A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Troisième partie - 11

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phrase, en me montrant que j'avais peu de chance d'être admis dans la
petite bande, me fit trembler.) Mais en tous cas, même si la question
était posée à des jeunes gens, qu'est-ce que vous voulez qu'on puisse
trouver à dire là-dessus? Plusieurs familles ont écrit au _Gaulois_ pour
se plaindre de la difficulté de questions pareilles. Le plus fort est
que dans un recueil des meilleurs devoirs d'élèves couronnées, le
sujet a été traité deux fois d'une façon absolument opposée. Tout
dépend de l'examinateur. L'un voulait qu'on dise que Philinte était un
homme flatteur et fourbe, l'autre qu'on ne pouvait pas refuser son
admiration à Alceste, mais qu'il était par trop acariâtre et que comme
ami il fallait lui préférer Philinte. Comment voulez-vous que les
malheureuses élèves s'y reconnaissent quand les professeurs ne sont
pas d'accord entre eux. Et encore ce n'est rien, chaque année ça
devient plus difficile. Gisèle ne pourrait s'en tirer qu'avec un bon
coup de piston.» Je rentrai à l'hôtel, ma grand'mère n'y était pas, je
l'attendis longtemps; enfin, quand elle rentra, je la suppliai de me
laisser aller faire dans des conditions inespérées une excursion qui
durerait peut-être quarante-huit heures, je déjeunai avec elle,
commandai une voiture et me fis conduire à la gare. Gisèle ne serait
pas étonnée de m'y voir; une fois que nous aurions changé à Doncières,
dans le train de Paris, il y avait un wagon couloir où tandis que miss
sommeillerait je pourrais emmener Gisèle dans des coins obscurs,
prendre rendez-vous avec elle pour ma rentrée à Paris que je tâcherais
de rapprocher le plus possible. Selon la volonté qu'elle
m'exprimerait, je l'accompagnerais jusqu'à Caen ou jusqu'à Évreux, et
reprendrais le train suivant. Tout de même, qu'eût-elle pensé si elle
avait su que j'avais hésité longtemps entre elle et ses amies, que
tout autant que d'elle j'avais voulu être amoureux d'Albertine, de la
jeune fille aux yeux clairs, et de Rosemonde! J'éprouvais des remords,
maintenant qu'un amour réciproque allait m'unir à Gisèle. J'aurais pu
du reste lui assurer très véridiquement qu'Albertine ne me plaisait
plus. Je l'avais vue ce matin s'éloigner en me tournant presque le
dos, pour parler à Gisèle. Sur sa tête inclinée d'un air boudeur, ses
cheveux qu'elle avait derrière, différents et plus noirs encore,
luisaient comme si elle venait de sortir de l'eau. J'avais pensé à une
poule mouillée et ces cheveux m'avaient fait incarner en Albertine une
autre âme que jusque-là la figure violette et le regard mystérieux.
Ces cheveux luisants derrière la tête, c'est tout ce que j'avais pu
apercevoir d'elle pendant un moment, et c'est cela seulement que je
continuais à voir. Notre mémoire ressemble à ces magasins, qui, à
leurs devantures, exposent d'une certaine personne, une fois une
photographie, une fois une autre. Et d'habitude la plus récente reste
quelque temps seule en vue. Tandis que le cocher pressait son cheval,
j'écoutais les paroles de reconnaissance et de tendresse que Gisèle me
disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main tendue: c'est
que dans les périodes de ma vie où je n'étais pas amoureux et où je
désirais de l'être, je ne portais pas seulement en moi un idéal
physique de beauté qu'on a vu, que je reconnaissais de loin dans
chaque passante assez éloignée pour que ses traits confus ne
s'opposassent pas à cette identification, mais encore le fantôme
moral--toujours prêt à être incarné--de la femme qui allait être éprise
de moi, me donner la réplique dans la comédie amoureuse que j'avais
tout écrite dans ma tête depuis mon enfance et que toute jeune fille
aimable me semblait avoir la même envie de jouer, pourvu qu'elle eût
aussi un peu le physique de l'emploi. De cette pièce, quelle que fût
la nouvelle «étoile» que j'appelais à créer ou à reprendre le rôle, le
scénario, les péripéties, le texte même, gardaient une forme _ne
varietur_.
