Césarine Dietrich - 08

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spontanés, égoïstes ou généreux, qu'elle ne distinguait pas les uns des
autres et qui l'emportaient toujours au delà du vrai, Paul était un peu
fatigué déjà de ses inquiétudes sans issue, de sa jalousie sans objet,
en un mot de ce fonds d'injustice et de récrimination dont une femme
déchue sait rarement se défendre. Je sortis avec lui ce jour-là, et je
lui reprochai de traiter Marguerite un peu trop comme une enfant.
--Puisque ce malheureux lien existe, lui dis-je, et que tu crois ne
devoir jamais le rompre, tâche de le rendre moins douloureux. Élève les
idées de cette pauvre femme, adoucis les aspérités de son caractère. Il
ne me semble pas que tu lui dises ce qu'il faudrait lui dire pour qu'au
lieu de déplorer le sort que tu lui as fait, elle le comprenne et le
bénisse.
--J'ai dit tout ce qu'on peut dire, répondit-il; mais c'est tous les
jours à recommencer. Les vrais enfants s'instruisent et progressent à
toute heure, je le vois déjà par mon fils; mais les filles dont le
développement a été une chute n'apprennent plus rien. Marguerite ne
changera pas, c'est à moi d'apprendre à supporter ses défauts. Ce
qu'elle ne peut pas obtenir d'elle-même, il faut que je l'obtienne de
moi, et j'y travaille. Je me ferai une patience et une douceur à toute
épreuve. Soyez sûre qu'il n'y a pas d'autre remède: c'est pénible et
agaçant quelquefois; mais qui peut se vanter d'être parfaitement heureux
en ménage? Je pourrais être très-légitimement marié avec une femme
jalouse, de même que je pourrais être pour Marguerite un amant
soupçonneux et tyrannique. Croyez bien, ma tante, que dans ce mauvais
monde où l'on s'agite sous prétexte de vivre, on doit appeler heureuse
toute situation tolérable, et qu'il n'y a de vrai malheur que celui qui
écrase ou dépasse nos forces. Si je n'avais pas une maîtresse, je serais
forcé de supprimer l'affection et de ne chercher que le plaisir. Les
femmes qui ne peuvent donner que cela me répugnent. C'est une bonne
chance pour moi d'avoir une compagne qui m'aime, qui m'est fidèle et que
je puis aimer d'amitié quand, l'effervescence de la jeunesse assouvie,
nous nous retrouverons en face l'un de l'autre. Cela mérite bien que je
supporte quelques tracasseries, que je pardonne un peu d'ingratitude,
que je surmonte quelques impatiences. Et, quand je regarde ce bel enfant
qu'elle m'a donné, qui est bien à moi, qu'elle a nourri d'un lait pur et
qu'elle berce sur son coeur des nuits entières, je me sens bien marié,
bien rivé à la famille et bien content de mon sort.
Paul était libre ce jour-là. Je l'emmenai dîner avec moi chez un
restaurateur, et nous causâmes intimement. J'étais libre moi-même. M.
Dietrich avait été surveiller de grands travaux à sa terre de Mireval;
Césarine avait dû dîner chez ses cousines.
Nous approchions du printemps. Je rentrai à neuf heures et fus fort
surprise de la trouver dînant seule dans son appartement.
--Je suis rentrée à huit heures seulement, me dit-elle. Je n'ai pas dîné
chez les cousines, je ne me sentais pas en train de babiller. Je me suis
attardée à la promenade, et j'ai fait dire à ma tante de ne pas
m'attendre. Ne me gronde pas d'être rentrée à la nuit, quoique seule.
Il fait si bon et si doux que j'ai pris fantaisie de courir en voiture
autour du lac à l'heure où il est désert; cette heure où tout le monde
dîne est décidément la plus agréable pour aller au bois de Boulogne. Où
as-tu donc dîné, toi? J'espérais te trouver ici.
--J'ai dîné avec mon neveu.
