A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 02

Total number of words is 4657
Total number of unique words is 1631
37.8 of words are in the 2000 most common words
50.2 of words are in the 5000 most common words
55.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
parler poliment? N'est-il pas mon égal? N'est-il pas aussi près de moi
que mes oncles ou mes cousins? Vous avez l'air de trouver que je
devrais le traiter avec égards, comme un inférieur! Vous parlez comme
un aristocrate», ajouta-t-il avec dédain.
En effet, s'il y avait une classe contre laquelle il eût de la
prévention et de la partialité, c'était l'aristocratie, et jusqu'à
croire aussi difficilement à la supériorité d'un homme du monde, qu'il
croyait facilement à celle d'un homme du peuple. Comme je lui parlais
de la princesse de Luxembourg que j'avais rencontrée avec sa tante:
--Une carpe, me dit-il, comme toutes ses pareilles. C'est d'ailleurs
un peu ma cousine.
Ayant un préjugé contre les gens qui le fréquentaient, il allait
rarement dans le monde et l'attitude méprisante ou hostile qu'il y
prenait, augmentait encore chez tous ses proches parents le chagrin de
sa liaison avec une femme «de théâtre», liaison qu'ils accusaient de
lui être fatale et notamment d'avoir développé chez lui cet esprit de
dénigrement, ce mauvais esprit, de l'avoir «dévoyé», en attendant
qu'il se «déclassât» complètement. Aussi, bien des hommes légers du
faubourg Saint-Germain étaient-ils sans pitié quand ils parlaient de
la maîtresse de Robert. «Les grues font leur métier, disait-on, elles
valent autant que d'autres; mais celle-là, non! Nous ne lui
pardonnerons pas! Elle a fait trop de mal à quelqu'un que nous
aimons.» Certes, il n'était pas le premier qui eût un fil à la patte.
Mais les autres s'amusaient en hommes du monde, continuaient à penser
en hommes du monde sur la politique, sur tout. Lui, sa famille le
trouvait «aigri». Elle ne se rendait pas compte que pour bien des
jeunes gens du monde, lesquels sans cela resteraient incultes
d'esprit, rudes dans leurs amitiés, sans douceur et sans goût,
c'est bien souvent leur maîtresse qui est leur vrai maître et les
liaisons de ce genre la seule école morale où ils soient initiés à une
culture supérieure, où ils apprennent le prix des connaissances
désintéressées. Même dans le bas peuple (qui au point de vue de la
grossièreté ressemble si souvent au grand monde), la femme, plus
sensible, plus fine, plus oisive, a la curiosité de certaines
délicatesses, respecte certaines beautés de sentiment et d'art que, ne
les comprît-elle pas, elle place pourtant au-dessus de ce qui semblait
le plus désirable à l'homme, l'argent, la situation. Or, qu'il
s'agisse de la maîtresse d'un jeune clubman comme Saint-Loup ou d'un
jeune ouvrier (les électriciens par exemple comptent aujourd'hui dans
les rangs de la Chevalerie véritable), son amant a pour elle trop
d'admiration et de respect pour ne pas les étendre à ce qu'elle-même
respecte et admire; et pour lui l'échelle des valeurs s'en trouve
renversée. A cause de son sexe même elle est faible, elle a des
troubles nerveux, inexplicables, qui chez un homme, et même chez une
autre femme, chez une femme dont il est neveu ou cousin auraient fait
sourire ce jeune homme robuste. Mais il ne peut voir souffrir celle
qu'il aime. Le jeune noble qui comme Saint-Loup a une maîtresse, prend
l'habitude quand il va dîner avec elle au cabaret d'avoir dans sa
poche le valérianate dont elle peut avoir besoin, d'enjoindre au
garçon, avec force et sans ironie, de faire attention à fermer les
portes sans bruit, à ne pas mettre de mousse humide sur la table, afin
d'éviter à son amie ces malaises que pour sa part il n'a jamais
ressentis, qui composent pour lui un monde occulte à la réalité duquel
elle lui a appris à croire, malaises qu'il plaint maintenant sans
avoir besoin pour cela de les connaître, qu'il plaindra même quand ce
sera d'autres qu'elle qui les ressentiront. La maîtresse de
Saint-Loup--comme les premiers moines du moyen âge, à la chrétienté--lui
avait enseigné la pitié envers les animaux car elle en avait la
passion, ne se déplaçant jamais sans son chien, ses serins, ses
perroquets; Saint-Loup veillait sur eux avec des soins maternels et
traitait de brutes les gens qui ne sont pas bons avec les bêtes.