Quelques jours plus tard, malgré le peu d'empressement qu'Albertine
avait mis à nous présenter, je connaissais toute la petite bande du
premier jour, restée au complet à Balbec (sauf Gisèle, qu'à cause d'un
arrêt prolongé devant la barrière de la gare, et un changement dans
l'horaire, je n'avais pu rejoindre au train, parti cinq minutes avant
mon arrivée, et à laquelle d'ailleurs je ne pensais plus) et en plus
deux ou trois de leurs amies qu'à ma demande elles me firent
connaître. Et ainsi l'espoir du plaisir que je trouverais avec une
jeune fille nouvelle venant d'une autre jeune fille par qui je l'avais
connue, la plus récente était alors comme une de ces variétés de roses
qu'on obtient grâce à une rose d'une autre espèce. Et remontant de
corolle en corolle dans cette chaîne de fleurs, le plaisir d'en
connaître une différente me faisait retourner vers celle à qui je la
devais, avec une reconnaissance mêlée d'autant de désir que mon espoir
nouveau. Bientôt je passai toutes mes journées avec ces jeunes filles.
Hélas! dans la fleur la plus fraîche on peut distinguer les points
imperceptibles qui pour l'esprit averti dessinent déjà ce qui sera,
par la dessiccation ou la fructification des chairs aujourd'hui en
fleur, la forme immuable et déjà prédestinée de la graine. On suit
avec délices un nez pareil à une vaguelette qui enfle délicieusement
une eau matinale et qui semble immobile, dessinable, parce que la mer
est tellement calme qu'on ne perçoit pas la marée. Les visages humains
ne semblent pas changer au moment qu'on les regarde parce que la
révolution qu'ils accomplissent est trop lente pour que nous la
percevions. Mais il suffisait de voir à côté de ces jeunes filles leur
mère ou leur tante, pour mesurer les distances que sous l'attraction
interne d'un type généralement affreux, ces traits auraient traversées
dans moins de trente ans, jusqu'à l'heure du déclin des regards,
jusqu'à celle où le visage passé tout entier au-dessous de l'horizon,
ne reçoit plus de lumière. Je savais que aussi profond, aussi
inéluctable que le patriotisme juif, ou l'atavisme chrétien chez ceux
qui se croient le plus libérés de leur race, habitait sous la rose
inflorescence d'Albertine, de Rosemonde, d'Andrée, inconnus à
elles-mêmes, tenu en réserve pour les circonstances, un gros nez, une
bouche proéminente, un embonpoint qui étonnerait mais était en réalité
dans la coulisse, prêt à entrer en scène, tout comme tel dreyfusisme,
tel cléricalisme soudain, imprévu, fatal, tel héroïsme nationaliste et
féodal, soudainement issus à l'appel des circonstances d'une nature
antérieure à l'individu lui-même, par laquelle il pense, vit, évolue,
se fortifie ou meurt, sans qu'il puisse la distinguer des mobiles
particuliers qu'il prend pour elle. Même mentalement, nous dépendons
des lois naturelles beaucoup plus que nous ne croyons et notre esprit
possède d'avance comme certain cryptogame, comme telle graminée, les
particularités que nous croyons choisir. Mais nous ne saisissons que
les idées secondes sans percevoir la cause première (race juive,
famille française, etc.) qui les produisait nécessairement et que nous
manifestons au moment voulu. Et peut-être, alors que les unes nous
paraissent le résultat d'une délibération, les autres d'une imprudence
dans notre hygiène, tenons-nous de notre famille, comme les
papillonacées la forme de leur graine, aussi bien les idées dont nous
vivons que la maladie dont nous mourrons.
Comme sur un plant où les fleurs mûrissent à des époques différentes,
je les avais vues, en de vieilles dames, sur cette plage de Balbec,
ces dures graines, ces mous tubercules, que mes amies seraient un
jour. Mais qu'importait? en ce moment c'était la saison des fleurs.