--Et avec sa femme? dit-elle en me regardant avec une ironie singulière.
Sais-tu qu'il te trompe, ton neveu, et qu'il n'est pas marié du tout?
--C'est tout comme, répondis-je. Il est peut-être plus enchaîné que s'il
était marié.
--Enchaîné est le mot, et je vois que tu y mets de la franchise.
--Je ne sais ce que tu veux dire.
--Ni ce que tu dis, ma bonne Pauline, tu t'embrouilles, tu n'y es plus;
mais moi je sais toute la vérité.
--Quoi! que sais-tu?
--Écoute: avant d'aller au bois faire mes réflexions, j'avais été faire
connaissance avec la belle Marguerite.
--Tu railles!
--Tu vas voir. Je savais que tous les soirs M. Paul quittait son bureau
pour aller passer la nuit rue d'Assas chez une madame Féron qui y louait
ou qui était censée y louer un appartement. Je savais encore que ton
neveu ne s'y rendait que bien rarement dans le jour; or, comme il était
quatre heures et que j'étais résolue à connaître la vérité aujourd'hui.
--Pourquoi aujourd'hui?
--Parce que M. Salvioni, ce noble italien qui me suit partout et que ma
tante Helmina protège, m'avait fait hier à l'Opéra une déclaration assez
pressante pendant le ballet de la Muette. Il est très-beau, ce
descendant des Strozzi. Il a de l'esprit, de la poésie et un petit
accent agréable. Il me plairait, si je pouvais l'aimer; mais j'ai encore
pensé à ton neveu et j'ai promis de répondre clairement le surlendemain,
c'est-à-dire demain. Il me fallait donc savoir aujourd'hui si tu ne
m'avais pas fait un petit conte pour m'endormir. J'ai donc demandé au
portier madame Féron, et on m'a fait monter dans un taudis assez propre,
où un gros bébé piaillait sur les genoux d'une assez belle créature.
Bertrand était monté avec moi, et, comme il n'y a pas d'antichambre dans
ces logements-là, il a dû m'attendre sur le carré. Je suis entrée avec
aplomb, j'ai demandé madame Paul Gilbert à madame Féron qui m'ouvrait la
porte et qui était trop laide et trop vieille pour me faire supposer que
ce fût elle. Elle a paru troublée de cette demande, et comme elle
hésitait à répondre, Marguerite s'est levée avec son marmot dans les
bras, en me disant assez effrontément:
--Madame Paul Gilbert, c'est moi. Qu'est-ce qu'il y a pour votre
service?
--Je croyais trouver ici, ai-je répondu, la tante de M. Gilbert,
mademoiselle de Nermont.
--Elle est sortie avec Paul il n'y a pas un quart d'heure.
--Tant pis, je venais la prendre pour faire une course dans le
quartier; elle m'avait donné rendez-vous ici.
»--Alors c'est qu'elle va peut-être revenir? Si vous voulez l'attendre?
»--Volontiers, si vous voulez bien le permettre.
»Et elle de dire avec toute la courtoisie dont une blanchisseuse est
capable:
»--Comment donc, ma petite dame! mais asseyez-vous. Féron, prends donc
le petit, fais-lui manger sa soupe dans la cuisine. Il ne mange pas bien
proprement ni bien sagement encore, le pauvre chéri, et madame ne serait
pas bien contente de l'entendre faire son sabbat. Ferme les portes,
qu'on ne l'entende pas trop!
»--Voilà un bel enfant! lui dis-je en feignant d'admirer le bébé qu'on
emportait à ma grande satisfaction. Quel âge a-t-il donc?
»--Un an et un mois, il est un peu grognon, il met ses dents.
»--Il est bien frais,--très-joli!
»--N'est-ce pas qu'il ressemble à son père?
»--À M. Paul Gilbert?
»--Dame!
»--Je ne sais pas, je le connais très-peu. Je trouve que c'est à vous
que l'enfant ressemble.
