A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 04

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le vent inquiet du soir, que j'avais si anxieusement ressenti à mon
arrivée à Balbec; d'ailleurs, même dans ma chambre, tout occupé des
jeunes filles que j'avais vu passer, je n'étais plus dans des
dispositions assez calmes ni assez désintéressées pour que pussent se
produire en moi des impressions vraiment profondes de beauté.
L'attente du dîner à Rivebelle rendait mon humeur plus frivole encore
et ma pensée, habitant à ces moments-là la surface de mon corps que
j'allais habiller pour tâcher de paraître le plus plaisant possible
aux regards féminins qui me dévisageraient dans le restaurant
illuminé, était incapable de mettre de la profondeur derrière la
couleur des choses. Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux
des martinets et des hirondelles n'avait pas monté comme un jet d'eau,
comme un feu d'artifice de vie, unissant l'intervalle de ses hautes
fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux,
sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui
rattachait à la réalité les paysages que j'avais devant les yeux,
j'aurais pu croire qu'ils n'étaient qu'un choix, chaque jour
renouvelé, de peintures qu'on montrait arbitrairement dans l'endroit
où je me trouvais et sans qu'elles eussent de rapport nécessaire avec
lui. Une fois c'était une exposition d'estampes japonaises: à côté de
la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage
jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient
ainsi que les arbres de sa rive, une barre d'un rose tendre que je
n'avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s'enflait
comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient
attendre à sec qu'on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le
regard dédaigneux, ennuyé et frivole d'un amateur ou d'une femme
parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais:
«C'est curieux ce coucher de soleil, c'est différent, mais enfin j'en
ai déjà vu d'aussi délicats, d'aussi étonnants que celui-ci.» J'avais
plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par
l'horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que
dans une toile impressionniste, qu'il semblait aussi de la même
matière, comme si on n'eût fait que découper son avant, et les
cordages en lesquels elle s'était amincie et filigranée dans le bleu
vaporeux du ciel. Parfois l'océan emplissait presque toute ma fenêtre,
surélevée qu'elle était par une bande de ciel bordée en haut seulement
d'une ligne qui était du même bleu que celui de la mer, mais qu'à
cause de cela je croyais être la mer encore et ne devant sa couleur
différente qu'à un effet d'éclairage. Un autre jour la mer n'était
peinte que dans la partie basse de la fenêtre dont tout le reste était
rempli de tant de nuages poussés les uns contre les autres par bandes
horizontales, que les carreaux avaient l'air par une préméditation ou
une spécialité de l'artiste, de présenter une «étude de nuages»,
cependant que les différentes vitrines de la bibliothèque montrant des
nuages semblables mais dans une autre partie de l'horizon et
diversement colorés par la lumière, paraissaient offrir comme la
répétition, chère à certains maîtres contemporains, d'un seul et même
effet, pris toujours à des heures différentes mais qui maintenant avec
l'immobilité de l'art pouvaient être tous vus ensemble dans une même
pièce, exécutés au pastel et mis sous verre. Et parfois sur le ciel et
la mer uniformément gris, un peu de rose s'ajoutait avec un
raffinement exquis, cependant qu'un petit papillon qui s'était endormi
au bas de la fenêtre semblait apposer avec ses ailes au bas de cette
«harmonie gris et rose» dans le goût de celles de Whistler, la
signature favorite du maître de Chelsea. Le rose même disparaissait, il
n'y avait plus rien à regarder. Je me mettais debout un instant et
avant de m'étendre de nouveau je fermais les grands rideaux. Au-dessus
d'eux, je voyais de mon lit la raie de clarté qui y restait encore,
s'assombrissant, s'amincissant progressivement, mais c'est sans
m'attrister et sans lui donner de regret que je laissais ainsi mourir
au haut des rideaux l'heure où d'habitude j'étais à table, car je
savais que ce jour-ci était d'une autre sorte que les autres, plus
long comme ceux du pôle que la nuit interrompt seulement quelques
minutes; je savais que de la chrysalide de ce crépuscule se préparait
à sortir, par une radieuse métamorphose, la lumière éclatante du
restaurant de Rivebelle. Je me disais: «Il est temps»; je m'étirais,
sur le lit, je me levais, j'achevais ma toilette; et je trouvais du
charme à ces instants inutiles, allégés de tout fardeau matériel, où
tandis qu'en bas les autres dînaient, je n'employais les forces
accumulées pendant l'inactivité de cette fin de journée qu'à sécher
mon corps, à passer un smoking, à attacher ma cravate, à faire tous
ces gestes que guidait déjà le plaisir attendu de revoir cette femme
que j'avais remarquée la dernière fois à Rivebelle, qui avait paru me
regarder, n'était peut-être sortie un instant de table que dans
l'espoir que je la suivrais; c'est avec joie que j'ajoutais à moi tous
ces appâts pour me donner entier et dispos à une vie nouvelle, libre,
sans souci, où j'appuierais mes hésitations au calme de Saint-Loup et
choisirais entre les espèces de l'histoire naturelle et les
provenances de tous les pays, celles qui, composant les plats
inusités, aussitôt commandés par mon ami, auraient tenté ma
gourmandise ou mon imagination.
