A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 10

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temps sur la plage? Ah! vous aimez à faire le lézard? Vous avez du
temps de reste. Je vois que vous n'êtes pas comme moi, j'adore tous
les sports! Vous n'étiez pas aux courses de la Sogne? Nous y sommes
allés par le tram et je comprends que ça ne vous amuse pas de prendre
un tacot pareil! nous avons mis deux heures! J'aurais fait trois fois
l'aller et retour avec ma bécane.» Moi qui avais admiré Saint-Loup
quand il avait appelé tout naturellement le petit chemin de fer
d'intérêt local, le tortillard, à cause des innombrables détours qu'il
faisait, j'étais intimidé par la facilité avec laquelle Albertine
disait le «tram», le «tacot». Je sentais sa maîtrise dans un mode de
désignations où j'avais peur qu'elle ne constatât et ne méprisât mon
infériorité. Encore la richesse de synonymes que possédait la petite
bande pour désigner ce chemin de fer ne m'était-elle pas encore
révélée. En parlant, Albertine gardait la tête immobile, les narines
serrées, ne faisait remuer que le bout des lèvres. Il en résultait
ainsi un son traînard et nasal dans la composition duquel entraient
peut-être des hérédités provinciales, une affectation juvénile de
flegme britannique, les leçons d'une institutrice étrangère et une
hypertrophie congestive de la muqueuse du nez. Cette émission qui
cédait bien vite du reste quand elle connaissait plus les gens et
redevenait naturellement enfantine, aurait pu passer pour désagréable.
Mais elle était particulière et m'enchantait. Chaque fois que j'étais
quelques jours sans la rencontrer, je m'exaltais en me répétant: «On
ne vous voit jamais au golf», avec le ton nasal sur lequel elle
l'avait dit, toute droite sans bouger la tête. Et je pensais alors
qu'il n'existait pas de personne plus désirable.
Nous formions ce matin-là un de ces couples qui piquent çà et là la
digue de leur conjonction, de leur arrêt, juste le temps d'échanger
quelques paroles avant de se désunir pour reprendre séparément chacun
sa promenade divergente. Je profitai de cette immobilité pour regarder
et savoir définitivement où était situé le grain de beauté. Or, comme
une phrase de Vinteuil qui m'avait enchanté dans la Sonate et que ma
mémoire faisait errer de l'andante au final jusqu'au jour où ayant la
partition en main je pus la trouver et l'immobiliser dans mon souvenir
à sa place, dans le scherzo, de même le grain de beauté que je m'étais
rappelé tantôt sur la joue, tantôt sur le menton, s'arrêta à jamais
sur la lèvre supérieure au-dessous du nez. C'est ainsi encore que nous
rencontrons avec étonnement des vers que nous savons par cœur, dans une
pièce où nous ne soupçonnions pas qu'ils se trouvassent.
A ce moment, comme pour que devant la mer se multipliât en liberté,
dans la variété de ses formes, tout le riche ensemble décoratif
qu'était le beau déroulement des vierges, à la fois dorées et roses,
cuites par le soleil et par le vent, les amies d'Albertine, aux belles
jambes, à la taille souple, mais si différentes les unes des autres,
montrèrent leur groupe qui se développa, s'avançant dans notre
direction, plus près de la mer, sur une ligne parallèle. Je demandai à
Albertine la permission de l'accompagner pendant quelques instants.
Malheureusement elle se contenta de leur faire bonjour de la main.
«Mais vos amies vont se plaindre si vous les laissez», lui-dis-je,
espérant que nous nous promènerions ensemble. Un jeune homme aux
traits réguliers, qui tenait à la main des raquettes, s'approcha de
nous. C'était le joueur de baccarat dont les folies indignaient tant
la femme du premier président. D'un air froid, impassible, en lequel
il se figurait évidemment que consistait la distinction suprême, il
dit bonjour à Albertine. «Vous venez du golf, Octave? lui
demanda-t-elle. Ça a-t-il bien marché, étiez-vous en forme?--Oh! ça
me dégoûte, je suis dans les choux», répondit-il.--Est-ce qu'Andrée y
était?--Oui, elle a fait soixante-dix-sept.--Oh! mais c'est un
record.--J'avais fait quatre-vingt-deux hier.» Il était le fils d'un
très riche industriel qui devait jouer un rôle assez important dans
l'organisation de la prochaine Exposition Universelle. Je fus frappé à
quel point chez ce jeune homme et les autres très rares amis masculins
de ces jeunes filles la connaissance de tout ce qui était vêtements,
manière de les porter, cigares, boissons anglaises, cheveux, et qu'il
possédait jusque dans ses moindres détails avec une infaillibilité
orgueilleuse qui atteignait à la silencieuse modestie du savant--s'était
développée isolément sans être accompagnée de la moindre
culture intellectuelle. Il n'avait aucune hésitation sur l'opportunité
du smoking ou du pyjama, mais ne se doutait pas du cas où on peut ou
non employer tel mot, même des règles les plus simples du français.