»--Oui? tant pis! j'aimerais mieux qu'il ressemble à Paul.
»--C'est-à-dire que vous aimez votre mari plus que vous-même?
»--Oh ça, c'est sûr! il est si bon! Vous connaissez donc sa tante et
_pas lui_?
»--Je l'ai vu une ou deux fois, pas davantage.
»--C'est peut-être vous qui êtes.... Eh non! que je suis bête!
mademoiselle Dietrich ne sortirait pas comme ça toute seule.
»--Vous avez entendu parler de mademoiselle Dietrich?
»--Oui, c'est la tante à Paul qui est sa... comment dirai-je? sa
première bonne, c'est elle qui l'a élevée.»
Je t'en demande bien pardon, ma Pauline, mais voilà les notions
éclairées et délicates de mademoiselle Marguerite sur ton compte. Je
suis forcée par mon impitoyable mémoire de te redire mot pour mot ses
aimables discours.
--C'est, repris-je, mademoiselle de Nermont qui vous a parlé de
mademoiselle Dietrich?
»--Non, c'est Paul, un jour qu'il avait été au bal la veille _chez son
papa_. Il paraît que _c'est des gens très-riches_, et que la demoiselle
avait des perles et des diamants peut-être pour des millions.
»--Ce qui était bien ridicule, n'est-ce pas?
»--Vous dites comme Paul: mais moi, je ne dis pas ça. Chacun se pare de
ce qu'il a. Moi, je n'ai rien, je me pare de mon enfant, et, quand on me
le ramène du Luxembourg ou du _square_, en me disant que tout le monde
l'a trouvé beau, dame! je suis fière et je me pavane comme si j'avais
tous les diamants d'une reine sur le corps.» Cette gentille naïveté me
réconcilia bien vite avec Marguerite. Je ne la crois pas mauvaise ni
perverse, cette fille, et en la trouvant si commune et si expansive je
ne me sentais plus aucune aversion contre elle. C'est une de ces
compagnes de rencontre qu'un homme pauvre doit prendre par économie et
aussi par sagesse. Quand il arrive un enfant, on s'y attache par bonté;
mais on ne les épouse pas, ces demoiselles, et un moment vient où on ne
les garde pas.
--Tu parles de tout cela, ma chère, comme un aveugle des couleurs. Tu ne
peux pas apprécier....
--Je te demande pardon, ton élève est émancipée, et tout ce que tu as
fort bien fait de lui laisser ignorer quand elle était une
fillette,--peu curieuse d'ailleurs,--elle a été condamnée à l'apprendre
en voyant le monde, en observant ce qui s'y passe, en entendant ce que
l'on dit, en devinant ce que l'on tait. Tu sais fort bien que je porte
sur la liaison de M. Paul un jugement très-sensé, car cela s'appelle une
_liaison_, pas autrement; c'est un terme décent et poli pour ne pas dire
une _accointance_. Tu trouves que le vrai mot est grossier dans ma
bouche? Je le trouve aussi; mais tu m'as attrapée en appelant cela un
mariage, et j'ai été forcée d'entrer dans l'examen des faits grossiers
qu'on appelle la réalité. Jusque-là pourtant j'étais assez ingénue pour
croire à un lien légitime; mais Marguerite est bavarde et maladroite.
Comme je lui témoignais de l'intérêt, elle s'est troublée, et, quand
j'ai parlé de lui apporter de vieilles dentelles à remettre à neuf, elle
m'a tout avoué avec une sincérité assez touchante.
»--Non, m'a-t-elle dit, ne revenez pas vous-même, car je vois bien que
vous êtes une grande dame, et peut-être que vous seriez fâchée d'être si
bonne pour moi quand vous saurez que je ne suis pas ce que vous croyez.»