Et tout à la fin, les jours vinrent où je ne pouvais plus rentrer de
la digue par la salle à manger, ses vitres n'étaient plus ouvertes,
car il faisait nuit dehors, et l'essaim des pauvres et des curieux
attirés par le flamboiement qu'ils ne pouvaient atteindre pendait, en
noires grappes morfondues par la bise, aux parois lumineuses et
glissantes de la ruche de verre.
On frappa; c'était Aimé qui avait tenu à m'apporter lui-même les
dernières listes d'étrangers.
Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois
coupable. «On saura tout, me dit-il, pas cette année, mais l'année
prochaine: c'est un monsieur très lié dans l'état-major qui me l'a
dit. Je lui demandais si on ne se déciderait pas à tout découvrir tout
de suite avant la fin de l'année. Il a posé sa cigarette, continua
Aimé en mimant la scène et en secouant la tête et l'index comme avait
fait son client voulant dire: il ne faut pas être trop exigeant. «Pas
cette année, Aimé, qu'il m'a dit en me touchant à l'épaule, ce n'est
pas possible. Mais à Pâques, oui!» Et Aimé me frappa légèrement sur
l'épaule en me disant: «Vous voyez je vous montre exactement comme il
a fait», soit qu'il fût flatté de cette familiarité d'un grand
personnage, soit pour que je pusse mieux apprécier en pleine
connaissance de cause la valeur de l'argument et nos raisons
d'espérer.
Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu'à la première page de la
liste des étrangers, j'aperçus les mots: «Simonet et sa famille».
J'avais en moi de vieilles rêveries qui dataient de mon enfance et où
toute la tendresse qui était dans mon cœur, mais qui éprouvée par lui
ne s'en distinguait pas, m'était apportée par un être aussi différent
que possible de moi. Cet être, une fois de plus je le fabriquais en
utilisant pour cela le nom de Simonet et le souvenir de l'harmonie qui
régnait entre les jeunes corps que j'avais vus se déployer sur la
plage, en une procession sportive, digne de l'antique et de Giotto. Je
ne savais pas laquelle de ces jeunes filles était Mlle Simonet, si
aucune d'elles s'appelait ainsi, mais je savais que j'étais aimé de
Mlle Simonet et que j'allais grâce à Saint-Loup essayer de la
connaître. Malheureusement n'ayant obtenu qu'à cette condition une
prolongation de congé, il était obligé de retourner tous les jours à
Doncières; mais, pour le faire manquer à ses obligations militaires,
j'avais cru pouvoir compter, plus encore que sur son amitié pour moi,
sur cette même curiosité de naturaliste humain que si souvent--même
sans avoir vu la personne dont on parlait et rien qu'à entendre dire
qu'il y avait une jolie caissière chez un fruitier--j'avais eue de
faire connaissance avec une nouvelle variété de la beauté féminine.
Or, cette curiosité, c'est à tort que j'avais espéré l'exciter chez
Saint-Loup en lui parlant de mes jeunes filles. Car elle était pour
longtemps paralysée en lui par l'amour qu'il avait pour cette actrice
dont il était l'amant. Et même l'eût-il légèrement ressentie qu'il
l'eût réprimée, à cause d'une sorte de croyance superstitieuse que de
sa propre fidélité pouvait dépendre celle de sa maîtresse. Aussi
fût-ce sans qu'il m'eût promis de s'occuper activement de mes jeunes
filles que nous partîmes dîner à Rivebelle.