D'autre part, une actrice, ou soi-disant telle, comme celle qui vivait
avec lui--qu'elle fût intelligente ou non, ce que j'ignorais--en
lui faisant trouver ennuyeuse la société des femmes du monde et
considérer comme une corvée l'obligation d'aller dans une soirée,
l'avait préservé du snobisme et guéri de la frivolité. Si grâce à elle
les relations mondaines tenaient moins de place dans la vie de son
jeune amant, en revanche tandis que s'il avait été un simple homme de
salon, la vanité ou l'intérêt auraient dirigé ses amitiés comme la
rudesse les aurait empreintes, sa maîtresse lui avait appris à y
mettre de la noblesse et du raffinement. Avec son instinct de femme et
appréciant plus chez les hommes certaines qualités de sensibilité que
son amant eût peut-être sans elle méconnues ou plaisantées, elle avait
toujours vite fait de distinguer entre les autres celui des amis de
Saint-Loup qui avait pour lui une affection vraie, et de le préférer.
Elle savait le forcer à éprouver pour celui-là de la reconnaissance, à
la lui témoigner, à remarquer les choses qui lui faisaient plaisir,
celles qui lui faisaient de la peine. Et bientôt Saint-Loup, sans plus
avoir besoin qu'elle l'avertît, commença à se soucier de tout cela et
à Balbec où elle n'était pas, pour moi qu'elle n'avait jamais vu et
dont il ne lui avait même peut-être pas encore parlé dans ses lettres,
de lui-même il fermait la fenêtre d'une voiture où j'étais, emportait
les fleurs qui me faisaient mal, et quand il eut à dire au revoir à la
fois à plusieurs personnes, à son départ, s'arrangea à les quitter un
peu plus tôt afin de rester seul et en dernier avec moi, de mettre
cette différence entre elles et moi, de me traiter autrement que les
autres. Sa maîtresse avait ouvert son esprit à l'invisible, elle avait
mis du sérieux dans sa vie, des délicatesses dans son cœur, mais tout
cela échappait à la famille en larmes qui répétait: «Cette gueuse le
tuera, et en attendant elle le déshonore.» Il est vrai qu'il avait
fini de tirer d'elle tout le bien qu'elle pouvait lui faire; et
maintenant elle était cause seulement qu'il souffrait sans cesse, car
elle l'avait pris en horreur et le torturait. Elle avait commencé un
beau jour à le trouver bête et ridicule parce que les amis qu'elle
avait parmi les jeunes auteurs et acteurs, lui avaient assuré qu'il
l'était, et elle répétait à son tour ce qu'ils avaient dit avec cette
passion, cette absence de réserves qu'on montre chaque fois qu'on
reçoit du dehors et qu'on adopte des opinions ou des usages qu'on
ignorait entièrement. Elle professait volontiers, comme ces comédiens,
qu'entre elle et Saint-Loup le fossé était infranchissable, parce
qu'ils étaient d'une autre race, qu'elle était une intellectuelle et
que lui, quoi qu'il prétendît, était, de naissance, un ennemi de
l'intelligence. Cette vue lui semblait profonde et elle en cherchait
la vérification dans les paroles les plus insignifiantes, les moindres
gestes de son amant. Mais quand les mêmes amis l'eurent en outre
convaincue qu'elle détruisait dans une compagnie aussi peu faite pour
elle les grandes espérances qu'elle avait, disaient-ils, données, que
son amant finirait par déteindre sur elle, qu'à vivre avec lui, elle
gâchait son avenir d'artiste, à son mépris pour Saint-Loup s'ajouta la
même haine que s'il s'était obstiné à vouloir lui inoculer une maladie
mortelle. Elle le voyait le moins possible tout en reculant encore le
moment d'une rupture définitive, laquelle me paraissait à moi bien
peu vraisemblable. Saint-Loup faisait pour elle de tels sacrifices
que, à moins qu'elle fût ravissante (mais il n'avait jamais voulu me
montrer sa photographie, me disant: «D'abord ce n'est pas une beauté