Aussi quand Mme de Villeparisis m'invitait à une promenade, je
cherchais une excuse pour n'être pas libre. Je ne fis de visites à
Elstir que celles où mes nouvelles amies m'accompagnèrent. Je ne pus
même pas trouver un après-midi pour aller à Doncières voir Saint-Loup,
comme je le lui avais promis. Les réunions mondaines, les
conversations sérieuses, voire une amicale causerie, si elles avaient
pris la place de mes sorties avec ces jeunes filles, m'eussent fait le
même effet qui si à l'heure du déjeuner on nous emmenait non pas
manger, mais regarder un album. Les hommes, les jeunes gens, les
femmes vieilles ou mûres, avec qui nous croyons nous plaire, ne sont
portés pour nous que sur une plane et inconsistante superficie, parce
que nous ne prenons conscience d'eux que par la perception visuelle
réduite à elle-même; mais c'est comme déléguée des autres sens qu'elle
se dirige vers les jeunes filles; ils vont chercher l'une derrière
l'autre les diverses qualités odorantes, tactiles, savoureuses, qu'ils
goûtent ainsi même sans le secours des mains et des lèvres; et,
capables, grâce aux arts de transposition, au génie de synthèse où
excelle le désir, de restituer sous la couleur des joues ou de la
poitrine, l'attouchement, la dégustation, les contacts interdits, ils
donnent à ces filles la même consistance mielleuse qu'ils font quand
ils butinent dans une roseraie, ou dans une vigne dont ils mangent des
yeux les grappes.
S'il pleuvait, bien que le mauvais temps n'effrayât pas Albertine
qu'on voyait souvent, dans son caoutchouc, filer en bicyclette sous les
averses, nous passions la journée dans le casino où il m'eût paru ces
jours-là impossible de ne pas aller. J'avais le plus grand mépris pour
les demoiselles d'Ambresac qui n'y étaient jamais entrées. Et j'aidais
volontiers mes amies à jouer de mauvais tours au professeur de danse.
Nous subissions généralement quelques admonestations du tenancier ou
des employés usurpant un pouvoir directorial parce que mes amies, même
Andrée qu'à cause de cela j'avais cru le premier jour une créature si
dionysiaque et qui était au contraire frêle, intellectuelle, et cette
année-là fort souffrante, mais qui obéissait malgré cela moins à
l'état de sa santé qu'au génie de cet âge qui emporte tout et confond
dans la gaîté les malades et les vigoureux, ne pouvaient pas aller au
vestibule, à la salle des fêtes, sans prendre leur élan, sauter
par-dessus toutes les chaises, revenir sur une glissade en gardant
leur équilibre par un gracieux mouvement de bras, en chantant, mêlant
tous les arts, dans cette première jeunesse, à la façon de ces poètes
des anciens âges pour qui les genres ne sont pas encore séparés, et
qui mêlent dans un poème épique les préceptes agricoles aux
enseignements théologiques.
Cette Andrée qui m'avait paru la plus froide le premier jour était
infiniment plus délicate, plus affectueuse, plus fine qu'Albertine à
qui elle montrait une tendresse caressante et douce de grande sœur.
Elle venait au casino s'asseoir à côté de moi et savait--au
contraire d'Albertine--refuser un tour de valse ou même si j'étais
fatigué renoncer à aller au casino pour venir à l'hôtel. Elle
exprimait son amitié pour moi, pour Albertine, avec des nuances qui
prouvaient la plus délicieuse intelligence des choses du cœur, laquelle
était peut-être due en partie à son état maladif. Elle avait toujours
un sourire gai pour excuser l'enfantillage d'Albertine qui exprimait
avec une violence naïve la tentation irrésistible qu'offraient pour
elle des parties de plaisir auxquelles elle ne savait pas, comme
Andrée, préférer résolument de causer avec moi... Quand l'heure
d'aller à un goûter donné au golf approchait, si nous étions tous
ensemble à ce moment-là, elle se préparait, puis venant à Andrée: «Hé
bien, Andrée, qu'est-ce que tu attends pour venir? tu sais que nous
