A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 13

Total number of words is 4670
Total number of unique words is 1602
37.7 of words are in the 2000 most common words
49.7 of words are in the 5000 most common words
54.9 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
j'ai l'honneur d'être votre serviteur.» D'autre part, Gisèle dit que
les chœurs sont dans _Athalie_ une nouveauté. Elle oublie _Esther_,
et deux tragédies peu connues, mais qui ont été précisément analysées cette
année par le Professeur, de sorte que rien qu'en les citant, comme
c'est son dada, on est sûre d'être reçue. Ce sont: _Les Juives_, de
Robert Garnier, et l'_Aman_, de Montchrestien.» Andrée cita ces deux
titres sans parvenir à cacher un sentiment de bienveillante
supériorité qui s'exprima dans un sourire, assez gracieux, d'ailleurs.
Albertine n'y tint plus: «Andrée, tu es renversante, s'écria-t-elle.
Tu vas m'écrire ces deux titres-là. Crois-tu? quelle chance si je
passais là-dessus, même à l'oral, je les citerais aussitôt et je
ferais un effet bœuf.» Mais dans la suite chaque fois qu'Albertine
demanda à Andrée de lui redire les noms des deux pièces pour qu'elle
les inscrivit, l'amie si savante prétendit les avoir oubliés et ne les
lui rappela jamais. «Ensuite, reprit Andrée sur un ton d'imperceptible
dédain à l'égard de camarades plus puériles, mais heureuse pourtant de
se faire admirer et attachant à la manière dont elle aurait fait sa
composition plus d'importance qu'elle ne voulait le laisser voir,
Sophocle aux Enfers doit être bien informé. Il doit donc savoir que ce
n'est pas devant le grand public, mais devant le Roi-Soleil et
quelques courtisans privilégiés que fut représentée _Athalie_. Ce que
Gisèle dit à ce propos de l'estime des connaisseurs n'est pas mal du
tout, mais pourrait être complété. Sophocle devenu immortel peut très
bien avoir le don de la prophétie et annoncer que selon Voltaire
_Athalie_ ne sera pas seulement «le chef-d'oeuvre de Racine, mais celui
de l'esprit humain». Albertine buvait toutes ces paroles. Ses prunelles
étaient en feu. Et c'est avec l'indignation la plus profonde qu'elle
repoussa la proposition de Rosemonde de se mettre à jouer. «Enfin, dit
Andrée du même ton détaché, désinvolte, un peu railleur et assez
ardemment convaincu, si Gisèle avait posément noté d'abord les idées
générales qu'elle avait à développer, elle aurait peut-être pensé à ce
que j'aurais fait, moi, montrer la différence qu'il y a dans
l'inspiration religieuse des chœurs de Sophocle et de ceux de Racine.
J'aurais fait faire par Sophocle la remarque que si les chœurs de
Racine sont empreints de sentiments religieux comme ceux de la
tragédie grecque, pourtant il ne s'agit pas des mêmes dieux. Celui de
Joad n'a rien à voir avec celui de Sophocle. Et cela amène tout
naturellement, après la fin du développement, la conclusion:
«Qu'importe que les croyances soient différentes.» Sophocle se ferait
un scrupule d'insister là-dessus. Il craindrait de blesser les
convictions de Racine et glissant à ce propos quelques mots sur ses
maîtres de Port-Royal, il préfère féliciter son émule de l'élévation
de son génie poétique.»
L'admiration et l'attention avaient donné si chaud à Albertine qu'elle
suait à grosses gouttes. Andrée gardait le flegme souriant d'un dandy
femelle. «Il ne serait pas mauvais non plus de citer quelques
jugements des critiques célèbres», dit-elle, avant qu'on se remît à
jouer. «Oui, répondit Albertine, on m'a dit cela. Les plus
recommandables en général, n'est-ce pas, sont les jugements de
Sainte-Beuve et de Merlet?--Tu ne te trompes pas absolument, répliqua
Andrée qui se refusa d'ailleurs à lui écrire les deux autres noms
malgré les supplications d'Albertine, Merlet et Sainte-Beuve ne font
pas mal. Mais il faut surtout citer Deltour et Gascq-Desfossés».
