Césarine Dietrich - 15

Total number of words is 4655
Total number of unique words is 1522
41.8 of words are in the 2000 most common words
54.2 of words are in the 5000 most common words
58.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
traitait non avec plus d'égards, il n'en avait jamais manqué avec elle,
mais avec une douceur plus suave et une sollicitude plus inquiète. Ces
changements ne passèrent pas inaperçus. Césarine reçut un grand coup
dans la poitrine, et en même temps qu'un sourire de bienveillance
s'incrustait sur ses lèvres, un feu sombre s'amassait dans ses yeux, la
jalousie mordait ce coeur de pierre; je tremblai pour Marguerite.
Il me sembla aussi que Marguerite s'en apercevait, et qu'elle ne
pouvait se défendre d'en être contente. Le dîner fut triste, bien que le
petit Pierre, qui se comportait fort sagement et qui commençait à
babiller, réussit par moments à nous dérider. Paul eut été volontiers
enjoué, mais il voyait Césarine si étrangement distraite qu'il en
cherchait la cause, et se sentait inquiet lui-même sans savoir pourquoi.
Quand nous sortîmes de table, il me demanda tout bas si la marquise
avait quelque sujet de tristesse. Il craignait que le jugement porté sur
son livre, ne lui eût, par réflexion, causé quelque découragement.
Césarine entendait tout avec ses yeux: si bas qu'on pût parler, elle
comprenait de quoi il était question.
--Vous me trouvez triste, dit-elle sans me laisser le temps de répondre;
j'en demande pardon à Marguerite, que j'aurais voulu mieux recevoir,
mais je suis très-troublée: j'ai reçu tantôt de mauvaises nouvelles du
marquis de Rivonnière.
Comme elle ne me l'avait pas dit, je crus qu'elle improvisait ce
prétexte. La dernière lettre de M. de Valbonne à M. Dietrich n'était pas
de nature à donner des inquiétudes immédiates. J'en fis l'observation.
Elle y répondit en nous lisant ce qui suit:
«Mon pauvre ami m'inquiète chaque jour davantage. Sa vie n'est plus
menacée, mais ses souffrances ne paraissent pas devoir se calmer de si
tôt. Il me charge de vous présenter ses respecte, ainsi qu'à madame de
Rivonnière.
«Vicomte de Valbonne»
Cette lettre parut bizarre à Paul.
--Quelles sont donc, dit-il, ces souffrances qui ne menacent plus sa vie
et qui persistent de manière à inquiéter? Est-ce que M. de Valbonne
n'écrit jamais plus clairement?
--Jamais, répondit Césarine. C'est un esprit troublé, dont l'expression
affecte la concision et n'arrive qu'au vague; mais ne parlons plus de
cela, ajouta-t-elle avec un air de commisération pour Marguerite: nous
oublions qu'il y a ici une personne à qui le souvenir et le nom de mon
mari sont particulièrement désagréables.
Paul trouva cette délicatesse peu délicate, et avec la promptitude et la
netteté d'appréciation dont il était doué, il répondit très-vite et sans
embarras:
--Marguerite entend parler de M. de Rivonnière sans en être froissée.
Elle ne le connaît pas, elle ne l'a jamais connu.
--Je croyais qu'elle avait eu à se plaindre de lui, reprit Césarine en
la regardant pour lui faire perdre contenance, et certes elle sait que
je ne plaide pas auprès d'elle la cause de mon mari en cette
circonstance.
--Vous avez tort, ma marquise, répondit Marguerite avec une douceur
navrée; il faut toujours défendre son mari.
--Surtout lorsqu'il est absent, reprit Paul avec fermeté. Quant à nous,
les offenses punies n'existent plus. Nous ne parlons jamais d'un homme
que j'ai eu le cruel devoir de tuer. Celui qui vit aujourd'hui est
absous, et la femme vengée n'a plus jamais lieu de rougir.
Il parlait avec une énergie tranquille, dont Césarine ne pouvait
s'offenser, mais qui faisait entrer la rage et le désespoir dans son
âme. Marguerite, les yeux humides, regardait Paul avec le ravissement de
la reconnaissance. Je vis que Césarine allait dire quelque chose de
cruel.