Cette disparité entre les deux cultures devait être la même chez son
père, président du Syndicat des propriétaires de Balbec, car dans une
lettre ouverte aux électeurs, qu'il venait de faire afficher sur tous
les murs, il disait: «J'ai voulu voir le maire pour lui en causer, il
n'a pas voulu écouter mes justes griefs.» Octave obtenait, au casino,
des prix dans tous les concours de boston, de tango, etc., ce qui lui
ferait faire s'il le voulait un joli mariage dans ce milieu des «bains
de mer» où ce n'est pas au figuré mais au propre que les jeunes filles
épousent leur «danseur». Il alluma un cigare en disant à Albertine:
«Vous permettez», comme on demande l'autorisation de terminer tout en
causant un travail pressé. Car il ne pouvait jamais «rester sans rien
faire» quoiqu'il ne fît d'ailleurs jamais rien. Et comme l'inactivité
complète finit par avoir les mêmes effets que le travail exagéré,
aussi bien dans le domaine moral que dans la vie du corps et des
muscles, la constante nullité intellectuelle qui habitait sous le
front songeur d'Octave avait fini par lui donner, malgré son air calme,
d'inefficaces démangeaisons de penser qui la nuit l'empêchaient de
dormir, comme il aurait pu arriver à un métaphysicien surmené.
Pensant que si je connaissais leurs amis j'aurais plus d'occasions de
voir ces jeunes filles, j'avais été sur le point de lui demander à
être présenté. Je le dis à Albertine, dès qu'il fut parti en répétant:
«Je suis dans les choux.» Je pensais lui inculquer ainsi l'idée de le
faire la prochaine fois. «Mais voyons, s'écria-t-elle, je ne peux pas
vous présenter à un gigolo! Ici ça pullule de gigolos. Mais ils ne
pourraient pas causer avec vous. Celui-ci joue très bien au golf, un
point c'est tout. Je m'y connais, il ne serait pas du tout votre
genre.--Vos amies vont se plaindre si vous les laissez ainsi, lui
dis-je, espérant qu'elle allait me proposer d'aller avec elle les
rejoindre.--Mais non, elles n'ont aucun besoin de moi». Nous croisâmes
Bloch qui m'adressa un sourire fin et insinuant, et, embarrassé au
sujet d'Albertine qu'il ne connaissait pas ou du moins connaissait
«sans la connaître», abaissa sa tête vers son col d'un mouvement raide
et rébarbatif. «Comment s'appelle-t-il, cet ostrogoth-là?, me demanda
Albertine. Je ne sais pas pourquoi il me salue puisqu'il ne me connaît
pas. Aussi je ne lui ai pas rendu son salut.» Je n'eus pas le temps de
répondre à Albertine, car marchant droit sur nous: «Excuse-moi,
dit-il, de t'interrompre, mais je voulais t'avertir que je vais demain
à Doncières. Je ne peux plus attendre sans impolitesse et je me
demande ce que Saint-Loup-en-Bray doit penser de moi. Je te préviens
que je prends le train de deux heures. A ta disposition.» Mais je me
pensais plus qu'à revoir Albertine et à tâcher de connaître ses amies,
et Doncières, comme elles n'y allaient pas et me ferait rentrer après
l'heure où elles allaient sur la plage, me paraissait au bout du
monde. Je dis à Bloch que cela m'était impossible. «Hé bien, j'irai
seul. Selon les deux ridicules alexandrins du sieur Arouet, je dirai à
Saint-Loup, pour charmer son cléricalisme: «Apprends que mon devoir ne
dépend pas du sien, qu'il y manque s'il veut; je dois faire le mien.»
