A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 09

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comme ce grand remous qui nous séparait et qui n'était que la
traduction du désir en perpétuelle activité, mobile, urgent, alimenté
d'inquiétudes, qu'éveillaient en moi leur inaccessibilité, leur fuite
peut-être pour toujours. Mon désir d'elles, je pouvais maintenant le
mettre au repos, le garder en réserve, à côté de tant d'autres dont,
une fois que je la savais possible, j'ajournais la réalisation. Je
quittai Elstir, je me retrouvai seul. Alors tout d'un coup, malgré ma
déception, je vis dans mon esprit tous ces hasards que je n'eusse pas
soupçonné pouvoir se produire, qu'Elstir fût justement lié avec ces
jeunes filles, que celles qui le matin encore étaient pour moi des
figures dans un tableau ayant pour fond la mer, m'eussent vu,
m'eussent vu lié avec un grand peintre, lequel savait maintenant mon
désir de les connaître et le seconderait sans doute. Tout cela avait
causé pour moi du plaisir, mais ce plaisir m'était resté caché; il
était de ces visiteurs qui attendent, pour nous faire savoir qu'ils
sont là, que les autres nous aient quitté, que nous soyons seuls.
Alors nous les apercevons, nous pouvons leur dire: je suis tout à
vous, et les écouter. Quelquefois entre le moment où ces plaisirs sont
entrés en nous et le moment où nous pouvons y rentrer nous-même, il
s'est écoulé tant d'heures, nous avons vu tant de gens dans
l'intervalle que nous craignons qu'ils ne nous aient pas attendu. Mais
ils sont patients, ils ne se lassent pas et dès que tout le monde est
parti nous les trouvons en face de nous. Quelquefois c'est nous alors
qui sommes si fatigués qu'il nous semble que nous n'aurons plus dans
notre pensée défaillante assez de force pour retenir ces souvenirs,
ces impressions, pour qui notre moi fragile est le seul lieu
habitable, l'unique mode de réalisation. Et nous le regretterions car
l'existence n'a guère d'intérêt que dans les journées où la poussière
des réalités est mêlée de sable magique, où quelque vulgaire incident
de la vie devient un ressort romanesque. Tout un promontoire du monde
inaccessible surgit alors de l'éclairage du songe et entre dans notre
vie, dans notre vie où comme le dormeur éveillé nous voyons les
personnes dont nous avions si ardemment rêvé que nous avions cru que
nous ne les verrions jamais qu'en rêve.
L'apaisement apporté par la probabilité de connaître maintenant ces
jeunes filles quand je le voudrais me fut d'autant plus précieux que
je n'aurais pu continuer à les guetter les jours suivants, lesquels
furent pris par les préparatifs du départ de Saint-Loup. Ma grand'mère
était désireuse de témoigner à mon ami sa reconnaissance de tant de
gentillesses qu'il avait eues pour elle et pour moi. Je lui dis qu'il
était grand admirateur de Proudhon et je lui donnai l'idée de faire
venir de nombreuses lettres autographes de ce philosophe qu'elle avait
achetées; Saint-Loup vint les voir à l'hôtel, le jour où elles
arrivèrent qui était la veille de son départ. Il les lut avidement,
maniant chaque feuille avec respect, tâchant de retenir les phrases,
puis s'étant levé, s'excusait déjà auprès de ma grand'mère d'être
resté aussi longtemps, quand il l'entendit lui répondre:
--Mais non, emportez-les, c'est à vous, c'est pour vous les donner
que je les ai fait venir.