allons goûter au golf.--Non, je reste à causer avec lui, répondait
Andrée en me désignant.--Mais tu sais que Madame Durieux t'a invitée,
s'écriait Albertine, comme si l'intention d'Andrée de rester avec moi
ne pouvait s'expliquer que par l'ignorance où elle devait être qu'elle
avait été invitée.--Voyons, ma petite, ne sois pas tellement idiote»,
répondait Andrée. Albertine n'insistait pas, de peur qu'on lui
proposât de rester aussi. Elle secouait la tête: «Fais à ton idée,
répondait-elle, comme on dit à un malade qui par plaisir se tue à
petit feu, moi je me trotte, car je crois que ma montre retarde», et
elle prenait ses jambes à son cou. «Elle est charmante, mais inouïe»,
disait Andrée en enveloppant son amie d'un sourire qui la caressait
et la jugeait à la fois. Si, en ce goût du divertissement, Albertine
avait quelque chose de la Gilberte des premiers temps, c'est qu'une
certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que
nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de
notre tempérament parce que c'est lui qui les choisit, éliminant
toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et
complémentaires, c'est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire
souffrir notre cœur. Elles sont, ces femmes, un produit de notre
tempérament, une image, une projection renversée, un «négatif» de
notre sensibilité. De sorte qu'un romancier, pourrait au cours de la
vie de son héros, peindre presque exactement semblables ses
successives amours, et donner par là l'impression non de s'imiter
lui-même mais de créer, puisqu'il y a moins de force dans une
innovation artificielle que dans une répétition destinée à suggérer
une vérité neuve. Encore devrait-il noter, dans le caractère de
l'amoureux, un indice de variation qui s'accuse au fur et à mesure
qu'on arrive dans de nouvelles régions, sous d'autres latitudes de la
vie. Et peut-être exprimerait-il encore une vérité de plus si,
peignant pour ses autres personnages des caractères, il s'abstenait
d'en donner aucun à la femme aimée. Nous connaissons le caractère des
indifférents, comment pourrions-nous saisir celui d'un être qui se
confond avec notre vie, que bientôt nous ne séparons plus de
nous-même, sur les mobiles duquel nous ne cessons de faire d'anxieuses
hypothèses, perpétuellement remaniées. S'élançant d'au delà de
l'intelligence, notre curiosité de la femme que nous aimons dépasse
dans sa course le caractère de cette femme, nous pourrions nous y
arrêter que sans doute nous ne le voudrions pas. L'objet de notre
inquiète investigation est plus essentiel que ces particularités de
caractère, pareilles à ces petits losanges d'épiderme dont les
combinaisons variées font l'originalité fleurie de la chair. Notre
radiation intuitive les traverse et les images qu'elle nous rapporte
ne sont point celles d'un visage particulier mais représentent la
morne et douloureuse universalité d'un squelette.
Comme Andrée était extrêmement riche, Albertine pauvre et orpheline,
Andrée avec une grande générosité la faisait profiter de son luxe.
Quant à ses sentiments pour Gisèle ils n'étaient pas tout à fait ceux
que j'avais crus. On eut en effet bientôt des nouvelles de l'étudiante
et quand Albertine montra la lettre qu'elle en avait reçue, lettre
destinée par Gisèle à donner des nouvelles de son voyage et de son
arrivée à la petite bande, en s'excusant sur sa paresse de ne pas
écrire encore aux autres, je fus surpris d'entendre Andrée, que je
croyais brouillée à mort avec elle, dire: «Je lui écrirai demain,
parce que si j'attends sa lettre d'abord, je peux attendre longtemps,
elle est si négligente.» Et se tournant vers moi elle ajouta: «Vous ne
la trouveriez pas très remarquable évidemment, mais c'est une si brave
fille et puis j'ai vraiment une grande affection pour elle.» Je
conclus que les brouilles d'Andrée ne duraient pas longtemps.