Les premiers temps, quand nous arrivions, le soleil venait de se
coucher, mais il faisait encore clair; dans le jardin du restaurant
dont les lumières n'étaient pas encore allumées, la chaleur du jour
tombait, se déposait, comme au fond d'un vase le long des parois
duquel la gelée transparente et sombre de l'air semblait si
consistante qu'un grand rosier appliqué au mur obscurci qu'il veinait
de rose, avait l'air de l'arborisation qu'on voit au fond d'une pierre
d'onyx. Bientôt ce ne fut qu'à la nuit que nous descendions de
voiture, souvent même que nous partions de Balbec si le temps était
mauvais et que nous eussions retardé le moment de faire atteler, dans
l'espoir d'une accalmie. Mais ces jours-là, c'est sans tristesse que
j'entendais le vent souffler, je savais qu'il ne signifiait pas
l'abandon de mes projets, la réclusion dans une chambre, je savais
que, dans la grande salle à manger du restaurant où nous entrerions au
son de la musique des tziganes, les innombrables lampes triompheraient
aisément de l'obscurité et du froid en leur appliquant leurs larges
cautères d'or, et je montais gaiement à côté de Saint-Loup dans le
coupé qui nous attendait sous l'averse. Depuis quelque temps, les
paroles de Bergotte, se disant convaincu que malgré ce que je
prétendais, j'étais fait pour goûter surtout les plaisirs de
l'intelligence, m'avaient rendu au sujet de ce que je pourrais faire
plus tard une espérance que décevait chaque jour l'ennui que
j'éprouvais à me mettre devant une table, à commencer une étude
critique ou un roman. «Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir
qu'on a eu à l'écrire n'est-il pas le critérium infaillible de la
valeur d'une belle page; peut-être n'est-il qu'un état accessoire qui
s'y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre
elle. Peut-être certains chefs-d'œuvre ont-ils été composés en
bâillant.» Ma grand'mère apaisait mes doutes en me disant que je
travaillerais bien et avec joie si je me portais bien. Et, notre
médecin ayant trouvé plus prudent de m'avertir des graves risques
auxquels pouvait m'exposer mon état de santé, et m'ayant tracé toutes
les précautions d'hygiène à suivre pour éviter un accident, je
subordonnais tous les plaisirs au but que je jugeais infiniment plus
important qu'eux, de devenir assez fort pour pouvoir réaliser l'œuvre
que je portais peut-être en moi, j'exerçais sur moi-même depuis que
j'étais à Balbec un contrôle minutieux et constant. On n'aurait pu me
faire toucher à la tasse de café qui m'eût privé du sommeil de la
nuit, nécessaire pour ne pas être fatigué le lendemain. Mais quand
nous arrivions à Rivebelle, aussitôt, à cause de l'excitation d'un
plaisir nouveau et me trouvant dans cette zone différente où
l'exceptionnel nous fait entrer après avoir coupé le fil, patiemment
tissé depuis tant de jours, qui nous conduisait vers la sagesse--comme
s'il ne devait plus jamais y avoir de lendemain, ni de fins
élevées à réaliser--disparaissait ce mécanisme précis de prudente
hygiène qui fonctionnait pour les sauvegarder. Tandis qu'un valet de
pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait:
--Vous n'aurez pas froid? Vous feriez peut-être mieux de le garder, il
ne fait pas très chaud.
Je répondais: «Non, non,» et peut-être je ne sentais pas le froid,
mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la
nécessité de ne pas mourir, l'importance de travailler. Je donnais mon
paletot; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque
marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les
rangées des tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et,
sentant l'ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de
l'orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe
immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une
démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de
café-concert qui, venant de chanter sur un air belliqueux un couplet
grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale
d'un général vainqueur.
A partir de ce moment-là j'étais un homme nouveau, qui n'était plus le
petit-fils de ma grand'mère et ne se souviendrait d'elle qu'en
sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir.
