Césarine Dietrich - 09

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plaisait; vous revenez parce que cela vous plaît. Moi, ces façons-là me
déplaisent. J'aime à savoir si les gens que je reçois me sont amis ou
ennemis; s'ils sont dans le dernier cas, je ne les admets qu'en me
tenant sur mes gardes; veuillez donc dire sur quel pied je dois être
avec vous; mettez-y du courage et de la franchise, mais ne comptez en
aucun cas que je tolérerais le plus petit manque d'égards.
Étourdi de cette semonce, le marquis essaya de se justifier; il
prétendit qu'il s'était absenté réellement, qu'il avait envoyé une carte
P. P. C., ce qui n'était pas vrai, et, comme il ne savait pas mentir, sa
raillerie intérieure se changea en confusion et en dépit.
M. Dietrich, qui avait gardé le silence, prit alors la parole.
--Monsieur le marquis, lui dit-il après avoir sonné pour défendre
d'introduire d'autres visites, vous êtes venu chercher une explication
que j'allais vous demander ce matin. Vous vous êtes fait passer pour
absent, et vous n'avez pas quitté Paris. Autant que ma fille, j'ai le
droit de trouver étrange que vous n'ayez pas su nous donner un prétexte
de votre disparition; mais mon étonnement est encore plus profond et
plus sérieux que le sien, car je sais ce qu'elle ignore: vous vous êtes
constitué son surveillant, je ne veux pas me servir d'un mot plus juste
peut-être, mais trop cruel. Votre excuse est sans doute dans une
passion ou dans un dépit qui légitime votre conduite à vos propres
yeux, mais qu'il est temps de surmonter, si vous ne voulez l'avouer
franchement.
--Eh bien! je l'avoue franchement, répondit le marquis, poussé à bout
par le sang-froid imposant de M. Dietrich. Je me suis conduit comme un
espion, comme un misérable. J'ai bu toute la honte de mon rôle, puisque
me voici dévoilé; mais ce n'est pas à monsieur Dietrich de me le
reprocher si durement. J'ai fait ce qu'il ne faisait pas, j'ai rempli
envers sa fille un devoir que me suggérait mon dévouement pour elle, et
que lui ne pouvait remplir parce qu'il ignorait le péril.
M. Dietrich l'interrompit.
--Vous vous trompez, monsieur; j'étais mieux renseigné que vous; je
savais que dans aucune démarche de ma fille il n'y avait péril pour
elle. Je sais maintenant ceci: c'est que vous élevez la prétention de
l'empêcher à tout prix de faire choix d'un autre que vous pour son mari;
ce choix, elle ne l'a pas fait, mais elle a le droit de le faire. Me
voici pour le maintenir et le faire respecter. Vous savez que j'ai
sincèrement regretté de vous voir échouer auprès d'elle; mais
aujourd'hui je ne le regrette plus, voyant que vous manquez de sagesse
et de dignité. Je vous le déclare avec l'intention de ne me rétracter en
aucune façon, soit que vous me répondiez par des excuses ou par des
menaces.
--Vous n'aurez de moi ni l'un ni l'autre, répliqua le marquis; je sais
le respect que je dois à vous et à moi-même. Je me retire pour attendre
chez moi les ordres qu'il vous plaira de me donner.
--C'est bien fait! s'écria Césarine dès qu'il fut sorti. Merci, mon
père! tu as fait respecter ta fille!
--Malheureuse enfant! lui dis-je avec une vivacité que je ne pus
maîtriser, tu ne songes qu'à toi. Tu ne vois pas qu'il y a un duel au
bout de cette explication, et que ta folie place ton père en face de
l'épée d'un homme exaspéré par toi?
Césarine pâlit, et se jetant au cou de son père:
--Ce n'est pas vrai, cela! s'écria-t-elle; dis que ce n'est pas vrai, ou
je meurs!