Et, là-dessus, des encouragements de ma part, une ou deux paroles
aimables qui ont amené un déluge de pleurs et d'aveux. Je sais donc
tout, l'aventure avec M. Jules l'étudiant, la noyade, le sauvetage opéré
par ton neveu, l'asile donné par lui chez la Féron, et puis la naissance
de l'enfant après des relations avouées assez crûment (elle me prenait
pour une femme), enfin l'espérance qui lui était venue d'être épousée en
se voyant mère, la résistance invincible de Paul appuyée par toi, les
petits chagrins domestiques, ses colères à elle, sa patience à lui. Le
tout a fini par un éloge enthousiaste et comique de Paul, de toi et
d'elle-même, car elle est très-drôle, cette villageoise. C'est un
mélange d'orgueil insensé et d'humilité puérile. Elle se vante de
l'emporter sur tout le monde par l'amour et le dévouement dont elle est
capable.... Elle se résume en disant:
--C'est moi la coupable (_la fautive_); mais j'ai quelque chose pour
moi, c'est que j'aime comme les autres n'aiment pas. Paul verra bien!
qu'il essaye d'en aimer une autre!»
C'est après m'avoir ainsi ouvert son coeur qu'elle a commencé à se
demander qui je pouvais bien être.
«--Ne vous en inquiétez pas, lui ai-je répondu. Mon nom ne vous
apprendrait rien. Je m'intéresse à vous et je vous plains, que cela
vous suffise. Votre position ne me scandalise pas. Seulement vous avez
tort de prendre le nom de M. Gilbert. Est-ce qu'il vous y a autorisée?
»--Non, il me l'a défendu au contraire. Comme il ne veut recevoir ici
aucun de ses amis, il cache son petit ménage, et l'appartement n'est ni
à son nom ni au mien. Je dois me cacher aussi à cause de ma mère, qui me
_repincerait_, je suis encore mineure, et je ne sors que le soir au bras
de Paul, dans les rues où il ne fait pas bien clair. Quand vous avez
demandé madame Paul Gilbert, j'ai eu un moment de bêtise ou de fierté;
mais personne ne me connaît sous ce nom-là. À vrai dire, personne ne me
connaît. Je ne me montre pas. C'est madame Féron qui achète tout, qui
fait les commissions, qui porte l'ouvrage, qui promène le petit. Moi, je
m'ennuie bien un peu d'être enfermée comme ça, mais je travaille de mes
mains, et je tâche que ma pauvre tête ne travaille pas trop....»
Je lui ai promis d'aller la voir, et je tiendrai parole, car je veux
encore causer avec elle. J'avais peur de te voir revenir, bien que
j'eusse un prétexte tout prêt pour motiver devant Marguerite ma présence
chez elle. Je lui ai dit que l'heure du rendez-vous que tu m'avais donné
était passée, et que j'étais forcée de m'en aller.
«--Tant pis, a-t-elle dit en me baisant les mains; je vous aime bien,
vous, et je voudrais causer avec vous toute la journée. Si, au lieu de
me prendre d'amour pour Paul, j'avais rencontré une jolie et bonne dame
comme vous, qui m'aurait prise avec elle, je serais plus heureuse, et,
sans me vanter, pour coudre, ranger vos affaires, vous blanchir, vous
servir et _vous faire la conversation_, j'aurais été bonne fille de
chambre.
»--Ça pourra venir, lui ai-je répondu en riant: qui sait? Si M. Gilbert
vous renvoyait, je vous prendrais volontiers à mon service.»
Le mot _renvoyer_ a frappé un peu plus fort que je ne l'eusse souhaité.
Elle s'est récriée, et un instant j'ai cru que notre amitié allait se
changer en aversion. Elle est violente, la chère petite; mais j'ai su
étouffer l'explosion en lui disant:
«--Je vois bien que vous n'êtes pas de ces personnes qu'on renvoie; mais
il y a manière d'éloigner les personnes fières: quelquefois un mot
blessant suffit.
»--Vous avez raison; mais jamais Paul ne me dira ce mot-là. Il a le
coeur trop grand. Il n'aurait qu'une manière de me renvoyer, comme vous
dites: c'est de me faire voir qu'il serait malheureux avec moi; alors je
n'attendrais pas mon congé, je le prendrais.