et puis elle vient mal en photographie, ce sont des instantanés que
j'ai faits moi-même avec mon Kodak et ils vous donneraient une fausse
idée d'elle»), il semblait difficile qu'elle trouvât un second homme
qui en consentît de semblables. Je ne songeais pas qu'une certaine
toquade de se faire un nom, même quand on n'a pas de talent, que
l'estime, rien que l'estime privée, de personnes qui vous imposent,
peuvent (ce n'était peut-être du reste pas le cas pour la maîtresse de
Saint-Loup) être même pour une petite cocotte des motifs plus
déterminants que le plaisir de gagner de l'argent. Saint-Loup qui sans
bien comprendre ce qui se passait dans la pensée de sa maîtresse, ne
la croyait complètement sincère ni dans les reproches injustes ni
dans les promesses d'amour éternel, avait pourtant à certains moments
le sentiment qu'elle romprait quand elle le pourrait, et à cause de
cela, mû sans doute par l'instinct de conservation de son amour, plus
clairvoyant peut-être que Saint-Loup n'était lui-même, usant
d'ailleurs d'une habileté pratique qui se conciliait chez lui avec les
plus grands et les plus aveugles élans du cœur, il s'était refusé à lui
constituer un capital, avait emprunté un argent énorme pour qu'elle ne
manquât de rien, mais ne le lui remettait qu'au jour le jour. Et sans
doute, au cas où elle eût vraiment songé à le quitter, attendait-elle
froidement d'avoir «fait sa pelote», ce qui avec les sommes données
par Saint-Loup demanderait sans doute un temps fort court, mais tout
de même concédé en supplément pour prolonger le bonheur de mon nouvel
ami -- ou son malheur.
Cette période dramatique de leur liaison--et qui était arrivée
maintenant à son point le plus aigu, le plus cruel pour Saint-Loup,
car elle lui avait défendu de rester à Paris où sa présence
l'exaspérait et l'avait forcé de prendre son congé à Balbec, à côté de
sa garnison--avait commencé un soir chez une tante de Saint-Loup,
lequel avait obtenu d'elle que son amie viendrait pour de nombreux
invités dire des fragments d'une pièce symboliste qu'elle avait jouée
une fois sur une scène d'avant-garde et pour laquelle elle lui avait
fait partager l'admiration qu'elle éprouvait elle-même.
Mais quand elle était apparue, un grand lys à la main, dans un costume
copié de l'«Ancilla Domini» et qu'elle avait persuadé à Robert être
une véritable «vision d'art», son entrée avait été accueillie dans
cette assemblée d'hommes de cercles et de duchesses par des sourires
que le ton monotone de la psalmodie, la bizarrerie de certains mots,
leur fréquente répétition avaient changés en fous-rires d'abord
étouffés, puis si irrésistibles que la pauvre récitante n'avait pu
continuer. Le lendemain la tante de Saint-Loup avait été unanimement
blâmée d'avoir laissé paraître chez elle une artiste aussi grotesque.
Un duc bien connu ne lui cacha pas qu'elle n'avait à s'en prendre qu'à
elle-même si elle se faisait critiquer.
--Que diable aussi, on ne nous sort pas des numéros de cette
force-là! Si encore cette femme avait du talent, mais elle n'en a et
n'en aura jamais aucun. Sapristi! Paris n'est pas si bête qu'on veut
bien le dire. La société n'est pas composée que d'imbéciles. Cette
petite demoiselle a évidemment cru étonner Paris. Mais Paris est plus
difficile à étonner que cela et il y a tout de même des affaires qu'on
ne nous fera pas avaler.
Quant à l'artiste, elle sortit en disant à Saint-Loup:
--Chez quelles dindes, chez quelles garces sans éducation, chez quels
goujats m'as-tu fourvoyée? J'aime mieux te le dire, il n'y en avait
pas un des hommes présents qui ne m'eût fait de l'œil, du pied, et
c'est parce que j'ai repoussé leurs avances qu'ils ont cherché à se
venger.