--L'enfant s'endort, m'écriai-je. Il ne faut pas vous attarder plus
longtemps. Votre fiacre est en bas. Prends M. Pierre, mon cher Paul, il
est trop lourd pour moi....
En ce moment, Bertrand vint annoncer que le fiacre demandé était arrivé,
et il ajouta avec sa parole distincte et son inaltérable sérénité:
--M. le marquis de Rivonnière vient d'arriver aussi.
--Où! s'écria Césarine comme frappée de la foudre.
--Chez madame la marquise, répondit Bertrand avec le même calme; il
monte l'escalier.
--Nous vous laissons, dit Paul en prenant le bras de Marguerite sous le
sien et son enfant sur l'autre bras.
--Non, restez, il le faut! reprit Césarine éperdue.
--Pourquoi? dit Paul étonné.
--Il le faut, vous dis-je, je vous en prie.
--Soit, répondit-il en reculant vers le sofa, où il coucha l'enfant
endormi, et fit asseoir Marguerite auprès de lui.
Césarine craignait-elle la jalousie de son mari et tenait-elle à lui
faire voir qu'elle recevait Paul en compagnie de sa femme, ou bien, plus
préoccupée de son dépit que de tout le reste, se trouvait-elle vengée
par une nouvelle rencontre de Marguerite avec son séducteur sous les
yeux de Paul? Peut-être était-elle trop troublée pour savoir ce qu'elle
voulait et ce qu'elle faisait; mais, prompte à se dominer, elle sortit
pour aller à la rencontre du marquis. Nous l'entendîmes qui lui disait
de l'escalier à voix haute:
--Quelle bonne surprise! Comment, guéri? quand on nous écrivait que vous
étiez plus mal....
--Valbonne est fou, répondit le marquis d'une voix forte et pleine, je
me porte bien; je suis guéri, vous voyez. Je marche, je parle, je monte
l'escalier tout seul....
...Et entrant dans l'antichambre qui précédait le petit salon, il
ajouta:
--Vous avez du monde?
--Non, répondit Césarine, entrant la première; des amis à vous et à moi
qui partaient, mais qui veulent d'abord vous serrer les mains.
--Des amis? répéta le marquis en se trouvant en face de Paul, qui venait
à lui. Des amis? je ne reconnais pas....
--Vous ne reconnaissez pas M. Paul Gilbert et sa femme?
--Ah! pardon! il fait si sombre chez vous! mon cher ami!...
Il serra les mains de Paul.
--Madame, je vous présente mon respect.
Il salua profondément Marguerite.
--Ah! mademoiselle de Nermont! Heureux de vous revoir.
Il me baisa les mains.
--Vous me paraissez tous en bonne santé.
--Mais vous? lui dit Paul.
--Moi, parfaitement, merci; je supporte très-bien les voyages.
--Mais comment arrivez-vous sans vous faire annoncer? lui dit Césarine.
--J'ai eu l'honneur de vous écrire.
--Je n'ai rien reçu.
--Quand je vous dis que Valbonne est fou!
--Mon cher ami, je n'y comprends rien. Pourquoi se permet-il de
supprimer vos lettres?
--Ce serait toute une histoire à vous raconter, histoire de médecins
déraisonnant autour d'un malade en pleine révolte qui ne se souciait
plus de courir après une santé recouvrée autant que possible.
--Vous arrivez d'Italie? lui demanda Paul.
--Oui, mon cher, un pays bien surfait, comme tout ce qu'on vante à
l'étranger. Moi je n'aime que la France, et en France je n'aime que
Paris. Donnez-moi donc des nouvelles de votre jeune ami, M. Latour?
--Il va fort bien.
--M. Dietrich est sorti, à ce qu'on m'a dit; mais il doit rentrer de
bonne heure. Madame la marquise me permettra-t-elle de l'attendre ici?
--Oui certainement, mon ami. Avez-vous dîné?
--J'ai dîné, merci.