Sauf ces jours de pluie, comme nous devions aller en bicyclette sur la
falaise ou dans la campagne, une heure d'avance je cherchais à me
faire beau et gémissais si Françoise n'avait pas bien préparé mes
affaires. Or, même à Paris, elle redressait fièrement et rageusement
sa taille que l'âge commençait à courber, pour peu qu'on la trouvât en
faute, elle humble, elle modeste et charmante quand son amour-propre
était flatté. Comme il était le grand ressort de sa vie, la
satisfaction et la bonne humeur de Françoise étaient en proportion
directe de la difficulté des choses qu'on lui demandait. Celles
qu'elle avait à faire à Balbec étaient si aisées qu'elle montrait
presque toujours un mécontentement qui était soudain centuplé et
auquel s'alliait une ironique expression d'orgueil quand je me
plaignais, au moment d'aller retrouver mes amies, que mon chapeau ne
fût pas brossé, ou mes cravates en ordre. Elle qui pouvait se donner
tant de peine sans trouver pour cela qu'elle eût rien fait, à la
simple observation qu'un veston n'était pas à sa place, non seulement
elle vantait avec quel soin elle l'avait «renfermé plutôt que non pas
le laisser à la poussière», mais prononçant un éloge en règle de ses
travaux, déplorait que ce ne fussent guère des vacances qu'elle
prenait à Balbec, qu'on ne trouverait pas une seconde personne comme
elle pour mener une telle vie. «Je ne comprends pas comment qu'on peut
laisser ses affaires comme ça et allez-y voir si une autre saurait se
retrouver dans ce pêle et mêle. Le diable lui-même y perdrait son
latin.» Ou bien elle se contentait de prendre un visage de reine, me
lançant des regards enflammés, et gardait un silence rompu aussitôt
qu'elle avait fermé la porte et s'était engagée dans le couloir; il
retentissait alors de propos que je devinais injurieux, mais qui
restaient aussi indistincts que ceux des personnages qui débitent
leurs premières paroles derrière le portant avant d'être entrés en
scène. D'ailleurs, quand je me préparais ainsi à sortir avec mes
amies, même si rien ne manquait et si Françoise était de bonne humeur
elle se montrait tout de même insupportable. Car se servant de
plaisanteries que dans mon besoin de parler de ces jeunes filles je
lui avais faites sur elles, elle prenait un air de me révéler ce que
j'aurais mieux su qu'elle si cela avait été exact, mais ce qui ne
l'était pas car Françoise avait mal compris. Elle avait comme tout le
monde son caractère propre; une personne ne ressemble jamais à une
voie droite, mais nous étonne de ses détours singuliers et inévitables
dont les autres ne s'aperçoivent pas et par où il nous est pénible
d'avoir à passer. Chaque fois que j'arrivais au point: «Chapeau pas en
place», «nom d'Andrée ou d'Albertine», j'étais obligé par Françoise de
m'égarer dans les chemins détournés et absurdes qui me retardaient
beaucoup. Il en était de même quand je faisais préparer des sandwichs
au chester et à la salade et acheter des tartes que je mangerais à
l'heure du goûter, sur la falaise, avec ces jeunes filles et qu'elles
auraient bien pu payer à tour de rôle si elles n'avaient été aussi
intéressées, déclarait Françoise au secours de qui venait alors tout
un atavisme de rapacité et de vulgarité provinciales et pour laquelle
on eût dit que l'âme divisée de la défunte Eulalie s'était incarnée
plus gracieusement qu'en Saint-Eloi, dans les corps charmants de mes
amies de la petite bande. J'entendais ces accusations avec la rage de
me sentir buter à un des endroits à partir desquels le chemin rustique
et familier qu'était le caractère de Françoise devenait impraticable,
pas pour longtemps heureusement. Puis le veston retrouvé et les
sandwichs prêts, j'allais chercher Albertine, Andrée, Rosemonde,
d'autres parfois, et, à pied ou en bicyclette, nous partions.