«Je reconnais qu'il est assez joli garçon, me dit Albertine, mais ce
qu'il me dégoûte!» Je n'avais jamais songé que Bloch pût être joli
garçon; il l'était, en effet. Avec une tête un peu proéminente, un nez
très busqué, un air d'extrême finesse et d'être persuadé de sa
finesse, il avait un visage agréable. Mais il ne pouvait pas plaire à
Albertine. C'était peut-être du reste à cause des mauvais côtés de
celle-ci, de la dureté, de l'insensibilité de la petite bande, de sa
grossièreté avec tout ce qui n'était pas elle. D'ailleurs plus tard
quand je les présentai, l'antipathie d'Albertine ne diminua pas. Bloch
appartenait à un milieu où, entre la blague exercée contre le monde et
pourtant le respect suffisant des bonnes manières que doit avoir un
homme qui a «les mains propres», on a fait une sorte de compromis
spécial qui diffère des manières du monde et est malgré tout une sorte
particulièrement odieuse de mondanité. Quand on le présentait, il
s'inclinait à la fois avec un sourire de scepticisme et un respect
exagéré et si c'était à un homme disait: «Enchanté, Monsieur», d'une
voix qui se moquait des mots qu'elle prononçait mais avait conscience
d'appartenir à quelqu'un qui n'était pas un mufle. Cette première
seconde donnée à une coutume qu'il suivait et raillait à la fois
(comme il disait le premier janvier: «Je vous la souhaite bonne et
heureuse») il prenait un air fin et rusé et «proférait des choses
subtiles» qui étaient souvent pleines de vérité mais «tapaient sur les
nerfs» d'Albertine. Quand je lui dis ce premier jour qu'il s'appelait
Bloch, elle s'écria: «Je l'aurais parié que c'était un youpin. C'est
bien leur genre de faire les punaises.» Du reste, Bloch devait dans la
suite irriter Albertine d'autre façon. Comme beaucoup d'intellectuels
il ne pouvait pas dire simplement les choses simples. Il trouvait pour
chacune d'elles un qualificatif précieux, puis généralisait. Cela
ennuyait Albertine, laquelle n'aimait pas beaucoup qu'on s'occupât de
ce qu'elle faisait, que quand elle s'était foulé le pied et restait
tranquille, Bloch dît: «Elle est sur sa chaise longue, mais par
ubiquité ne cesse pas de fréquenter simultanément de vagues golfs et
de quelconques tennis.» Ce n'était que de la «littérature», mais qui,
à cause des difficultés qu'Albertine sentait que cela pouvait lui
créer avec des gens chez qui elle avait refusé une invitation en
disant qu'elle ne pouvait pas remuer, eût suffi pour lui faire prendre
en grippe la figure, le son de la voix, du garçon qui disait ces
choses. Nous nous quittâmes, Albertine et moi, en nous promettant de
sortir une fois ensemble. J'avais causé avec elle sans plus savoir où
tombaient mes paroles, ce qu'elles devenaient, que si j'eusse jeté des
cailloux dans un abîme sans fond. Qu'elles soient remplies en général
par la personne à qui nous les adressons d'un sens qu'elle tire de sa
propre substance et qui est très différent de celui que nous avions
mis dans ces mêmes paroles, c'est un fait que la vie courante nous
révèle perpétuellement. Mais si de plus nous nous trouvons auprès
d'une personne dont l'éducation (comme pour moi celle d'Albertine)
nous est inconcevable, inconnus les penchants, les lectures, les
principes, nous ne savons pas si nos paroles éveillent en elle quelque
chose qui y ressemble plus que chez un animal à qui pourtant on aurait
à faire comprendre certaines choses. De sorte qu'essayer de me lier
avec Albertine m'apparaissait comme une mise en contact avec l'inconnu
sinon avec l'impossible, comme un exercice aussi malaisé que dresser
un cheval, aussi reposant qu'élever des abeilles ou que cultiver des
rosiers.