Il fut pris d'une joie dont il ne fut pas plus le maître que d'un état
physique qui se produit sans intervention de la volonté, il devint
écarlate comme un enfant qu'on vient de punir, et ma grand'mère fut
beaucoup plus touchée de voir tous les efforts qu'il avait faits (sans
y réussir) pour contenir la joie qui le secouait, que par tous les
remerciements qu'il aurait pu proférer. Mais lui craignant d'avoir mal
témoigné sa reconnaissance me priait encore de l'en excuser, le
lendemain, penché à la fenêtre du petit chemin de fer d'intérêt local
qu'il prit pour rejoindre sa garnison. Celle-ci était, en effet, très
peu éloignée. Il avait pensé s'y rendre, comme il faisait souvent
quand il devait revenir le soir et qu'il ne s'agissait pas d'un départ
définitif, en voiture. Mais il eût fallu cette fois-ci qu'il mît ses
nombreux bagages dans le train. Et il trouva plus simple d'y monter
aussi lui-même, suivant en cela l'avis du directeur qui consulté,
répondit que, voiture ou petit chemin de fer, «ce serait à peu près
équivoque». Il entendait signifier par là que ce serait équivalent (en
somme, à peu près ce que Françoise eût exprimé en disant que «cela
reviendrait du pareil au même»).
«Soit, avait conclu Saint-Loup, je prendrai le petit «tortillard». Je
l'aurais pris aussi si je n'avais été fatigué et aurais accompagné mon
ami jusqu'à Doncières; je lui promis du moins, tout le temps que nous
restâmes à la gare de Balbec--c'est-à-dire que le chauffeur du
petit train passa à attendre des amis retardataires, sans lesquels il
ne voulait pas s'en aller, et aussi à prendre quelques
rafraîchissements--d'aller le voir plusieurs fois par semaine.
Comme Bloch était venu aussi à la gare--au grand ennui de
Saint-Loup--ce dernier voyant que notre camarade l'entendait me
prier de venir déjeuner, dîner, habiter à Doncières, finit par lui
dire d'un ton extrêmement froid lequel était chargé de corriger
l'amabilité forcée de l'invitation et d'empêcher Bloch de la prendre
au sérieux: «Si jamais vous passez par Doncières une après-midi où je
sois libre, vous pourrez me demander au quartier, mais libre, je ne le
suis à peu près jamais.» Peut-être aussi Robert craignait-il que,
seul, je ne vinsse pas et pensant que j'étais plus lié avec Bloch que
je ne le disais, me mettait-il ainsi en mesure d'avoir un compagnon de
route, un entraîneur.
J'avais peur que ce ton, cette manière d'inviter quelqu'un en lui
conseillant de ne pas venir, n'eût froissé Bloch, et je trouvais que
Saint-Loup eût mieux fait de ne rien dire. Mais je m'étais trompé, car
après le départ du train, tant que nous fîmes route ensemble jusqu'au
croisement de deux avenues où il fallait nous séparer, l'une allant à
l'hôtel, l'autre à la villa de Bloch, celui-ci ne cessa de me demander
quel jour nous irions à Doncières, car après «toutes les amabilités
que Saint-Loup lui avait faites», il eût été «trop grossier de sa
part» de ne pas se rendre à son invitation. J'étais content qu'il
n'eût pas remarqué, ou fût assez peu mécontent pour désirer feindre de
ne pas avoir remarqué, sur quel ton moins que pressant, à peine poli,
l'invitation avait été faite. J'aurais pourtant voulu pour Bloch qu'il
s'évitât le ridicule d'aller tout de suite à Doncières. Mais je
n'osais pas lui donner un conseil qui n'eût pu que lui déplaire en lui
montrant que Saint-Loup avait été moins pressant que lui n'était
empressé. Il l'était beaucoup trop, et bien que tous les défauts qu'il
avait dans ce genre fussent compensés chez lui par de remarquables
qualités que d'autres plus réservés n'auraient pas eues, il poussait
l'indiscrétion à un point dont on était agacé. La semaine ne pouvait,
à l'entendre, se passer sans que nous allions à Doncières (il disait
«nous», car je crois qu'il comptait un peu sur ma présence pour excuser
la sienne). Tout le long de la route, devant le gymnase perdu dans ses
arbres, devant le terrain de tennis, devant la maison, devant le
marchand de coquillages, il m'arrêta, me suppliant de fixer un jour et
comme je ne le fis pas, me quitta fâché en me disant: «A ton aise,
messire. Moi en tous cas, je suis obligé d'y aller puisqu'il m'a
invité.»