--Ce n'est pas vrai, répondit M. Dietrich. Notre amie s'exagère mon
devoir et mes intentions. Si M. de Rivonnière se le tient pour dit,
l'incident est vidé; sinon....
--Ah! oui, voilà! _sinon_! Mon père, tu me mets au désespoir, tu me
rends folle!
--Il faut être calme, ma fille; je suis jeune encore et, dans une
question d'honneur, un homme en vaut un autre. J'aurais mauvaise grâce à
me plaindre de ta conduite, puisque je n'ai pas su faire prévaloir mon
autorité et te forcer à la prudence. Je dois accepter les conséquences
de ma tendresse pour toi; je les accepte.
Il se dégagea doucement de ses bras et sortit. Elle fut véritablement
suffoquée par les pleurs, et me jura qu'elle ne sortirait plus jamais
seule pour ne pas exposer son père à porter la peine de ses
excentricités.
Elle tint parole pendant quelques jours. Je parlai à Bertrand pour
l'engager à ne porter aucune lettre d'elle sans la montrer à M. Dietrich
ou à moi. Il hésita beaucoup à prendre cet engagement. Pour lui,
Césarine était la meilleure tête de la maison. Si quelqu'un pouvait
dissiper l'orage qui s'amassait autour de nous, et dont il comprenait
fort bien la gravité, car il devinait ce qu'on ne lui disait pas,
c'était Césarine et nul autre. Pourtant il fut vaincu par mon insistance
et promit. Trois jours après, il m'apporta une lettre de Césarine
adressée à M. de Rivonnière, mais en me priant de demander son compte à
M. Dietrich.
--Je n'ai jamais trahi les bons maîtres, disait-il, et vous m'avez forcé
de faire une mauvaise promesse. Mademoiselle Césarine n'aura plus de
confiance en moi. Je ne peux pas rester dans une maison où je ne serais
pas estimé.
Je ne savais plus que faire. Cet homme avait raison. Il était trop tard
pour retenir Césarine; lui ôter son agent le plus fidèle et le plus
dévoué, c'était la pousser à commettre plus d'imprudences encore. Je
rendis la lettre à Bertrand et j'attendis que Césarine vînt me raconter
ce qu'elle contenait, car il était rare qu'elle ne demandât pas conseil
aussitôt après avoir agi à sa tête.
Elle ne vint pas, et mes anxiétés recommencèrent. Cette fois je ne
craignais plus pour mon neveu. J'étais sûre que Césarine ne l'avait pas
revu; mais je craignais pour M. Dietrich, que la conduite du marquis
avait fort irrité, et qui ne paraissait nullement disposé à lui
pardonner.
Le lendemain, Césarine entra chez moi en me disant:
--Je sors, veux-tu venir avec moi?
--Certainement, répondis-je, et je ne comprendrais pas que tu voulusses
sortir sans moi dans les circonstances où tu as placé ton père.
--Ne me gronde plus, reprit-elle, j'ai résolu de réparer mes torts, quoi
qu'il m'en coûte; tu vas voir!
--Où allons-nous?
--Je te le dirai quand nous serons parties.
Les ordres étaient donnés d'avance au cocher par Bertrand, et nous
descendîmes les Champs-Élysées sans que Césarine voulût s'expliquer.
Enfin, sur la place de la Concorde, elle me dit:
--Nous allons acheter des fleurs, rue des Trois-Couronnes, chez
Lemichez.
En effet, nous descendîmes dans les jardins de cet horticulteur et
parcourûmes ses serres, où Césarine choisit quelques plantes fort
chères; à 3 heures elle regarda sa montre, et tout aussitôt nous vîmes
entrer le marquis de Rivonnière.
--Voici justement un de mes amis, dit Césarine à l'employé qui nous
accompagnait. Dans sa voiture et dans la mienne, nous emporterons les
plantes. Veuillez faire remplir les voitures sans que rien soit brisé,
et faites faire la note, que je veux payer tout de suite.
