Césarine Dietrich - 14

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--Justement; c'est sa manière de s'amuser, à lui; mais vous ne me ferez
pas croire que vous ne receviez pas quantité de belles dames?
--C'est ce qui vous trompe. Il ne vient plus de belles dames chez moi.
--Il y a vous toujours, et vous en valez cent.
--Fort aimable; mais vous ne pouvez pas être jalouse de moi?
Marguerite regarda la marquise en face avec une sorte de terreur, puis
elle se courba sous le regard limpide et profond qu'elle interrogeait.
Elle se mit aux genoux de Césarine, prit ses mains et les baisa.
--Ma belle marquise, lui dit-elle, vous savez que vous êtes mon bon dieu
sur la terre. Vous m'avez fait marier, car c'est à vous que je dois ça,
j'en suis sûre. Je vous dois la vie de mon enfant et aussi sa beauté,
car sans vous il aurait été défiguré. Quand je pense quels soins vous
avez pris de lui sans être dégoûtée de ce mal abominable, sans crainte
de le prendre, sans me permettre d'y toucher, sans vous soucier de
vous-même à force de vous soucier des autres! Oui, bien sûr, vous êtes
l'ange gardien, et je ne pourrai jamais vous dire comme je vous aime;
mais tout ça ne m'empêche pas d'être jalouse de vous. Est-ce que ça peut
être autrement? Vous avez tout pour vous, et je n'ai rien. Vous êtes
restée belle comme à seize ans, et moi, plus jeune que vous, me voilà
déjà fanée; je sens que je me courbe comme une vieille, tandis que vous
vous redressez comme un peuplier au printemps. Vous avez, pour vous
rendre toujours plus jolie, des toilettes qui ne me serviraient de rien,
à moi! Quand même je les aurais, je ne saurais pas les porter. Quand je
mets un pauvre bout de ruban dans mes cheveux pour paraître mieux
coiffée, Paul me l'ôte en me disant:
«--Ça ne te va pas, tu es plus belle avec tes cheveux.»
Mais ils tombent, mes cheveux. Voyez! j'en ai déjà perdu plus de la
moitié, et, quand je n'en aurai presque plus, si je m'achète un faux
chignon, Paul se moquera de moi. Il me dira:
«--Reste donc comme tu es! Ça n'est pas tes cheveux que j'aime, c'est
ton coeur.»
C'est bien joli, cela, et c'est vrai, c'est trop vrai. Il aime mon
coeur, et il ne fait plus cas de ma figure; il y est trop habitué.
L'amitié ne compte pas les cheveux blancs quand ils se mettent à
pousser. Il m'aimera vieille, il m'aimera laide, je le sais, j'en suis
fière; mais c'est toujours de l'amitié, et je m'en contenterais, si
j'étais bien sûre qu'il n'est pas capable de connaître l'amour. Il le
dit. Il jure qu'il ne sait pas ce que c'est que de s'attacher à une
femme parce qu'elle a de beaux yeux ou de belles robes....
--Je crois, dit Césarine en souriant d'une façon singulière, qu'il vous
dit la vérité.
--Oui, ma marquise; mais quand, avec les belles robes et les beaux yeux,
et toute la personne magnifique et aimable, il y a le grand esprit, le
grand savoir, la grande bonté, tout ce qu'un homme doit admirer....
Tenez! il n'est pas possible qu'il ne vous aime pas d'amour, voilà ce
que je me dis tous les soirs quand il est chez vous et que je l'attends.
--Ce que vous vous dites là est très-mal, répondit Césarine sans montrer
aucune autre émotion qu'un peu de mécontentement. Voyons, ma pauvre
Marguerite, êtes-vous sans conscience et sans respect des choses les
plus saintes? Croyez-vous que, si votre mari avait la folie d'être épris
de moi, je ne m'en apercevrais pas?