Saint-Loup avait si peur d'avoir mal remercié ma grand-mère qu'il me
chargeait encore de lui dire sa gratitude le surlendemain, dans une
lettre que je reçus de lui de la ville où il était en garnison et qui
semblait sur l'enveloppe où la poste en avait timbré le nom, accourir
vite vers moi, me dire qu'entre ses murs, dans le quartier de
cavalerie Louis XVI, il pensait à moi. Le papier était aux armes de
Marsantes dans lesquelles je distinguais un lion que surmontait une
couronne fermée par un bonnet de pair de France.
«Après un trajet qui, me disait-il, s'est bien effectué, en lisant un
livre acheté à la gare, qui est par Arvède Barine (c'est un auteur
russe je pense, cela m'a paru remarquablement écrit pour un étranger,
mais donnez-moi votre appréciation, car vous devez connaître cela
vous, puits de science qui avez tout lu), me voici revenu, au milieu
de cette vie grossière, où hélas, je me sens bien exilé, n'y ayant pas
ce que j'ai laissé à Balbec; cette vie où je ne retrouve aucun
souvenir d'affection, aucun charme d'intellectualité; vie dont vous
mépriseriez sans doute l'ambiance et qui n'est pourtant pas sans
charme. Tout m'y semble avoir changé depuis que j'en étais parti, car
dans l'intervalle, une des ères les plus importantes de ma vie, celle
d'où notre amitié date, a commencé. J'espère qu'elle ne finira jamais.
Je n'ai parlé d'elle, de vous, qu'à une seule personne, qu'à mon amie
qui m'a fait la surprise de venir passer une heure auprès de moi. Elle
aimerait beaucoup vous connaître et je crois que vous vous accorderiez
car elle est aussi extrêmement littéraire. En revanche, pour repenser
à nos causeries, pour revivre ces heures que je n'oublierai jamais, je
me suis isolé de mes camarades, excellents garçons mais qui eussent
été bien incapables de comprendre cela. Ce souvenir des instants
passés avec vous, j'aurais presque mieux aimé, pour le premier jour,
l'évoquer pour moi seul et sans vous écrire. Mais j'ai craint que
vous, esprit subtil et cœur ultra-sensitif, ne vous mettiez martel en
tête en ne recevant pas de lettre, si toutefois vous avez daigné
abaisser votre pensée sur le rude cavalier que vous aurez fort à faire
pour dégrossir et rendre un peu plus subtil et plus digne de vous.»
Au fond cette lettre ressemblait beaucoup par sa tendresse à celles
que, quand je ne connaissais pas encore Saint-Loup, je m'étais imaginé
qu'il m'écrirait, dans ces songeries d'où la froideur de son premier
accueil m'avait tiré en me mettant en présence d'une réalité glaciale
qui ne devait pas être définitive. Une fois que je l'eus reçue, chaque
fois qu'à l'heure du déjeuner on apportait le courrier, je
reconnaissais tout de suite quand c'était de lui que venait une
lettre, car elle avait toujours ce second visage qu'un être montre
quand il est absent et dans les traits duquel (les caractères de
l'écriture) il n'y a aucune raison pour que nous ne croyions pas
saisir une âme individuelle aussi bien que dans la ligne du nez ou les
inflexions de la voix.
Je restais maintenant volontiers à table pendant qu'on desservait, et
si ce n'était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande
pouvaient passer, ce n'était plus uniquement du côté de la mer que je
regardais. Depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je
cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de
poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la
rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un
morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi
le noble évasement de ses formes et au fond de son vitrage translucide
et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais
scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation
des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du
vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi
dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour
viennent s'installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que
sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur
laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent
comme dans de petits bénitiers de pierre; j'essayais de trouver la
beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses
les plus usuelles, dans la vie profonde des «natures mortes».