Nous restâmes donc dans la serre aux camélias, où le marquis vînt nous
joindre.
--Merci, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous êtes venu à
mon rendez-vous; vous avez compris que je ne pouvais plus, jusqu'à
nouvel ordre, vous mettre en présence de mon père. Asseyez-vous sur ce
banc, nous sommes très-bien ici pour causer.
Monsieur de Rivonnière, j'ai réfléchi, j'ai vu clair dans ma conduite,
je l'ai condamnée, et c'est à vous que je veux me confesser. Je ne vous
ai pas trahi, puisque je n'ai jamais eu d'amour pour vous, et je ne vous
ai pas trompé en mettant mon refus sur le compte d'une aversion
prononcée pour le mariage. J'étais sincère, je n'aimais personne, et je
croyais que l'amour de ma liberté ne serait jamais assouvi. Il l'a été
bien plus vite que je ne pensais. Le monde m'a ennuyé, la liberté m'a
épouvantée. J'ai vu quelqu'un qui m'a plu, que je n'épouserai peut-être
pas, qui probablement ne saura jamais que je l'aime, mais qu'il m'est
impossible de ne pas aimer. Que voulez-vous que je vous dise? Je me
croyais une femme très-forte, je ne suis qu'une enfant très-faible, et
d'autant plus faible que je ne croyais pas à l'amour et ne m'en méfiais
pas. Je lui appartiens maintenant et j'en meurs de honte et de chagrin,
puisque ma passion n'est point partagée. Si vous souhaitiez une
vengeance, soyez satisfait. Je suis aussi punie qu'on peut l'être
d'avoir préféré un inconnu à un ami éprouvé; mais vous n'êtes ni cruel
ni égoïste, ni vindicatif, et, si vous avez eu l'apparence contre vous
au point de perdre l'affection de mon père, la faute en est à moi, à
moi seule. Je ne vous ai pas compris, je vous ai mal jugé. Je me suis
méfiée de vous. Vos torts sont mon ouvrage, je vous ai exaspéré, égaré,
jeté dans une sorte de délire. J'aurais dû vous dire dès le premier jour
ce que je vous dis maintenant: Mon ami, plaignez-moi, je suis
malheureuse; soyez bon, ayez pitié de moi!
En parlant ainsi avec une émotion qui la rendait plus belle que jamais,
Césarine se plia et se pencha comme si elle allait s'agenouiller devant
M. de Rivonnière. Celui-ci, éperdu et comme désespéré, l'en empêcha en
s'écriant:
--Que faites-vous là? C'est vous qui êtes folle et cruelle! Vous voulez
donc me tuer? Que me demandez-vous, qu'exigez-vous de moi? Ai-je
compris? Je croyais à un caprice, vous me dites pour me consoler que
c'est une passion! et vous voulez.... Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que
vous voulez?
--Ce que votre coeur et votre conscience vous crient, mon ami,
répondit-elle, toujours penchée vers lui et retenant ses mains
tremblantes dans les siennes; je veux que vous me pardonniez mon manque
d'estime, mon ingratitude, mon silence. Quand vous m'avez dit: «Avouez
votre amour pour un autre, je reste votre ami,»--car vous m'avez dit
cela! j'aurais dû vous croire; c'est votre droiture, c'est votre honneur
qui parlait spontanément. J'ai cru à un piège, c'est là mon crime et la
cause de votre colère. Ma méfiance vous a trompé. Vous avez cru à un
caprice, dites-vous? Cela devait être. Aussi m'avez-vous traitée comme
une fantasque enfant que l'on veut protéger et sauver en dépit
d'elle-même. Vous avez pris cela pour un devoir, et vous avez employé
tous les moyens pour vous en acquitter. À présent vous découvrez, vous
voyez que c'est une passion et que j'en souffre affreusement; votre
devoir change; il faut me soutenir, me plaindre, me consoler, s'il se
peut, il faut m'aimer surtout! Il faut m'aimer comme une soeur, vous
dévouer à moi comme un tendre frère. Ne me causez pas cette douleur
atroce de perdre mon meilleur ami au moment où j'en ai le plus besoin.