--Peut-être, ma marquise! Ne me grondez pas. Qui peut savoir? Paul est
si drôle, si différent des autres! Je sais bien, moi, que tout le monde
n'est pas comme lui. Il y en a qui ne savent rien cacher: des gens qui
ne le valent pas, mais qui sont plus ouverts, plus passionnés, dont on
connaît vite le bon et le mauvais côté. On n'est pas longtemps trompé
par eux: ils vont où le vent les pousse; mais Paul avec sa raison, son
courage, sa patience, on ne peut rien savoir de lui!
--Il me semble, reprit Césarine avec une ironie dont Marguerite ne sentit
pas toute la portée, que vous faites ici une étrange allusion au passé.
Il semblerait que, tout en mettant votre mari beaucoup au-dessus du
mien, vous ayez au fond du coeur quelque regret d'une passion moins
pure, mais plus vive que l'amitié.
Marguerite rougit jusqu'aux yeux, mais sans renoncer à s'épancher sur un
sujet trop délicat pour elle. Je voyais en présence les deux natures les
plus opposées: l'une résumant en elle tout l'empire qu'une femme est
capable d'exercer sur les autres et sur elle-même; l'autre absolument
dépourvue de défense, capable de raisonner et de réfléchir jusqu'à un
certain point, mais forcée, par la nature de ses impressions, de tout
subir et de tout révéler.
--Vous avez raison de vous moquer de moi, reprit-elle; ce n'est pas joli
de se souvenir d'un vilain passé, quand on a le présent meilleur qu'on
ne mérite; mais à vous, est-ce que je ne peux pas parler de tout? Voyez
donc si je n'ai pas sujet d'être jalouse de vous! Pour qui est-ce que
j'ai été trompée et quittée? Vous pensez bien que je le sais à présent.
Quoique Paul ne m'en ait jamais voulu parler, il a bien fallu que
quelque parole lui échappât. Votre marquis vous aimait depuis longtemps;
c'est par dépit qu'il m'a recherchée, c'est pour retourner à vous qu'il
m'a plantée là. Ce qui m'est arrivé une fois peut m'arriver encore.
C'est peut-être mon sort que vous me fassiez tout le mal et tout le bien
de ma vie.
--Vous déraisonnez tout à fait, Marguerite, lui-dis-je. Vous oubliez que
la marquise de Rivonnière ne s'appartient plus; vous lui manquez de
respect, vous outragez votre mari! J'admire la patience avec laquelle
mon amie vous écoute et vous répond, je me demande ce que Paul penserait
de vous, s'il pouvait vous entendre.
--Ah! s'écria-t-elle épouvantée, si vous le lui répétez, je suis perdue.
--Je ne veux pas vous perdre, je ne veux pas surtout le rendre
malheureux en le forçant à regretter son mariage.
Marguerite pleurait amèrement. La marquise la consola et l'apaisa avec
une douceur maternelle, en me disant que j'avais tort de la gronder,
qu'il fallait persuader et non brusquer les enfants malades. Marguerite
sanglota à ses pieds, la couvrit de caresses, lui demanda pardon, jura
cent fois de ne plus être folle, et, entendant revenir Paul, s'enfuit au
fond du jardin pour qu'il ne vit pas ses larmes.
Mais il les vit, s'en affecta et m'écrivit le lendemain la lettre
suivante:
«Ma pauvre Marguerite est malade, malade d'esprit surtout. Je l'ai
confessée, je sais qu'elle a dit des choses insensées à madame de
Rivonnière. Je sais aussi que madame de Rivonnière est trop saintement
sage pour voir en elle autre chose qu'une pauvre enfant à plaindre, à
soigner, à guérir. Je sais qu'elle y serait toute résignée, qu'elle en
aurait la patience, et que sa pitié serait inépuisable; mais ici,
qu'elle me le pardonne, ma fierté ou plutôt ma discrétion d'autrefois
reparaît. Je ne dois imposer qu'à moi-même le soin de guérir ma malade.