Paul échangea encore quelques paroles insignifiantes et polies avec le
marquis et Césarine avant de se retirer. L'arrivée foudroyante de M. de
Rivonnière avait amené un calme plat dans la situation. Il était doux,
content, presque bonhomme. Il n'était ému ni étonné de rien,
c'est-à-dire qu'il était redevenu du monde comme s'il ne l'eût jamais
quitté. Il revenait de la mort comme il fût revenu de Pontoise. Il se
retrouvait chez sa femme, devant son rival et son meurtrier, en face de
la femme dont il avait payé la possession de son sang, tout cela à la
fois, sans paraître se souvenir d'autre chose que des lois du
savoir-vivre et des habitudes d'aisance que comporte toute rencontre, si
étrange qu'elle puisse être. L'impassibilité du parfait gentilhomme
couvrait tout.
Mal avec sa conscience, Césarine avait été un moment terrifiée; mais,
forte de quelque chose de plus fort que l'usage du monde, forte de sa
volonté de femme intrépide, elle avait vite recouvré sa présence
d'esprit. Toutefois elle éprouvait encore quelque inquiétude de se
trouver seule avec son mari, et elle me pria de rester, m'adressant ce
mot à la dérobée pendant qu'on allumait les candélabres.
--Enfin, dit le marquis quand Bertrand fut sorti, je vous vois donc,
madame la marquise, plus belle que jamais et avec votre splendide rayon
de bonté dans les yeux. Vrai, on dirait que vous êtes contente de me
revoir! La figure de Césarine n'exprimait pas précisément cette joie.
Je me demandai s'il raillait ou s'il se faisait illusion.
--Je ne réponds pas à une pareille question, lui dit-elle en souriant du
mieux qu'elle put; c'est à mon tour de vous regarder. Vrai, vous êtes
bien portant, on le jurerait! Qu'est-ce que signifient donc les craintes
de votre ami, qui parlait de vous comme d'un incurable!
--Valbonne est très-exalté. C'est un ami incomparable, mais il a la
faiblesse de voir en noir, d'autant plus qu'il croit aux médecins. Vous
me direz que j'ai sujet d'y croire aussi, étant revenu de si loin. Je ne
crois qu'en Nélaton, qui m'a ôté une balle de la poitrine. La cause
enlevée, ces messieurs ont prétendu me délivrer des effets, comme s'il y
avait des effets sans cause; au lieu de me laisser guérir tout seul, ils
m'ont traité comme font la plupart d'entre eux, de la manière la plus
contraire à mon tempérament. Quand, il y a un an bientôt, j'ai secoué
leur autorité pour faire à ma tête, je me suis senti mieux tout de
suite. Je suis parti; trois jours après, je me sentais guéri. Il m'est
resté de fortes migraines, voilà tout; mais j'en ai eu deux ou trois ans
de suite avant d'avoir l'honneur de vous connaître, et je m'en suis
débarrassé en ne m'en occupant plus, Valbonne, en m'emmenant cette
fois-ci, m'avait affublé d'un jeune médecin intelligent, mais têtu en
diable, qui, mécontent de me voir guérir si vite, rien que par la vertu
de ma bonne constitution, a voulu absolument me délivrer de ces
migraines et les a rendues beaucoup plus violentes. Il m'a fallu
l'envoyer promener, me quereller un peu avec mon pauvre Valbonne, et les
planter là pour ne pas devenir victime de leur dévouement à ma personne.
--Les planter là! dit Césarine; vous n'êtes donc pas revenu avec eux?
--Je suis revenu tout seul avec mon pauvre Dubois, qui est mon meilleur
médecin, lui! Il sait bien qu'il ne faut pas s'acharner à contrarier les
gens, et quand je souffre, il patiente avec moi. C'est tout ce qu'il y a
de mieux à faire.
--Et les autres, où sont-ils?
--Valbonne et le médecin? Je n'en sais rien; je les ai quittés à
Marseille, d'où ils voulaient me faire embarquer pour la Corse, sous
prétexte que j'y trouverais un climat d'été à ma convenance. J'en avais
accepté le projet, mais je ne m'en souciais plus. J'ai confié à Dubois
ma résolution de venir me reposer à Paris, et nous sommes partis tous
deux, laissant les autres aux douceurs du premier sommeil. Ils ont dû
courir après nous, mais nous avions douze heures et je pense qu'ils
seront ici demain.