Quand quelques jours après le départ de Saint-Loup, j'eus réussi à ce
qu'Elstir donnât une petite matinée où je rencontrerais Albertine, le
charme et l'élégance tout momentanés qu'on me trouva au moment où je
sortais du Grand-Hôtel (et qui était dus à un repos prolongé, à des
frais de toilette spéciaux), je regrettai de ne pas pouvoir les
réserver (et aussi le crédit d'Elstir) pour la conquête de quelque
autre personne plus intéressante, je regrettai de consommer tout cela
pour le simple plaisir de faire la connaissance d'Albertine. Mon
intelligence jugeait ce plaisir fort peu précieux, depuis qu'il était
assuré. Mais en moi la volonté ne partagea pas un instant cette
illusion, la volonté qui est le serviteur, persévérant et immuable, de
nos personnalités successives; cachée dans l'ombre, dédaignée,
inlassablement fidèle, travaillant sans cesse, et sans se soucier des
variations de notre moi, à ce qu'il ne manque jamais du nécessaire.
Pendant qu'au moment où va se réaliser un voyage désiré,
l'intelligence et la sensibilité commencent à se demander s'il vaut
vraiment la peine d'être entrepris, la volonté qui sait que ces
maîtres oisifs recommenceraient immédiatement à trouver merveilleux ce
voyage, si celui-ci ne pouvait avoir lieu, la volonté les laisse
disserter devant la gare, multiplier les hésitations; mais elle
s'occupe de prendre les billets et de nous mettre en wagon pour
l'heure du départ. Elle est aussi invariable que l'intelligence et la
sensibilité sont changeantes, mais comme elle est silencieuse, ne
donne pas ses raisons, elle semble presque inexistante; c'est sa ferme
détermination que suivent les autres parties de notre moi, mais sans
l'apercevoir tandis qu'elles distinguent nettement leurs propres
incertitudes. Ma sensibilité et mon intelligence instituèrent donc une
discussion sur la valeur du plaisir qu'il y aurait à connaître
Albertine tandis que je regardais dans la glace de vains et fragiles
agréments qu'elles eussent voulu garder intacts pour une autre
occasion. Mais ma volonté ne laissa pas passer l'heure où il fallait
partir, et ce fut l'adresse d'Elstir qu'elle donna au cocher. Mon
intelligence et ma sensibilité eurent le loisir, puisque le sort en
était jeté, de trouver que c'était dommage. Si ma volonté avait donné
une autre adresse, elles eussent été bien attrapées.
Quand j'arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d'abord que
Mlle Simonet n'était pas dans l'atelier. Il y avait bien une jeune
fille assise, en robe de soie, nu tête, mais de laquelle je ne
connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint et où
je ne retrouvais pas l'entité que j'avais extraite d'une jeune
cycliste se promenant coiffée d'un polo, le long de la mer. C'était
pourtant Albertine. Mais même quand je le sus, je ne m'occupai pas
d'elle. En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on
meurt à soi-même, on devient un homme différent, tout salon étant un
nouvel univers où, subissant la loi d'une autre perspective morale, on
darde son attention, comme si elles devaient nous importer à jamais,
sur des personnes, des danses, des parties de cartes, que l'on aura
oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger vers une
causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui
s'arrêtait d'abord devant Elstir, passait par d'autres groupes
d'invités à qui on me nommait, puis le long du buffet, où m'étaient
offertes, et où je mangeais, des tartes aux fraises, cependant que
j'écoutais, immobile, une musique qu'on commençait d'exécuter, je me
trouvais donner à ces divers épisodes la même importance qu'à ma
présentation à Mlle Simonet, présentation qui n'était plus que l'un
d'entre eux et que j'avais entièrement oubliée avoir été, quelques
minutes auparavant, le but unique de ma venue. D'ailleurs n'en est-il
pas ainsi, dans la vie active, de nos vrais bonheurs, de nos grands
malheurs. Au milieu d'autres personnes, nous recevons de celle que
nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions
depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées
s'ajoutent les unes aux autres, développant une surface sous laquelle
c'est à peine si de temps à autre vient sourdement affleurer le
souvenir autrement profond mais fort étroit que le malheur est venu
pour nous. Si, au lieu du malheur, c'est le bonheur il peut arriver
que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons que
le plus grand événement de notre vie sentimentale s'est produit, sans
que nous eussions le temps de lui accorder une longue attention,
presque d'en prendre conscience, dans une réunion mondaine par
exemple, et où nous ne nous étions rendus que dans l'attente de cet
événement.