Et elle lui jeta ses bras au cou en l'embrassant comme elle embrassait
M. Dietrich quand elle voulait le vaincre. Elle ne pouvait pas ne pas
réussir avec le marquis: il était déjà vaincu.
--Vous me tuez! lui dit-il, et je baise la main qui me frappe. Ah! que
vous connaissez bien votre empire sur moi, et comme vous en abusez!
Allons, vous triomphez; que faut-il faire? Allez-vous me demander
d'amener à vos genoux l'ingrat qui vous dédaigne?
--Ah! grand Dieu, s'écria-t-elle, il s'agit bien de cela! S'il se
doutait de ma passion, je mourrais de douleur et de honte. Non, vous
n'avez rien à faire que de m'accepter éprise d'un autre et de m'aimer
assez pour demander pardon à mon père des torts qu'il vous attribue. Il
a cru que vous vouliez me perdre par un éclat, faire croire que vous
aviez des droits sur moi. Dites-lui la vérité, accusez-moi,
expliquez-vous. Dites-lui que vous n'avez d'autre ambition que celle de
jouer avec moi le rôle d'ange gardien. Justifiez-vous, donnez lui votre
parole pour l'avenir et laissez-moi vous réconcilier. Ce ne sera pas
difficile; il vous aime tant, mon pauvre père! il est si malheureux
d'être brouillé avec vous!
Le marquis hésitait à prendre des engagements avec M. Dietrich. Césarine
pleura tant et si bien qu'il promit de venir à l'hôtel le soir même, et
qu'il y vint.
Elle avait exigé mon silence sur cette entrevue si habilement amenée, et
elle voulait que le marquis vînt chez elle comme de lui-même.
J'hésitais à tromper M. Dietrich.
--Peux-tu me blâmer? s'écria-t-elle. Tout ce que j'ai imaginé pour
préserver la vie de mon père devrait te sembler une tâche sacrée, que
j'ai combinée avec énergie et menée à bien avec adresse et dévouement.
Si j'eusse suivi ton conseil de me tenir tranquille, de me cacher, de ne
plus faire ce que tu appelles mes imprudences, le ressentiment de ces
deux hommes s'éternisait et amenait tôt ou tard un éclat. Grâce à moi,
ils vont s'aimer plus que jamais, et tu seras à jamais tranquille pour
ton neveu. M. de Rivonnière n'est pas si chevaleresque et si généreux
que je le lui ai dit. Il a les instincts d'un tigre sous son air
charmant; mais j'arriverai à le rendre tel qu'il doit être, et je lui
aurai rendu un grand service dont il me saura gré plus tard. Quand on ne
peut pas combattre une bête féroce, on la séduit et l'apprivoise. J'ai
fait une grande faute le jour où j'ai perdu patience avec lui. Je m'y
prenais mal, à présent je le tiens!
M. Dietrich, surpris par la visite du marquis, accepta l'expression de
son repentir aussi franchement que Césarine l'avait prévu. Le pauvre
Rivonnière était d'une pâleur navrante. On voyait qu'il avait souffert
autant dans cette terrible journée que s'il eût eu à subir la torture.
Son abattement donnait un grand poids au serment qu'il fit de respecter
la liberté de Césarine et de rester son ami dévoué. M. Dietrich
l'embrassa. Césarine lui tendit ses deux mains à la fois, après quoi
elle se mit au piano et lui joua délicieusement les airs qu'il
préférait. Ses nerfs se détendirent. Le marquis pleura comme un enfant
et s'en alla béni et brisé.
