A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 01

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MARCEL PROUST

A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS

TROISIÈME PARTIE

Une fois M. de Charlus parti, nous pûmes enfin, Robert et moi, aller
dîner chez Bloch. Or je compris pendant cette petite fête que les
histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient
des histoires de M. Bloch, père, et que l'homme «tout à fait curieux»
était toujours un de ses amis qu'il jugeait de cette façon. Il y a un
certain nombre de gens qu'on admire dans son enfance, un père plus
spirituel que le reste de la famille, un professeur qui bénéficie à
nos yeux de la métaphysique qu'il nous révèle, un camarade plus avancé
que nous (ce que Bloch avait été pour moi) qui méprise le Musset de
l'Espoir en Dieu quand nous l'aimons encore, et quand nous en serons
venus au père Leconte ou à Claudel ne s'extasiera plus que sur:

«A Saint-Blaise, à la Zuecca
Vous étiez, vous étiez bien aise».

en y ajoutant:

«Padoue est un fort bel endroit
Ou de très grands docteurs en droit
...Mais j'aime mieux la polenta
...Passe dans son domino noir
La Toppatelle.»

et de toutes les «Nuits» ne retient que:

«Au Havre, devant l'Atlantique,
A Venise, à l'affreux Lido,
Où vient sur l'herbe d'un tombeau
Mourir la pâle Adriatique.»

Or, de quelqu'un qu'on admire de confiance, on recueille, on cite avec
admiration, des choses très inférieures à celles que livré à son
propre génie on refuserait avec sévérité, de même qu'un écrivain
utilise dans un roman, sous prétexte qu'ils sont vrais, des «mots», des
personnages, qui dans l'ensemble vivant font au contraire poids mort,
partie médiocre. Les portraits de Saint Simon écrits par lui sans
qu'il s'admire sans doute, sont admirables, les traits qu'il cite
comme charmants de gens d'esprit qu'il a connus, sont restés médiocres
ou devenus incompréhensibles. Il eût dédaigné d'inventer ce qu'il
rapporte comme si fin ou si coloré de Mme Cornuel ou de Louis XIV,
fait qui du reste est à noter chez bien d'autres et comporte diverses
interprétations dont il suffit en ce moment de retenir celle-ci: c'est
que dans l'état d'esprit où l'on «observe», on est très au-dessous du
niveau où l'on se trouve quand on crée.
Il y avait donc, enclavé en mon camarade Bloch, un père Bloch, qui
retardait de quarante ans sur son fils, débitait des anecdotes
saugrenues, et en riait autant au fond de mon ami que ne faisait le
père Bloch extérieur et véritable, puisque au rire que ce dernier
lâchait non sans répéter deux ou trois fois le dernier mot, pour que
son public goûtât bien l'histoire, s'ajoutait le rire bruyant par
lequel le fils ne manquait pas à table de saluer les histoires de son
père. C'est ainsi qu'après avoir dit les choses les plus
intelligentes, Bloch jeune, manifestant l'apport qu'il avait reçu de
sa famille, nous racontait pour la trentième fois quelques-uns des
mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa
redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu'un qu'il
valait la peine d'éblouir: un de ses professeurs, un «copain» qui
avait tous les prix, ou, ce soir-là, Saint-Loup et moi. Par exemple:
«Un critique militaire très fort, qui avait savamment déduit avec
preuves à l'appui pour quelles raisons infaillibles dans la guerre
russo-japonaise, les Japonais seraient battus et les Russes
vainqueurs», ou bien: «C'est un homme éminent qui passe pour un grand
financier dans les milieux politiques et pour un grand politique dans
les milieux financiers.» Ces histoires étaient interchangeables avec
une du baron de Rothschild et une de sir Rufus Israël, personnages mis
en scène d'une manière équivoque qui pouvait donner à entendre que M.
Bloch les avait personnellement connus.