--Tout ce que vous me contez là est fort étrange, reprit Césarine; je ne
vous savais pas si écolier que cela, et je ne comprends pas un médecin
et un ami tyranniques à ce point de forcer un malade à prendre la fuite.
Ne dois-je pas plutôt penser que vous avez eu la bonne idée de me
surprendre, et que vous n'avez pas voulu laisser à vos compagnons de
voyage le temps de m'avertir?
--Il y a peut-être aussi de cela, ma chère marquise.
--Pourquoi me surprendre? à quelle intention?
--Pour voir si le premier effet de votre surprise serait la joie ou le
déplaisir.
--Voilà un très-mauvais sentiment, mon ami. C'est une méfiance de coeur
qui me prouve que vous n'êtes pas aussi bien guéri que vous le dites.
--Il est permis de se méfier du peu qu'on vaut.
Pendant que Césarine causait ainsi avec son mari, j'observais ce
dernier, et, d'abord émerveillée de l'aspect de force et de santé qu'il
semblait avoir, je commençais à m'inquiéter d'un changement
très-singulier dans sa physionomie. Ses yeux n'étaient plus les mêmes;
ils avaient un brillant extraordinaire, et cet éclat augmentait à mesure
que, provoqué aux explications, il se renfermait dans une courtoisie
plus contenue. Était-il dévoré d'une secrète jalousie? avait-il un reste
ou un retour de fièvre? ou bien encore cet oeil étincelant, qui semblait
s'isoler de la paupière supérieure, était-il la marque ineffaçable que
lui avait laissée la contraction nerveuse des grandes souffrances
physiques?
En ce moment, Bertrand entra pour dire au marquis que Dubois était à ses
ordres.
--Je comprends, répondit M. de Rivonnière: il veut m'emmener. Il craint
que je ne sois fatigué, dites-lui que je suis très-bien et que j'attends
M. Dietrich.
Puis il reprit son paisible entretien avec sa femme, la questionnant
sur toutes les personnes de son entourage et ne paraissant pas avoir
perdu la mémoire du moindre détail qui pût l'intéresser. Son oeil
étrange m'étonnait toujours; il ne sembla entendre la voix de Dubois
dans la pièce voisine. Je me levai comme sans intention, et je me hâtai
d'aller le questionner.
--Il faut que madame la marquise renvoie M. le marquis, répondit-il à
voix basse; c'est bientôt l'heure de son accès.
--Son accès de quoi?
Dubois porta d'un air triste la main à son front.
--Quoi donc? des migraines?
--Des migraines terribles.
--Qui l'abattent ou qui l'exaspèrent?
--D'abord l'un, et puis l'autre.
--Est-ce qu'il y a du délire?
--Hélas oui? Ces dames ne le savent donc pas?
--Nous ne savons rien.
--Alors M. de Valbonne a voulu le cacher; mais à présent il faut bien
qu'on le sache ici. C'est un secret à garder pour le monde seulement.
--Est-ce qu'il a la fièvre dans ces accès de souffrance et d'exaltation?
--Non, c'est ce qui fait que j'espère toujours.
--C'est peut-être ce qui doit nous inquiéter le plus. Tranchons le mot,
Dubois; votre maître est fou?
--Eh bien! oui, sans doute, mais il l'a déjà été deux fois, et il a
toujours guéri. Est-ce que mademoiselle croit qu'il était dans son bon
sens quand il a séduit et abandonné la pauvre fille?...
--C'est la femme de mon neveu à présent.
--Ah! j'oubliais; pardon, je n'ai que du bien dire d'elle, un ange
d'honnêteté et de désintéressement. M. le marquis n'eût pas commis cette
faute-là dans son état naturel, et plus tard, quand il prenait des
déguisements pour surveiller les démarches de mademoiselle Dietrich, je
voyais bien, moi, qu'il n'avait pas sa tête. Il souffrait la nuit, comme
il souffre à présent, et il n'avait pas ses journées lucides comme il
les a.
--Est-ce qu'il est fou furieux la nuit?