--Eh bien, mademoiselle! me dit Bertrand, que je rencontrai dans la
galerie après que les portes se furent refermées sur M. de Rivonnière,
vous avez eu raison de me laisser porter la lettre. Je vous le disais
bien, qu'il n'y avait que mademoiselle Césarine pour arranger les
affaires. Elle y a pensé, elle l'a voulu, elle a écrit, elle a parlé, et
_le tour est fait_. Pardon de l'expression! elle est un peu familière,
mais je n'en trouve pas d'autre pour le moment.
Il n'y en avait pas d'autre en effet: le tour était joué. Césarine
était-elle donc profonde en ruses et en cruautés? Non, elle était
féconde en expédients et habile à s'en servir. Elle se pénétrait de ses
rôles au point de ressentir toutes les émotions qu'ils comportaient.
Elle croyait fermement à son inspiration, à son génie de femme, et se
persuadait opérer le sauvetage des autres en les noyant pour se faire
place.
Elle était donc maîtresse de la situation comme toujours. Elle avait
amené son père à tout accepter, elle avait paralysé la vengeance du
marquis, elle m'avait surprise et troublée au point que je ne trouvais
plus de bonnes raisons pour la résistance. Il ne lui restait qu'à
vaincre celle de Paul, et, comme elle le disait, l'action était
simplifiée. Les forces de sa volonté, n'ayant plus que ce but à
atteindre, étaient décuplées.
--Que comptes-tu faire! lui disais-je; vas-tu encore le provoquer malgré
le mauvais résultat de tes premières avances?
--J'ai fait une école, répondait-elle, je ne la recommencerai pas. Je
m'y prendrai autrement; je ne sais pas encore comment. J'observerai et
j'attendrai l'occasion; elle se présentera, n'en doute pas. Les choses
humaines apportent toujours leur contingent de secours imprévu à la
volonté qui guette pour en tirer parti.
Cette fatale occasion vint en effet, mais au milieu de circonstances
assez compliquées, qu'il faut reprendre de plus haut.
Marguerite n'avait pas caché à Paul la visite de Césarine, et elle lui
avait assez bien décrit la personne pour qu'il lui fût aisé de la
reconnaître. Il m'avait fait part de cette démarche bizarre, et je la
lui avais expliquée. Il n'était plus possible de lui cacher la vérité.
Par le menu, il apprit tout; mais nous eûmes grand soin de n'en pas
parler devant Marguerite, dont la jalousie se fût allumée.
Paul se montra, dans cette épreuve délicate, au-dessus de toute
atteinte. Comme il avait coutume d'en rire quand je l'interrogeais, je
l'adjurai, un soir que je l'avais emmené promener au Luxembourg, de me
répondre sincèrement une fois pour toutes.
--Est-ce que ce n'est pas déjà fait? me dit-il avec surprise; pourquoi
supposez-vous que je pourrais changer de sentiment et de volonté?
--Parce que les circonstances se modifient à toute heure autour de cette
situation, parce que M. Dietrich consentirait, parce que je serais
forcée de consentir, parce que M. de Rivonnière se résignerait, parce
qu'enfin tu n'es pas bien heureux avec Marguerite, et que tu n'es pas
lié à elle par un devoir réel. Son sort et celui de l'enfant assurés,
rien ne te condamne à sacrifier à une femme que tu n'aimes pas le sort
le plus brillant et la conquête la plus flatteuse.