Pendant ce temps je songeais à la petite feuille de bloc-notes que
m'avait passée Albertine: «Je vous aime bien», et une heure plus tard,
tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon
gré, vers Balbec, je me disais que c'était avec elle que j'aurais mon
roman.
L'état caractérisé par l'ensemble des signes auxquels nous
reconnaissons d'habitude que nous sommes amoureux, tels les ordres que
je donnais à l'hôtel de ne m'éveiller pour aucune visite, sauf si
c'était celle d'une ou l'autre de ces jeunes filles, ces battements de
cœur en les attendant (quelle que fût celle qui dût venir), et ces
jours-là ma rage si je n'avais pu trouver un coiffeur pour me raser et
devais paraître enlaidi devant Albertine, Rosemonde ou Andrée, sans
doute cet état, renaissant alternativement pour l'une ou l'autre,
était aussi différent de ce que nous appelons amour que diffère de la
vie humaine celle des zoophytes où l'existence, l'individualité si
l'on peut dire, est répartie entre différents organismes. Mais
l'histoire naturelle nous apprend qu'une telle organisation animale
est observable et que notre propre vie, pour peu qu'elle soit déjà un
peu avancée, n'est pas moins affirmative sur la réalité d'états
insoupçonnés de nous autrefois et par lesquels nous devons passer,
quitte à les abandonner ensuite. Tel pour moi cet état amoureux divisé
simultanément entre plusieurs jeunes filles. Divisé ou plutôt
indivisé, car le plus souvent ce qui m'était délicieux, différent du
reste du monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que
l'espoir de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma
vie, c'était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans
l'ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures
éventées, sur cette bande d'herbe où étaient posées ces figures, si
excitantes pour mon imagination, d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée;
et cela, sans que j'eusse pu dire laquelle me rendait ces lieux si
précieux, laquelle j'avais le plus envie d'aimer. Au commencement d'un
amour comme à sa fin, nous ne sommes pas exclusivement attachés à
l'objet de cet amour, mais plutôt le désir d'aimer dont il va procéder
(et plus tard le souvenir qu'il laisse) erre voluptueusement dans une
zone de charmes interchangeables--charmes parfois simplement de
nature, de gourmandise, d'habitation--assez harmoniques entre eux
pour qu'il ne se sente, auprès d'aucun, dépaysé. D'ailleurs comme,
devant elles, je n'étais pas encore blasé par l'habitude, j'avais la
faculté de les voir, autant dire d'éprouver un étonnement profond
chaque fois que je me retrouvais en leur présence. Sans doute pour une
part cet étonnement tient à ce que l'être nous présente alors une
nouvelle face de lui-même; mais tant est grande la multiplicité de
chacun, de la richesse des lignes de son visage et de son corps,
lignes desquelles si peu se retrouvent aussitôt que nous ne sommes
plus auprès de la personne, dans la simplicité arbitraire de notre
souvenir. Comme la mémoire a choisi telle particularité qui nous a
frappé, l'a isolée, l'a exagérée, faisant d'une femme qui nous a paru
grande une étude où la longueur de sa taille est démesurée, ou d'une
femme qui nous a semblé rose et blonde une pure «Harmonie en rose et
or», au moment où de nouveau cette femme est près de nous, toutes les
autres qualités oubliées qui font équilibre à celle-là nous
assaillent, dans leur complexité confuse, diminuant la hauteur, noyant
le rose, et substituant à ce que nous sommes venus exclusivement
chercher d'autres particularités que nous nous rappelons avoir
remarquées la première fois et dont nous ne comprenons pas que nous
ayons pu si peu nous attendre à les revoir. Nous nous souvenons, nous
allons au devant d'un paon et nous trouvons une pivoine. Et cet
étonnement inévitable n'est pas le seul; car à côté de celui-là il y
en a un autre né de la différence, non plus entre les stylisations du
souvenir et la réalité, mais entre l'être que nous avons vu la
dernière fois, et celui qui nous apparaît aujourd'hui sous un autre
angle, nous montrant un nouvel aspect. Le visage humain est vraiment
comme celui du Dieu d'une théogonie orientale, toute une grappe de
visages juxtaposés dans des plans différents et qu'on ne voit pas à la
fois.