J'avais cru, il y avait quelques heures, qu'Albertine ne répondrait à
mon salut que de loin. Nous venions de nous quitter en faisant le
projet d'une excursion ensemble. Je me promis, quand je rencontrerais
Albertine, d'être plus hardi avec elle, et je m'étais tracé d'avance
le plan de tout ce que je lui dirais et même (maintenant que j'avais
tout à fait l'impression qu'elle devait être légère) de tous les
plaisirs que je lui demanderais. Mais l'esprit est influençable comme
la plante, comme la cellule, comme les éléments chimiques, et le
milieu qui le modifie si on l'y plonge, ce sont des circonstances, un
cadre nouveau. Devenu différent par le fait de sa présence même, quand
je me trouvai de nouveau avec Albertine, je lui dis tout autre chose
que ce que j'avais projeté. Puis me souvenant de la tempe enflammée je
me demandais si Albertine n'apprécierait pas davantage une gentillesse
qu'elle saurait être désintéressée. Enfin j'étais embarrassé devant
certains de ses regards, de ses sourires. Ils pouvaient signifier
mœurs faciles mais aussi gaîté un peu bête d'une jeune fille
sémillante mais ayant un fond d'honnêteté. Une même expression, de
figure comme de langage, pouvant comporter diverses acceptions,
j'étais hésitant comme un élève devant les difficultés d'une version
grecque.
Cette fois-là nous rencontrâmes presque tout de suite la grande
Andrée, celle qui avait sauté par-dessus le premier président;
Albertine dut me présenter. Son amie avait des yeux extraordinairement
clairs, comme est dans un appartement à l'ombre l'entrée, par la porte
ouverte, d'une chambre où donnent le soleil et le reflet verdâtre de
la mer illuminée.
Cinq messieurs passèrent que je connaissais très bien de vue depuis
que j'étais à Balbec. Je m'étais souvent demandé qui ils étaient. «Ce
ne sont pas des gens très chics, me dit Albertine en ricanant d'un air
de mépris. Le petit vieux, qui a des gants jaunes, il en a une touche,
hein, il dégotte bien, c'est le dentiste de Balbec, c'est un brave
type; le gros c'est le maire, pas le tout petit gros, celui-là vous
devez l'avoir vu, c'est le professeur de danses, il est assez moche
aussi, il ne peut pas nous souffrir parce que nous faisons trop de
bruit au Casino, que nous démolissons ses chaises, que nous voulons
danser sans tapis, aussi il ne nous a jamais donné le prix quoique il
n'y a que nous qui sachions danser. Le dentiste est un brave homme, je
lui aurais fait bonjour pour faire rager le maître de danse, mais je
ne pouvais pas parce qu'il y a avec eux M. de Sainte-Croix, le
conseiller général, un homme d'une très bonne famille qui s'est mis du
côté des républicains, pour de l'argent; aucune personne propre ne le
salue plus. Il connaît mon oncle, à cause du gouvernement, mais le
reste de ma famille lui a tourné le dos. Le maigre avec un
imperméable, c'est le chef d'orchestre. Comment, vous ne le connaissez
pas! Il joue divinement. Vous n'avez pas été entendre Cavalleria
Rusticana? Ah! je trouve ça idéal! Il donne un concert ce soir, mais
nous ne pouvons pas y aller parce que ça a lieu dans la salle de la
Mairie. Au casino ça ne fait rien, mais dans la salle de la Mairie
d'où on a enlevé le Christ, la mère d'Andrée tomberait en apoplexie si
nous y allions. Vous me direz que le mari de ma tante est dans le
gouvernement. Mais qu'est-ce que vous voulez? Ma tante est ma tante.
Ce n'est pas pour cela que je l'aime! Elle n'a jamais eu qu'un désir,
se débarrasser de moi. La personne qui m'a vraiment servi de mère, et
qui a eu double mérite puisqu'elle ne m'est rien, c'est une amie que
j'aime du reste comme une mère. Je vous montrerai sa photo.» Nous
fûmes abordés un instant par le champion de golf et joueur de baccara,
Octave. Je pensai avoir découvert un lien entre nous, car j'appris
dans la conversation qu'il était un peu parent, et de plus assez aimé
des Verdurin. Mais il parla avec dédain des fameux mercredis, et
ajouta que M. Verdurin ignorait l'usage du smoking ce qui rendait
assez gênant de le rencontrer dans certains «music-halls» où on aurait
tant aimé ne pas s'entendre crier: «Bonjour galopin» par un monsieur
en veston et en cravate noire de notaire de village. Puis Octave nous
quitta, et bientôt après ce fut le tour d'Andrée, arrivée devant son
chalet où elle entra sans que de toute la promenade elle m'eût dit un
seul mot. Je regrettai d'autant plus son départ que tandis que je
faisais remarquer à Albertine combien son amie avait été froide avec
moi, et rapprochais en moi-même cette difficulté qu'Albertine semblait
avoir à me lier avec ses amies de l'hostilité contre laquelle, pour
exaucer mon souhait, paraissait s'être le premier jour heurté Elstir,
passèrent des jeunes filles que je saluai, les demoiselles d'Ambresac,
auxquelles Albertine dit aussi bonjour.
