A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 06

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connaître, toute notre préoccupation est de savoir dans quelle mesure
nous pourrons la concilier avec certains plaisirs qui cessent d'en
être dès que nous l'avons connue.
Elstir ne resta pas longtemps à causer avec nous. Je me promettais
d'aller à son atelier dans les deux ou trois jours suivants, mais le
lendemain de cette soirée, comme j'avais accompagné ma grand-mère tout
au bout de la digue vers les falaises de Canapville, en revenant, au
coin d'une des petites rues qui débouchent perpendiculairement sur la
plage, nous croisâmes une jeune fille qui, tête basse comme un animal
qu'on fait rentrer malgré lui dans l'étable, et tenant des clubs de
golf, marchait devant une personne autoritaire, vraisemblablement son
«anglaise», ou celle d'une de ses amies, laquelle ressemblait au
portrait de _Jeffries_ par Hogarth, le teint rouge comme si sa boisson
favorite avait été plutôt le gin que le thé, et prolongeant par le
croc noir d'un reste de chique une moustache grise, mais bien fournie.
La fillette qui la précédait ressemblait à celle de la petite bande
qui, sous un polo noir, avait dans un visage immobile et joufflu des
yeux rieurs. Or, celle qui rentrait en ce moment avait aussi un polo
noir, mais elle me semblait encore plus jolie que l'autre, la ligne de
son nez était plus droite, à la base l'aile en était plus large et
plus charnue. Puis l'autre m'était apparue comme une fière jeune fille
pâle, celle-ci comme une enfant domptée et de teint rose. Pourtant,
comme elle poussait une bicyclette pareille et comme elle portait les
mêmes gants de renne, je conclus que les différences tenaient
peut-être à la façon dont j'étais placé et aux circonstances, car il
était peu probable qu'il y eût à Balbec une seconde jeune fille, de
visage malgré tout si semblable, et qui dans son accoutrement réunît
les mêmes particularités. Elle jeta dans ma direction un regard
rapide; les jours suivants, quand je revis la petite bande sur la
plage, et même plus tard quand je connus toutes les jeunes filles qui
la composaient, je n'eus jamais la certitude absolue qu'aucune d'elles--même
celle qui de toutes lui ressemblait le plus, la jeune
fille à la bicyclette--fût bien celle que j'avais vue ce soir-là au
bout de la plage, au coin de la rue, jeune fille, qui n'était guère,
mais qui était tout de même un peu, différente de celle que j'avais
remarquée dans le cortège.
A partir de cet après-midi-là, moi, qui les jours précédents avais
surtout pensé à la grande, ce fut celle aux clubs de golf, présumée
être Mlle Simonet, qui recommença à me préoccuper. Au milieu des
autres, elle s'arrêtait souvent, forçant ses amies qui semblaient la
respecter beaucoup à interrompre aussi leur marche. C'est ainsi,
faisant halte, les yeux brillants sous son «polo» que je la revois
encore maintenant silhouettée sur l'écran que lui fait, au fond, la
mer, et séparée de moi par un espace transparent et azuré, le temps
écoulé depuis lors, première image, toute mince dans mon souvenir,
désirée, poursuivie, puis oubliée, puis retrouvée, d'un visage que
j'ai souvent depuis projeté dans le passé pour pouvoir me dire d'une
jeune fille qui était dans ma chambre: «c'est elle!»
Mais c'est peut-être encore celle au teint de géranium, aux yeux verts
que j'aurais le plus désiré connaître. Quelle que fût, d'ailleurs, tel
jour donné, celle que je préférais apercevoir, les autres, sans
celle-là, suffisaient à m'émouvoir, mon désir même se portant une fois
plutôt sur l'une, une fois plutôt sur l'autre, continuait--comme le
premier jour ma confuse vision--à les réunir, à faire d'elles le
petit monde à part, animé d'une vie commune qu'elles avaient, sans
doute, d'ailleurs, la prétention de constituer; j'eusse pénétré en
devenant l'ami de l'une elle--comme un païen raffiné ou un chrétien
scrupuleux chez les barbares--dans une société rajeunissante où
régnaient la santé, l'inconscience, la volupté, la cruauté,
l'inintellectualité et la joie.