Au moment où Elstir me demanda de venir pour qu'il me présentât à
Albertine, assise un peu plus loin, je finis d'abord de manger un
éclair au café et demandai avec intérêt à un vieux monsieur dont je
venais de faire connaissance et auquel je crus pouvoir offrir la rose
qu'il admirait à ma boutonnière, de me donner des détails sur
certaines foires normandes. Ce n'est pas à dire que la présentation
qui suivit ne me causa aucun plaisir et n'offrit pas, à mes yeux, une
certaine gravité. Pour le plaisir, je ne le connus naturellement qu'un
peu plus tard, quand, rentré à l'hôtel, resté seul, je fus redevenu
moi-même. Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on
prend en présence de l'être aimé, n'est qu'un cliché négatif, on le
développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa
disposition cette chambre noire intérieure dont l'entrée est
«condamnée» tant qu'on voit du monde.
Si la connaissance du plaisir fut ainsi retardée pour moi de quelques
heures, en revanche la gravité de cette présentation, je la ressentis
tout de suite. Au moment de la présentation, nous avons beau nous
sentir tout à coup gratifiés et porteurs d'un «bon», valable pour des
plaisirs futurs, après lequel nous courions depuis des semaines, nous
comprenons bien que son obtention met fin pour nous, non pas seulement
à de pénibles recherches--ce qui ne pourrait que nous remplir de
joie--mais aussi à l'existence d'un certain être, celui que notre
imagination avait dénaturé, que notre crainte anxieuse de ne jamais
pouvoir être connus de lui avait grandi. Au moment où notre nom
résonne dans la bouche du présentateur, surtout si celui-ci l'entoure
comme fit Elstir de commentaires élogieux, ce moment sacramentel,
analogue à celui où, dans une féérie, le génie ordonne à une personne
d'en être soudain une autre, celle que nous avons désiré d'approcher,
s'évanouit; d'abord comment resterait-elle pareille à elle-même
puisque--de par l'attention que l'inconnue est obligée de prêter à
notre nom et de marquer à notre personne--dans les yeux hier situés
à l'infini (et que nous croyions que les nôtres, errants, mal réglés,
désespérés, divergents, ne parviendraient jamais à rencontrer) le
regard conscient, la pensée inconnaissable que nous cherchions, vient
d'être miraculeusement et tout simplement remplacée par notre propre
image peinte comme au fond d'un miroir qui sourirait. Si l'incarnation
de nous même en ce qui nous en semblait le plus différent est ce qui
modifie le plus la personne à qui on vient de nous présenter, la forme
de cette personne reste encore assez vague; et nous pouvons nous
demander si elle sera dieu, table ou cuvette. Mais, aussi agiles que
ces ciroplastes qui font un buste devant nous en cinq minutes, les
quelques mots que l'inconnue va nous dire, préciseront cette forme et
lui donneront quelque chose de définitif qui exclura toutes les
hypothèses auxquelles se livraient la veille notre désir et notre
imagination. Sans doute, même avant de venir à cette matinée,
Albertine n'était plus tout à fait pour moi ce seul fantôme digne de
hanter notre vie que reste une passante dont nous ne savons rien, que
nous avons à peine discernée. Sa parenté avec Mme Bontemps avait déjà
restreint ces hypothèses merveilleuses, en aveuglant une des voies par
lesquelles elles pouvaient se répandre. Au fur et à mesure que je me
rapprochais de la jeune fille, et la connaissais davantage, cette
connaissance se faisait par soustraction, chaque partie d'imagination
et de désir étant remplacée par une notion qui valait infiniment
moins, notion à laquelle il est vrai que venait s'ajouter une sorte
d'équivalent, dans le domaine de la vie, de ce que les Sociétés
financières donnent après le remboursement de l'action primitive, et
qu'elles appellent action de jouissance. Son nom, ses parentés avaient
été une première limite apportée à mes suppositions. Son amabilité,