Mais pour une grande part, notre étonnement vient surtout de ce que
l'être nous présente aussi une même face. Il nous faudrait un si grand
effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n'est pas
nous--fût-ce le goût d'un fruit--qu'à peine l'impression reçue,
nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en
rendre compte en très peu de temps nous sommes très loin de ce que
nous avons senti. De sorte que chaque entrevue est une espèce de
redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. Nous ne
nous en souvenions plus déjà tant ce qu'on appelle se rappeler un être
c'est en réalité l'oublier. Mais aussi longtemps que nous savons
encore voir, au moment où le trait oublié nous apparaît, nous le
reconnaissons, nous sommes obligés de rectifier la ligne déviée et
ainsi la perpétuelle et féconde surprise qui rendait si salutaires et
assouplissants pour moi ces rendez-vous quotidiens avec les belles
jeunes filles du bord de la mer, était faite, tout autant que de
découvertes, de réminiscence. En ajoutant à cela l'agitation éveillée
par ce qu'elles étaient pour moi, qui n'était jamais tout à fait ce
que j'avais cru et qui faisait que l'espérance de la prochaine réunion
n'était plus semblable à la précédente espérance mais au souvenir
encore vibrant du dernier entretien, on comprendra que chaque
promenade donnait un violent coup de barre à mes pensées, et non pas du
tout dans le sens que dans la solitude de ma chambre j'avais pu tracer
à tête reposée. Cette direction-là était oubliée, abolie, quand je
rentrais vibrant comme une ruche des propos qui m'avaient troublé, et
qui retentissaient longtemps en moi. Chaque être est détruit quand
nous cessons de le voir; puis son apparition suivante est une création
nouvelle, différente de celle qui l'a immédiatement précédée, sinon de
toutes. Car le minimum de variété qui puisse régner dans ces créations
est de deux. Nous souvenant d'un coup d'œil énergique, d'un air hardi,
c'est inévitablement la fois suivante par un profil quasi-languide,
par une sorte de douceur rêveuse, choses négligées par nous dans le
précédent souvenir, que nous serons à la prochaine rencontre, étonnés,
c'est-à-dire presque uniquement frappés. Dans la confrontation de
notre souvenir à la réalité nouvelle, c'est cela qui marquera notre
déception ou notre surprise, nous apparaîtra comme la retouche de la
réalité en nous avertissant que nous nous étions mal rappelés. A son
tour l'aspect, la dernière fois négligé, du visage, et à cause de cela
même le plus saisissant cette fois-ci, le plus réel, le plus
rectificatif, deviendra matière à rêverie, à souvenirs. C'est un
profil langoureux et rond, une expression douce, rêveuse que nous
désirerons revoir. Et alors de nouveau la fois suivante, ce qu'il y a
de volontaire dans les yeux perçants, dans le nez pointu, dans les
lèvres serrées, viendra corriger l'écart entre notre désir et l'objet
auquel il a cru correspondre. Bien entendu, cette fidélité aux
impressions premières, et purement physiques, retrouvées à chaque fois
auprès de mes amies, ne concernait pas que les traits de leur visage
puisqu'on a vu que j'étais aussi sensible à leur voix, plus troublante
peut-être (car elle n'offre pas seulement les mêmes surfaces
singulières et sensuelles que lui, elle fait partie de l'abîme
inaccessible qui donne le vertige des baisers sans espoir), leur voix
pareille au son unique d'un petit instrument, où chacune se mettait
tout entière et qui n'était qu'à elle. Tracée par une inflexion, telle
ligne profonde d'une de ces voix m'étonnait quand je la reconnaissais
après l'avoir oubliée. Si bien que les rectifications qu'à chaque
rencontre nouvelle j'étais obligé de faire, pour le retour à la
parfaite justesse, étaient aussi bien d'un accordeur ou d'un maître de
chant que d'un dessinateur.