--Furieux, non, mais fantasque et violent. Avec moi, il n'y a pas de
danger. Il me résiste, il se fâche, et puis il cède. Il ne me maltraite
jamais. Tout autre l'exaspère. Il avait pris son médecin en aversion et
M. de Valbonne en grippe. Je lui ai conseillé de quitter Marseille, où
son état ne pouvait pas rester caché, et je lui ai donné pour raison
qu'on le soignait mal. On le soignait très-bien au contraire; mais,
quand un malade est irrité, il faut changer son milieu et le distraire
avec d'autres visages. J'ai donné rendez-vous pour ce soir à son ancien
médecin: je veux qu'il le voie dans sa crise; mais c'est vers neuf
heures que cela commence, et il faut décider madame la marquise à le
renvoyer. Je ne crois pas qu'il lui résiste; il l'aime tant!
--Il l'aime toujours?
--Plus que jamais.
--Et il n'est plus jaloux d'elle?
--Ah! voilà ce que je ne sais pas; mais je crains qu'il ne me cache la
vraie cause de son mal.
--De qui donc serait-il jaloux?
--Toujours de _la même personne_.
Un coup de sonnette sec et violent nous interrompit. Je rentrai au plus
vite au salon en même temps que Bertrand; Dubois se tenait sur le seuil
avec anxiété.
--M. le marquis veut se retirer, nous dit Césarine avec précipitation.
C'était comme un ordre irrité qu'elle donnait à son mari de s'en aller.
Le marquis éclata de rire; ce rire convulsif était effrayant.
--Allons donc! dit-il, je n'ai pas le droit d'attendre mon beau-père
chez ma femme? Je l'attendrai, mordieu, ne vous en déplaise! Qu'on me
laisse seul avec elle; je n'ai pas fini de l'interroger!
--Bertrand, s'écria Césarine, reconduira M. le marquis à sa voiture.
Elle s'adressait d'un ton de détresse au champion dévoué à sa défense
dans les grandes occasions. Il s'avançait impassible, prêt à emporter le
marquis dans ses bras nerveux, lorsque Dubois s'élança et le retint. Il
prit le bras de son maître en lui disant:
--Monsieur le marquis m'a donné sa parole de rentrer à neuf heures, et
il est neuf heures et demie.
Le marquis sembla s'éveiller d'un rêve, il regarda son serviteur en
cheveux blancs avec une sorte de crainte enfantine:
--Tu viens m'ennuyer, toi? lui dit-il d'un air hébété; tu me payeras ça!
--Oui, à la maison, je veux bien; mais venez.
--Vieille bête! je cède pour aujourd'hui; mais demain....
Dubois l'emmena sans qu'il fit résistance. Bertrand les suivit, toujours
disposé à prêter main-forte au besoin. Nous restâmes muettes à les
suivre tous trois des yeux; puis, ayant vu le marquis monter dans sa
voiture, Bertrand revint pour nous dire:
--Il est parti.
--Bertrand, lui dit Césarine, s'il arrive à M. de Rivonnière de se
présenter encore chez moi en état d'ivresse, dites-lui que je n'y suis
pas et empêchez-le d'entrer.
--M. le marquis n'est pas ivre, répondit Bertrand de son ton magistral,
et, d'un geste expressif et respectueux, m'engageant à tout expliquer,
il se retira.
--Qu'est-ce qu'il veut dire? s'écria Césarine.
--Tu crois, lui dis-je, que ton mari s'enivre?
--Oui certes! il est ivre ce soir, ses yeux étaient égarés. Pourquoi
nous as-tu laissés ensemble? Je t'avais priée de rester. À peine
étions-nous seuls, qu'il s'est jeté à mes genoux en me faisant les
protestations d'amour les plus ridicules, et quand je lui ai rappelé les
engagements pris avec moi, il ne se souvenait plus de rien. Il devenait
méchant, idiot, presque grossier.... Ah! je le hais, cet homme qui
prétend que je lui appartiens et à qui je n'appartiendrai jamais!
--Ne le hais pas, plains-le; il n'est pas ivre, il est aliéné!
Elle tomba sur un fauteuil sans pouvoir dire un mot, puis elle me fit
quelques questions rapides. Je lui racontai tout ce que m'avait dit
Dubois; elle m'écoutait, l'oeil fixe, presque hagard.