La dose de bière, à plus forte raison de champagne, qu'à Balbec je
n'aurais pas voulu atteindre en une semaine, alors pourtant qu'à ma
conscience calme et lucide la saveur de ces breuvages représentassent
un plaisir clairement appréciable mais aisément sacrifié, je
l'absorbais en une heure en y ajoutant quelques gouttes de porto, trop
distrait pour pouvoir le goûter, et je donnais au violoniste qui
venait de jouer les deux «louis» que j'avais économisés depuis un mois
en vue d'un achat que je ne me rappelais pas. Quelques-uns des garçons
qui servaient, lâchés entre les tables, fuyaient à toute vitesse,
ayant sur leur paumes tendues un plat que cela semblait être le but de
ce genre de courses de ne pas laisser choir. Et de fait, les soufflés
au chocolat arrivaient à destination sans avoir été renversés, les
pommes à l'anglaise, malgré le galop qui avait dû les secouer, rangées
comme au départ autour de l'agneau de Pauilhac. Je remarquai un de ces
servants, très grand, emplumé de superbes cheveux noirs, la figure
fardée d'un teint qui rappelait davantage certaines espèces d'oiseaux
rares que l'espèce humaine et qui, courant sans trêve et, eût-on dit,
sans but, d'un bout à l'autre de la salle, faisait penser à quelqu'un
de ces «aras» qui remplissent les grandes volières des jardins
zoologiques de leur ardent coloris et de leur incompréhensible
agitation. Bientôt le spectacle s'ordonna, à mes yeux du moins, d'une
façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse se
fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont
l'assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de
planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux
allégoriques d'autrefois. D'ailleurs, une force d'attraction
irrésistible s'exerçait entre ces astres divers et à chaque table les
dîneurs n'avaient d'yeux que pour les tables où ils n'étaient pas,
exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel ayant réussi à
amener un écrivain célèbre, s'évertuait à tirer de lui, grâce aux
vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames
s'émerveillaient. L'harmonie de ces tables astrales n'empêchait pas
l'incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce
qu'au lieu d'être assis, comme les dîneurs, étaient debout, évoluaient
dans une zone supérieure. Sans doute l'un courait porter des
hors-d'œuvre, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces
raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes
finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée.
Assises derrière un massif de fleurs, deux horribles caissières,
occupées à des calculs sans fin, semblaient deux magiciennes occupées à
prévoir par des calculs astrologiques les bouleversements qui
pouvaient parfois se produire dans cette voûte céleste conçue selon la
science du moyen âge.
Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour
eux les tables rondes n'étaient pas des planètes et qu'ils n'avaient
pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de
leur apparence coutumière et nous permet d'apercevoir des analogies.
Ils pensaient qu'ils dînaient avec telle ou telle personne, que le
repas coûterait à peu près tant et qu'ils recommenceraient le
lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement
d'un cortège de jeunes commis qui, probablement n'ayant pas à ce
moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains
dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches
que leur donnaient en passant les maîtres d'hôtel, fixaient
mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n'étaient consolés
que si quelque client de l'hôtel de Balbec où ils avaient jadis été
employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait
personnellement d'emporter le champagne qui n'était pas buvable, ce
qui les remplissait d'orgueil.
J'entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du
bien-être indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et
que le moindre déplacement que j'occasionnais à mon corps, à mon
attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un œil fermé une
légère compression donne la sensation de la couleur. J'avais déjà bu
beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c'était
moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m'apporteraient que
par l'effet du bien-être produit par les verres précédents. Je
laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où,
docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces industries
chimiques grâce auxquelles sont débités en grandes quantités des
corps qui ne se rencontrent dans la nature que d'une façon
accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle réunissait
en un même moment plus de femmes au fond desquelles me sollicitaient
des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ou des
voyages ne m'en eût fait rencontrer en une année; d'autre part, cette
musique que nous entendions--arrangements de valses, d'opérettes
allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour
moi--était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l'autre
et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une
femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié,
le secret de volupté qu'il recélait: il me le proposait, me reluquait,
venait à moi d'une allure capricieuse ou canaille, m'accostait, me
caressait, comme si j'étais devenu tout d'un coup plus séduisant, plus
puissant ou plus riche; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque
chose de cruel; c'est que tout sentiment désintéressé de la beauté,
tout reflet de l'intelligence leur était inconnu; pour eux le plaisir
physique existe seul. Et ils sont l'enfer le plus impitoyable, le plus
dépourvu d'issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce
plaisir--ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre--comme la
seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier.
Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet air, et lui
rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu'il me faisait
éprouver me devint si chère, que j'aurais quitté mes parents pour
suivre le motif dans le monde singulier qu'il construisait dans
l'invisible, en lignes tour à tour pleines de langueur et de vivacité.