Je crois que ce sera très-facile. Il suffit que je m'abstienne pendant
quelque temps de rester à Paris le soir. Je vais m'arranger pour vous
présenter quelquefois mes respects vers cinq heures, puisqu'on vous
trouve à cette heure-là, et je me priverai des bonnes causeries de
l'après-dînée. Priez madame de Rivonnière d'être moins parfaite,
c'est-à-dire d'être un peu sévère et de feindre de bouder ma compagne
pendant une semaine ou deux. Il ne faut pas que l'enfant s'habitue à
offenser impunément ce qu'au fond du coeur elle chérit et respecte. Ne
vous tourmentez pas, ma tante, je sais aussi soigner les enfants et je
ne me fais pas un malheur des puériles contrariétés de la vie. Mes
respects très-profonds à notre amie, mes tendresses à vous.
«Paul»
--Il aura beau faire pour le cacher, me dit Césarine, à qui je
communiquai cette lettre. Il est bien malheureux, ton Paul! Il cède, et
ce sera pire. Il prend la patience pour la force. Cette pauvre femme ne
changera pas; elle ne croira jamais aux autres parce qu'elle a perdu le
droit de croire à elle-même. Aucune femme, si puissante qu'elle soit, ne
se relèvera jamais entièrement d'une chute, et, quand elle est faible,
elle ne se relève pas du tout. Il y a au fond de ce malheureux coeur une
amertume que rien ne peut en arracher. La faiblesse dont elle rougit,
elle souhaite ardemment de la constater chez celles qui n'ont point à
rougir. Si elle pouvait la surprendre chez moi, en même temps que
furieuse et désespérée, elle serait triomphante d'une joie lâche et
mauvaise. Je te le disais bien que Paul ne pouvait pas épouser cette
fille, et tu le sentais bien aussi! Elle lui fera cruellement expier sa
grandeur d'âme.
--Ne crains-tu pas qu'il ne t'en arrive autant? Ne t'es-tu pas mariée
sans amour, par un mouvement de générosité?
--Je me suis mariée avec un mort, ce n'est pas la même chose, et j'ai
pris mes précautions pour que ce mort ne revive pas avec moi. Je n'ai
point fait acte de sensiblerie. J'ai cru frapper un grand coup, et je
l'aurais frappé, si Paul n'eût brisé mon ouvrage en épousant sa
maîtresse!...
Je n'osais demander l'explication de ces paroles mystérieuses, tant je
craignais de voir Césarine repousser le piédestal sur lequel elle était
remontée; mais elle était lasse de se taire, l'expansion de la pauvre
Marguerite avait rompu le charme; la sérénité de la déesse était
troublée par cet incident vulgaire. Césarine, tout comme Marguerite,
avait besoin de parler, elle parla malgré moi.
--Tu ne veux pas comprendre? reprit-elle irritée de mon silence.
--Non, lui dis-je; j'aime mieux croire.
--Cruelle, comme il y a longtemps que tu ris du châtiment que tu crois
m'être infligé par la destinée! Tu me crois vaincue et brisée, n'est-ce
pas? Eh bien! tu te trompes, je ne le suis pas, je ne le serai jamais.
J'ai voulu être aimée de Paul Gilbert; je le suis!
--Tu mens! m'écriai-je; son amitié pour toi est aussi sainte que tous
les autres sentiments de sa vie.
--Et qui donc voudrait qu'il en fût autrement? répondit-elle en se
dressant dans sa plus écrasante fierté. T'es-tu jamais imaginé que je
voulais le rendre adultère et descendre à l'être moi-même?
--Non, certes; mais tu crois peut-être troubler sa raison, torturer son
coeur et ses sens....
--Je ne m'abaisse pas à savoir s'il a des sens et si mon image les
trouble. Je vis dans une sphère d'idées et de sentiments où ces
malsaines préoccupations ne pénètrent pas. Je suis une nature élevée,
je vis au-dessus de la réalité; tu devrais le savoir, et je trouve qu'en
l'oubliant tu te rabaisses plus que tu ne m'offenses. J'ai voulu être la
plus noble et la plus pure affection de Paul en même temps que la plus
vive. Crois-tu que j'aie échoué?