--Voilà, dit-elle enfin, une horrible éventualité qui ne s'était pas
présentée à mon esprit,--être la femme d'un fou! avoir la plus
répugnante des luttes à soutenir contre un homme qui n'a plus ni
souvenir de ses promesses ni conscience de mon droit! Combattre non plus
une volonté, mais un instinct exaspéré, se sentir liée, saine et
vivante, à une brute privée de raison! Cela est impossible; une telle
chaîne est rompue par le seul fait de la folie. Il faut faire constater
cela. Il faut que tout le monde le sache, il faut qu'on enferme cet
homme et qu'on me préserve de ses fureurs! Je ne peux pas vivre avec
cette épouvante d'être à la merci d'un possédé; je n'ai fait aucune
action criminelle pour qu'on m'inflige ce supplice de tous les instants.
Ah! ce Valbonne qui me hait, comme il m'a trompée! Il le savait, lui,
qu'il me faisait épouser un fou! Je dévoilerai sa conduite, je le ferai
rougir devant le monde entier.
M. Dietrich rentrait, elle l'informa en peu de mots, et continua
d'exhaler sa colère et son chagrin en menaces et en plaintes, adjurant
son père de la protéger et d'agir au plus vite pour faire rompre son
mariage. Elle voulait le faire déclarer nul, la séparation ne lui
suffisait pas. M. Dietrich, accablé d'abord, se releva bientôt lorsqu'il
vit sa fille hors d'elle-même. S'il la chérissait avec tendresse, il
n'en était pas moins, avant tout, homme de bien, admirablement lucide
dans les grandes crises.
--Vous parlez mal, ma fille, lui dit-il, et vous ne pensez pas ce que
vous dites. De ce que Jacques a des nuits agitées et des heures
d'égarement, il ne résulte pas qu'il soit fou, puisqu'un pauvre vieux
homme comme Dubois suffit à le contenir et vient à bout de cacher son
état. Nous aurons demain plus de détails; mais pour aujourd'hui ce que
nous savons ne suffit pas pour provoquer la cruelle mesure d'une
séparation légale. Songez qu'il nous faudrait porter un coup mortel à la
dignité de celui dont vous avez accepté le nom. Il faudrait accuser lui
et les siens de supercherie, et qui vous dit qu'un tribunal se
prononcerait contre lui? En tout cas, l'opinion vous condamnerait, car
personne n'est dispensé de remplir un devoir, quelque pénible qu'il
soit. Le vôtre est d'attendre patiemment que la situation de votre mari
s'éclaircisse, et de faire tout ce qui, sans compromettre votre fierté
ni votre indépendance, pourra le calmer et le guérir. Si, après avoir
épuisé les moyens de douceur et de persuasion, nous sommes forcés de
constater que le mal s'aggrave et ne laisse aucun espoir, il sera temps
de songer à prendre des mesures plus énergiques; sinon, vous serez
cruellement et justement blâmée de lui avoir refusé vos soins et vos
consolations.
Césarine, atterrée, ne répondit rien, et passa la nuit dans un
désespoir dont la violence m'effraya. Je n'osai la quitter avant le
jour; je craignais qu'elle ne se portât à quelque acte de désespoir.
Cette fois elle ne posait pas pour attendrir les autres, elle se
retenait au contraire, et n'eut point d'attaque de nerfs; mais son
chagrin était profond, les larmes l'étouffaient, elle jugeait son avenir
perdu, sa vie sacrifiée à quelque chose de plus sombre que le veuvage,
l'obligation incessante d'employer son intelligence supérieure à
contenir les emportements farouches ou à subir les puériles
préoccupations d'un idiot méchant à ses heures, toujours jaloux et osant
se dire épris d'elle.
Le châtiment était cruel en effet, mais c'est en vain qu'elle me le
présentait comme une injustice du sort. Elle avait épousé ce moribond,
moitié par ostentation de générosité, moitié pour se relever aux yeux de
Paul, un peu aussi pour être marquise et indépendante par-dessus le
marché.
Le lendemain, M. Dietrich alla dès le matin voir son gendre. Il le
trouva endormi et put causer longuement avec Dubois et le médecin qui
avait passé la nuit à observer son malade. Le résumé de cet examen fut
que le marquis n'était ni fou ni lucide absolument. Il avait les organes
du cerveau tour à tour surexcités et affaiblis par la surexcitation.