--Ma tante, répondit-il, vous jouez sur le mot aimer. J'aime Marguerite
comme j'aime mon enfant, d'abord parce qu'elle m'a donné cet enfant, et
puis parce qu'elle est une enfant elle-même. Cette indulgence tendre que
la faiblesse inspire naturellement à l'homme est un sentiment
trés-profond et très-sain. Il ne donne pas les émotions violentes de
l'amour romanesque, mais il remplit les coeurs honnêtes, et n'y laisse
pas de place pour le besoin des passions excitantes. Je suis une nature
sobre et contenue. Ce besoin, impérieux chez d'autres, est très-modéré
chez moi. Je ne suis pas attiré par le plaisir fiévreux. Mes nerfs ne
sont pas entraînés aux paroxysmes, mon cerveau n'est guère poétique, un
idéal n'est pour moi qu'une chimère, c'est-à-dire un monstre à beau
visage trompeur. Pour moi, le charme de la femme n'est pas dans le
développement extraordinaire de sa volonté, au contraire il est dans
l'abandon tendre et généreux de sa force. Le bonheur parfait n'étant
nulle part, car je n'appelle pas bonheur l'ivresse passagère de
certaines situations enviées, j'ai pris le mien à ma portée, je l'ai
fait à ma taille, je tiens à le garder, et je défie mademoiselle
Dietrich de me persuader qu'elle en ait un plus désirable à m'offrir. Si
elle réussissait à m'ébranler en agissant sur mes sens ou sur mon
imagination, sur la partie folle ou brutale de mon être, je saurais
résister à la tentation, et, si je sentais le danger d'y succomber, je
prendrais un grand parti: j'épouserais Marguerite.
--Épouser Marguerite! ce n'est pas possible, mon enfant!
--Ce n'est pas facile, je le sais, mais ce n'est pas impossible. Cette
union blesserait votre juste fierté; c'est pourquoi je ne m'y résoudrais
qu'à la dernière extrémité.
--Qu'appelles-tu la dernière extrémité?
--Le danger de tomber dans une humiliation pire que celle d'endosser le
passé d'une fille déchue, le danger de subir la domination d'une femme
altière et impérieuse. Marguerite ne se fera jamais un jeu de ma
jalousie. Elle a ce grand avantage de ne pouvoir m'en inspirer aucune.
Je suis sûr du présent. Le passé ne m'appartenant pas, je n'ai pas à en
souffrir ni à le lui reprocher. L'homme qui l'a séduite n'existe plus
pour elle ni pour moi: elle l'a anéanti à jamais en refusant ses secours
et en voulant ignorer ce qu'il est devenu. Jamais ni elle ni moi n'en
avons entendu parler. Il est probablement mort. Je peux donc
parfaitement oublier que je ne suis pas son premier amour, puisque je
suis certain d'être le dernier.
Quelques jours après cette conversation, je trouvai Marguerite
très-joyeuse. Je n'avais pas grand plaisir à causer avec elle; mais,
comme je voyais toutes les semaines une vieille amie dans son voisinage,
j'allais m'informer du petit Pierre en passant. Marguerite avait un gros
lot de guipures à raccommoder, et je reconnus tout de suite un envoi de
Césarine.
--C'est cette jolie dame, votre amie, qui m'a apporté ça, me dit-elle.
Elle est venue ce matin, à pied, par le Luxembourg, suivie de son
domestique à galons de soie. Elle est restée à causer avec moi pendant
plus d'une heure. Elle m'a donné de bons conseils pour la santé du
petit, qui souffre un peu de ses dents. Elle s'est informée de tout ce
qui me regarde avec une bonté!... Voyez-vous, c'est un ange pour moi, et
je l'aime tant que je me jetterais au feu pour elle. Elle n'a pas encore
voulu me dire son nom; est-ce que vous ne me le direz pas?
--Non, puisqu'elle ne le veut pas.
--Est-ce que Paul le sait?
--Je l'ignore.
--C'est drôle qu'elle en fasse un mystère; c'est quelque dame de charité
qui cache le bien qu'elle fait.
--Aviez-vous réellement besoin de cet ouvrage, Marguerite?
--Oui, nous en manquons depuis quelque temps. Madame Féron, qui est
fière, en souffre, et fait quelquefois semblant de n'avoir pas faim pour
n'être pas à charge à Paul; mais elle supporte bien des privations, et
l'enfant nous dérange beaucoup de notre travail. Paul fait pour nous
tout ce qu'il peut, peut-être plus qu'il ne peut, car il use ses vieux
habits jusqu'au bout, et quelquefois j'ai du chagrin de voir les
économies qu'il fait.