J'y fus moi-même pris et à la manière dont M. Bloch père parla de
Bergotte, je crus aussi que c'était un de ses vieux amis. Or, tous les
gens célèbres, M. Bloch ne les connaissait que «sans les connaître»,
pour les avoir vus de loin au théâtre, sur les boulevards. Il
s'imaginait du reste que sa propre figure, son nom, sa personnalité ne
leur étaient pas inconnus et qu'en l'apercevant, ils étaient souvent
obligés de retenir une furtive envie de le saluer. Les gens du monde,
parce qu'ils connaissent les gens de talent original, qu'ils les
reçoivent à dîner, ne les comprennent pas mieux pour cela. Mais quand
on a un peu vécu dans le monde, la sottise de ses habitants vous fait
trop souhaiter de vivre, trop supposer d'intelligence, dans les
milieux obscurs où l'on ne connaît que «sans connaître». J'allais m'en
rendre compte en parlant de Bergotte. M. Bloch n'était pas le seul qui
eût des succès chez lui. Mon camarade en avait davantage encore auprès
de ses sœurs qu'il ne cessait d'interpeller sur un ton bougon, en
enfonçant sa tête dans son assiette; il les faisait ainsi rire aux
larmes. Elles avaient d'ailleurs adopté la langue de leur frère
qu'elles parlaient couramment, comme si elle eût été obligatoire et la
seule dont pussent user des personnes intelligentes. Quand nous
arrivâmes, l'aînée dit à une de ses cadettes: «Va prévenir notre père
prudent et notre mère vénérable.--Chiennes, leur dit Bloch, je vous
présente le cavalier Saint-Loup, aux javelots rapides qui est venu
pour quelques jours de Doncières aux demeures de pierre polie, féconde
en chevaux.» Comme il était aussi vulgaire que lettré, le discours se
terminait d'habitude par quelque plaisanterie moins homérique:
«Voyons, fermez un peu vos peplos aux belles agrafes, qu'est-ce que
c'est que ce chichi-là? Après tout c'est pas mon père!» Et les
demoiselles Bloch s'écroulaient dans une tempête de rires. Je dis à
leur frère combien de joies il m'avait données en me recommandant la
lecture de Bergotte dont j'avais adoré les livres.
M. Bloch père qui ne connaissait Bergotte que de loin, et la vie de
Bergotte que par les racontars du parterre, avait une manière tout
aussi indirecte de prendre connaissance de ses œuvres, à l'aide de
jugements d'apparence littéraire. Il vivait dans le monde des à peu
près, où l'on salue dans le vide, où l'on juge dans le faux.
L'inexactitude, l'incompétence, n'y diminuent pas l'assurance, au
contraire. C'est le miracle bienfaisant de l'amour-propre que peu de
gens pouvant avoir les relations brillantes et les connaissances
profondes, ceux auxquels elles font défaut se croient encore les mieux
partagés parce que l'optique des gradins sociaux fait que tout rang
semble le meilleur à celui qui l'occupe et qui voit moins favorisés
que lui, mal lotis, à plaindre, les plus grands qu'il nomme et
calomnie sans les connaître, juge et dédaigne sans les comprendre.
Même dans les cas où la multiplication des faibles avantages
personnels par l'amour-propre ne suffirait pas à assurer à chacun la
dose de bonheur, supérieure à celle accordée aux autres, qui lui est
nécessaire, l'envie est là pour combler la différence. Il est vrai que
si l'envie s'exprime en phrases dédaigneuses, il faut traduire: «Je ne
veux pas le connaître» par «je ne peux pas le connaître». C'est le
sens intellectuel. Mais le sens passionné est bien: «je ne veux pas le
connaître.» On sait que cela n'est pas vrai mais on ne le dit pas
cependant par simple artifice, on le dit parce qu'on éprouve ainsi, et
cela suffit pour supprimer la distance, c'est-à-dire pour le bonheur.
L'égocentrisme permettant de la sorte à chaque humain de voir
l'univers étagé au-dessous de lui qui est roi, M. Bloch se donnait le
luxe d'en être un impitoyable quand le matin en prenant son chocolat,
voyant la signature de Bergotte au bas d'un article dans le journal à
peine entr'ouvert, il lui accordait dédaigneusement une audience
écourtée, prononçait sa sentence, et s'octroyait le confortable
plaisir de répéter entre chaque gorgée du breuvage bouillant: «Ce
Bergotte est devenu illisible. Ce que cet animal-là peut être
embêtant. C'est à se désabonner. Comme c'est emberlificoté, quelle
tartine!» Et il reprenait une beurrée.