Quoiqu'un tel plaisir ne soit pas d'une sorte qui donne plus de valeur
à l'être auquel il s'ajoute, car il n'est perçu que de lui seul, et
quoique, chaque fois que dans notre vie nous avons déplu à une femme
qui nous a aperçu, elle ignorât si à ce moment-là nous possédions ou
non cette félicité intérieure et subjective qui, par conséquent, n'eût
rien changé au jugement qu'elle porta sur nous, je me sentais plus
puissant, presque irrésistible. Il me semblait que mon amour n'était
plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire mais avait
précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique,
semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j'aimais et
moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.
Le restaurant n'était pas fréquenté seulement par des demi-mondaines,
mais aussi par des gens du monde le plus élégant, qui y venaient
goûter vers cinq heures ou y donnaient de grands dîners. Les goûters
avaient lieu dans une longue galerie vitrée, étroite, en forme de
couloir qui, allant du vestibule à la salle à manger, longeait sur un
côté le jardin, duquel elle n'était séparée, sauf en exceptant
quelques colonnes de pierre, que par le vitrage qu'on ouvrait ici ou
là. Il en résultait outre de nombreux courants d'air, des coups de
soleil brusques, intermittents, un éclairage éblouissant, empêchant
presque de distinguer les goûteuses, ce qui faisait que, quand elles
étaient là, empilées deux tables par deux tables dans toute la
longueur de l'étroit goulot, comme elles chatoyaient à tous les
mouvements qu'elles faisaient pour boire leur thé ou se saluer entre
elles, on aurait dit un réservoir, une nasse où le pêcheur a entassé
les éclatants poissons qu'il a pris, lesquels à moitié hors de l'eau
et baignés de rayons miroitent aux regards en leur éclat changeant.
Quelques heures plus tard, pendant le dîner qui lui, était
naturellement servi dans la salle à manger, on allumait les lumières,
bien qu'il fît encore clair dehors, de sorte qu'on voyait devant soi,
dans le jardin, à côté de pavillons éclairés par le crépuscule et qui
semblaient les pâles spectres du soir, des charmilles dont la glauque
verdure était traversée par les derniers rayons et qui, de la pièce
éclairée par les lampes où on dînait, apparaissaient au delà du
vitrage non plus, comme on aurait dit, des dames qui goûtaient à la
fin de l'après-midi, le long du couloir bleuâtre et or, dans un filet
étincelant et humide, mais comme les végétations d'un pâle et vert
aquarium géant à la lumière surnaturelle. On se levait de table; et si
les convives, pendant le repas, tout en passant leur temps à regarder,
à reconnaître, à se faire nommer les convives du dîner voisin, avaient
été retenus dans une cohésion parfaite autour de leur propre table, la
force attractive qui les faisait graviter autour de leur amphitryon
d'un soir perdait de sa puissance, au moment où pour prendre le café
ils se rendaient dans ce même couloir qui avait servi aux goûters; il
arrivait souvent qu'au moment du passage, tel dîner en marche
abandonnait l'un ou plusieurs de ses corpuscules, qui ayant subi trop
fortement l'attraction du dîner rival se détachaient un instant du
leur, où ils étaient remplacés par des messieurs ou des dames qui
étaient venus saluer des amis, avant de rejoindre, en disant: «Il faut
que je me sauve retrouver M. X... dont je suis ce soir l'invité.» Et
pendant un instant on aurait dit de deux bouquets séparés qui auraient
interchangé quelques-unes de leurs fleurs. Puis le couloir lui-même se
vidait. Souvent, comme il faisait même après dîner encore un peu jour,
on n'allumait pas ce long corridor, et côtoyé par les arbres qui se
penchaient au dehors de l'autre côté du vitrage, il avait l'air d'une
allée dans un jardin boisé et ténébreux. Parfois dans l'ombre une
dîneuse s'y attardait. En le traversant pour sortir, j'y distinguai un
soir, assise au milieu d'un groupe inconnu, la belle princesse de
Luxembourg. Je me découvris sans m'arrêter. Elle me reconnut, inclina
la tête en souriant; très au-dessus de ce salut, émanant de ce
mouvement même, s'élevèrent mélodieusement quelques paroles à mon
adresse, qui devaient être un bonsoir un peu long, non pour que je
m'arrêtasse, mais seulement pour compléter le salut, pour en faire un
salut parlé. Mais les paroles restèrent si indistinctes et le son que
seul je perçus se prolongea si doucement et me sembla si musical, que