--Si tu n'as pas échoué, tu as accompli une oeuvre de malheur et de
destruction. Se mettre à la place de la femme légitime dans le coeur et
la pensée de l'époux, retirer soi-même, à celui qu'on a choisi, la place
qu'il doit occuper dans le coeur et dans la pensée de sa femme, c'est
commettre, dans la haute et funeste région que tu prétends occuper, un
double adultère qui n'a pas besoin du délire des sens pour être
criminel. C'est se jouer froidement des liens de la famille, c'est
renverser les notions les plus vraies et se créer un code de libres
attractions en dehors de tous les devoirs. C'est un échafaudage de
sophismes, de mensonges à sa propre conscience, et tout cela prémédité,
raisonné, travaillé, me semble odieux; voilà mon jugement, et si tu ne
peux le supporter sans colère, quittons-nous. Tu t'es trop dévoilée, je
ne t'estime plus; je m'efforcerai de ne plus t'aimer....
--Comme tu deviens irritable et intolérante! répondit-elle froidement;
voyons, calme-toi, tu me dis mes vérités avec fureur, tu me forces à te
dire les tiennes de sang-froid. Il se peut que je sois romanesque, mais
je prétends l'être avec dignité, avec succès, et faire triompher dans ma
vie ces prétendus sophismes dont je saurai faire des vérités; toi,
pauvrette, tu ne comprends rien ni à l'amour, ni au devoir, ni à la
famille. N'ayant jamais été aimée, tu as cru que toute la vertu
consistait à n'aimer point; tu t'en es tirée avec dignité, je le
reconnais; tu n'as donné à personne le droit de te trouver ridicule;
c'est tout ce que tu pouvais faire. Quant à la science du coeur humain,
tu ne pouvais pas l'acquérir, n'ayant pas l'occasion de l'étudier sur
toi-même. Tu as pris tes notions dans les idées sociales, c'est-à-dire
dans le code du convenu. Tu ne peux pas voir par-dessus ces vaines
barrières, tu n'es pas assez grande! Il te semble que ce qui est
_arrangé_ est sacré, que je dois à l'homme à qui j'ai juré fidélité mon
âme tout entière, de même que Paul, selon toi, doit tout son coeur,
toute sa pensée à Marguerite. Eh bien! cela est faux, paradoxal,
illusoire, impossible. C'est la convention hypocrite du monde qui dit
ces choses-là et ne les pense pas. On ne me trompe pas, moi! J'ai
très-bien compris qu'en m'engageant à M. de Rivonnière, dont je ne veux
pas être la femme, j'avais fait voeu de chasteté, parce que je ne dois
pas le forcer à donner son nom aux enfants d'un autre. Il l'a compris
aussi, puisqu'en s'engageant sur l'honneur à me respecter, il a fait
acte de confiance absolue dans ma loyauté. Paul n'a pas non plus trompé
Marguerite, bien que la convention fût toute autre. Il lui a toujours
refusé l'impossible enthousiasme que la pauvre sotte voudrait lui
inspirer. Il lui a donné sa protection, qu'il lui devait, et ses sens,
dont je ne suis pas jalouse. Elle est sa ménagère, sa _femelle_ et ne
peut être que cela. Elle n'est ni sa femme parce qu'elle n'est pas son
égale devant Dieu, ni son amante parce qu'elle avilit l'amour dans ses
appréciations misérables. Il ne _peut pas_ l'aimer. Ce que l'homme de
bien ne _peut pas_ faire, c'est le mal, et ce qui avilit l'âme, ce qui
rétrécit le coeur et l'esprit, c'est l'amour mal placé. Tu veux qu'il
aime cette femme! Ta conscience te crie que tu mens, car elle te choque
et te froisse toi-même; tu le lui fais sentir plus durement que moi. Tu
veux que j'aime ce demi-sauvage déguisé en paladin que j'ai épousé pour
montrer à Paul que je n'avais pas de sens? Si j'aimais ce Rivonnière,
qui, malgré ses belles manières et sa bonne éducation, est, à un autre
échelon social, le pendant de l'_élémentaire_ Marguerite, je serais
vraiment avilie; mais je n'ai pas le goût des choses basses: j'aime mon
mari comme Paul aime sa femme. Ce sont deux personnes d'une autre
variété de l'espèce humaine que la variété à laquelle nous appartenons.