Quant à l'harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis quelque
temps, par la résistance que chacune apportait à l'expansion des
autres, les diverses ondes sentimentales propagées en moi par ces
jeunes filles, elle fut rompue en faveur d'Albertine, une après-midi
que nous jouions au furet. C'était dans un petit bois sur la falaise.
Placé entre deux jeunes filles étrangères à la petite bande et que
celle-ci avait emmenées parce que nous devions être ce jour-là fort
nombreux, je regardais avec envie le voisin d'Albertine, un jeune
homme, en me disant que si j'avais eu sa place j'aurais pu toucher les
mains de mon amie pendant ces minutes inespérées qui ne reviendraient
peut-être pas, et eussent pu me conduire très loin. Déjà à lui seul et
même sans les conséquences qu'il eût entraînées sans doute, le contact
des mains d'Albertine m'eût été délicieux. Non que je n'eusse jamais
vu de plus belles mains que les siennes. Même dans le groupe de ses
amies, celles d'Andrée, maigres et bien plus fines, avaient comme une
vie particulière, docile au commandement de la jeune fille, mais
indépendante, et elles s'allongeaient souvent devant elle comme de
nobles lévriers, avec des paresses, de longs rêves, de brusques
étirements d'une phalange, à cause desquels Elstir avait fait
plusieurs études de ces mains. Et dans l'une où on voyait Andrée les
chauffer devant le feu, elles avaient sous l'éclairage la diaphanéité
dorée de deux feuilles d'automne. Mais, plus grasses, les mains
d'Albertine cédaient un instant, puis résistaient à la pression de la
main qui les serrait, donnant une sensation toute particulière. La
pression de la main d'Albertine avait une douceur sensuelle qui était
comme en harmonie avec la coloration rose, légèrement mauve de sa
peau. Cette pression semblait vous faire pénétrer dans la jeune fille,
dans la profondeur de ses sens, comme la sonorité de son rire,
indécent à la façon d'un roucoulement ou de certains cris. Elle était
de ces femmes à qui c'est un si grand plaisir de serrer la main qu'on
est reconnaissant à la civilisation d'avoir fait du shake-hand un acte
permis entre jeunes gens et jeunes filles qui s'abordent. Si les
habitudes arbitraires de la politesse avaient remplacé la poignée de
mains par un autre geste, j'eusse tous les jours regardé les mains
intangibles d'Albertine avec une curiosité de connaître leur contact
aussi ardente qu'était celle de savoir la saveur de ses joues. Mais
dans le plaisir de tenir longtemps ses mains entre les miennes, si
j'avais été son voisin au furet, je n'envisageais pas que ce plaisir
même; que d'aveux, de déclarations tus jusqu'ici par timidité,
j'aurais pu confier à certaines pressions de mains; de son côté comme
il lui eût été facile en répondant par d'autres pressions de me
montrer qu'elle acceptait; quelle complicité, quel commencement de
volupté! Mon amour pouvait faire plus de progrès en quelques minutes
passées ainsi à côté d'elle qu'il n'avait fait depuis que je la
connaissais. Sentant qu'elles dureraient peu, étaient bientôt à leur
fin, car on ne continuerait sans doute pas longtemps ce petit jeu, et
qu'une fois qu'il serait fini, ce serait trop tard, je ne tenais pas
en place. Je me laissai exprès prendre la bague et une fois au milieu,
quand elle passa je fis semblant de ne pas m'en apercevoir et la
suivais des yeux attendant le moment où elle arriverait dans les mains
du voisin d'Albertine, laquelle riant de toutes ses forces, et dans
l'animation et la joie du jeu, était toute rose. «Nous sommes
justement dans le bois joli», me dit Andrée en me désignant les arbres
qui nous entouraient avec un sourire du regard qui n'était que pour
moi et semblait passer par-dessus les joueurs, comme si nous deux
étions seuls assez intelligents pour nous dédoubler et faire à propos
du jeu une remarque d'un caractère poétique. Elle poussa même la
délicatesse d'esprit jusqu'à chanter sans en avoir envie: «Il a passé
par ici le furet du Bois, Mesdames, il a passé par ici le furet du
Bois joli», comme les personnes qui ne peuvent aller à Trianon sans y
donner une fête Louis XVI ou qui trouvent piquant de faire chanter un
air dans le cadre pour lequel il fut écrit. J'eusse sans doute été au
contraire attristé de ne pas trouver du charme à cette réalisation, si
j'avais eu le loisir d'y penser. Mais mon esprit était bien ailleurs.