Je pensai que ma situation vis-à-vis d'Albertine allait en être
améliorée. Elles étaient les filles d'une parente de Mme de
Villeparisis et qui connaissait aussi Mme de Luxembourg. M. et Mme
d'Ambresac qui avaient une petite villa à Balbec, et excessivement
riches, menaient une vie des plus simples, étaient toujours habillés,
le mari du même veston, la femme d'une robe sombre. Tous deux
faisaient à ma grand'mère d'immenses saluts qui ne menaient à rien.
Les filles, très jolies, s'habillaient avec plus d'élégance mais une
élégance de ville et non de plage. Dans leurs robes longues, sous
leurs grands chapeaux, elles avaient l'air d'appartenir à une autre
humanité qu'Albertine. Celle-ci savait très bien qui elles étaient.
«Ah! vous connaissez les petites d'Ambresac. Hé bien, vous connaissez
des gens très chics. Du reste, ils sont très simples, ajouta-t-elle
comme si c'était contradictoire. Elles sont très gentilles mais
tellement bien élevées qu'on ne les laisse pas aller au Casino,
surtout à cause de nous, parce que nous avons trop mauvais genre.
Elles vous plaisent? Dame, ça dépend. C'est tout à fait les petites
oies blanches. Ça a peut-être son charme. Si vous aimez les petites
oies blanches, vous êtes servi à souhait. Il paraît qu'elles peuvent
plaire puisqu'il y en a déjà une de fiancée au marquis de Saint-Loup.
Et cela fait beaucoup de peine à la cadette qui était amoureuse de ce
jeune homme. Moi, rien que leur manière de parler du bout des lèvres
m'énerve. Et puis elles s'habillent d'une manière ridicule. Elles vont
jouer au golf en robes de soie. A leur âge elles sont mises plus
prétentieusement que des femmes âgées qui savent s'habiller. Tenez
Madame Elstir, voilà une femme élégante.» Je répondis qu'elle m'avait
semblé vêtue avec beaucoup de simplicité. Albertine se mit à rire.
«Elle est mise très simplement, en effet, mais elle s'habille à ravir
et pour arriver à ce que vous trouvez de la simplicité, elle dépense
un argent fou.» Les robes de Mme Elstir passaient inaperçues aux yeux
de quelqu'un qui n'avait pas le goût sûr et sobre des choses de la
toilette. Il me faisait défaut. Elstir le possédait au suprême degré,
à ce que me dit Albertine. Je ne m'en étais pas douté ni que les
choses élégantes mais simples qui emplissaient son atelier étaient des
merveilles désirées par lui, qu'il avait suivies de vente en vente,
connaissant toute leur histoire, jusqu'au jour où il avait gagné assez
d'argent pour pouvoir les posséder. Mais là-dessus, Albertine aussi
ignorante que moi, ne pouvait rien m'apprendre. Tandis que pour les
toilettes, avertie par un instinct de coquette et peut-être par un
regret de jeune fille pauvre qui goûte avec plus de désintéressement,
de délicatesse chez les riches ce dont elle ne pourra se parer
elle-même, elle sut me parler très bien des raffinements d'Elstir, si
difficile qu'il trouvait toute femme mal habillée, et que mettant tout
un monde dans une proportion, dans une nuance, il faisait faire pour
sa femme à des prix fous des ombrelles, des chapeaux, des manteaux
qu'il avait appris à Albertine à trouver charmants et qu'une personne
sans goût n'eût pas plus remarqués que je n'avais fait. Du reste,
Albertine qui avait fait un peu de peinture sans avoir d'ailleurs,
elle l'avouait, aucune «disposition», éprouvait une grande admiration
pour Elstir, et grâce à ce qu'il lui avait dit et montré, s'y
connaissait en tableaux d'une façon qui contrastait fort avec son
enthousiasme pour Cavalleria Rusticana. C'est qu'en réalité bien que
cela ne se vît guère encore, elle était très intelligente et dans les
choses qu'elle disait, la bêtise n'était pas sienne, mais celle de son
milieu et de son âge. Elstir avait eu sur elle une influence heureuse
mais partielle. Toutes les formes de l'intelligence n'étaient pas
arrivées chez Albertine au même degré de développement. Le goût de la
peinture avait presque rattrapé celui de la toilette et de toutes les
formes de l'élégance, mais n'avait pas été suivi par le goût de la
musique qui restait fort en arrière.