tandis que tout près d'elle je retrouvais son petit grain de beauté
sur la joue au-dessous de l'œil fut une autre borne; enfin, je fus
étonné de l'entendre se servir de l'adverbe «parfaitement» au lieu de
«tout à fait», en parlant de deux personnes, disant de l'une «elle est
parfaitement folle, mais très gentille tout de même» et de l'autre
«c'est un monsieur parfaitement commun et parfaitement ennuyeux». Si
peu plaisant que soit cet emploi de «parfaitement», il indique un degré
de civilisation et de culture auquel je n'aurais pu imaginer
qu'atteignait la bacchante à bicyclette, la muse orgiaque du golf. Il
n'empêche d'ailleurs qu'après cette première métamorphose, Albertine
devait changer encore bien des fois pour moi. Les qualités et les
défauts qu'un être présente disposés au premier plan de son visage, se
rangent selon une formation tout autre si nous l'abordons par un côté
différent--comme dans une ville les monuments répandus en ordre
dispersé sur une seule ligne, d'un autre point de vue s'échelonnent en
profondeur et échangent leurs grandeurs relatives. Pour commencer je
trouvai Albertine l'air assez intimidée à la place d'implacable; elle
me sembla plus comme il faut que mal élevée à en juger par les
épithètes de «elle a un mauvais genre, elle a un drôle de genre»,
qu'elle appliqua à toutes les jeunes filles dont je lui parlai; elle
avait enfin comme point de mire du visage une tempe assez enflammée et
peu agréable à voir, et non plus le regard singulier auquel j'avais
toujours repensé jusque-là. Mais ce n'était qu'une seconde vue et il y
en avait d'autres sans doute par lesquelles je devrais successivement
passer. Ainsi ce n'est qu'après avoir reconnu non sans tâtonnements
les erreurs d'optique du début qu'on pourrait arriver à la
connaissance exacte d'un être si cette connaissance était possible.
Mais elle ne l'est pas; car tandis que se rectifie la vision que nous
avons de lui, lui-même qui n'est pas un objectif inerte change pour
son compte, nous pensons le rattraper, il se déplace, et, croyant le
voir enfin plus clairement, ce n'est que les images anciennes que nous
en avions prises que nous avons réussi à éclaircir, mais qui ne le
représentent plus.
Pourtant, quelques déceptions inévitables qu'elle doive apporter,
cette démarche vers ce qu'on n'a qu'entrevu, ce qu'on a eu le loisir
d'imaginer, cette démarche est la seule qui soit saine pour les sens,
qui y entretienne l'appétit. De quel morne ennui est empreinte la vie
des gens qui par paresse ou timidité, se rendent directement en
voiture chez des amis qu'ils ont connus sans avoir d'abord rêvé d'eux,
sans jamais oser sur le parcours s'arrêter auprès de ce qu'ils
désirent.
Je rentrai en pensant à cette matinée, en revoyant l'éclair au café
que j'avais fini de manger avant de me laisser conduire par Elstir
auprès d'Albertine, la rose que j'avais donnée au vieux monsieur, tous
ces détails choisis à notre insu par les circonstances et qui
composent pour nous, en un arrangement spécial et fortuit, le tableau
d'une première rencontre. Mais ce tableau, j'eus l'impression de le
voir d'un autre point de vue, de très loin de moi-même, comprenant
qu'il n'avait pas existé que pour moi, quand quelques mois plus tard,
à mon grand étonnement, comme je parlais à Albertine du premier jour
où je l'avais connue, elle me rappela l'éclair, la fleur que j'avais
donnée, tout ce que je croyais, je ne peux pas dire n'être important
que pour moi, mais n'avoir été aperçu que de moi, que je retrouvais
ainsi, transcrit en une version dont je ne soupçonnais pas l'existence,
dans la pensée d'Albertine. Dès ce premier jour, quand en entrant je
pus voir le souvenir que je rapportais, je compris quel tour de
muscade avait été parfaitement exécuté, et comment j'avais causé un
moment avec une personne qui, grâce à l'habileté du prestidigitateur,
sans avoir rien de celle que j'avais suivie si longtemps au bord de la
mer, lui avait été substituée. J'aurais du reste pu le deviner