Cette importance illusoire de M. Bloch père était d'ailleurs étendue
un peu au delà du cercle de sa propre perception. D'abord ses enfants
le considéraient comme un homme supérieur. Les enfants ont toujours
une tendance soit à déprécier, soit à exalter leurs parents, et pour
un bon fils, son père est toujours le meilleur des pères, en dehors
même de toutes raisons objectives de l'admirer. Or celles-ci ne
manquaient pas absolument pour M. Bloch, lequel était instruit, fin,
affectueux pour les siens. Dans la famille la plus proche, on se
plaisait d'autant plus avec lui que si dans la «société», on juge les
gens d'après un étalon, d'ailleurs absurde, et selon des règles
fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens
élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les
dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu'on
déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas
l'affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices
de l'aristocratie n'existent pas, on les remplace par des distinctions
plus folles encore. C'est ainsi que pour sa famille et jusqu'à un
degré de parenté fort éloigné, une prétendue ressemblance dans la
façon de porter la moustache et dans le haut du nez faisait qu'on
appelait M. Bloch un «faux duc d'Aumale». (Dans le monde des
«chasseurs» de cercle, l'un qui porte sa casquette de travers et sa
vareuse très serrée de manière à se donner l'air, croit-il, d'un
officier étranger, n'est-il pas une manière de personnage pour ses
camarades?)
La ressemblance était des plus vagues, mais on eût dit que ce fût un
titre. On répétait: «Bloch? lequel? le duc d'Aumale?» Comme on dit:
«La princesse Murat? laquelle? la Reine (de Naples)?» Un certain
nombre d'autres infimes indices achevaient de lui donner aux yeux du
cousinage une prétendue distinction. N'allant pas jusqu'à avoir une
voiture, M. Bloch louait à certains jours une victoria découverte à
deux chevaux de la Compagnie et traversait le Bois de Boulogne,
mollement étendu de travers, deux doigts sur la tempe, deux autres
sous le menton et si les gens qui ne le connaissaient pas le
trouvaient à cause de cela «faiseur d'embarras», on était persuadé
dans la famille que pour le chic, l'oncle Salomon aurait pu en
remontrer à Gramont-Caderousse. Il était de ces personnes qui quand
elles meurent et à cause d'une table commune avec le rédacteur en chef
de cette feuille, dans un restaurant des boulevards, sont qualifiés de
physionomie bien connue des Parisiens, par la Chronique mondaine du
_Radical_. M. Bloch nous dit à Saint-Loup et à moi que Bergotte savait
si bien pourquoi lui M. Bloch ne le saluait pas que dès qu'il
l'apercevait au théâtre ou au cercle, il fuyait son regard. Saint-Loup
rougit, car il réfléchit que ce cercle ne pouvait pas être le Jockey
dont son père avait été président. D'autre part ce devait être un
cercle relativement fermé, car M. Bloch avait dit que Bergotte n'y
serait plus reçu aujourd'hui. Aussi est-ce en tremblant de
«sous-estimer l'adversaire» que Saint-Loup demanda si ce cercle était
le cercle de la rue Royale, lequel était jugé «déclassant» par la
famille de Saint-Loup et où il savait qu'étaient reçus certains
israélites. «Non, répondit M. Bloch d'un air négligent, fier et
honteux, c'est un petit cercle, mais beaucoup plus agréable, le cercle
des Ganaches. On y juge sévèrement la galerie.--Est-ce que sir Rufus
Israël n'en est pas président», demanda Bloch fils à son père, pour
lui fournir l'occasion d'un mensonge honorable et sans se douter que
ce financier n'avait pas le même prestige aux yeux de Saint-Loup
qu'aux siens. En réalité, il y avait au Cercle des Ganaches non point
sir Rufus Israël, mais un de ses employés. Mais comme il était fort
bien avec son patron, il avait à sa disposition des cartes du grand
financier, et en donnait une à M. Bloch, quand celui-ci partait en
voyage sur une ligne dont sir Rufus était administrateur, ce qui