Albertine avait beau savoir qui étaient les Ambresac, comme qui peut
le plus ne peut pas forcément le moins, je ne la trouvai pas, après
que j'eusse salué ces jeunes filles, plus disposée à me faire
connaître ses amies. «Vous êtes bien bon d'attacher, de leur donner de
l'importance. Ne faites pas attention à elles, ce n'est rien du tout.
Qu'est-ce que ces petites gosses peuvent compter pour un homme de
votre valeur. Andrée au moins est remarquablement intelligente. C'est
une bonne petite fille, quoique parfaitement fantasque, mais les
autres sont vraiment très stupides.» Après avoir quitté Albertine, je
ressentis tout à coup beaucoup de chagrin que Saint-Loup m'eût caché
ses fiançailles, et fît quelque chose d'aussi mal que se marier sans
avoir rompu avec sa maîtresse. Peu de jours après pourtant, je fus
présenté à Andrée et comme elle parla assez longtemps, j'en profitai
pour lui dire que je voudrais bien la voir le lendemain, mais elle me
répondit que c'était impossible parce qu'elle avait trouvé sa mère
assez mal et ne voulait pas la laisser seule. Deux jours après, étant
allé voir Elstir, il me dit la sympathie très grande qu'Andrée avait
pour moi; comme je lui répondais: «Mais c'est moi qui ai eu beaucoup
de sympathie pour elle dès le premier jour, je lui avais demandé à la
revoir le lendemain, mais elle ne pouvait pas.--Oui, je sais, elle me
l'a raconté, me dit Elstir, elle l'a assez regretté, mais elle avait
accepté un pique-nique à dix lieues d'ici où elle devait aller en
break et elle ne pouvait plus se décommander.» Bien que ce mensonge
fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n'aurais pas
dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable. Car ce
que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. Et qu'on
aille voir chaque année un ami qui les premières fois n'a pu venir à
votre rendez-vous, ou s'est enrhumé, on le retrouvera avec un autre
rhume qu'il aura pris, on le manquera à un autre rendez-vous où il ne
sera pas venu, pour une même raison permanente à la place de laquelle
il croit voir des raisons variées, tirées des circonstances.
Un des matins qui suivirent celui où Andrée m'avait dit qu'elle était
obligée de rester auprès de sa mère, je faisais quelques pas avec
Albertine que j'avais aperçue, élevant au bout d'un cordonnet un
attribut bizarre qui la faisait ressembler à l'«Idolâtrie» de Giotto;
il s'appelle d'ailleurs un «diabolo» et est tellement tombé en
désuétude que devant le portrait d'une jeune fille en tenant un, les
commentateurs de l'avenir pourront disserter comme devant telle figure
allégorique de l'Arêna, sur ce qu'elle a dans la main. Au bout d'un
moment, leur amie à l'air pauvre et dur, qui avait ricané le premier
jour d'un air si méchant: «Il me fait de la peine ce pauvre vieux» en
parlant du vieux monsieur effleuré par les pieds légers d'Andrée, vint
dire à Albertine: «Bonjour, je vous dérange?» Elle avait ôté son
chapeau qui la gênait, et ses cheveux comme une variété végétale
ravissante et inconnue reposaient sur son front, dans la minutieuse
délicatesse de leur foliation. Albertine, peut-être irritée de la voir
tête nue, ne répondit rien, garda un silence glacial malgré lequel
l'autre resta, tenue à distance de moi par Albertine qui s'arrangeait
à certains instants pour être seule avec elle, à d'autres pour marcher
avec moi, en la laissant derrière. Je fus obligé pour qu'elle me
présentât de le lui demander devant l'autre. Alors au moment où
Albertine me nomma, sur la figure et dans les yeux bleus de cette
jeune fille à qui j'avais trouvé un air si cruel quand elle avait dit:
«Ce pauvre vieux, y m'fait d'la peine», je vis passer et briller un
sourire cordial, aimant, et elle me tendit la main. Ses cheveux
étaient dorés, et ne l'étaient pas seuls; car si ses joues étaient
roses et ses yeux bleus, c'était comme le ciel encore empourpré du
matin où partout pointe et brille l'or.