Des convenances extérieures nous ont forcés à nous les associer dans une
certaine limite, lui pour avoir des enfants, moi pour n'en point avoir.
Ce que nous leur devons, c'est le contraire de l'amour; Paul doit la
paternité, moi la virginité. Pourquoi souffrirait-il de mon état de
neutre, quand il m'est indifférent qu'il soit procréateur avec une
autre? Notre lien, c'est l'intelligence; notre fraternité, c'est la
pensée; notre amour c'est l'idéal. Nous nous aimons, et tu n'y peux
rien, va! Dis-lui maintenant tout ce que ta maladroite prudence te
suggérera contre moi: il n'y croira plus, il ne te comprendra même pas;
essaye, je veux bien, quitte-moi, va vivre avec lui en lui disant que tu
as horreur de ma perversité. Il te recevra à bras ouverts, mais tu liras
à toute heure cette réflexion dans ses yeux attristés: ma pauvre tante
est folle, cela me met sur les bras deux malades à soigner!
M'ayant ainsi terrassée, elle s'en alla tranquillement écrire à Paul
qu'elle l'approuvait infiniment de ménager les souffrances de sa
compagne, qu'elle respectait son désir de ne pas la revoir de quelque
temps, mais qu'elle ne pouvait se résoudre à paraître fâchée, vu qu'elle
pardonnait tout à la mère de l'adorable petit Pierre.--Puis trois pages
de _post-scriptum_ pour demander l'opinion de Paul sur quelques ouvrages
à consulter.--La correspondance était entamée. Ses réponses remplirent
tous les loisirs de Paul, car elle sut l'obliger à lui écrire tous les
soirs où il s'était condamné à ne plus aller chez elle.
Un matin, Marguerite tomba chez nous à l'improviste. Paul l'avait amenée
à Paris pour acheter quelques objets nécessaires à leur enfant, et elle
s'était échappée pour voir _sa marquise_; elle la suppliait de ne pas la
trahir.
--Je sais bien que je désobéis, ajouta-t-elle; mais je ne peux pas vivre
comme cela sans vous demander pardon. Je sais que vous ne m'en voulez
pas, mais je m'en veux, moi, je me déteste d'avoir été si insolente et
si mauvaise avec vous. Je ne le serai plus, vous êtes si grande et Paul
est si bon! Quand il a vu comme je me tourmentais de vos lettres, il me
les a montrées. Je n'y ai rien compris, sinon que vous l'approuviez de
rester avec moi, et que vous m'aimiez bien toujours. À présent écoutez.
Je ne peux pas accepter le sacrifice qu'il me fait de travailler dans
une petite chambre sans air aux heures où il pourrait vous dire tout ce
qu'il vous écrit, dans vos beaux salons, avec vous pour lui répondre et
faire sortir son grand esprit, qui étouffe avec moi. Non, non, je ne
veux pas le rendre malheureux et prisonnier; je le lui ai dit, il ne
veut pas le croire, c'est à vous de le ramener chez vous. Écrivez-lui
que vous avez besoin de lui, il n'a rien à vous refuser.
--Ce ne serait pas vrai, répondit Césarine. Je n'ai pas besoin de le
voir pour achever mon travail. C'est pour l'acquit de ma conscience que
je le consulte: quand j'aurai fini, je lui soumettrai le tout; mais cela
peut se communiquer par écrit.