Paroles qui avaient changé l'antipathie de Robert pour les gens du
monde en une horreur autrement profonde et douloureuse et que lui
inspiraient particulièrement ceux qui la méritaient le moins, des
parents dévoués qui, délégués par la famille, avaient cherché à
persuader à l'amie de Saint-Loup de rompre avec lui, démarche qu'elle
lui présentait comme inspirée par leur amour pour elle. Robert
quoiqu'il eût aussitôt cessé de les fréquenter pensait, quand il était
loin de son amie comme maintenant, qu'eux ou d'autres en profitaient
pour revenir à la charge et avaient peut-être reçu ses faveurs. Et
quand il parlait des viveurs qui trompent leurs amis, cherchent à
corrompre les femmes, tâchent de les faire venir dans des maisons de
passe, son visage respirait la souffrance et la haine.
--Je les tuerais avec moins de remords qu'un chien qui est du moins
une bête gentille, loyale et fidèle. En voilà qui méritent la
guillotine, plus que des malheureux qui ont été conduits au crime par
la misère et par la cruauté des riches.
Il passait la plus grande partie de son temps à envoyer à sa maîtresse
des lettres et des dépêches. Chaque fois que, tout en l'empêchant de
venir à Paris, elle trouvait, à distance, le moyen d'avoir une
brouille avec lui, je l'apprenais à sa figure décomposée. Comme sa
maîtresse ne lui disait jamais ce qu'elle avait à lui reprocher,
soupçonnant que, peut-être, si elle ne le lui disait pas, c'est
qu'elle ne le savait pas et qu'elle avait simplement assez de lui, il
aurait pourtant voulu avoir des explications, il lui écrivait:
«Dis-moi ce que j'ai fait de mal. Je suis prêt à reconnaître mes
torts», le chagrin qu'il éprouvait ayant pour effet de le persuader
qu'il avait mal agi.
Mais elle lui faisait attendre indéfiniment des réponses d'ailleurs
dénuées de sens. Aussi c'est presque toujours le front soucieux et
bien souvent les mains vides que je voyais Saint-Loup revenir de la
poste où, seul de tout l'hôtel avec Françoise, il allait chercher ou
porter lui-même ses lettres, lui par impatience d'amant, elle par
méfiance de domestique. (Les dépêches le forçaient à faire beaucoup
plus de chemin.)
Quand quelques jours après le dîner chez les Bloch ma grand'mère me
dit d'un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant
qu'il quittât Balbec elle ne voulait pas qu'il la photographiât, et
quand je vis qu'elle avait mis pour cela sa plus belle toilette et
hésitait entre diverses coiffures, je me sentis un peu irrité de cet
enfantillage qui m'étonnait tellement de sa part. J'en arrivais même à
me demander si je ne m'étais pas trompé sur ma grand'mère, si je ne la
plaçais pas trop haut, si elle était aussi détachée que j'avais
toujours cru de ce qui concernait sa personne, si elle n'avait pas ce
que je croyais lui être le plus étranger, de la coquetterie.
Malheureusement, ce mécontentement que me causaient le projet de
séance photographique et surtout la satisfaction que ma grand'mère
paraissait en ressentir, je le laissai suffisamment apercevoir pour
que Françoise le remarquât et s'empressât involontairement de
l'accroître en me tenant un discours sentimental et attendri auquel je
ne voulus pas avoir l'air d'adhérer.
--Oh! monsieur, cette pauvre madame qui sera si heureuse qu'on tire
son portrait, et qu'elle va même mettre le chapeau que sa vieille
Françoise, elle lui a arrangé, il faut la laisser faire, monsieur.
Je me convainquis que je n'étais pas cruel de me moquer de la
sensibilité de Françoise, en me rappelant que ma mère et ma grand'mère
mes modèles en tout, le faisaient souvent aussi. Mais ma grand'mère
s'apercevant que j'avais l'air ennuyé, me dit que si cette séance de
pose pouvait me contrarier elle y renoncerait. Je ne le voulus pas, je
l'assurai que je n'y voyais aucun inconvénient et la laissai se faire
belle, mais crus faire preuve de pénétration et de force en lui disant
quelques paroles ironiques et blessantes destinées à neutraliser le
plaisir qu'elle semblait trouver à être photographiée, de sorte que si
je fus contraint de voir le magnifique chapeau de ma grand'mère, je
réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression
joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop
souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le
mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d'un travers
mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous
voudrions tant leur procurer. Ma mauvaise humeur venait surtout de ce
que cette semaine là ma grand'mère avait paru me fuir et que je
n'avais pu l'avoir un instant à moi, pas plus le jour que le soir.
