tel accessoire de toilette que l'une était certaine d'avoir
porté, à l'exclusion des autres. Depuis ces jours si différents de
celui où je venais de les voir sur la digue, si différents et pourtant
si proches, elles se laissaient encore aller au rire comme je m'en
étais rendu compte la veille, mais à un rire qui n'était pas celui
intermittent et presque automatique de l'enfance, détente spasmodique
qui autrefois faisait à tous moments faire un plongeon à ces têtes
comme les blocs de vairons dans la Vivonne se dispersaient et
disparaissaient pour se reformer un instant après; leurs physionomies
maintenant étaient devenues maîtresses d'elles-mêmes, leurs yeux
étaient fixés sur le but qu'ils poursuivaient; et il avait fallu hier
l'indécision et le tremblé de ma perception première pour confondre
indistinctement, comme l'avait fait l'hilarité ancienne et la vieille
photographie, les sporades aujourd'hui individualisées et désunies
du pâle madrépore.
Sans doute bien des fois, au passage de jolies jeunes filles, je
m'étais fait la promesse de les revoir. D'habitude, elles ne
reparaissent pas; d'ailleurs la mémoire qui oublie vite leur
existence, retrouverait difficilement leurs traits; nos yeux ne les
reconnaîtraient peut-être pas, et déjà nous avons vu passer de
nouvelles jeunes filles que nous ne reverrons pas non plus. Mais
d'autres fois, et c'est ainsi que cela devait arriver pour la petite
bande insolente, le hasard les ramène avec insistance devant nous. Il
nous paraît alors beau, car nous discernons en lui comme un
commencement d'organisation, d'effort, pour composer notre vie; il
nous rend facile, inévitable et quelquefois--après des interruptions
qui ont pu faire espérer de cesser de nous souvenir--cruelle, la
fidélité des images à la possession desquelles nous nous croirons plus
tard avoir été prédestinés, et que sans lui nous aurions pu, tout au
début, oublier, comme tant d'autres, si aisément.
Bientôt le séjour de Saint-Loup toucha à sa fin. Je n'avais pas revu
ces jeunes filles sur la plage. Il restait trop peu l'après-midi à
Balbec pour pouvoir s'occuper d'elles et tâcher de faire, à mon
intention, leur connaissance. Le soir il était plus libre et
continuait à m'emmener souvent à Rivebelle. Il y a dans ces
restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des gens
enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom nous étonne, si
l'ayant par hasard demandé, nous découvrons qu'ils sont non
l'inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins que
le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler. Déjà
deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions,
Saint-Loup et moi, vu venir s'asseoir à une table quand tout le monde
commençait à partir un homme de grande taille, très musclé, aux traits
réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur
restait fixé avec application dans le vide. Un soir que nous
demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et
retardataire: «Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre
Elstir?» nous dit-il. Swann une fois prononcé son nom devant
moi, j'avais entièrement oublié à quel propos; mais l'omission d'un
souvenir, comme celui d'un membre de phrase dans une lecture, favorise
parfois non l'incertitude, mais l'éclosion d'une certitude prématurée.
«C'est un ami de Swann, et un artiste très connu, de grande valeur»,
dis-je à Saint-Loup. Aussitôt passa sur lui et sur moi, comme un
frisson, la pensée qu'Elstir était un grand artiste, un homme célèbre,
puis, que nous confondant avec les autres dîneurs, il ne se doutait
pas de l'exaltation où nous jetait l'idée de son talent. Sans doute,
qu'il ignorât notre admiration, et que nous connaissions Swann, ne
nous eût pas été pénible si nous n'avions pas été aux bains de mer.
Mais attardés à un âge où l'enthousiasme ne peut rester silencieux, et
transportés dans une vie où l'incognito semble étouffant, nous
écrivîmes une lettre signée de nos noms, où nous dévoilions à Elstir
dans les deux dîneurs assis à quelques pas de lui deux amateurs
passionnés de son talent, deux amis de son grand ami Swann et où nous
demandions à lui présenter nos hommages. Un garçon se chargea de
porter cette missive à l'homme célèbre.
Célèbre, Elstir ne l'était peut-être pas encore à cette époque tout à
fait autant que le prétendait le patron de l'établissement, et qu'il
le fut d'ailleurs bien peu d'années plus tard. Mais il avait été un
des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n'était encore
qu'une sorte de ferme et à y amener une colonie d'artistes (qui
avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l'on
mangeait en plein air sous un simple auvent, était devenue un centre
élégant; Elstir lui-même ne revenait en ce moment à Rivebelle qu'à
cause d'une absence de sa femme avec laquelle il habitait non loin de
là). Mais un grand talent, même quand il n'est pas encore reconnu,
provoque nécessairement quelques phénomènes d'admiration, tels que le
patron de la ferme avait été à même d'en distinguer dans les questions
de plus d'une Anglaise de passage, avide de renseignements sur la vie
que menait Elstir, ou dans le nombre de lettres que celui-ci recevait
de l'étranger. Alors le patron avait remarqué davantage qu'Elstir
n'aimait pas être dérangé pendant qu'il travaillait, qu'il se relevait
la nuit pour emmener un petit modèle poser nu au bord de la mer, quand
il y avait clair de lune, et il s'était dit que tant de fatigues
n'étaient pas perdues, ni l'admiration des touristes injustifiée,
quand il avait dans un tableau d'Elstir reconnu une croix de bois qui
était plantée à l'entrée de Rivebelle. «C'est bien elle, répétait-il avec
stupéfaction. Il y a les quatre morceaux! Ah! aussi il s'en donne une peine!