Joueurs et joueuses commençaient à s'étonner de ma stupidité et que je
ne prisse pas la bague. Je regardais Albertine si belle, si
indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma voisine
quand enfin j'arrêterais la bague dans les mains qu'il faudrait, grâce
à un manège qu'elle ne soupçonnait pas et dont sans cela elle se fût
irritée. Dans la fièvre du jeu, les longs cheveux d'Albertine
s'étaient à demi défaits et, en mèches bouclées, tombaient sur ses
joues dont ils faisaient encore mieux ressortir par leur brune
sécheresse, la rose carnation. «Vous avez les tresses de Laura Dianti,
d'Éléonore de Guyenne, et de sa descendante si aimée de Chateaubriand.
Vous devriez porter toujours les cheveux un peu tombants», lui dis-je
à l'oreille pour me rapprocher d'elle. Tout d'un coup la bague passa
au voisin d'Albertine. Aussitôt je m'élançai, lui ouvris brutalement
les mains, saisis la bague, il fut obligé d'aller à ma place au milieu
du cercle et je pris la sienne à côté d'Albertine. Peu de minutes
auparavant, j'enviais ce jeune homme quand je voyais que ses mains en
glissant sur la ficelle rencontrer à tout moment celles d'Albertine.
Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour rechercher, trop
ému pour goûter ce contact, je ne sentais plus rien que le battement
rapide et douloureux de mon cœur. A un moment, Albertine pencha vers
moi d'un air d'intelligence sa figure pleine et rose, faisant semblant
d'avoir la bague, afin de tromper le furet et de l'empêcher de
regarder du côté où celle-ci était en train de passer. Je compris tout
de suite que c'était à cette ruse que s'appliquaient les sous-entendus
du regard d'Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi passer dans
ses yeux l'image purement simulée pour les besoins du jeu, d'un
secret, d'une entente qui n'existaient pas entre elle et moi, mais qui
dès lors me semblèrent possibles et m'eussent été divinement doux.