Quelques heures de sa journée, entre le repos du matin, qui était
complet, et le retour de l'accès du soir, pouvaient offrir une parfaite
sanité d'esprit, et nulle consultation médicale dressée avec loyauté
n'eût pu faire prononcer qu'il était incapable de gérer ses affaires ou
de manquer d'égards à qui que ce soit. Il avait causé avec lui après
l'accès et l'avait trouvé bien portant de corps et d'esprit. Il ne
jugeait point qu'il eût jamais eu le cerveau faible. Il le croyait en
proie à une maladie nerveuse, résultat de sa blessure ou de la grande
passion sans espoir qu'il avait eue et qu'il avait encore pour sa femme.
Là se présentait une alternative sans issue. En cédant à son amour,
Césarine le guérirait-elle? S'il en était ainsi, n'était-il pas à
craindre que les enfants résultant de cette union ne fussent prédisposés
à quelque trouble essentiel dans l'organisation? Le médecin ne pouvait
et ne voulait pas se prononcer. M. Dietrich sentait que sa fille se
tuerait plutôt que d'appartenir à un homme qui lui faisait peur, et dont
elle eût rougi de subir la domination. Il se retira sans rien conclure.
Il n'y avait qu'à patienter et attendre, essayer un rapprochement
purement moral, en observer les effets, séparer les deux époux, si le
résultat des entrevues était fâcheux pour le marquis; alors on tenterait
de le faire voyager encore. On ne pouvait s'arrêter qu'à des
atermoiements; mais en tout cas, jusqu'à nouvel ordre, M. Dietrich
voulait que l'état du marquis fût tenu secret, et Dubois affirmait que
la chose était possible vu les dispositions locales de son hôtel et la
discrétion de ses gens, qui lui étaient tous aveuglément dévoués.
Deux heures plus tard, M. de Valbonne, arrivé dans la nuit, venait
s'entretenir du même sujet avec M. Dietrich: M. de Valbonne était absolu
et cassant. Il n'aimait pas Césarine, pour l'avoir peut-dire aimée sans
espoir avant son mariage. Il la jugeait coupable de ne pas vouloir se
réunir à son ami, et quand M. Dietrich lui rappela le pacte d'honneur
par lequel, en cas de guérison, Jacques s'était engagé à ne pas réclamer
ses droits, il jura que Jacques était trop loyal pour songer à les
réclamer; c'était lui faire injure que de le craindre.
--Pourtant, dit M. Dietrich, il a fait hier soir une scène inquiétante,
et dans ses moments de crise il ne se rappelle plus rien.
--Oui, reprit Valbonne, il est alors sous l'empire de la folie, j'en
conviens, et si sa femme n'eût été la cause volontaire ou inconsciente
de cette exaltation en le gardant sous sa dépendance durant cinq ans,
elle aurait le droit d'être impitoyable envers lui; mais elle l'a voulu
pour ami et pour serviteur. Elle l'a rendu trop esclave et trop
malheureux, je dirai même qu'elle l'a trop avili pour ne pas lui devoir
tous les sacrifices, à l'heure qu'il est.
--Je ne vous permets pas de blâmer ma fille, monsieur le vicomte. Je
sais qu'en épousant votre ami contre son inclination, elle n'a eu en vue
que de le relever de l'espèce d'abaissement où tombe dans l'opinion un
homme trop soumis et trop dévoué.
--Oui, mais les devoirs changent avec les circonstances: Jacques était
condamné. La réparation donnée par mademoiselle Dietrich était
suffisante alors et facile, permettez-moi de vous le dire; elle y
gagnait un beau nom....
--Sachez, monsieur, qu'elle n'était pas lasse de porter le mien, et
rappelez-vous qu'elle n'a pas voulu accepter la fortune de son mari.
--Elle l'aura quand même, elle en jouira du moins, car elle y a droit,
elle est sa femme; rien ne peut l'empêcher de l'être, et la loi l'y
contraint.