Ma grand-mère, à qui j'avais raconté mon entrevue avec Elstir et qui
se réjouissait de tout le profit intellectuel que je pouvais tirer de
son amitié, trouvait absurde et peu gentil que je ne fusse pas encore
allé lui faire une visite. Mais je ne pensais qu'à la petite bande, et
incertain de l'heure où ces jeunes filles passeraient sur la digue, je
n'osais pas m'éloigner. Ma grand-mère s'étonnait aussi de mon élégance
car je m'étais soudain souvenu des costumes que j'avais jusqu'ici
laissés au fond de ma malle. J'en mettais chaque jour un différent et
j'avais même écrit à Paris pour me faire envoyer de nouveaux chapeaux,
et de nouvelles cravates.
C'est un grand charme ajouté à la vie dans une station balnéaire comme
était Balbec, si le visage d'une jolie fille, une marchande de
coquillages, de gâteaux ou de fleurs, peint en vives couleurs dans
notre pensée, est quotidiennement pour nous dès le matin le but de
chacune de ces journées oisives et lumineuses qu'on passe sur la
plage. Elles sont alors, et par là, bien que désœuvrées, alertes comme
des journées de travail, aiguillées, aimantées, soulevées légèrement
vers un instant prochain, celui où tout en achetant des sablés, des
roses, des ammonites, on se délectera à voir sur un visage féminin,
les couleurs étalées aussi purement que sur une fleur. Mais au moins,
ces petites marchandes, d'abord on peut leur parler, ce qui évite
d'avoir à construire avec l'imagination les autres côtés que ceux que
nous fournit la simple perception visuelle, et à recréer leur vie, à
s'exagérer son charme, comme devant un portrait; surtout, justement
parce qu'on leur parle, on peut apprendre où, à quelles heures on peut
les retrouver. Or il n'en était nullement ainsi pour moi en ce qui
concernait les jeunes filles de la petite bande. Leurs habitudes
m'étant inconnues, quand certains jours je ne les apercevais pas,
ignorant la cause de leur absence, je cherchais si celle-ci était
quelque chose de fixe, si on ne les voyait que tous les deux jours, ou
quand il faisait tel temps, ou s'il y avait des jours où on ne les
voyait jamais. Je me figurais d'avance ami avec elles et leur disant
«Mais vous n'étiez pas là tel jour?» «Ah! oui, c'est parce que c'était
un samedi, le samedi nous ne venons jamais parce que...» Encore si
c'était aussi simple que de savoir que le triste samedi il est inutile
de s'acharner, qu'on pourrait parcourir la plage en tous sens,
s'asseoir à la devanture du pâtissier, faire semblant de manger un
éclair, entrer chez le marchand de curiosités, attendre l'heure du
bain, le concert, l'arrivée de la marée, le coucher du soleil, la nuit
sans voir la petite bande désirée. Mais le jour fatal ne revenait
peut-être pas une fois par semaine. Il ne tombait peut-être pas
forcément un samedi. Peut-être certaines conditions atmosphériques
influaient-elles sur lui ou lui étaient-elles entièrement étrangères.
Combien d'observations patientes mais non point sereines, il faut
recueillir sur les mouvements en apparence irréguliers de ces mondes
inconnus avant de pouvoir être sûr qu'on ne s'est pas laissé abuser
par des coïncidences, que nos prévisions ne seront pas trompées, avant
de dégager les lois certaines, acquises au prix d'expériences
cruelles, de cette astronomie passionnée. Me rappelant que je ne les
avais pas vues le même jour qu'aujourd'hui, je me disais qu'elles ne
viendraient pas, qu'il était inutile de rester sur la plage. Et
justement je les apercevais. En revanche, un jour où, autant que
j'avais pu supposer que des lois réglaient le retour de ces
constellations, j'avais calculé devoir être un jour faste, elles ne
venaient pas. Mais à cette première incertitude si je les verrais ou
non le jour même venait s'en ajouter une plus grave, si je les
reverrais jamais, car j'ignorais en somme si elles ne devaient pas
partir pour l'Amérique, ou rentrer à Paris. Cela suffisait pour me
faire commencer à les aimer. On peut avoir du goût pour une personne.