faisait dire au père Bloch: «Je vais passer au cercle demander une
recommandation de sir Rufus.» Et la carte lui permettait d'éblouir les
chefs de train. Les demoiselles Bloch furent plus intéressées par
Bergotte et revenant à lui au lieu de poursuivre sur les «Ganaches»,
la cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car
elle croyait qu'il n'existait pas au monde pour désigner les gens de
talent d'autres expressions que celles qu'il employait: «Est-ce un
coco vraiment étonnant, ce Bergotte? Est-il de la catégorie des grands
bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle?--Je l'ai rencontré à
plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c'est une
espèce de Schlemihl.» Cette allusion au conte de Chamisso n'avait rien
de bien grave, mais l'épithète de Schlemihl faisait partie de ce
dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l'emploi ravissait M. Bloch dans
l'intimité, mais qu'il trouvait vulgaire et déplacé devant des
étrangers. Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle. «Il a du
talent, dit Bloch.--Ah! fit gravement sa sœur comme pour dire que
dans ces conditions j'étais excusable.--Tous les écrivains ont du
talent, dit avec mépris M. Bloch père.--Il paraît même, dit son fils
en levant sa fourchette et en plissant ses yeux d'un air
diaboliquement ironique qu'il va se présenter à l'Académie.--Allons
donc! il n'a pas un bagage suffisant, répondit M. Bloch le père qui ne
semblait pas avoir pour l'Académie le mépris de son fils et de ses
filles. Il n'a pas le calibre nécessaire.--D'ailleurs l'Académie est
un salon et Bergotte ne jouit d'aucune surface», déclara l'oncle à
héritage de Mme Bloch, personnage inoffensif et doux dont le nom de
Bernard eût peut-être à lui seul éveillé les dons de diagnostic de mon
grand'père, mais eût paru insuffisamment en harmonie avec un visage
qui semblait rapporté du palais de Darius et reconstitué par Mme
Dieulafoy, si, choisi par quelque amateur désireux de donner un
couronnement oriental à cette figure de Suse, ce prénom de Nissim
n'avait fait planer au-dessus d'elle les ailes de quelque taureau
androcéphale de Khorsabad. Mais M. Bloch ne cessait d'insulter son
oncle, soit qu'il fût excité par la bonhomie sans défense de son
souffre-douleur, soit que, la villa étant payée par M. Nissim Bernard,
le bénéficiaire voulût montrer qu'il gardait son indépendance et
surtout qu'il ne cherchait pas par des cajoleries à s'assurer
l'héritage à venir du richard. Celui-ci était surtout froissé qu'on le
traitât si grossièrement devant le maître d'hôtel. Il murmura une
phrase inintelligible où on distinguait seulement: «Quand les
Meschorès sont là.» Meschorès désigne dans la Bible le serviteur de
Dieu. Entre eux les Bloch s'en servaient pour désigner les domestiques
et en étaient toujours égayés parce que leur certitude de n'être pas
compris ni des chrétiens ni des domestiques eux-mêmes exaltait chez
M. Nissim Bernard et M. Bloch leur double particularisme de «maîtres»
et de «juifs». Mais cette dernière cause de satisfaction en devenait
une de mécontentement quand il y avait du monde. Alors M. Bloch
entendant son oncle dire «Meschorès» trouvait qu'il laissait trop
paraître son côté oriental, de même qu'une cocotte qui invite ses
amies avec des gens comme il faut, est irritée si elles font allusion
à leur métier de cocotte, ou emploient des mots malsonnants. Aussi,
bien loin que la prière de son oncle produisît quelque effet sur M.
Bloch, celui-ci, hors de lui, ne put plus se contenir. Il ne perdit
plus une occasion d'invectiver le malheureux oncle. «Naturellement,
quand il y a quelque bêtise prudhommesque à dire, on peut être sûr que
vous ne la ratez pas. Vous seriez le premier à lui lécher les pieds
s'il était là», cria M. Bloch tandis que M. Nissim Bernard attristé
inclinait vers son assiette la barbe annelée du roi Sargon. Mon
camarade depuis qu'il portait la sienne qu'il avait aussi crépue et
bleutée ressemblait beaucoup à son grand-oncle.