Comme cette pensée m'exaltait, je sentis une légère pression de la
main d'Albertine contre la mienne, et son doigt caressant qui se
glissait sous mon doigt, et je vis qu'elle m'adressait en même temps
un clin d'œil qu'elle cherchait à rendre imperceptible. D'un seul coup,
une foule d'espoirs jusque-là invisibles à moi-même cristallisèrent:
«Elle profite du jeu pour me faire sentir qu'elle m'aime bien»,
pensai-je au comble d'une joie d'où je retombai aussitôt quand
j'entendis Albertine me dire avec rage: «Mais prenez-là donc, voilà
une heure que je vous la passe.» Étourdi de chagrin, je lâchai la
ficelle, le furet aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me
remettre au milieu, désespéré, regardant la ronde effrénée qui
continuait autour de moi, interpellé par les moqueries de toutes les
joueuses, obligé, pour y répondre, de rire quand j'en avais si peu
envie, tandis qu'Albertine ne cessait de dire: «On ne joue pas quand
on ne veut pas faire attention et pour faire perdre les autres. On ne
l'invitera plus les jours où on jouera, Andrée, ou bien moi je ne
viendrai pas.» Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son «Bois
joli» que, par esprit d'imitation, reprenait sans conviction Rosemonde,
voulut faire diversion aux reproches d'Albertine en me disant: «Nous
sommes à deux pas de ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez,
je vais vous mener jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces
folles font les enfants de huit ans.» Comme Andrée était extrêmement
gentille avec moi, en route je lui dis d'Albertine tout ce qui me
semblait propre à me faire aimer de celle-ci. Elle me répondit qu'elle
aussi l'aimait beaucoup, la trouvait charmante, pourtant mes
compliments à l'adresse de son amie n'avaient pas l'air de lui faire
plaisir. Tout d'un coup dans le petit chemin creux, je m'arrêtai
touché au cœur par un doux souvenir d'enfance: je venais de reconnaître
aux feuilles découpées et brillantes qui s'avançaient sur le seuil, un
buisson d'aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps.
Autour de moi flottait une atmosphère d'anciens mois de Marie,
d'après-midi du dimanche, de croyances, d'erreurs oubliées. J'aurais
voulu la saisir. Je m'arrêtai une seconde et Andrée, avec une
divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de
l'arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs de
l'aubépine pareilles à des gaies jeunes filles étourdies, coquettes et
pieuses. «Ces demoiselles sont parties depuis déjà longtemps», me
disaient les feuilles. Et peut-être pensaient-elles que pour le grand
ami d'elles que je prétendais être, je ne semblais guère renseigné sur
leurs habitudes. Un grand ami, mais qui ne les avais pas revues depuis
tant d'années malgré ses promesses. Et pourtant, comme Gilberte avait
été mon premier amour pour une jeune fille, elles avaient été mon
premier amour pour une fleur. «Oui, je sais, elles s'en vont vers la
mi-juin, répondis-je, mais cela me fait plaisir de voir l'endroit
qu'elles habitaient ici. Elles sont venues me voir à Combray dans ma
chambre, amenées par ma mère quand j'étais malade. Et nous nous
retrouvions le samedi soir au mois de Marie. Elles peuvent y aller
ici?--Oh! naturellement! Du reste on tient beaucoup à avoir ces
demoiselles à l'église de Saint-Denis du Désert, qui est la paroisse
la plus voisine.--Alors maintenant pour les voir?--Oh! pas avant le
mois de mai de l'année prochaine.--Mais je peux être sûr qu'elles
seront là?--Régulièrement tous les ans.--Seulement je ne sais pas si
je retrouverai bien la place.--Que si! ces demoiselles sont si gaies,
elles ne s'interrompent de rire que pour chanter des cantiques, de
sorte qu'il n'y a pas d'erreur possible et que du bout du sentier vous
reconnaîtrez leur parfum.»
Je rejoignis Andrée, recommençai à lui faire des éloges d'Albertine.