--Acceptez de moi, ma chère enfant, et vous ne lui coûterez plus rien.
--Il me l'a défendu, et j'ai juré de ne pas désobéir. D'ailleurs nous
voilà tranquilles; ma jolie dame nous fournira de l'ouvrage. En voilà
pour longtemps, Dieu merci! Elle nous paye très-cher, le double de ce
que nous lui aurions demandé. Voyez comme c'est beau! toute une
garniture de chambre à coucher en vieux point! Quand ce sera doublé de
rose....
--Mais cette quantité d'ouvrage et ce gros prix, cela ressemble bien à
une aumône; ne craignez-vous pas que Paul ne soit mécontent de vous la
voir accepter?
--On ne le lui dira pas. La charité, s'il y en a, est surtout au profit
de madame Féron, qui en a bien besoin, et c'est pour elle que j'ai
accepté. Vous ne voudriez pas empêcher cette brave femme de gagner sa
vie? Paul n'en aurait pas le droit, d'ailleurs!
Je crus devoir me taire; mais je vis bien que le feu était ouvert et que
Césarine s'emparait de Marguerite pour aplanir son chemin mystérieux.
Le lendemain, je fus frappée d'une nouvelle surprise. Je trouvai
Marguerite dans l'antichambre de Césarine. Elle avait reçu d'elle ce
billet qu'elle me montra:
«Ma chère enfant, j'ai oublié un détail important pour la coupe des
dentelles. Il faut que vous preniez vous-même la mesure de la toilette.
Je vous envoie ma voiture, montez-y et venez.

«La dame aux guipures.»

--Est-ce que Paul a consenti? lui demandai-je.
--Paul était parti pour son bureau. Dame! il n'y avait pas à réfléchir,
et puis j'étais si contente de monter dans la belle voiture, toute
doublée de satin comme une robe de princesse! et des chevaux!
domestiques devant, derrière! ça allait si vite que j'avais peur
d'écraser les passants. J'avais envie de leur crier:--Rangez-vous donc!
Ah! je peux dire que je n'ai jamais été à pareille fête!
Césarine, qui s'habillait, fit prier Marguerite d'entrer. Je la suivis.
--Ah! tu t'intéresses à nos petites affaires? me dit-elle avec un
malicieux sourire. Il n'y a pas moyen de te rien cacher! Moi qui voulais
te surprendre en renouvelant mon appartement d'après tes idées! Chère
petite, dit-elle à Marguerite, voyez bien la forme de cette toilette
pour rabattre les angles sans coutures apparentes; voici du papier, des
ciseaux. Taillez un patron bien exact.
--Mais enfin, madame, s'écria Marguerite en recevant les ciseaux d'or et
en jetant un regard ébloui sur la toilette chargée de bijoux, dites-moi
donc où je suis, et si vous êtes reine ou princesse!
--Ni l'une, ni l'autre, répondit Césarine. Je ne suis guère plus noble
que vous, mon enfant. Mes parents ont gagné de la fortune en
travaillant: c'est pourquoi je m'intéresse aux personnes qui vivent de
leur travail; mais il est bien inutile que je vous fasse un mystère que
mademoiselle de Nermont trahirait. Je me nomme Césarine Dietrich, une
personne que M. Paul n'aime guère.
--Il a tort, bien tort, vous êtes si aimable et si bonne!
--Il vous avait dit le contraire, n'est-il pas vrai?
--Mais non, il ne m'avait rien dit. Ah si! il vous trouvait trop parée
au bal, voilà tout; mais il vous connaît si peu, il faut lui pardonner.
--Il ne vous a pas chargée, dis-je à Marguerite un peu sévèrement, de
demander pardon pour lui.