Autrefois j'eusse préféré que cette promenade eût lieu par le mauvais
temps. Alors je cherchais à retrouver dans Balbec «le pays des
Cimmériens», et de belles journées étaient une chose qui n'aurait pas
dû exister là, une intrusion du vulgaire été des baigneurs dans cette
antique région voilée par les brumes. Mais maintenant, tout ce que
j'avais dédaigné, écarté de ma vue, non seulement les effets de
soleil, mais même les régates, les courses de chevaux, je l'eusse
recherché avec passion pour la même raison qu'autrefois je n'aurais
voulu que des mers tempétueuses, et qui était qu'elles se
rattachaient, les unes comme autrefois les autres, à une idée
esthétique. C'est qu'avec mes amies nous étions quelquefois allés voir
Elstir, et les jours où les jeunes filles étaient là, ce qu'il avait
montré de préférence, c'était quelques croquis d'après de jolies
yachtswomen ou bien une esquisse prise sur un hippodrome voisin de
Balbec. J'avais d'abord timidement avoué à Elstir que je n'avais pas
voulu aller aux réunions qui y avaient été données. «Vous avez eu
tort, me dit-il, c'est si joli et si curieux aussi. D'abord cet être
particulier, le jockey, sur lequel tant de regards sont fixés, et qui
devant le paddock est là morne, grisâtre dans sa casaque éclatante, ne
faisant qu'un avec le cheval caracolant qu'il ressaisit, comme ce
serait intéressant de dégager ses mouvements professionnels, de
montrer la tache brillante qu'il fait et que fait aussi la robe des
chevaux, sur le champ de courses. Quelle transformation de toutes
choses dans cette immensité lumineuse d'un champ de courses où on est
surpris par tant d'ombres, de reflets, qu'on ne voit que là. Ce que
les femmes peuvent y être jolies! La première réunion surtout était
ravissante, et il y avait des femmes d'une extrême élégance, dans une
lumière humide, hollandaise, où l'on sentait monter dans le soleil
même, le froid pénétrant de l'eau. Jamais je n'ai vu de femmes
arrivant en voiture, ou leurs jumelles aux yeux, dans une pareille
lumière qui tient sans doute à l'humidité marine. Ah! que j'aurais
aimé la rendre; je suis revenu de ces courses, fou, avec un tel désir
de travailler!» Puis il s'extasia plus encore sur les réunions du
yachting que sur les courses de chevaux et je compris que des régates,
que des meetings sportifs où des femmes bien habillées baignent dans
la glauque lumière d'un hippodrome marin, pouvaient être pour un
artiste moderne motifs aussi intéressants que les fêtes qu'ils
aimaient tant à décrire pour un Véronèse ou un Carpaccio. «Votre
comparaison est d'autant plus exacte, me dit Elstir, qu'à cause de la
ville où ils peignaient, ces fêtes étaient pour une part nautiques.
Seulement, la beauté des embarcations de ce temps-là résidait le plus
souvent dans leur lourdeur, dans leur complication. Il y avait des
joutes sur l'eau, comme ici, données généralement en l'honneur de
quelque ambassade pareille à celle que Carpaccio a représentée dans la
Légende de Sainte Ursule. Les navires étaient massifs, construits
comme des architectures, et semblaient presque amphibies comme de
moindres Venises au milieu de l'autre, quand amarrés à l'aide de ponts
volants, recouverts de satin cramoisi et de tapis persans ils
portaient des femmes en brocart cerise ou en damas vert, tout près des
balcons inscrustés de marbres multicolores où d'autres femmes se
penchaient pour regarder, dans leurs robes aux manches noires à crevés
blancs serrés de perles ou ornés de guipures. On ne savait plus où
finissait la terre, où commençait l'eau, qu'est-ce qui était encore le
palais ou déjà le navire, la caravelle, la galéasse, le Bucentaure.»
Albertine écoutait avec une attention passionnée ces détails de
toilette, ces images de luxe que nous décrivait Elstir. «Oh! je
voudrais bien voir les guipures dont vous me parlez, c'est si joli le
point de Venise, s'écriait-elle; d'ailleurs j'aimerais tant aller à
Venise!»