Prenant feu aussitôt, je me dis que c'était une enfant timide quand
elle aimait et que c'était pour moi, par amour pour moi, qu'elle était
restée avec nous malgré les rebuffades d'Albertine, et qu'elle avait
dû être heureuse de pouvoir m'avouer enfin, par ce regard souriant et
bon, qu'elle serait aussi douce avec moi que terrible aux autres. Sans
doute m'avait-elle remarqué sur la plage même quand je ne la
connaissais pas encore et pensa-t-elle à moi depuis; peut-être
était-ce pour se faire admirer de moi qu'elle s'était moquée du vieux
monsieur et parce qu'elle ne parvenait pas à me connaître qu'elle
avait eu les jours suivants l'air morose. De l'hôtel, je l'avais
souvent aperçue le soir se promenant sur la plage. C'était
probablement avec l'espoir de me rencontrer. Et maintenant, gênée par
la présence d'Albertine autant qu'elle l'eût été par celle de toute la
bande, elle ne s'attachait évidemment à nos pas, malgré l'attitude de
plus en plus froide de son amie, que dans l'espoir de rester la
dernière, de prendre rendez-vous avec moi pour un moment où elle
trouverait moyen de s'échapper sans que sa famille et ses amies le
sussent et me donner rendez-vous dans un lieu sûr avant la messe ou
après le golf. Il était d'autant plus difficile de la voir qu'Andrée
était mal avec elle et la détestait.
--J'ai supporté longtemps sa terrible fausseté, me dit-elle, sa
bassesse, les innombrables crasses qu'elle m'a faites. J'ai tout
supporté à cause des autres. Mais le dernier trait a tout fait
déborder. Et elle me raconta un potin qu'avait fait cette jeune fille
et qui, en effet, pouvait nuire à Andrée.
Mais les paroles à moi promises par le regard de Gisèle pour le moment
où Albertine nous aurait laissés ensemble ne purent m'être dites,
parce qu'Albertine, obstinément placée entre nous deux, ayant continué
de répondre de plus en plus brièvement, puis ayant cessé de répondre
du tout aux propos de son amie, celle-ci finit par abandonner la
place. Je reprochai à Albertine d'avoir été si désagréable. «Cela lui
apprendra à être plus discrète. Ce n'est pas une mauvaise fille mais
elle est barbante. Elle n'a pas besoin de venir fourrer son nez
partout. Pourquoi se colle-t-elle à nous sans qu'on lui demande. Il
était moins cinq que je l'envoie paître. D'ailleurs, je déteste
qu'elle ait ses cheveux comme ça, ça donne mauvais genre.» Je
regardais les joues d'Albertine pendant qu'elle me parlait et je me
demandais quel parfum, quel goût elles pouvaient avoir: ce jour-là
elle était non pas fraîche, mais lisse, d'un rose uni, violacé,
crémeux, comme certaines roses qui ont un vernis de cire. J'étais
passionné pour elles comme on l'est parfois pour une espèce de fleurs.
«Je ne l'avais pas remarqué», lui répondis-je.--Vous l'avez pourtant
assez regardée, on aurait dit que vous vouliez faire son portrait, me
dit-elle sans être radoucie par le fait qu'en ce moment ce fût
elle-même que je regardais tant. Je ne crois pourtant pas qu'elle
vous plairait. Elle n'est pas flirt du tout. Vous devez aimer les
jeunes filles flirt, vous. En tous cas, elle n'aura plus l'occasion
d'être collante et de se faire semer, parce qu'elle repart tantôt pour
Paris.--Vos autres amies s'en vont avec elle?.--Non, elle seulement,
elle et miss, parce qu'elle a à repasser ses examens, elle va
potasser, la pauvre gosse. Ce n'est pas gai, je vous assure. Il peut
arriver qu'on tombe sur un bon sujet. Le hasard est si grand. Ainsi
une de nos amies a eu: «Racontez un accident auquel vous avez
assisté». Ça, c'est une veine. Mais je connais une jeune fille qui a
eu à traiter (et à l'écrit encore): «D'Alceste ou de Philinte, qui
préféreriez-vous avoir comme ami?» Ce que j'aurais séché là-dessus!
D'abord en dehors de tout, ce n'est pas une question à poser à des
jeunes filles. Les jeunes filles sont liées avec d'autres jeunes
filles et ne sont pas censées avoir pour amis des messieurs. (Cette
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