--Non, non, ce n'est pas la même chose! Il a besoin de parler avec vous,
il s'ennuie à la maison. Qu'est-ce que je peux lui dire pour l'amuser?
Rien, je suis trop simple.
Marguerite avait l'habitude de s'humilier afin qu'on lui fît des
compliments pour la relever à ses propres yeux. Elle était fort avide de
ce genre de consolations. Césarine ne le lui épargna pas, mais avec une
si profonde ironie au fond du coeur que la pauvre femme la trouva trop
indulgente pour elle, et lui répondit:
--Vous dites tout cela par pitié! vous ne le pensez pas, vous êtes bonne
jusqu'à mentir. Je vois bien que je vous lasse et vous ennuie, je ne
reviendrai plus; mais vous pouvez me faire du bien de loin. Rappelez
Paul à vos dîners et à vos soirées, voilà tout ce que je vous demande.
--Alors vous n'êtes plus jalouse, c'est fini?
--Non, ce n'est pas fini, je suis jalouse toujours. Plus je vous
regarde, plus je vois qu'il est impossible de ne pas vous aimer plus que
tout; mais, quelque idiote que je sois, j'ai plus de coeur et plus de
force que vous ne pensez, plus que Paul lui-même ne le croit. Vous le
verrez avec le temps. Je suis capable d'aimer jusqu'à me faire un
devoir, une vertu et peut-être un bonheur de ma jalousie.
--C'est très-profond ce qu'elle dit là, observa Césarine dès qu'elle se
retrouva seule avec moi. Elle exprime à sa manière un sentiment qui la
ferait très-grande, si elle était capable de l'avoir. Aimer Paul jusqu'à
me bénir de lui inspirer l'amour qu'il ne peut avoir pour elle, ce
serait un sacrifice sublime de sa personnalité farouche; mais elle aime
à se vanter, la pauvre créature, et si par moments elle est capable de
concevoir une noble ambition, il ne dépend pas d'elle de la réaliser. Ce
ne sont point là travaux de villageoise, et ce n'est pas en battant la
lessive qu'on apprend à tordre son coeur comme un linge pour l'épurer et
le blanchir.
--Qui sait, grande Césarine? Il y a une chose que savent quelquefois ces
natures primitives, et que vos travaux métaphysiques et autres ne vous
apprendront jamais....
--Et cette chose, c'est....
--C'est l'abnégation.
--Qu'est-donc que ma vie alors? Je croyais n'avoir pas fait autre chose
que de sacrifier tous mes premiers mouvements....
--À quoi? À la volonté de réussir en vue de toi-même. La volonté
d'échouer pour qu'un autre triomphe, tu ne l'auras jamais. Cela est bien
plus au-dessus de toi que de Marguerite.
--Tu vas faire d'elle une martyre, une sainte? Nouveau point de vue!
--Ce qu'elle vient de faire en te priant de lui garder son mari tous les
soirs, aux heures où elle s'inquiète et s'ennuie, est déjà assez
généreux. Tu ne daignes pas y prendre garde, moi j'en suis frappée.
--Il n'y a pas de quoi; Paul s'ennuie avec elle, elle l'a dit; elle a
peur qu'il ne s'ennuie trop et ne cherche quelque distraction moins
noble que ma conversation.
--Tu cherches à la rabaisser; tu es peut-être plus jalouse d'elle
qu'elle ne l'est de toi.
--Jalouse, moi, de cette créature?
--Tu la hais, puisque tu l'injuries.
--Je ne peux pas la haïr, je la dédaigne.
--Et toute cette bonté que tu dépenses pour la charmer et la soumettre,
c'est l'hypocrisie de ton instinct dominateur.
--La pitié s'allie fort bien avec le dédain, elle ne peut même s'allier
qu'avec lui. La souffrance noble inspire le respect. La pitié est
l'aumône qu'on fait aux coupables ou aux faibles.