--Comment, vous êtes le fils du marquis de Marsantes? mais je l'ai
très bien connu, dit à Saint-Loup M. Nissim Bernard. Je crus qu'il
voulait dire «connu» au sens où le père de Bloch disait qu'il
connaissait Bergotte, c'est-à-dire de vue. Mais il ajouta: «Votre père
était un de mes bons amis.» Cependant Bloch était devenu excessivement
rouge, son père avait l'air profondément contrarié, les demoiselles
Bloch riaient en s'étouffant. C'est que chez M. Nissim Bernard le goût
de l'ostentation, contenu chez M. Bloch le père et chez ses enfants,
avait engendré l'habitude du mensonge perpétuel. Par exemple, en
voyage à l'hôtel, M. Nissim Bernard comme aurait pu faire M. Bloch le
père, se faisait apporter tous ses journaux par son valet de chambre
dans la salle à manger, au milieu du déjeuner, quand tout le monde
était réuni pour qu'on vît bien qu'il voyageait avec un valet de
chambre. Mais aux gens avec qui il se liait dans l'hôtel, l'oncle
disait ce que le neveu n'eût jamais fait, qu'il était sénateur. Il
avait beau être certain qu'on apprendrait un jour que le titre était
usurpé, il ne pouvait au moment même résister au besoin de se le
donner. M. Bloch souffrait beaucoup des mensonges de son oncle et de
tous les ennuis qu'ils lui causaient. «Ne faites pas attention, il est
extrêmement blagueur», dit-il à mi-voix à Saint-Loup qui n'en fut que
plus intéressé, étant très curieux de la psychologie des menteurs.
«Plus menteur encore que l'Ithaquesien Odysseus qu'Athènes appelait
pourtant le plus menteur des hommes, compléta notre camarade Bloch.--Ah!
par exemple! s'écria M. Nissim Bernard, si je m'attendais à dîner
avec le fils de mon ami! Mais j'ai à Paris chez moi, une photographie
de votre père et combien de lettres de lui. Il m'appelait toujours «mon
oncle», on n'a jamais su pourquoi. C'était un homme charmant,
étincelant. Je me rappelle un dîner chez moi, à Nice où il y avait
Sardou, Labiche, Augier...--Molière, Racine, Corneille, continua
ironiquement M. Bloch le père, dont le fils acheva l'énumération en
ajoutant: Plaute, Ménandre, Kalidasa.» M. Nissim Bernard blessé
arrêta brusquement son récit et, se privant ascétiquement d'un grand
plaisir, resta muet jusqu'à la fin du dîner.
«Saint-Loup au casque d'airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce
canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l'illustre
sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin
rouge.»
D'habitude après avoir sorti de derrière les fagots pour un camarade
de marque les histoires sur sir Rufus Israël et autres, M. Bloch
sentant qu'il avait touché son fils jusqu'à l'attendrissement, se
retirait pour ne pas se «galvauder» aux yeux du «potache». Cependant
s'il y avait une raison tout à fait capitale, comme quand son fils par
exemple fut reçu à l'agrégation, M. Bloch ajouta à la série habituelle
des anecdotes cette réflexion ironique qu'il réservait plutôt pour ses
amis personnels et que Bloch jeune fut extrêmement fier de voir
débiter pour ses amis à lui: «Le gouvernement a été impardonnable. Il
n'a pas consulté M. Coquelin! M. Coquelin a fait savoir qu'il était
mécontent» (M. Bloch se piquait d'être réactionnaire et méprisant pour
les gens de théâtre).
Mais les demoiselles Bloch et leur frère rougirent jusqu'aux oreilles
tant ils furent impressionnés quand Bloch père, pour se montrer royal
jusqu'au bout envers les deux «labadens» de son fils, donna l'ordre
d'apporter du champagne et annonça négligemment que pour nous
«régaler», il avait fait prendre trois fauteuils pour la
représentation qu'une troupe d'Opéra-Comique donnait le soir même au
Casino. Il regrettait de n'avoir pu avoir de loge. Elles étaient
toutes prises. D'ailleurs il les avait souvent expérimentées, on était
mieux à l'orchestre. Seulement, si le défaut de son fils, c'est-à-dire
ce que son fils croyait invisible aux autres, était la grossièreté,
celui du père était l'avarice. Aussi, c'est dans une carafe qu'il fit
servir sous le nom de champagne un petit vin mousseux et sous celui de
fauteuils d'orchestre il avait fait prendre des parterres qui
coûtaient moitié moins, miraculeusement persuadé par l'intervention
divine de son défaut que ni à table, ni au théâtre (où toutes les
loges étaient vides) on ne s'apercevrait de la différence. Quand M.