--Vous parlez de moi, dit Césarine, qui entrait chez son père et qui
entendit les derniers mots. Je suis bien aise de savoir votre opinion,
monsieur de Valbonne, et de vous dire, en guise de salut de bienvenue,
que ce ne sera jamais la mienne.
M. de Valbonne s'expliqua, et, la rassurant de son mieux sur la loyauté
du marquis, il exprima librement son opinion personnelle sur la
situation délicate où l'on se trouvait. Si Césarine m'a bien rapporté
ses paroles, il y mit peu de délicatesse et la blessa cruellement en lui
faisant entendre qu'elle devait abjurer toute autre affection secrète,
si pure qu'elle pût être, pour rendre l'espoir, le repos et la raison à
l'homme dont elle s'était jouée trop longtemps et trop cruellement.
Il s'ensuivit une discussion très-amère et très-vive que M. Dietrich
voulut en vain apaiser; Césarine rappela au vicomte qu'il avait prétendu
à lui plaire, et qu'elle l'avait refusé. Depuis ce jour, il l'avait
haïe, disait-elle, et son dévoûment pour Jacques de Rivonnière couvrait
un atroce sentiment de vengeance. La querelle s'envenimait lorsque
Bertrand entra pour demander si l'on avait vu le marquis. Il l'avait
introduit dans le grand salon, où le marquis lui avait dit avec beaucoup
de calme vouloir attendre madame la marquise. Bertrand avait cherché
madame chez elle, et, ne l'y trouvant pas, il était retourné au salon
d'honneur pour dire à M. de Rivonnière qu'il allait la chercher dans le
corps de logis habité par M. Dietrich; mais le marquis n'était plus là,
et les autres domestiques assuraient l'avoir vu aller au jardin. Dans le
jardin, Bertrand ne l'avait pas trouvé davantage, non plus que dans les
appartements de la marquise. Il était pourtant certain que M. de
Rivonnière n'avait pas quitté l'hôtel.
You have read 1 text from French literature.
Next - Césarine Dietrich - 16
  • Parts
  • Césarine Dietrich - 01
    Total number of words is 4699
    Total number of unique words is 1524
    38.8 of words are in the 2000 most common words
    51.7 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 02
    Total number of words is 4727
    Total number of unique words is 1620
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    55.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 03
    Total number of words is 4786
    Total number of unique words is 1581
    38.7 of words are in the 2000 most common words
    50.5 of words are in the 5000 most common words
    57.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 04
    Total number of words is 4747
    Total number of unique words is 1601
    38.6 of words are in the 2000 most common words
    51.3 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 05
    Total number of words is 4831
    Total number of unique words is 1530
    39.9 of words are in the 2000 most common words
    51.8 of words are in the 5000 most common words
    57.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 06
    Total number of words is 4748
    Total number of unique words is 1540
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    52.8 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 07
    Total number of words is 4759
    Total number of unique words is 1521
    41.2 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 08
    Total number of words is 4729
    Total number of unique words is 1487
    41.2 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    56.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 09
    Total number of words is 4749
    Total number of unique words is 1538
    41.3 of words are in the 2000 most common words
    53.9 of words are in the 5000 most common words
    59.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 10
    Total number of words is 4771
    Total number of unique words is 1549
    41.9 of words are in the 2000 most common words
    54.6 of words are in the 5000 most common words
    59.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 11
    Total number of words is 4764
    Total number of unique words is 1530
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 12
    Total number of words is 4737
    Total number of unique words is 1529
    40.7 of words are in the 2000 most common words
    52.0 of words are in the 5000 most common words
    57.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 13
    Total number of words is 4708
    Total number of unique words is 1584
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 14
    Total number of words is 4875
    Total number of unique words is 1463
    40.3 of words are in the 2000 most common words
    52.1 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 15
    Total number of words is 4655
    Total number of unique words is 1522
    41.8 of words are in the 2000 most common words
    54.2 of words are in the 5000 most common words
    58.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 16
    Total number of words is 4852
    Total number of unique words is 1476
    42.7 of words are in the 2000 most common words
    54.7 of words are in the 5000 most common words
    59.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Césarine Dietrich - 17
    Total number of words is 2002
    Total number of unique words is 835
    47.3 of words are in the 2000 most common words
    57.8 of words are in the 5000 most common words
    61.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.