Quand je rentrais dans l'après-midi pour être un peu seul avec elle,
on me disait qu'elle n'était pas là; ou bien elle s'enfermait avec
Françoise pour de longs conciliabules qu'il ne m'était pas permis de
troubler. Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup je
songeais pendant le trajet du retour au moment où j'allais pouvoir
retrouver et embrasser ma grand'mère, j'avais beau attendre qu'elle
frappât contre la cloison ces petits coups qui me diraient d'entrer
lui dire bonsoir, je n'entendais rien; je finissais par me coucher,
lui en voulant un peu de ce qu'elle me privât, avec une indifférence
si nouvelle de sa part, d'une joie sur laquelle j'avais tant compté,
je restais encore, le cœur palpitant comme dans mon enfance, à écouter
le mur qui restait muet et je m'endormais dans les larmes.
* * * * *
Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d'aller
à Doncières où en attendant qu'il y rentrât d'une manière définitive,
on aurait toujours besoin de lui maintenant jusqu'à la fin de
l'après-midi. Je regrettais qu'il ne fût pas à Balbec. J'avais vu
descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du
Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin,
m'avaient paru ravissantes. J'étais dans une de ces périodes de la
jeunesse, dépourvues d'un amour particulier, vacantes, où partout--comme
un amoureux, la femme dont il est épris--on désire, on
cherche, on voit la beauté. Qu'un seul trait réel--le peu qu'on
distingue d'une femme vue de loin, ou de dos--nous permette de
projeter la Beauté devant nous, nous nous figurons l'avoir reconnue,
notre cœur bat, nous pressons le pas, et nous resterons toujours à demi
persuadés que c'était elle, pourvu que la femme ait disparu: ce n'est
que si nous pouvons la rattraper que nous comprenons notre erreur.
D'ailleurs, de plus en plus souffrant, j'étais tenté de surfaire les
plaisirs les plus simples à cause des difficultés mêmes qu'il y avait
pour moi à les atteindre. Des femmes élégantes, je croyais en
apercevoir partout, parce que j'étais trop fatigué si c'était sur la
plage, trop timide si c'était au Casino ou dans une pâtisserie, pour
les approcher nulle part. Pourtant, si je devais bientôt mourir,
j'aurais aimé savoir comment étaient faites de près, en réalité, les
plus jolies jeunes filles que la vie pût offrir, quand même c'eût été
un autre que moi, ou même personne, qui dût profiter de cette offre
(je ne me rendais pas compte, en effet, qu'il y avait un désir de
possession à l'origine de ma curiosité). J'aurais osé entrer dans la
salle de bal, si Saint-Loup avait été avec moi. Seul, je restai
simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d'aller
retrouver ma grand'mère, quand, presque encore à l'extrémité de la
digue où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis
s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et
par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé
à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de
mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage--les retardataires
rattrapant les autres en voletant--une promenade dont le but semble
aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que
clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux.
Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette;
deux autres tenaient des «clubs» de golf; et leur accoutrement
tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi
lesquelles quelques-unes il est vrai, se livraient aux sports, mais
sans adopter pour cela une tenue spéciale.
C'était l'heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire
leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que
fixait sur eux, comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare
qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du
premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au
milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à
l'heure, d'acteurs devenus critiques, viendraient s'installer pour
juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui
longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le
pont d'un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même
coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d'aplomb leurs
épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le
mouvement qu'ils venaient de faire de l'autre côté, et congestionner
leur face), et qui, faisant semblant de ne pas voir pour faire croire
qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardant à la dérobée pour
ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à leurs
côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles,
s'accrochaient à elles, parce qu'ils avaient été réciproquement de
leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même
dédain apparent; l'amour--par conséquent la crainte--de la foule
étant un des plus puissants mobiles chez tous les hommes, soit qu'ils
cherchent à plaire aux autres ou à les étonner, soit à leur montrer
qu'ils les méprisent. Chez le solitaire, la claustration même absolue
et durant jusqu'à la fin de la vie, a souvent pour principe un amour
déréglé de la foule qui l'emporte tellement sur tout autre sentiment,
que, ne pouvant obtenir quand il sort l'admiration de la concierge,
des passants, du cocher arrêté, il préfère n'être jamais vu d'eux, et
pour cela renoncer à toute activité qui rendrait nécessaire de sortir.