Bloch nous eut laissé tremper nos lèvres dans les coupes plates que
son fils décorait du nom de «cratères aux flancs profondément
creusés», il nous fit admirer un tableau qu'il aimait tant qu'il
l'apportait avec lui à Balbec. Il nous dit que c'était un Rubens.
Saint-Loup lui demanda naïvement s'il était signé. M. Bloch répondit
en rougissant qu'il avait fait couper la signature à cause du cadre,
ce qui n'avait pas d'importance, puisqu'il ne voulait pas le vendre.
Puis il nous congédia rapidement pour se plonger dans le _Journal
Officiel_ dont les numéros encombraient la maison et dont la lecture
lui était rendue nécessaire, nous dit-il, «par sa situation
parlementaire» sur la nature exacte de laquelle il ne nous fournit pas
de lumières. «Je prends un foulard, nous dit Bloch, car Zephyros et
Boréas se disputent à qui mieux mieux la mer poissonneuse, et pour peu
que nous nous attardions après le spectacle, nous ne rentrerons qu'aux
premières lueurs d'Eôs aux doigts de pourpre. A propos, demanda-t-il à
Saint-Loup quand nous fûmes dehors et je tremblai car je compris bien
vite que c'était de M. de Charlus que Bloch parlait sur ce ton
ironique), quel était cet excellent fantoche en costume sombre que je
vous ai vu promener avant-hier matin sur la plage?--C'est mon
oncle», répondit Saint-Loup piqué. Malheureusement, une «gaffe» était
bien loin de paraître à Bloch chose à éviter. Il se tordit de rire:
«Tous mes compliments, j'aurais dû le deviner, il a un excellent chic,
et une impayable bobine de gaga de la plus haute lignée.--Vous vous
trompez du tout au tout, il est très intelligent, riposta Saint-Loup
furieux.--Je le regrette car alors il est moins complet. J'aimerais du
reste beaucoup le connaître car je suis sûr que j'écrirais des
machines adéquates sur des bonshommes comme ça. Celui-là, à voir
passer, est crevant. Mais je négligerais le côté caricatural, au fond
assez méprisable pour un artiste épris de la beauté plastique des
phrases, de la binette qui, excusez-moi, m'a fait gondoler un bon
moment, et je mettrais en relief le côté aristocratique de votre
oncle, qui en somme fait un effet bœuf, et la première rigolade passée,
frappe par un très grand style. Mais, dit-il, en s'adressant cette
fois à moi, il y a une chose dans un tout autre ordre d'idées, sur
laquelle je veux t'interroger et chaque fois que nous sommes ensemble,
quelque dieu, bienheureux habitant de l'Olympe, me fait oublier
totalement de te demander ce renseignement qui eût pu m'être déjà et
me sera sûrement fort utile. Quelle est donc cette belle personne avec
laquelle je t'ai rencontré au Jardin d'Acclimatation et qui était
accompagnée d'un monsieur que je crois connaître de vue et d'une jeune
fille à la longue chevelure?» J'avais bien vu que Mme Swann ne se
rappelait pas le nom de Bloch, puisqu'elle m'en avait dit un autre et
avait qualifié mon camarade d'attaché à un ministère où je n'avais
jamais pensé depuis à m'informer s'il était entré. Mais comment Bloch
qui, à ce qu'elle m'avait dit alors, s'était fait présenter à elle
pouvait-il ignorer son nom? J'étais si étonné que je restai un moment
sans répondre. «En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n'as
pas dû t'embêter avec elle. Je l'avais rencontrée quelques jours
auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la
sienne en faveur de ton serviteur, je n'ai jamais passé de si bons
moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir
quand une personne qu'elle connaissait eut le mauvais goût de monter à
l'avant-dernière station.» Le silence que je gardais ne parut pas
plaire à Bloch. «J'espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son
adresse et aller goûter chez elle plusieurs fois par semaine, les
plaisirs d'Eros, chers aux Dieux, mais je n'insiste pas puisque tu
poses pour la discrétion à l'égard d'une professionnelle qui s'est
donnée à moi trois fois de suite et de la manière la plus raffinée
entre Paris et le Point-du-Jour. Je la retrouverai bien un soir ou
l'autre.»