ce fut comme si, dans la ramure assombrie des arbres, un rossignol se
fût mis à chanter. Si par hasard pour finir la soirée avec telle bande
d'amis à lui que nous avions rencontrée, Saint-Loup décidait de nous
rendre au Casino d'une plage voisine, et partant avec eux, s'il me
mettait seul dans une voiture, je recommandais au cocher d'aller à
toute vitesse, afin que fussent moins longs les instants que je
passerais sans avoir l'aide de personne pour me dispenser de fournir
moi-même à ma sensibilité--en faisant machine en arrière et en
sortant de la passivité où j'étais pris comme dans un engrenage--ces
modifications que depuis mon arrivée à Rivebelle je recevais des
autres. Le choc possible avec une voiture venant en sens inverse dans
ces sentiers où il n'y avait de place que pour une seule et où il
faisait nuit noire, l'instabilité du sol souvent éboulé de la falaise,
la proximité de son versant à pic sur la mer, rien de tout cela ne
trouvait en moi le petit effort qui eût été nécessaire pour amener la
représentation et la crainte du danger jusqu'à ma raison. C'est que,
pas plus que ce n'est le désir de devenir célèbre, mais l'habitude
d'être laborieux qui nous permet de produire une œuvre, ce n'est
l'allégresse du moment présent, mais les sages réflexions du passé,
qui nous aident à préserver le futur. Or, si déjà en arrivant à
Rivebelle, j'avais jeté loin de moi ces béquilles du raisonnement, du
contrôle de soi-même qui aident notre infirmité à suivre le droit
chemin, et me trouvais en proie à une sorte d'ataxie morale, l'alcool,
en tendant exceptionnellement mes nerfs, avait donné aux minutes
actuelles une qualité, un charme, qui n'avaient pas eu pour effet de
me rendre plus apte ni même plus résolu à les défendre; car en me les
faisant préférer mille fois au reste de ma vie, mon exaltation les en
isolait; j'étais enfermé dans le présent comme les héros, comme les
ivrognes; momentanément éclipsé, mon passé ne projetait plus devant
moi cette ombre de lui-même que nous appelons notre avenir; plaçant le
but de ma vie, non plus dans la réalisation des rêves de ce passé,
mais dans la félicité de la minute présente, je ne voyais pas plus
loin qu'elle. De sorte que, par une contradiction qui n'était
qu'apparente, c'est au moment où j'éprouvais un plaisir exceptionnel,
où je sentais que ma vie pouvait être heureuse, où elle aurait dû
avoir à mes yeux plus de prix, c'est à ce moment que, délivré des
soucis qu'elle avait pu m'inspirer jusque-là, je la livrais sans
hésitation au hasard d'un accident. Je ne faisais, du reste, en somme,
que concentrer dans une soirée l'incurie qui pour les autres hommes
est diluée dans leur existence entière où journellement ils affrontent
sans nécessité le risque d'un voyage en mer, d'une promenade en
aéroplane ou en automobile, quand les attend à la maison l'être que
leur mort briserait ou quand est encore lié à la fragilité de leur
cerveau le livre dont la prochaine mise au jour est la seule raison de
leur vie. Et de même dans le restaurant de Rivebelle, les soirs où
nous y restions, si quelqu'un était venu dans l'intention de me tuer,
comme je ne voyais plus que dans un lointain sans réalité ma
grand-mère, ma vie à venir, mes livres à composer, comme j'adhérais
tout entier à l'odeur de la femme qui était à la table voisine, à la
politesse des maîtres d'hôtel, au contour de la valse qu'on jouait,
que j'étais collé à la sensation présente, n'ayant pas plus
d'extension qu'elle ni d'autre but que de ne pas en être séparé, je
serais mort contre elle, je me serais laissé massacrer sans offrir de
défense, sans bouger, abeille engourdie par la fumée du tabac, qui n'a
plus le souci de préserver sa ruche.
Je dois du reste dire que cette insignifiance où tombaient les choses
les plus graves, par contraste avec la violence de mon exaltation,
finissait par comprendre même Mlle Simonet et ses amies. L'entreprise
de les connaître me semblait maintenant facile mais indifférente, car
ma sensation présente seule, grâce à son extraordinaire puissance, à
la joie que provoquaient ses moindres modifications et même sa simple
continuité, avait de l'importance pour moi; tout le reste, parents,
travail, plaisirs, jeunes filles de Balbec, ne pesait pas plus qu'un
flocon d'écume dans un grand vent qui ne le laisse pas se poser,
n'existait plus que relativement à cette puissance intérieure:
l'ivresse réalise pour quelques heures l'idéalisme subjectif, le
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