Mais pour déchaîner cette tristesse, ce sentiment de l'irréparable,
ces angoisses, qui préparent l'amour, il faut--et il est peut-être
ainsi, plutôt que ne l'est une personne, l'objet même que cherche
anxieusement à étreindre la passion--le risque d'une impossibilité.
Ainsi agissaient déjà ces influences qui se répètent au cours d'amours
successives, pouvant du reste se produire, mais alors plutôt dans
l'existence des grandes villes au sujet d'ouvrières dont on ne sait
pas les jours de congé et qu'on s'effraye de ne pas avoir vues à la
sortie de l'atelier, ou du moins qui se renouvelèrent au cours des
miennes. Peut-être sont-elles inséparables de l'amour; peut-être tout
ce qui fut une particularité du premier vient-il s'ajouter aux
suivants, par souvenir, suggestion, habitude et, à travers les périodes
successives de notre vie, donner à ses aspects différents un caractère
général.
Je prenais tous les prétextes pour aller sur la plage aux heures où
j'espérais pouvoir les rencontrer. Les ayant aperçues une fois pendant
notre déjeuner je n'y arrivais plus qu'en retard, attendant
indéfiniment sur la digue qu'elles y passassent; restant le peu de
temps que j'étais assis dans la salle à manger à interroger des yeux
l'azur du vitrage; me levant bien avant le dessert pour ne pas les
manquer dans le cas où elles se fussent promenées à une autre heure et
m'irritant contre ma grand-mère, inconsciemment méchante, quand elle
me faisait rester avec elle au delà de l'heure qui me semblait
propice. Je tâchais de prolonger l'horizon en mettant ma chaise de
travers; si par hasard j'apercevais n'importe laquelle des jeunes
filles, comme elles participaient toutes à la même essence spéciale,
c'était comme si j'avais vu projeté en face de moi dans une
hallucination mobile et diabolique un peu de rêve ennemi et pourtant
passionnément convoité qui l'instant d'avant encore, n'existait, y
stagnant d'ailleurs d'une façon permanente, que dans mon cerveau.
Je n'en aimais aucune les aimant toutes, et pourtant leur rencontre
possible était pour mes journées le seul élément délicieux, faisait
seule naître en moi de ces espoirs où on briserait tous les obstacles,
espoirs souvent suivis de rage, si je ne les avais pas vues. En ce
moment, ces jeunes filles éclipsaient pour moi ma grand-mère; un
voyage m'eût tout de suite souri si ç'avait été pour aller dans un
lieu où elles dussent se trouver. C'était à elles que ma pensée
s'était agréablement suspendue quand je croyais penser à autre chose
ou à rien. Mais quand, même ne le sachant pas, je pensais à elles, plus
inconsciemment encore, elles, c'était pour moi les ondulations
montueuses et bleues de la mer, le profil d'un défilé devant la mer.
C'était la mer que j'espérais retrouver, si j'allais dans quelque
ville où elles seraient. L'amour le plus exclusif pour une personne
est toujours l'amour d'autre chose.
Ma grand'mère me témoignait, parce que maintenant je m'intéressais
extrêmement au golf et au tennis et laissais échapper l'occasion de
regarder travailler et entendre discourir un artiste qu'elle savait
des plus grands, un mépris qui me semblait procéder de vues un peu
étroites. J'avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m'étais
rendu mieux compte depuis qu'en étant amoureux d'une femme nous
projetons simplement en elle un état de notre âme; que par conséquent
l'important n'est pas la valeur de la femme mais la profondeur de
l'état; et que les émotions qu'une jeune fille médiocre nous donne
peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties
plus intimes de nous-même, plus personnelles, plus lointaines, plus
essentielles, que ne ferait le plaisir que nous donne la conversation
d'un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres.