J'allai voir Bloch à la suite de ce dîner, il me rendit ma visite,
mais j'étais sorti et il fut aperçu, me demandant, par Françoise,
laquelle par hasard bien qu'il fût venu à Combray ne l'avait jamais vu
jusque-là. De sorte qu'elle savait seulement qu'un «des Monsieurs» que
je connaissais était passé pour me voir, elle ignorait «à quel effet»,
vêtu d'une manière quelconque et qui ne lui avait pas fait grande
impression. Or j'avais beau savoir que certaines idées sociales de
Françoise me resteraient toujours impénétrables, qui reposaient
peut-être en partie sur des confusions entre des mots, des noms
qu'elle avait pris une fois, et à jamais, les uns pour les autres, je
ne pus m'empêcher, moi qui avais depuis longtemps renoncé à me poser
des questions dans ces cas-là, de chercher vainement, d'ailleurs, ce
que le nom de Bloch pouvait représenter d'immense pour Françoise. Car
à peine lui eus-je dit que ce jeune homme qu'elle avait aperçu était
M. Bloch, elle recula de quelques pas tant furent grandes sa stupeur
et sa déception. «Comment, c'est cela, M. Bloch!» s'écria-t-elle d'un
air atterré comme si un personnage aussi prestigieux eût dû posséder
une apparence qui «fît connaître» immédiatement qu'on se trouvait en
présence d'un grand de la terre, et à la façon de quelqu'un qui trouve
qu'un personnage historique n'est pas à la hauteur de sa réputation,
elle répétait d'un ton impressionné, et où on sentait pour l'avenir
les germes d'un scepticisme universel: «Comment c'est ça M. Bloch! Ah!
vraiment on ne dirait pas à le voir.» Elle avait l'air de m'en garder
rancune comme si je lui eusse jamais «surfait» Bloch. Et pourtant elle
eut la bonté d'ajouter: «Hé bien, tout M. Bloch qu'il est, Monsieur
peut dire qu'il est aussi bien que lui.»
Elle eut bientôt à l'égard de Saint-Loup qu'elle adorait une
désillusion d'un autre genre, et d'une moindre dureté: elle apprit
qu'il était républicain. Or bien qu'en parlant par exemple de la Reine
de Portugal, elle dît avec cet irrespect qui dans le peuple est le
respect suprême «Amélie, la sœur à Philippe», Françoise était
royaliste. Mais surtout un marquis, un marquis qui l'avait éblouie, et
qui était pour la République, ne lui paraissait plus vrai. Elle en
marquait la même mauvaise humeur que si je lui eusse donné une boîte
qu'elle eût cru d'or, de laquelle elle m'eût remercié avec effusion et
qu'ensuite un bijoutier lui eût révélé être en plaqué. Elle retira
aussitôt son estime à Saint-Loup, mais bientôt après la lui rendit,
ayant réfléchi qu'il ne pouvait pas, étant le marquis de Saint-Loup
être républicain, qu'il faisait seulement semblant, par intérêt, car
avec le gouvernement qu'on avait, cela pouvait lui rapporter gros. De
ce jour sa froideur envers lui, son dépit contre moi cessèrent. Et
quand elle parlait de Saint-Loup, elle disait: «C'est un hypocrite»,
avec un large et bon sourire qui faisait bien comprendre qu'elle le
«considérait» de nouveau autant qu'au premier jour et qu'elle lui
avait pardonné.
Or la sincérité et le désintéressement de Saint-Loup étaient au
contraire absolus et c'était cette grande pureté morale qui, ne
pouvant se satisfaire entièrement dans un sentiment égoïste comme
l'amour, ne rencontrant pas d'autre part en lui l'impossibilité qui
existait par exemple en moi de trouver sa nourriture spirituelle autre
part qu'en soi-même, le rendait vraiment capable, autant que moi
incapable, d'amitié.
Françoise ne se trompait pas moins sur Saint-Loup quand elle disait
qu'il avait l'air comme ça de ne pas dédaigner le peuple, mais que ce
n'est pas vrai et qu'il n'y avait qu'à le voir quand il était en
colère après son cocher. Il était arrivé en effet quelquefois à Robert
de le gronder avec une certaine rudesse, qui prouvait chez lui moins
le sentiment de la différence que de l'égalité entre les classes.
«Mais, me dit-il en réponse aux reproches que je lui faisais d'avoir
traité un peu durement ce cocher, pourquoi affecterais-je de lui
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