Il me semblait impossible qu'elle ne les lui répétât pas étant donnée
l'insistance que j'y mis. Et pourtant je n'ai jamais appris
qu'Albertine les eût sus. Andrée avait pourtant bien plus qu'elle
l'intelligence des choses du cœur, le raffinement dans la gentillesse;
trouver le regard, le mot, l'action, qui pouvaient le plus
ingénieusement faire plaisir, taire une réflexion qui risquait de
peiner, faire le sacrifice (et en ayant l'air que ce ne fût pas un
sacrifice), d'une heure de jeu, voire d'une matinée, d'une
garden-party, pour rester auprès d'un ami ou d'une amie triste et lui
montrer ainsi qu'elle préférait sa simple société à des plaisirs
frivoles, telles étaient ses délicatesses coutumières. Mais quand on
la connaissait un peu plus on aurait dit qu'il en était d'elle comme
de ces héroïques poltrons qui ne veulent pas avoir peur, et de qui la
bravoure est particulièrement méritoire; on aurait dit qu'au fond de
sa nature, il n'y avait rien de cette bonté qu'elle manifestait à tout
moment par distinction morale, par sensibilité, par noble volonté de
se montrer bonne amie. A écouter les charmantes choses qu'elle me
disait d'une affection possible entre Albertine et moi, il semblait
qu'elle eût dû travailler de toutes ses forces à la réaliser. Or, par
hasard peut-être, du moindre des riens dont elle avait la disposition
et qui eussent pu m'unir à Albertine, elle ne fit jamais usage, et je
ne jurerais pas que mon effort pour être aimé d'Albertine, n'ait,
sinon provoqué de la part de son amie des manèges secrets destinés à
le contrarier, mais éveillé en elle une colère bien cachée d'ailleurs,
et contre laquelle par délicatesse elle luttait peut-être elle-même.
De mille raffinements de bonté qu'avait Andrée, Albertine eût été
incapable, et cependant je n'étais pas certain de la bonté profonde de
la première comme je le fus plus tard de celle de la seconde. Se
montrant toujours tendrement indulgente à l'exubérante frivolité
d'Albertine, Andrée avait avec elle des paroles, des sourires qui
étaient d'une amie, bien plus elle agissait en amie. Je l'ai vue, jour
par jour, pour faire profiter de son luxe, pour rendre heureuse cette
amie pauvre, prendre, sans y avoir aucun intérêt, plus de peine qu'un
courtisan qui veut capter la faveur du souverain. Elle était charmante
de douceur, de mots tristes et délicieux, quand on plaignait devant
elle la pauvreté d'Albertine et se donnait mille fois plus de peine
pour elle qu'elle n'eût fait pour une amie riche. Mais si quelqu'un
avançait qu'Albertine n'était peut-être pas aussi pauvre qu'on disait,
un nuage à peine discernable voilait le front et les yeux d'Andrée;
elle semblait de mauvaise humeur. Et si on allait jusqu'à dire
qu'après tout elle serait peut-être moins difficile à marier qu'on
pensait, elle vous contredisait avec force et répétait presque
rageusement: «Hélas si, elle sera immariable! Je le sais bien, cela me
fait assez de peine!» Même, en ce qui me concernait, elle était la
seule de ces jeunes filles qui jamais ne m'eût répété quelque chose de
peu agréable qu'on avait pu dire de moi; bien plus, si c'était moi-même
qui le racontais, elle faisait semblant de ne pas le croire ou en
donnait une explication qui rendît le propos inoffensif; c'est
l'ensemble de ces qualités qui s'appelle le tact. Il est l'apanage des
gens qui, si nous allons sur le terrain, nous félicitent et ajoutent
qu'il n'y avait pas lieu de le faire, pour augmenter encore à nos yeux
le courage dont nous avons fait preuve, sans y avoir été contraint.
Ils sont l'opposé des gens qui dans la même circonstance disent: «Cela
a dû bien vous ennuyer de vous battre, mais d'un autre côté vous ne
pouviez pas avaler un tel affront, vous ne pouviez faire autrement.»
Mais comme en tout il y a du pour et du contre, si le plaisir ou du
moins l'indifférence de nos amis à nous répéter quelque chose
d'offensant qu'on a dit sur nous, prouve qu'ils ne se mettent guère
dans notre peau au moment où ils nous parlent, et y enfoncent
l'épingle et le couteau comme dans de la baudruche, l'art de nous
cacher toujours ce qui peut nous être désagréable dans ce qu'ils ont
entendu dire de nos actions, ou de l'opinion qu'elles leur ont à
eux-mêmes inspirée, peut prouver chez l'autre catégorie d'amis, chez
les amis pleins de tact, une forte dose de dissimulation. Elle est
sans inconvénient si, en effet, ils ne peuvent penser du mal et si
celui qu'on dit les fait seulement souffrir comme il nous ferait
souffrir nous-mêmes. Je pensais que tel était le cas pour Andrée sans
en être cependant absolument sûr.