Et il ne savait pas si un petit «lever de soleil sur la mer» qu'Elstir
lui avait donné, ne valait pas une fortune.
Nous le vîmes lire notre lettre, la remettre dans sa poche, continuer
à dîner, commencer à demander ses affaires, se lever pour partir, et
nous étions tellement sûrs de l'avoir choqué par notre démarche que
nous eussions souhaité maintenant (tout autant que nous l'avions
redouté) de partir sans avoir été remarqués par lui. Nous ne pensions
pas un seul instant à une chose qui aurait dû pourtant nous sembler la
plus importante, c'est que notre enthousiasme pour Elstir, de la
sincérité duquel nous n'aurions pas permis qu'on doutât et dont nous
aurions pu, en effet, donner comme témoignage notre respiration
entrecoupée par l'attente, notre désir de faire n'importe quoi de
difficile ou d'héroïque pour le grand homme, n'était pas, comme nous
nous le figurions, de l'admiration, puisque nous n'avions jamais rien
vu d'Elstir; notre sentiment pouvait avoir pour objet l'idée creuse de
«un grand artiste», non pas une oeuvre qui nous était inconnue. C'était
tout au plus de l'admiration à vide, le cadre nerveux, l'armature
sentimentale d'une admiration sans contenu, c'est-à-dire quelque chose
d'aussi indissolublement attaché à l'enfance que certains organes qui
n'existent plus chez l'homme adulte; nous étions encore des enfants.
Elstir cependant allait arriver à la porte, quand tout à coup il fit
un crochet et vint à nous. J'étais transporté d'une délicieuse
épouvante comme je n'aurais pu en éprouver quelques années plus tard,
parce que, en même temps que l'âge diminue la capacité, l'habitude du
monde ôte toute idée de provoquer d'aussi étranges occasions, de
ressentir ce genre d'émotions.
Dans les quelques mots qu'Elstir vint nous dire, en s'asseyant à notre
table, il ne me répondit jamais, les diverses fois où je lui parlai de
Swann. Je commençai à croire qu'il ne le connaissait pas. Il ne m'en
demanda pas moins d'aller le voir à son atelier de Balbec, invitation
qu'il n'adressa pas à Saint-Loup, et que me valurent, ce que n'aurait
peut-être pas fait la recommandation de Swann si Elstir eût été lié
avec lui (car la part des sentiments désintéressés est plus grande
qu'on ne croit dans la vie des hommes) quelques paroles qui lui firent
penser que j'aimais les arts. Il prodigua pour moi une amabilité, qui
était aussi supérieure à celle de Saint-Loup que celle-ci à
l'affabilité d'un petit bourgeois. A côté de celle d'un grand artiste,
l'amabilité d'un grand seigneur, si charmante soit-elle, a l'air d'un
jeu d'acteur, d'une simulation. Saint-Loup cherchait à plaire, Elstir
aimait à donner, à se donner. Tout ce qu'il possédait, idées, œuvres,
et le reste qu'il comptait pour bien moins, il l'eût donné avec joie à
quelqu'un qui l'eût compris. Mais faute d'une société supportable, il
vivait dans un isolement, avec une sauvagerie que les gens du monde
appelaient de la pose et de la mauvaise éducation, les pouvoirs
publics un mauvais esprit, ses voisins, de la folie, sa famille de
l'égoïsme et de l'orgueil.
Et sans doute les premiers temps avait-il pensé, dans la solitude
même, avec plaisir que, par le moyen de ses œuvres, il s'adressait à
distance, il donnait une plus haute idée de lui, à ceux qui l'avaient
méconnu ou froissé. Peut-être alors vécut-il seul, non par
indifférence, mais par amour des autres, et, comme j'avais renoncé à
Gilberte pour lui réapparaître un jour sous des couleurs plus
aimables, destinait-il son oeuvre à certains, comme un retour vers eux,
où sans le revoir lui-même, on l'aimerait, on l'admirerait, on
s'entretiendrait de lui; un renoncement n'est pas toujours total dès
le début, quand nous le décidons avec notre âme ancienne et avant que
par réaction il n'ait agi sur nous, qu'il s'agisse du renoncement d'un
malade, d'un moine, d'un artiste, d'un héros. Mais s'il avait voulu
produire en vue de quelques personnes, en produisant, lui avait vécu
pour lui-même, loin de la société à laquelle il était indifférent; la
pratique de la solitude lui en avait donné l'amour comme il arrive
pour toute grande chose que nous avons crainte d'abord, parce que nous
la savions incompatible avec de plus petites auxquelles nous tenions
et dont elle nous prive moins qu'elle ne nous détache. Avant de la
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