Je dus finir par obéir à ma grand-mère avec d'autant plus d'ennui
qu'Elstir habitait assez loin de la digue, dans une des avenues les
plus nouvelles de Balbec. La chaleur du jour m'obligea à prendre le
tramway qui passait par la rue de la Plage, et je m'efforçais, pour
penser que j'étais dans l'antique royaume des Cimmériens, dans la
patrie peut-être du roi Mark ou sur l'emplacement de la forêt de
Brocéliande, de ne pas regarder le luxe de pacotille des constructions
qui se développaient devant moi et entre lesquelles la villa d'Elstir
était peut-être la plus somptueusement laide, louée malgré cela par
lui, parce que de toutes celles qui existaient à Balbec, c'était la
seule qui pouvait lui offrir un vaste atelier.
C'est aussi en détournant les yeux que je traversai le jardin qui
avait une pelouse--en plus petit comme chez n'importe quel bourgeois
dans la banlieue de Paris--une petite statuette de galant
jardinier, des boules de verre où l'on se regardait, des bordures de
bégonias et une petite tonnelle sous laquelle des rocking-chairs
étaient allongés devant une table de fer. Mais après tous ces abords
empreints de laideur citadine, je ne fis plus attention aux moulures
chocolat des plinthes quand je fus dans l'atelier; je me sentis
parfaitement heureux, car par toutes les études qui étaient autour de
moi, je sentais la possibilité de m'élever à une connaissance
poétique, féconde en joies, de maintes formes que je n'avais pas
isolées jusque-là du spectacle total de la réalité. Et l'atelier
d'Elstir m'apparut comme le laboratoire d'une sorte de nouvelle
création du monde, où, du chaos que sont toutes choses que nous
voyons, il avait tiré, en les peignant sur divers rectangles de toile
qui étaient posés dans tous les sens, ici une vague de la mer écrasant
avec colère sur le sable son écume lilas, là un jeune homme en coutil
blanc accoudé sur le pont d'un bateau. Le veston du jeune homme et la
vague éclaboussante avaient pris une dignité nouvelle du fait qu'ils
continuaient à être, encore que dépourvus de ce en quoi ils passaient
pour consister, la vague ne pouvant plus mouiller, ni le veston
habiller personne.
Au moment où j'entrai, le créateur était en train d'achever, avec le
pinceau qu'il tenait dans sa main, la forme du soleil à son coucher.
Les stores étaient clos de presque tous les côtés, l'atelier était
assez frais, et, sauf à un endroit où le grand jour apposait au mur sa
décoration éclatante et passagère, obscur; seule était ouverte une
petite fenêtre rectangulaire encadrée de chèvrefeuilles, qui après une
bande de jardin, donnait sur une avenue; de sorte que l'atmosphère de
la plus grande partie de l'atelier était sombre, transparente et
compacte dans la masse, mais humide et brillante aux cassures où la
sertissait la lumière, comme un bloc de cristal de roche dont une face
déjà taillée et polie, çà et là, luit comme un miroir et s'irise.
Tandis qu'Elstir sur ma prière, continuait à peindre, je circulais
dans ce clair-obscur, m'arrêtant devant un tableau puis devant un
autre.
Le plus grand nombre de ceux qui m'entouraient n'étaient pas ce que
j'aurais le plus aimé à voir de lui, les peintures appartenant à ses
première et deuxième manières, comme disait une revue d'Art anglaise
qui traînait sur la table du salon du Grand Hôtel, la manière
mythologique et celle où il avait subi l'influence du Japon, toutes
deux admirablement représentées, disait-on, dans la collection de Mme
de Guermantes. Naturellement, ce qu'il avait dans son atelier, ce
n'était guère que des marines prises ici, à Balbec. Mais j'y pouvais
discerner que le charme de chacune consistait en une sorte de
métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on
nomme métaphore et que si Dieu le Père avait créé les choses en les
nommant, c'est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre
qu'Elstir les recréait. Les noms qui désignent les choses répondent
toujours à une notion de l'intelligence, étrangère à nos impressions
véritables et qui nous force à éliminer d'elles tout ce qui ne se
rapporte pas à cette notion.