--Vous pourrez peut-être bientôt, lui dit Elstir, contempler les
étoffes merveilleuses qu'on portait là-bas. On ne les voyait plus que
dans les tableaux des peintres vénitiens, ou alors très rarement dans
les trésors des églises, parfois même il y en avait une qui passait
dans une vente. Mais on dit qu'un artiste de Venise, Fortuny, a
retrouvé le secret de leur fabrication et qu'avant quelques années les
femmes pourront se promener, et surtout rester chez elles, dans des
brocarts aussi magnifiques que ceux que Venise ornait, pour ses
patriciennes, avec des dessins d'Orient. Mais je ne sais pas si
j'aimerai beaucoup cela, si ce ne sera pas un peu trop costume
anachronique, pour des femmes d'aujourd'hui, même paradant aux
régates, car pour en revenir à nos bateaux modernes de plaisance,
c'est tout le contraire que du temps de Venise, «Reine de
l'Adriatique». Le plus grand charme d'un yacht, de l'ameublement d'un
yacht, des toilettes de yachting, est leur simplicité de choses de la
mer, et j'aime tant la mer. Je vous avoue que je préfère les modes
d'aujourd'hui aux modes du temps de Véronèse et même de Carpaccio. Ce
qu'il y a de joli dans nos yachts--et dans les yachts moyens
surtout, je n'aime pas les énormes, trop navires, c'est comme pour les
chapeaux, il y a une mesure à garder--c'est la chose unie, simple,
claire, grise, qui par les temps voilés, bleuâtres, prend un flou
crémeux. Il faut que la pièce où l'on se tient ait l'air d'un petit
café. Les toilettes des femmes sur un yacht c'est la même chose; ce
qui est gracieux, ce sont ces toilettes légères, blanches et unies, en
toile, en linon, en pékin, en coutil, qui au soleil et sur le bleu de
la mer font un blanc aussi éclatant qu'une voile blanche. Il y a très
peu de femmes du reste qui s'habillent bien, quelques-unes pourtant
sont merveilleuses. Aux courses, Mlle Léa avait un petit chapeau blanc
et une petite ombrelle blanche, c'était ravissant. Je ne sais pas ce
que je donnerais pour avoir cette petite ombrelle.» J'aurais tant
voulu savoir en quoi cette petite ombrelle différait des autres, et
pour d'autres raisons, de coquetterie féminine, Albertine l'aurait
voulu plus encore. Mais comme Françoise qui disait pour les soufflés:
«C'est un tour de main», la différence était dans la coupe. «C'était,
disait Elstir, tout petit, tout rond, comme un parasol chinois.» Je
citai les ombrelles de certaines femmes, mais ce n'était pas cela du
tout. Elstir trouvait toutes ces ombrelles affreuses. Homme d'un goût
difficile et exquis, il faisait consister dans un rien, qui était tout,
la différence entre ce que portait les trois quarts des femmes et qui
lui faisait horreur et une jolie chose qui le ravissait, et, au
contraire de ce qui m'arrivait à moi pour qui tout luxe était
stérilisant, exaltait son désir de peintre «pour tâcher de faire des
choses aussi jolies». «Tenez, voilà une petite qui a déjà compris
comment étaient le chapeau et l'ombrelle, me dit Elstir en me montrant
Albertine, dont les yeux brillaient de convoitise.--Comme j'aimerais
être riche pour avoir un yacht, dit-elle au peintre. Je vous
demanderais des conseils pour l'aménager. Quels beaux voyages je
ferais. Et comme ce serait joli d'aller aux régates de Cowes. Et une
automobile! Est-ce que vous trouvez que c'est joli les modes des
femmes pour les automobiles?--Non, répondait Elstir, mais cela sera.
D'ailleurs, il y a peu de couturière, un ou deux, Callot, quoique
donnant un peu trop dans la dentelle, Doucet, Cheruit, quelquefois
Paquin. Le reste sont des horreurs.--Mais alors, il y a une
différence immense entre une toilette de Callot et celle d'un
couturier quelconque?, demandai-je à Albertine.--Mais énorme, mon
petit bonhomme, me répondit-elle. Oh! pardon. Seulement, hélas! ce qui
coûte trois cents francs ailleurs coûte deux mille francs chez eux.
Mais cela ne se ressemble pas, cela a l'air pareil pour les gens qui
n'y connaissent rien.--Parfaitement, répondit Elstir, sans aller
pourtant jusqu'à dire que la différence soit aussi profonde qu'entre
une statue de la cathédrale de Reims et de l'église Saint-Augustin...
Tenez, à propos de cathédrales, dit-il en s'adressant spécialement à
moi, parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes
filles n'avaient pas pris part et qui d'ailleurs ne les eût nullement
intéressées, je vous parlais l'autre jour de l'église de Balbec comme
d'une grande falaise, une grande levée des pierres du pays, mais
inversement, me dit-il en me montrant une aquarelle, regardez ces
falaises (c'est une esquisse prise tout près d'ici, aux Creuniers),
regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font
penser à une cathédrale.» En effet, on eût dit d'immenses arceaux
roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en
poussière, volatilisés par la chaleur, laquelle avait à demi bu la
mer, presque passée, dans toute l'étendue de la toile, à l'état
gazeux. Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité,
celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes
qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante,
plus proche: les ombres. Altérées de fraîcheur, la plupart, désertant
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