»--Et l'enfant, qu'en feriez-vous?
»--Oh! l'enfant, il ne voudrait pas me le laisser, il l'aime trop!
»--Est-ce qu'il l'a reconnu?
»--Bien sûr qu'il l'a reconnu, même qu'il l'a fait inscrire fils de mère
inconnue, afin que ma famille, qui est mauvaise, n'ait jamais de droits:
sur lui.
»--Alors vous n'en avez pas non plus sur votre enfant? Vous le perdriez
en vous séparant de M. Gilbert?
«--C'est cela qui me retiendrait auprès de lui, si je m'y trouvais
malheureuse, mais s'il était malheureux lui, mon pauvre Paul, je lui
laisserais son Pierre,... et je n'irais pas vous trouver, ma petite
dame, je n'aurais plus besoin de rien. Je m'en irais mourir de chagrin
dans un coin....»
Voilà sur quelles conclusions nous nous sommes séparées.
--Fort bien, et après cela tu as été réfléchir au bois de Boulogne;
peut-on savoir ta conclusion, à toi?
--La voici: Paul me convient tout à fait, je l'aime, et c'est le mari
qu'il me faut.
--Sauf à faire mourir de chagrin la pauvre Marguerite? Cela ne compte
pas?
--Cela compterait, mais cela n'arrivera pas. Je serai très-bonne pour
elle, je lui ferai comprendre ce qu'elle est, ce qu'elle vaut, ce
qu'elle pèse, ce qu'elle doit accepter pour conserver l'estime de Paul
et mes bienfaits, que je ne compte pas lui épargner.
--Et l'enfant?
--Son père, marié avec moi, aura le moyen de l'élever, et je lui serai
très-maternelle; je n'ai pas de raisons pour le haïr, cet innocent!
Marguerite pourra le voir; on les enverra à la campagne, ils n'auront
jamais été si heureux.
--Avec quelle merveilleuse facilité tu arranges tout cela!
--Il n'y rien de difficile dans la vie quand on est riche, équitable et
d'un caractère décidé. Je suis plus énergique et plus clairvoyante que
toi, ma Pauline, parce que je suis plus franche, moins méticuleuse. Ce
qu'il t'a fallu des années pour savoir et apprécier, sauf à ne rien
conclure pour l'avenir de ton neveu, je l'ai su, je l'ai jugé, j'y ai
trouvé remède en deux heures. Tu vas me dire que je ne veux pas tenir
compte de l'attachement de Paul pour sa maîtresse et de l'espèce
d'aversion qu'il m'a témoignée; je te répondrai que je ne crois ni à
l'aversion pour moi ni à l'attachement pour elle. J'ai vu clair dans la
rencontre unique et mémorable qui a décidé du sort de ce jeune homme et
du mien; je vois plus clair encore aujourd'hui. Il se croyait lié à un
devoir, et sa défense éperdue était celle d'un homme qui s'arrache le
coeur. Aujourd'hui il souffre horriblement, tu ne vois pas cela; moi, je
le sais par les aveux ingénus et les réticences maladroites de sa
maîtresse. Il n'espère pas de salut, il accepte la triste destinée qu'il
s'est faite. C'est un stoïque, je ne l'oublie pas, et toutes les
manifestations de cette force d'âme m'attachent à lui de plus en plus.
Oui, cette fille déchue et vulgaire qu'il subit, ce marmot qu'il aime
tendrement (les vrais stoïques sont tendres, c'est logique), cet
intérieur sans bien-être et sans poésie, ce travail acharné pour nourrir
une famille qui le tiraille et qu'il est forcé de cacher comme une
honte, cette fierté de feindre le bonheur au milieu de tout cela, c'est
très-grand, très-beau, très-chaste en somme et très-noble. Ton neveu
est un homme, et c'est une femme comme moi qu'il lui faut pour accepter
sa situation et l'en arracher sans déchirement, sans remords et sans
crime. Marguerite pleurera et criera peut-être même un peu, cela ne
m'effraye pas. Je me charge d'elle; c'est une enfant un peu sauvage et
très-faible. Dans un an d'ici elle me bénira, et Paul, mon mari, sera le
plus heureux des hommes.