Elle me regarda avec étonnement. Césarine la prit par te bras et lui fit
voir tout son appartement et toute la partie de l'hôtel qu'elle
habitait. Elle s'amusait de son vertige, de ses questions naïves, de ses
notions quelquefois justes, quelquefois folles sur toutes choses. En la
promenant ainsi, elle échappait à mon contrôle, elle l'accaparait, elle
la grisait, elle faisait reluire l'or et les joyaux devant elle, elle
jouait le rôle de Méphisto auprès de cette Marguerite, aussi femme que
celle de la légende.
Voyant que Césarine était résolue à me mettre de côté pour le moment, je
quittai sa chambre, où elle ramena Marguerite et l'y garda assez
longtemps; puis elle voulut la reconduire jusqu'à sa voiture, qui devait
la remmener, et en traversant le salon elle m'y trouva avec le marquis
de Rivonnière; c'est là qu'eut lieu une scène inattendue qui devait
avoir des suites bien graves.
--Bonjour, marquis, dit Césarine, qui entrait la première, je vous
attendais. Vous venez déjeuner avec nous?
En ce moment, et comme M. de Rivonnière s'avançait pour baiser la main
de sa souveraine, il se trouva vis-à-vis de Marguerite, qui la suivait.
Il resta une seconde comme paralysé, et Marguerite, qui ne savait rien
cacher, rien contenir, fit un grand cri et recula.
--Qu'est-ce donc? dit Césarine.
--Jules! s'écria Marguerite en montrant le marquis d'un air effaré,
comme si elle eût vu un spectre.
M. de Rivonnière avait pris possession de lui-même, il dit en souriant:
--Qui, Jules? que veut dire cette jolie personne?
--Vous ne vous appelez pas Jules? reprit-elle toute confuse.
--Non, dit Césarine, vous êtes trompée par quelque ressemblance, il
s'appelle Jacques de Rivonnière Venez, mon enfant. Marquis, je reviens.
Elle l'emmena.
--C'est là votre pauvre abandonnée! dis-je à M. de Rivonnière,
convenez-en.
--Oui, c'est-elle. Vous la connaissez?
--Sans doute, c'est la maîtresse de mon neveu. Comment ne le saviez-vous
pas, vous qui avez tant rôdé autour de son domicile?
--Je le savais depuis peu; mais comment pouvais-je m'attendre à la
rencontrer ici? Au nom du ciel, ne dites pas à Césarine que je suis ce
Jules....
--Si vous espérez la tromper....
Césarine rentrait. Son premier mot fut:
--Ah ça! dites-moi donc, marquis, pourquoi elle vous appelle Jules? Elle
n'a donc jamais su qui vous étiez? Elle jure que c'était un étudiant,
qu'il se nommait Morin, et qu'à présent, malgré votre grand air et votre
belle tenue, vous êtes un faux marquis. Il y a là-dessous un roman qui
va nous divertir. Voyons, contez-nous ça bien vite avant déjeuner.
--Vous voulez vous moquer de moi?
--Non, car je crains d'avoir à vous trouver très-coupable et à vous
blâmer.
--Alors permettez-moi de me taire.
--Non, lui dis-je, il faut vous confesser tout à fait. Mon neveu songe à
l'épouser, cette Marguerite. Je dois savoir si elle est pardonnable, et
si elle ne s'est pas vantée en prétendant avoir refusé vos dons.
Confessez-vous, il y va de l'honneur.
--Alors j'avouerai, puisqu'elle a eu l'imprudence de parler.
Et il raconte comme quoi, dans un moment où il voulait guérir de son
amour pour mademoiselle Dietrich, il avait erré comme un fou, au hasard,
aux environs de Paris, sur les bords de la Seine, avec de grandes
velléités de suicide. Là, il avait rencontré cette fille, dont la beauté
l'avait frappé, et qui, maltraitée chez sa mère, s'était laissée
enlever. Pour ne pas se compromettre, il s'était donné le premier nom
venu, et, pour lui inspirer de la confiance, il s'était fait passer pour
un pauvre étudiant en situation de l'épouser. Il l'avait logée dans une
petite maison de campagne de la banlieue où il allait la voir en secret,
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