Parfois à ma fenêtre, dans l'hôtel de Balbec, le matin quand Françoise
défaisait les couvertures qui cachaient la lumière, le soir quand
j'attendais le moment de partir avec Saint-Loup, il m'était arrivé
grâce à un effet de soleil, de prendre une partie plus sombre de la
mer pour une côte éloignée, ou de regarder avec joie une zone bleue et
fluide sans savoir si elle appartenait à la mer ou au ciel. Bien vite
mon intelligence rétablissait entre les éléments la séparation que mon
impression avait abolie. C'est ainsi qu'il m'arrivait à Paris, dans ma
chambre, d'entendre une dispute, presque une émeute, jusqu'à ce que
j'eusse rapporté à sa cause, par exemple une voiture dont le roulement
approchait, ce bruit dont j'éliminais alors ces vociférations aiguës
et discordantes que mon oreille avait réellement entendues, mais que
mon intelligence savait que des roues ne produisaient pas. Mais les
rares moments où l'on voit la nature telle qu'elle est, poétiquement,
c'était de ceux-là qu'était faite l'œuvre d'Elstir. Une de ses
métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de
lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la
mer, supprimait entre elles toute démarcation. C'était cette
comparaison, tacitement et inlassablement répétée dans une même toile,
qui y introduisait cette multiforme et puissante unité, cause, parfois
non clairement aperçue par eux, de l'enthousiasme qu'excitait chez
certains amateurs la peinture d'Elstir.
C'est par exemple à une métaphore de ce genre--dans un tableau,
représentant le port de Carquethuit, tableau qu'il avait terminé
depuis peu de jours et que je regardai longuement--qu'Elstir avait
préparé l'esprit du spectateur en n'employant pour la petite ville que
des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les
maisons cachassent une partie du port, un bassin de calfatage ou
peut-être la mer même s'enfonçant en golfe dans les terres ainsi que
cela arrivait constamment dans ce pays de Balbec, de l'autre côté de
la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient
dépassés (comme ils l'eussent été par des cheminées ou par des
clochers) par des mâts lesquels avaient l'air de faire des vaisseaux
auxquels ils appartenaient, quelque chose de citadin, de construit sur
terre, impression qu'augmentaient d'autres bateaux, demeurés le long
de la jetée, mais en rangs si pressés que les hommes y causaient d'un
bâtiment à l'autre sans qu'on pût distinguer leur séparation et
l'interstice de l'eau, et ainsi cette flottille de pêche avait moins
l'air d'appartenir à la mer que, par exemple, les églises de Criquebec
qui, au loin, entourées d'eau de tous côtés parce qu'on les voyait
sans la ville, dans un poudroiement de soleil et de vagues, semblaient
sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans
la ceinture d'un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et
mystique. Dans le premier plan de la plage, le peintre avait su
habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de
démarcation absolue, entre la terre et l'océan. Des hommes qui
poussaient des bateaux à la mer, couraient aussi bien dans les flots
que sur le sable, lequel mouillé, réfléchissait déjà les coques comme
s'il avait été de l'eau. La mer elle-même ne montait pas
régulièrement, mais suivait les accidents de la grève, que la
perspective déchiquetait encore davantage, si bien qu'un navire en
pleine mer, à demi-caché par les ouvrages avancés de l'arsenal
semblait voguer au milieu de la ville; des femmes qui ramassaient des
crevettes dans les rochers, avaient l'air, parce qu'elles étaient
entourées d'eau et à cause de la dépression qui, après la barrière
circulaire des roches, abaissait la plage (des deux côtés les plus
rapprochés de terre) au niveau de la mer, d'être dans une grotte
marine surplombée de barques et de vagues, ouverte et protégée au
milieu des flots écartés miraculeusement. Si tout le tableau donnait
cette impression des ports où la mer entre dans la terre, où la terre
est déjà marine, et la population amphibie, la force de l'élément
marin éclatait partout; et près des rochers, à l'entrée de la jetée,
où la mer était agitée, on sentait aux efforts des matelots et à