Au milieu de tous ces gens dont quelques-uns poursuivaient une pensée,
mais en trahissaient alors la mobilité par une saccade de gestes, une
divagation de regards, aussi peu harmonieuses que la circonspecte
titubation de leurs voisins, les fillettes que j'avais aperçues, avec
la maîtrise de gestes que donne un parfait assouplissement de son
propre corps et un mépris sincère du reste de l'humanité, venaient
droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement
les mouvements qu'elles voulaient, dans une pleine indépendance de
chacun de leurs membres par rapport aux autres, la plus grande partie
de leur corps gardant cette immobilité si remarquable chez les bonnes
valseuses. Elles n'étaient plus loin de moi. Quoique chacune fût d'un
type absolument différent des autres, elles avaient toutes de la
beauté; mais, à vrai dire, je les voyais depuis si peu d'instants et
sans oser les regarder fixement que je n'avais encore individualisé
aucune d'elles. Sauf une, que son nez droit, sa peau brune mettait en
contraste au milieu des autres comme dans quelque tableau de la
Renaissance, un roi Mage de type arabe, elles ne m'étaient connues,
l'une que par une paire d'yeux durs, butés et rieurs; une autre que
par des joues où le rose avait cette teinte cuivrée qui évoque l'idée
de géranium; et même ces traits je n'avais encore indissolublement
attaché aucun d'entre eux à l'une des jeunes filles plutôt qu'à
l'autre; et quand (selon l'ordre dans lequel se déroulait cet ensemble
merveilleux parce qu'y voisinaient les aspects les plus différents,
que toutes les gammes de couleurs y étaient rapprochées, mais qui
était confus comme une musique où je n'aurais pas su isoler et
reconnaître au moment de leur passage les phrases, distinguées mais
oubliées aussitôt après), je voyais émerger un ovale blanc, des yeux
noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c'était les mêmes qui
m'avaient déjà apporté du charme tout à l'heure, je ne pouvais pas les
rapporter à telle jeune fille que j'eusse séparée des autres et
reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que
j'établirais bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un
flottement harmonieux, la translation continue d'une beauté fluide,
collective et mobile.
Ce n'était peut-être pas, dans la vie, le hasard seul qui, pour réunir
ces amies les avait toutes choisies si belles; peut-être ces filles
(dont l'attitude suffisait à révéler la nature hardie, frivole et
dure), extrêmement sensibles à tout ridicule et à toute laideur,
incapables de subir un attrait d'ordre intellectuel ou moral,
s'étaient-elles naturellement trouvées, parmi les camarades de leur
âge, éprouver de la répulsion pour toutes celles chez qui des
dispositions pensives ou sensibles se trahissaient par de la timidité,
de la gêne, de la gaucherie, par ce qu'elles devaient appeler «un
genre antipathique», et les avaient-elles tenues à l'écart; tandis
qu'elles s'étaient liées au contraire avec d'autres vers qui les
attiraient un certain mélange de grâce, de souplesse et d'élégance
physique, seule forme sous laquelle elles pussent se représenter la
franchise d'un caractère séduisant et la promesse de bonnes heures à
passer ensemble. Peut-être aussi la classe à laquelle elles
appartenaient et que je n'aurais pu préciser, était-elle à ce point de
son évolution où, soit grâce à l'enrichissement et au loisir, soit
grâce aux habitudes nouvelles de sport, répandues même dans certains
milieux populaires, et d'une culture physique à laquelle ne s'est pas
encore ajoutée celle de l'intelligence, un milieu social pareil aux
écoles de sculpture harmonieuses et fécondes qui ne recherchent pas
encore l'expression tourmentée, produit naturellement, et en
abondance, de beaux corps aux belles jambes, aux belles hanches, aux
visages sains et reposés, avec un air d'agilité et de ruse. Et
n'étaient-ce pas de nobles et calmes modèles de beauté humaine que je
voyais là, devant la mer, comme des statues exposées au soleil sur un
rivage de la Grèce?
Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la
digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule
environnante était composée d'êtres d'une autre race et dont la
souffrance même n'eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité,
elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à
s'écarter ainsi que sur le passage d'une machine qui eût été lâchée et
dont il ne fallait pas attendre qu'elle évitât les piétons, et se
contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles
n'admettaient pas l'existence et dont elles repoussaient le contact
s'était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, précipités ou
risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n'avaient à
l'égard de ce qui n'était pas de leur groupe aucune affectation de
mépris, leur mépris sincère suffisait. Mais elles ne pouvaient voir un
obstacle sans s'amuser à le franchir en prenant leur élan ou à pieds
joints, parce qu'elles étaient toutes remplies, exubérantes, de cette
jeunesse qu'on a si grand besoin de dépenser même quand on est triste
ou souffrant, obéissant plus aux nécessités de l'âge qu'à l'humeur de
la journée, on ne laisse jamais passer une occasion de saut ou de
glissade sans s'y livrer consciencieusement, interrompant, semant sa
marche lente -- comme Chopin la phrase la plus mélancolique -- de
gracieux détours où le caprice se mêle à la virtuosité. La femme d'un
vieux banquier, après avoir hésité pour son mari entre diverses
expositions, l'avait assis, sur un pliant, face à la digue, abrité du
vent et du soleil par le kiosque des musiciens. Le voyant bien
installé, elle venait de le quitter pour aller lui acheter un journal
qu'elle lui lirait et qui le distrairait, petites absences pendant
lesquelles elle le laissait seul et qu'elle ne prolongeait jamais au
delà de cinq minutes, ce qui lui semblait bien long, mais qu'elle
renouvelait assez fréquemment pour que le vieil époux à qui elle
prodiguait à la fois et dissimulait ses soins eût l'impression qu'il
était encore en état de vivre comme tout le monde et n'avait nul
besoin de protection. La tribune des musiciens formait au-dessus de
lui un tremplin naturel et tentant sur lequel sans une hésitation
l'aînée de la petite bande se mit à courir: elle sauta par-dessus le
vieillard épouvanté, dont la casquette marine fut effleurée par les
pieds agiles, au grand amusement des autres jeunes filles, surtout de
deux yeux verts dans une figure poupine qui exprimèrent pour cet acte
une admiration et une gaieté où je crus discerner un peu de timidité,
You have read 1 text from French literature.
Next - A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 03
  • Parts
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 01
    Total number of words is 4655
    Total number of unique words is 1609
    36.4 of words are in the 2000 most common words
    48.8 of words are in the 5000 most common words
    54.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 02
    Total number of words is 4657
    Total number of unique words is 1631
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    50.2 of words are in the 5000 most common words
    55.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 03
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1639
    33.3 of words are in the 2000 most common words
    44.6 of words are in the 5000 most common words
    49.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 04
    Total number of words is 4665
    Total number of unique words is 1671
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 05
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1570
    38.3 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 06
    Total number of words is 4676
    Total number of unique words is 1651
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    46.4 of words are in the 5000 most common words
    52.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 07
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1638
    37.6 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    54.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 08
    Total number of words is 4692
    Total number of unique words is 1565
    38.5 of words are in the 2000 most common words
    49.9 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 09
    Total number of words is 4717
    Total number of unique words is 1591
    38.4 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 10
    Total number of words is 4759
    Total number of unique words is 1555
    39.5 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    55.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 11
    Total number of words is 4620
    Total number of unique words is 1660
    36.3 of words are in the 2000 most common words
    47.4 of words are in the 5000 most common words
    53.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 12
    Total number of words is 4674
    Total number of unique words is 1673
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    47.2 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 13
    Total number of words is 4670
    Total number of unique words is 1602
    37.7 of words are in the 2000 most common words
    49.7 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 14
    Total number of words is 4722
    Total number of unique words is 1518
    39.1 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 15
    Total number of words is 4651
    Total number of unique words is 1560
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 16
    Total number of words is 2007
    Total number of unique words is 891
    44.6 of words are in the 2000 most common words
    54.2 of words are in the 5000 most common words
    60.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.