Césarine s'attendait à voir revenir Paul le soir même. Il ne revint
pas, et, quelque sincère que fût le repentir de Marguerite, il ne
reparut à l'hôtel Dietrich que rarement et pour échanger quelques
paroles à propos du livre dont les premières épreuves étaient tirées. Il
approuvait les changements que l'auteur y avait faits, mais il ne me
cachait pas que ces améliorations ne réalisaient point ce qu'il avait
attendu d'une refonte totale de l'ouvrage. Césarine n'avait pas atteint,
selon lui, le complet développement de sa lucidité. Il n'osait pas
l'engager à recommencer encore, et, comme je lui reprochais de manquer à
sa probité littéraire accoutumée, il me répondit:
--Je ne crois pas y manquer, je ne vois pas pourquoi la marquise de
Rivonnière serait obligée de faire un chef-d'oeuvre; c'est ma faute de
m'être imaginé qu'elle en était capable. Ce qu'elle m'a demandé, je l'ai
fait; j'ai dit mon opinion, j'ai signalé les endroits mauvais, les
endroits excellents, les endroits faibles. J'ai discuté avec elle, je
lui ai indiqué les sources d'instruction et les sujets de réflexion. Ce
qu'elle désirait, disait-elle, c'était de faire un travail très-lisible
et un peu profitable; elle est arrivée à ce but. Je suis convaincu
encore qu'avec plus de maturité elle arriverait à un résultat vraiment
sérieux; mais son entourage ne lui en demande pas tant; elle se fait
illusion sur le mérite de son oeuvre, comme il arrive à tous ceux qui
écrivent, ou bien elle est douée d'une extrême modestie et se contente
d'un médiocre effet. Je n'ai pas le droit d'être plus sévère et plus
exigeant qu'elle ne l'est pour elle-même. Si on lit peu son livre, si on
n'en parle que dans son cercle, ce ne sera point un obstacle à un livre
meilleur par la suite.
J'aimais toujours Césarine malgré nos querelles, qui devenaient de plus
en plus vives, et je l'aimais peut-être d'autant plus que je la voyais
se fourvoyer. Il devenait évident pour moi que Paul n'avait pas pour
elle l'amitié enthousiaste, absorbante, dominant tout en lui, qu'elle se
flattait de lui inspirer. Il était capable d'une sérieuse affection,
d'une reconnaissance volontairement acquittée par le dévouement; mais la
passion n'éclatait pas du tout, et il ne semblait nullement éprouver le
besoin que Césarine et Marguerite lui attribuaient de s'enflammer pour
un idéal.
Déçue bientôt de ce côté-là, que deviendrait la terrible volonté de
Césarine, si elle ne pouvait se rattacher à la gloire des lettres? Je
n'étais pas dupe de son insouciante modestie. Je voyais fort bien
qu'elle aspirait aux grands triomphes et qu'elle associait ces deux
buts: le monde soumis et Paul vaincu par l'éclat de son génie. J'aurais
souhaité qu'à défaut de l'une de ces victoires elle remportât l'autre.
Je tâchai de l'avertir, et avec le consentement de Paul je lui fis
connaître son opinion. Elle fut un peu troublée d'abord, puis elle se
remit et me dit:
--Je comprends; mon livre imprimé, il croit que j'oublierai le conseil
utile et le correcteur dévoué. Il veut prolonger nos rapports
d'intimité: il a raison; je ne l'oublierais pas, mais j'aurais moins de
motifs pour le voir souvent. Dis-lui que j'ai reconnu la supériorité de
son jugement; qu'il arrête le tirage; je recommencerai tout. Dis-lui
aussi que cela ne me coûte pas, s'il me croit capable de faire quelque
chose de bon.
Tant de sagesse et de douceur, dont il ne m'était plus permis de lui
dire la cause véritable, désarma Paul, et fit faire à Césarine un grand
pas dans son estime; mais plus ce sentiment entrait en lui, plus il
paraissait s'y installer pur et tranquille. Césarine ne s'attendait pas
à l'obstination qu'il mit à rester chez lui le soir; on eût dit qu'il
s'y plaisait. J'allais le voir le dimanche.