--De mieux en mieux! C'est réglé ainsi pour l'année prochaine? Quel
mois, quel jour le mariage?
--Ris tant que tu voudras, ma Pauline, je suis plus forte que toi, te
dis-je; je n'ai pas les petits scrupules, les inquiétudes puériles. J'ai
la patience dans la décision; ta verras, petite tante! Et sur ce
embrasse-moi; je suis lasse, mais mon parti est pris, et je vais-dormir
tranquille comme un enfant de six mois.
Elle me laissa en proie au vertige, comme si, abandonnée par un guide
aventureux sur une cime isolée, j'eusse perdu la notion du retour.
N'avait-elle pas raison en effet? n'était-elle pas plus forte que moi,
que Marguerite, que Paul lui-même? Trop absorbé par l'étude, il ne
pouvait pas, comme elle, analyser les faits de la vie pratique et en
résoudre les continuelles énigmes. Qui sait si elle n'était pas la femme
qu'elle se vantait d'être, la seule qu'il pût aimer, le jour où il
verrait la loyauté et la générosité qui étaient toujours au fond de ses
calculs les plus personnels? Une tête si active, une âme tellement
au-dessus de la vengeance et des mauvais instincts, une si franche
acceptation des choses accomplies, une telle intelligence et tant de
courage pour mener ses entreprises les plus invraisemblables à bonne
fin, n'était-ce pas assez pour rassurer sur les caprices et pardonner la
coquetterie?
Je me trouvais revenue au point où Césarine m'avait amenée lorsque les
menaces du marquis de Rivonnière m'avaient fait reculer d'effroi. Où
était-il, le marquis? que devenait-il? avait-il oublié? était-il absent?
Si l'on eût pu me rassurer à cet égard, le roman de Césarine ne m'eût
plus semblé si inquiétant et si invraisemblable.
Je résolus de savoir quelque chose, et en réfléchissant je me dis que
Bertrand devait être à même de me renseigner.
C'était un singulier personnage que ce valet de pied, sorte de
fonctionnaire mixte entre le groom et le valet de chambre. Valet de
chambre, il ne pouvait pas l'être, ne sachant ni lire ni écrire, ce qui,
par une bizarrerie de son intelligence, ne l'empêchait pas de s'exprimer
aussi bien qu'un homme du monde. C'était un garçon de trente-cinq ans,
sérieux, froid, distingué, très-satisfait de sa taillé élégante, portant
avec aisance et dignité son habit noir rehaussé d'une tresse de soie à
l'épaule, avec les aiguillettes ramenées à la boutonnière, toujours rasé
et cravaté de blanc irréprochable, discret, sobre, silencieux, ayant
l'air de ne rien savoir, de ne rien entendre, comprenant tout et sachant
tout, incorruptible d'ailleurs, dévoué à Césarine et à moi à cause
d'elle, un peu dédaigneux de tout le reste de la famille et de la
maison.
Il n'était que onze heures, et, M. Dietrich n'étant pas rentré, Bertrand
devait être dans la galerie des objets d'art, au rez-de-chaussée: c'est
là qu'il se plaisait à l'attendre, étudiant avec persévérance la
régularité des bouches de chaleur du calorifère, la marche des pendules
ou la santé des plantes d'ornement.
Je descendis et le trouvai là en effet. Il vint au-devant de moi.
--Bertrand, j'ai à vous demander un renseignement, mon cher.
--J'avais aussi l'intention d'en donner un à mademoiselle.
--À moi? ce soir?
--À vous, ce soir, quand monsieur serait rentré. Je sais que
mademoiselle se couche tard.