d'avance, puisque la jeune fille de la plage avait été fabriquée par
moi. Malgré cela, comme je l'avais, dans mes conversations avec
Elstir, identifiée à Albertine, je me sentais envers celle-ci
l'obligation morale de tenir les promesses d'amour faites à
l'Albertine imaginaire. On se fiance par procuration, et on se croit
obligé d'épouser ensuite la personne interposée. D'ailleurs, si avait
disparu provisoirement du moins de ma vie une angoisse qu'eût suffi à
apaiser le souvenir des manières comme il faut, de cette expression
«parfaitement commun» et de la tempe enflammée, ce souvenir éveillait
en moi un autre genre de désir qui, bien que doux et nullement
douloureux, semblable à un sentiment fraternel, pouvait à la longue
devenir aussi dangereux en me faisant ressentir à tout moment le
besoin d'embrasser cette personne nouvelle dont les bonnes façons et
la timidité, la disponibilité inattendue, arrêtaient la course inutile
de mon imagination, mais donnaient naissance à une gratitude
attendrie. Et puis comme la mémoire commence tout de suite à prendre
des clichés indépendants les uns des autres, supprime tout lien, tout
progrès, entre les scènes qui y sont figurées, dans la collection de
ceux qu'elle expose, le dernier ne détruit pas forcément les
précédents. En face de la médiocre et touchante Albertine à qui
j'avais parlé, je voyais la mystérieuse Albertine en face de la mer.
C'était maintenant des souvenirs, c'est-à-dire des tableaux dont l'un
ne me semblait pas plus vrai que l'autre. Pour en finir avec ce premier soir
de présentation, en cherchant à revoir ce petit grain de beauté sur la joue
au-dessous de l'œil, je me rappelai que de chez Elstir, quand Albertine
était partie, j'avais vu ce grain de beauté sur le menton.
En somme, quand je la voyais, je remarquais qu'elle avait un grain de
beauté, mais ma mémoire errante le promenait ensuite sur la figure
d'Albertine et le plaçait tantôt ici tantôt là.
J'avais beau être assez désappointé d'avoir trouvé en Mlle Simonet une
jeune fille trop peu différente de tout ce que je connaissais, de même
que ma déception devant l'église de Balbec ne m'empêchait pas de
désirer aller à Quimperlé, à Pont-Aven et à Venise je me disais que par
Albertine du moins, si elle-même n'était pas ce que j'avais espéré, je
pourrais connaître ses amies de la petite bande.
Je crus d'abord que j'y échouerais. Comme elle devait rester fort
longtemps encore à Balbec et moi aussi, j'avais trouvé que le mieux
était de ne pas trop chercher à la voir et d'attendre une occasion qui
me fît la rencontrer. Mais cela arrivât-il tous les jours, il était
fort à craindre qu'elle se contentât de répondre de loin à mon salut,
lequel dans ce cas, répété quotidiennement pendant toute la saison, ne
m'avancerait à rien.
Peu de temps après, un matin où il avait plu et où il faisait presque
froid, je fus abordé sur la digue par une jeune fille portant un
toquet et un manchon, si différente de celle que j'avais vue à la
réunion d'Elstir que reconnaître en elle la même personne semblait
pour l'esprit une opération impossible; le mien y réussit cependant,
mais après une seconde de surprise qui je crois n'échappa pas à
Albertine. D'autre part me souvenant à ce moment-là des «bonnes
façons» qui m'avaient frappé, elle me fit éprouver l'étonnement
inverse par son ton rude et ses manières «petite bande». Au reste la
tempe avait cessé d'être le centre optique et rassurant du visage,
soit que je fusse placé de l'autre côté, soit que le toquet la
recouvrît, soit que son inflammation ne fût pas constante. «Quel
temps, me dit-elle, au fond l'été sans fin à Balbec est une vaste
blague. Vous ne faites rien ici? On ne vous voit jamais au golf, aux
bals du Casino; vous ne montez pas à cheval non plus. Comme vous devez
vous raser. Vous ne trouvez pas qu'on se bêtifie à rester tout le
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