l'obliquité des barques couchées en angle aigu devant la calme
verticalité de l'entrepôt, de l'église, des maisons de la ville, où
les uns rentraient, d'où les autres partaient pour la pêche, qu'ils
trottaient rudement sur l'eau comme sur un animal fougueux et rapide
dont les soubresauts, sans leur adresse, les eût jetés à terre. Une
bande de promeneurs sortait gaiement en une barque secouée comme une
carriole; un matelot joyeux, mais attentif aussi la gouvernait comme
avec des guides, menait la voile fougueuse, chacun se tenait bien à sa
place pour ne pas faire trop de poids d'un côté et ne pas verser, et
on courait ainsi par les champs ensoleillés dans les sites ombreux,
dégringolant les pentes. C'était une belle matinée malgré l'orage
qu'il avait fait. Et même on sentait encore les puissantes actions
qu'avait à neutraliser le bel équilibre des barques immobiles,
jouissant du soleil et de la fraîcheur, dans les parties où la mer
était si calme que les reflets avaient presque plus de solidité et de
réalité que les coques vaporisées par un effet de soleil et que la
perspective faisait s'enjamber les unes les autres. Ou plutôt on
n'aurait pas dit d'autres parties de la mer. Car entre ces parties, il
y avait autant de différence qu'entre l'une d'elles et l'église
sortant des eaux, et les bateaux derrière la ville. L'intelligence
faisait ensuite un même élément de ce qui était, ici noir dans un
effet d'orage, plus loin tout d'une couleur avec le ciel et aussi
verni que lui, et là si blanc de soleil, de brume et d'écume, si
compact, si terrien, si circonvenu de maisons, qu'on pensait à quelque
chaussée de pierres ou à un champ de neige, sur lequel on était
effrayé de voir un navire s'élever en pente raide et à sec comme une
voiture qui s'ébroue en sortant d'un gué, mais qu'au bout d'un moment,
en y voyant sur l'étendue haute et inégale du plateau solide des
bateaux titubants, on comprenait, identique en tous ces aspects
divers, être encore la mer.
Bien qu'on dise avec raison qu'il n'y a pas de progrès, pas de
découvertes en art, mais seulement dans les sciences, et que chaque
artiste recommençant pour son compte un effort individuel ne peut y
être aidé ni entravé par les efforts de tout autre, il faut pourtant
reconnaître que dans la mesure où l'art met en lumière certaines
lois, une fois qu'une industrie les a vulgarisées, l'art antérieur
perd rétrospectivement un peu de son originalité. Depuis les débuts
d'Elstir, nous avons connu ce qu'on appelle «d'admirables»
photographies de paysages et de villes. Si on cherche à préciser ce
que les amateurs désignent dans ce cas par cette épithète, on verra
qu'elle s'applique d'ordinaire à quelque image singulière d'une chose
connue, image différente de celles que nous avons l'habitude de voir,
singulière et pourtant vraie et qui à cause de cela est pour nous
doublement saisissante parce qu'elle nous étonne, nous fait sortir de
nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-même en
nous rappelant une impression. Par exemple telle de ces photographies
«magnifiques», illustrera une loi de la perspective, nous montrera
telle cathédrale que nous avons l'habitude de voir au milieu de la
ville, prise au contraire d'un point choisi d'où elle aura l'air
trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du
fleuve d'où elle est en réalité distante. Or, l'effort d'Elstir de ne
pas exposer les choses telles qu'il savait qu'elles étaient mais selon
ces illusions optiques dont notre vision première est faite, l'avait
précisément amené à mettre en lumière certaines de ces lois de
perspective, plus frappantes alors, car l'art était le premier à les
dévoiler. Un fleuve, à cause du tournant de son cours, un golfe à
cause du rapprochement apparent des falaises, avaient l'air de creuser
au milieu de la plaine ou des montagnes un lac absolument fermé de
toutes parts. Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée
d'été, un rentrant de la mer semblait enfermé dans des murailles de
granit rose, n'être pas la mer, laquelle commençait plus loin. La
continuité de l'océan n'était suggérée que par des mouettes qui,