--Eh bien! parlez le premier, Bertrand.
--C'est à propos de M. le marquis de Rivonnière.
--Ah! précisément je voulais vous demander si vous aviez de ses
nouvelles.
--J'en ai. Mademoiselle Césarine, qui n'a pas de secrets pour
mademoiselle, a dû lui dire tout ce qu'elle a fait aujourd'hui?
--Je le sais. Elle a été avec vous rue d'Assas et au bois de Boulogne
ensuite.
--Mademoiselle de Nermont sait-elle que M. de Rivonnière prend des
déguisements pour épier mademoiselle Césarine?
--Non! Césarine le sait-elle?
--Je ne crois pas.
--Vous eussiez dû l'en avertir.
--Je n'étais pas assez sûr, et puis mademoiselle Césarine, un jour que
je lui remettais une lettre de M. le marquis, m'avait dit:
«--Ne me remettez plus rien de lui; que je n'entende donc plus jamais
parler de lui!» Mais aujourd'hui j'ai si bien reconnu M. de Rivonnière
en costume d'ouvrier dans la rue d'Assas, que je me suis promis d'en
avertir mademoiselle de Nermont.
--Savez-vous chez qui allait Césarine dans la rue d'Assas?
--Oui, mademoiselle, c'est moi qui ai été chargé par elle de suivre la
personne qui y va tous les soirs en sortant de la librairie de M.
Latour.
--Avez-vous bien raison, Bertrand, d'épier vous-même?...
--Je crois toujours avoir raison quand j'exécute les ordres de
mademoiselle Césarine.
--Même en cachette de son père et de moi?
--M. Dietrich n'a pas de volonté avec elle, et vous, mademoiselle, vous
arrivez toujours à vouloir ce qu'elle veut.
--C'est vrai, parce qu'elle veut toujours le bien, et cette fois comme
les autres il y avait une bonne action au bout de sa curiosité.
--Je le pense bien. D'ailleurs, comme je suis toujours et partout à deux
pas de mademoiselle avec un revolver et un couteau poignard sur moi, je
ne crains pas qu'on l'insulte.
--Certes vous la défendriez avec courage
--Avec sang-froid, mademoiselle, beaucoup de sang-froid et de présence
d'esprit; c'est mon devoir. Mademoiselle Césarine me l'a expliqué le
jour où elle m'a dit: Je veux pouvoir aller partout avec vous.
--C'est bien, mon ami; dites-moi maintenant si M. de Rivonnière a vu
Césarine entrer chez la personne que mon neveu fréquente.
--Il l'a vue sortir, il était sur la porte quand elle est remontée dans
sa voiture.
--Il aura sans doute questionné le portier de cette maison?
--Bien certainement, car il regardait mademoiselle d'un air moqueur, et
on aurait dit qu'il avait envie d'être reconnu; mais mademoiselle était
préoccupée et n'a pas fait attention à lui.
--Pourquoi présumez-vous qu'il avait envie de se moquer?
--Parce qu'il est fou de jalousie et qu'il croit que mademoiselle
cherche à rencontrer quelqu'un. Certainement il a établi à côté de moi
une contre-mine, comme on dit. Il a dû savoir ce que j'étais chargé de
découvrir; et sans doute il sait maintenant que monsieur... votre neveu
a autre chose en tête que de se trouver avec mademoiselle Césarine. Il
est bon que vous sachiez la chose, c'est à vous d'aviser, mademoiselle;
c'est à moi d'exécuter vos ordres, si vous en avez à me donner pour
demain.
--Je m'entendrai avec mademoiselle Césarine; merci et bonsoir, Bertrand.
Ainsi, malgré le temps écoulé, trois semaines environ depuis ses
menaces, le marquis ne s'était pas désisté de ses projets de vengeance.