Nous étions sortis du petit bois et avions suivi un lacis de chemins
assez peu fréquentés où Andrée se retrouvait fort bien. «Tenez, me
dit-elle tout à coup, voici vos fameux Creuniers, et encore vous avez
de la chance, juste par le temps, dans la lumière où Elstir les a
peints.» Mais j'étais encore trop triste d'être tombé pendant le jeu
du furet d'un tel faîte d'espérances. Aussi ne fût-ce pas avec le
plaisir que j'aurais sans doute éprouvé que je pus distinguer tout
d'un coup à mes pieds, tapies entre les roches où elles se
protégeaient contre la chaleur, les Déesses marines qu'Elstir avait
guettées et surprises, sous un sombre glacis aussi beau qu'eût été
celui d'un Léonard, les merveilleuses Ombres abritées et furtives,
agiles et silencieuses, prêtes au premier remous de lumière à se
glisser sous la pierre, à se cacher dans un trou et promptes, la
menace du rayon passée, à revenir auprès de la roche ou de l'algue,
sous le soleil émietteur des falaises, et de l'Océan décoloré dont
elles semblent veiller l'assoupissement, gardiennes immobiles et
légères, laissant paraître à fleur d'eau leur corps gluant et le
regard attentif de leurs yeux foncés.
Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer. Je
savais maintenant que j'aimais Albertine; mais hélas! je ne me
souciais pas de le lui apprendre. C'est que, depuis le temps des jeux
aux Champs-Élysées, ma conception de l'amour était devenue différente,
si les êtres auxquels s'attachaient successivement mon amour
demeuraient presque identiques. D'une part l'aveu, la déclaration de
ma tendresse à celle que j'aimais ne me semblait plus une des scènes
capitales et nécessaires de l'amour; ni celui-ci, une réalité
extérieure mais seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir, je
sentais qu'Albertine ferait d'autant plus ce qu'il fallait pour
l'entretenir qu'elle ignorerait que je l'éprouvais.
Pendant tout ce retour, l'image d'Albertine noyée dans la lumière qui
You have read 1 text from French literature.
Next - A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 14
  • Parts
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 01
    Total number of words is 4655
    Total number of unique words is 1609
    36.4 of words are in the 2000 most common words
    48.8 of words are in the 5000 most common words
    54.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 02
    Total number of words is 4657
    Total number of unique words is 1631
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    55.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 03
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1639
    33.3 of words are in the 2000 most common words
    44.6 of words are in the 5000 most common words
    49.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 04
    Total number of words is 4665
    Total number of unique words is 1671
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 05
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1570
    38.3 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 06
    Total number of words is 4676
    Total number of unique words is 1651
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    52.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 07
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1638
    37.6 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 08
    Total number of words is 4692
    Total number of unique words is 1565
    38.5 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 09
    Total number of words is 4717
    Total number of unique words is 1591
    38.4 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 10
    Total number of words is 4759
    Total number of unique words is 1555
    39.5 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    55.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 11
    Total number of words is 4620
    Total number of unique words is 1660
    36.3 of words are in the 2000 most common words
    47.4 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 12
    Total number of words is 4674
    Total number of unique words is 1673
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    47.2 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 13
    Total number of words is 4670
    Total number of unique words is 1602
    37.7 of words are in the 2000 most common words
    49.7 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 14
    Total number of words is 4722
    Total number of unique words is 1518
    39.1 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 15
    Total number of words is 4651
    Total number of unique words is 1560
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 16
    Total number of words is 2007
    Total number of unique words is 891
    44.6 of words are in the 2000 most common words
    54.2 of words are in the 5000 most common words
    60.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.