tournoyant sur ce qui semblait au spectateur de la pierre, humaient au
contraire l'humidité du flot. D'autres lois se dégageaient de cette
même toile comme, au pied des immenses falaises, la grâce
lilliputienne des voiles blanches sur le miroir bleu où elles
semblaient des papillons endormis, et certains contrastes entre la
profondeur des ombres et la pâleur de la lumière. Ces jeux des ombres,
que la photographie a banalisés aussi, avaient intéressé Elstir au
point qu'il s'était complu autrefois à peindre de véritables mirages,
où un château coiffé d'une tour apparaissait comme un château
circulaire complètement prolongé d'une tour à son faîte, et en bas
d'une tour inverse, soit que la pureté extraordinaire d'un beau temps
donnât à l'ombre qui se reflétait dans l'eau la dureté et l'éclat de
la pierre, soit que les brumes du matin rendissent la pierre aussi
vaporeuse que l'ombre. De même au delà de la mer, derrière une rangée
de bois une autre mer commençait, rosée par le coucher du soleil et
qui était le ciel. La lumière, inventant comme de nouveaux solides,
poussait la coque du bateau qu'elle frappait, en retrait de celle qui
était dans l'ombre, et disposait comme les degrés d'un escalier de
cristal la surface matériellement plane, mais brisée par l'éclairage
de la mer au matin. Un fleuve qui passe sous les ponts d'une ville
était pris d'un point de vue tel qu'il apparaissait entièrement
disloqué, étalé ici en lac, aminci là en filet, rompu ailleurs par
l'interposition d'une colline couronnée de bois où le citadin va le
soir respirer la fraîcheur du soir; et le rythme même de cette ville
bouleversée n'était assuré que par la verticale inflexible des
clochers qui ne montaient pas, mais plutôt, selon le fil à plomb de la
pesanteur marquant la cadence comme dans une marche triomphale,
semblaient tenir en suspens au-dessous d'eux toute la masse plus
confuse des maisons étagées dans la brume, le long du fleuve écrasé et
décousu. Et (comme les premières œuvres d'Elstir dataient de l'époque
où on agrémentait les paysages par la présence d'un personnage) sur la
falaise ou dans la montagne, le chemin, cette partie à demi-humaine de
la nature, subissait comme le fleuve ou l'océan les éclipses de la
perspective. Et soit qu'une arête montagneuse, ou la brume d'une
cascade, ou la mer, empêchât de suivre la continuité de la route,
visible pour le promeneur mais non pour nous, le petit personnage
humain en habits démodés perdu dans ces solitudes semblait souvent
arrêté devant un abîme, le sentier qu'il suivait finissant là, tandis
que, trois cents mètres plus haut dans ces bois de sapins, c'est d'un
œil attendri et d'un cœur rassuré que nous voyions reparaître la mince
blancheur de son sable hospitalier au pas du voyageur, mais dont le
versant de la montagne nous avait dérobé, contournant la cascade ou le
golfe, les lacets intermédiaires.
L'effort qu'Elstir faisait pour se dépouiller en présence de la
réalité de toutes les notions de son intelligence était d'autant plus
admirable que cet homme qui, avant de peindre, se faisait ignorant,
oubliait tout par probité, car ce qu'on sait n'est pas à soi, avait
justement une intelligence exceptionnellement cultivée. Comme je lui
avouais la déception que j'avais eue devant l'église de Balbec:
«Comment, me dit-il, vous avez été déçu par ce porche, mais c'est la
plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire. Cette
vierge et tous les bas-reliefs qui racontent sa vie, c'est
l'expression la plus tendre, la plus inspirée de ce long poème
d'adoration et de louanges que le moyen âge déroulera à la gloire de
la Madone. Si vous saviez à côté de l'exactitude la plus minutieuse à
traduire le texte saint, quelles trouvailles de délicatesse a eues le
vieux sculpteur, que de profondes pensées, quelle délicieuse poésie!
«L'idée de ce grand voile dans lequel les Anges portent le corps de la
Vierge, trop sacré pour qu'ils osent le toucher directement (Je lui
dis que le même sujet était traité à Saint-André-des-Champs; il avait
vu des photographies du porche de cette dernière église mais me fit
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