Il m'avait dit la vérité en m'assurant qu'il était capable de garder sa
colère jusqu'à ce qu'elle fût assouvie, comme il gardait son amour sans
espérance. C'était donc un homme redoutable, ni fou ni méchant
peut-être, mais incapable de gouverner ses passions. Il avait parlé de
meurtre sans provocation comme d'une chose de droit, et il savait
maintenant de qui Césarine était éprise! Je recommençai à maudire le
terrible caprice qu'elle avait été près de me faire accepter. Je résolus
d'avertir M. Dietrich, et j'attendis qu'il fût rentré pour l'arrêter au
passage et lui dire tout ce qui s'était passé, sans oublier le rapport
que m'avait fait Bertrand.
--Il faut, lui dis-je en terminant, que vous interveniez dans tout ceci.
Moi, je ne peux rien; je ne puis éloigner mon neveu; son travail le
cloue à Paris; et d'ailleurs, si je lui disais qu'on le menace, il
s'acharnerait d'autant plus à braver une haine qu'il jugerait ridicule,
mais que je crois très-sérieuse. Je n'ai plus aucun empire sur Césarine.
Vous êtes son père, vous pouvez l'emmener; moi, je vais avertir la
police pour qu'on surveille les déguisements et les démarches de M. de
Rivonnière.
--Ce serait bien grave, répondit M. Dietrich, et il pourrait en
résulter un scandale dont je dois préserver ma fille. Je l'emmènerai
s'il le faut; mais d'abord je ferai une démarche auprès du marquis.
C'est à moi qu'il aura affaire, s'il compromet Césarine par sa folle
jalousie et son espionnage. Rassurez-vous, je surveillerai, je saurai et
j'agirai; mais je crois que, pour le moment, nous n'avons point à nous
inquiéter de lui. Il croit que Césarine a éprouvé aujourd'hui une
déception qui le venge, et qu'elle ne pensera plus au rival dont elle a
vu la femme et l'enfant, car il ne doit rien ignorer de ce qui concerne
votre neveu.
--C'est fort bien, monsieur Dietrich, mais demain ou dans huit jours au
plus il saura que Césarine persiste à aimer Paul, car elle n'est pas
femme à cacher ses démarches et à renoncer à ses décisions, vous le
savez bien.
--J'agirai demain; dormez en paix.
Dès le lendemain en effet, et de très-bonne heure, il se rendit chez le
marquis. Il ne le trouva pas; il était, disait-on, en voyage députe
plusieurs jours, on ne savait quand il comptait revenir. Chercher dans
Paris un homme qui se cache n'est possible qu'à la police. J'allais,
sans dire ma résolution, écrire pour demander une audience au préfet
lorsque Bertrand, de son air impassible et digne, mais avec un regard
qui semblait me dire:--Faites attention! annonça le marquis de
Rivonnière.
* * * * *


III

Le marquis se présenta aussi aisé, aussi courtois que si l'on se fût
quitté la veille dans les meilleurs termes. M. Dietrich lui serra la
main comme de coutume, se réservant de l'observer; mais Césarine, dont
le sourcil s'était froncé, et qui était vraiment lasse de ses hommages,
lui dit d'un ton glacé:
--Je ne m'attendais pas à vous revoir, monsieur de Rivonnière.
--Je ne me croyais pas banni à perpétuité, répondit-il avec ce sourire
dont l'ironie avait frappé Bertrand, et qui était comme incrusté sur son
visage pâli et fatigué.
--Vous n'avez pas été banni du tout, reprit Césarine. Il se peut que je
vous aie témoigné du mécontentement quand vous m'avez semblé manquer de
savoir-vivre; mais on pardonne beaucoup à un vieil ami, et je ne
songeais pas à vous éloigner. Vous avez trouvé bon de disparaître. Ce
n'est pas la première fois que vous boudez, mais ordinairement vous
preniez la peine de motiver votre absence. C'était conserver le droit
de revenir. Cette fois vous avez négligé une formalité dont je ne
dispense personne; vous avez cessé de nous voir parce que cela vous
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