--Marguerite va moralement beaucoup mieux, me disait-il. J'ai réussi à
lui persuader qu'il m'était plus agréable de lui faire plaisir que de me
procurer des distractions en dehors d'elle. Au fond, c'est la vérité;
certes sa conversation n'est pas brillante toujours et ne vaut pas celle
de la marquise et de ses commensaux; mais je suis plus content de la
voir satisfaite que je ne souffre de mes sacrifices personnels. Mon
devoir est de la rendre heureuse, et un homme de coeur ne doit pas
savoir s'il y a quelque chose de plus intéressant que le devoir.
Marguerite se disait heureuse. N'étant plus forcée de travailler pour
vivre, elle lisait tout ce qu'elle pouvait comprendre et se formait
véritablement un peu; mais elle était malade, et sa beauté s'altérait.
Le médecin de Césarine, qui la voyait quelquefois, me dit en confidence
qu'il la croyait atteinte d'une maladie chronique du foie ou de
l'estomac. Elle savait si mal rendre compte de ce qu'elle éprouvait,
qu'à moins d'un examen sérieux auquel elle ne voulait pas se prêter, il
ne pouvait préciser sa maladie. J'avertis Paul, qui exigea l'examen. La
tuméfaction du foie fut constatée, l'état général était médiocre; des
soins quotidiens étaient nécessaires, et on ne pouvait se procurer à la
campagne tout ce qui était prescrit. La petite famille alla s'établir
rue de Vaugirard dans un appartement plus comfortable que celui de la
rue d'Assas et tout près des ombrages du Luxembourg. Paul vint nous dire
qu'il était désormais à nos ordres à toute heure. Il avait un commis
pour tenir son bureau et n'était plus esclave à la chaîne. Il avait fait
gagner de l'argent; ses relations le rendaient précieux à M. Latour. Il
arrivait beaucoup plus vite qu'il ne l'avait espéré à l'aisance et à la
liberté. On se vit donc davantage, c'est-à-dire plus souvent, mais sans
que Paul prolongeât ses visites au delà d'une heure. Il était
véritablement inquiet de sa femme, et quand il ne la soignait pas chez
elle, il la soignait encore en la promenant, en cherchant à la
distraire; elle désirait vivement revoir sa marquise pour lui montrer,
disait-elle, qu'elle était redevenue bien raisonnable. Césarine engagea
Paul à la lui amener dîner, avec le petit Pierre, promettant de les
laisser partir à l'heure du coucher de l'enfant. Elle y mit tant
d'insistance qu'il céda. Ce fut une grande émotion et une grande joie
pour Marguerite. Elle mit sa belle robe des dimanches, sa robe de soie
noire, qui lui allait fort bien; elle se coiffa de ses cheveux avec
assez de goût. Elle fit la toilette de petit Pierre avec un soin
extrême, Paul les mit dans un fiacre et les amena à six heures à l'hôtel
Dietrich. Césarine avançait son dîner pour que l'enfant ne s'endormit
pas avant le dessert. Elle n'avait invité personne à cause de l'heure
_indue_, c'était un vrai dîner de famille. M. Dietrich vint serrer les
mains de Paul, saluer sa femme et embrasser son fils, puis il alla
s'habiller pour dîner en ville.
Césarine s'était résignée à _communier_, comme elle disait, _avec la
fille déchue_; mais elle n'en souffrait pas moins de l'espèce d'égalité
à laquelle elle se décidait à l'admettre. Il y avait plus d'un mois
qu'elle ne l'avait vue; elle fut frappée du changement qui s'était fait
en elle. Marguerite avait beaucoup maigri, ses traits amincis avaient
pris une distinction extrême. Elle avait fait de grands efforts depuis
ce peu de temps pour s'observer, et ne plus paraître vulgaire; elle ne
l'était presque plus. Elle parlait moins et plus à propos. Paul la
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