Césarine Dietrich - 10

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dans une tenue appropriée à son mensonge, et où elle ne se montrait à
personne. Elle était modeste, et sans autre ambition que celle de se
marier avec lui, quelque pauvre qu'il pût être. Ce commerce avait duré
quelques semaines. Une affaire ayant appelé le marquis dans ses terres
de Normandie, il avait appris que Césarine était à Trouville. Il s'était
repris de passion pour elle en la revoyant. Il avait envoyé Dubois, son
homme de confiance, à Marguerite, pour lui annoncer le mariage de Jules
Morin, et lui remettre un portefeuille de cinquante mille francs qu'elle
avait jeté au nez du porteur en disant:
--Il m'a trompée, puisqu'il est riche. Je le méprise, dites-lui que je
ne l'aime plus et ne le reverrai jamais. Dubois avait cru ne pas devoir
se hâter de transmettre la réponse à son maître, d'autant plus que
celui-ci avait suivi Césarine à Dieppe. C'est au bout de trois mois
seulement que, de retour à Paris, il avait appris le refus et la
disparition de Marguerite. Il avait envoyé chez sa mère, elle y était
retournée en effet; mais, après une tentative de suicide, elle avait
disparu de nouveau, et personne ne doutait dans le village qu'elle ne se
fût noyée, puisque, disait-on, c'était son idée. Le marquis ajouta:
--Je ne dissimule pas ma faute et j'en rougis. C'est ce remords qui m'a
rendu furieux naguère....
--Ne parlons plus de cela, dit Césarine. J'ai eu envers vous des torts
qui ne me permettent pas d'être trop sévère aujourd'hui.
--D'autant plus, reprit-il, que vous êtes la cause... involontaire....
--Et très-innocente de votre mauvaise action; je n'accepterais pas cette
constatation comme un reproche mérité, mon cher ami. Si toutes les
femmes dont le refus d'aimer a eu pour conséquence des aventures de ce
genre devaient se les reprocher, la moitié de mon sexe prendrait le
deuil; mais tout cela n'est pas si grave, puisque Marguerite s'est
consolée.
--Et puisqu'elle a réparé son égarement, ajoutai-je, par une conduite
sage et digne; je suis bien aise de savoir que le récit de M. de
Rivonnière est exactement conforme au sien, et que mon neveu peut
estimer sa compagne et lui pardonner.
--Et même il le doit, répliqua vivement Césarine; mais lui donner son
nom, comme cela, sous les yeux du marquis, tu n'y songea pas, Pauline!
Je voudrais voir la figure que tu ferais, s'il arrivait que madame Paul
Gilbert, au bras de son mari, s'écriât encore en rencontrant M. de
Rivonnière:
--Voilà Jules!
--Certes elle ne le fera plus, dit le marquis. Pourquoi M. Paul Gilbert
serait-il informé?
--Il le sera! répondit Césarine.
--Par toi? m'écriai-je.
--Oui, par elle, reprit le marquis avec douleur; vous savez bien qu'elle
veut empêcher ce mariage!
--Vous rêvez tous deux, dit Césarine, qui n'avait jamais avoué au
marquis que Paul fût l'objet de sa préférence, et qui détournait ses
soupçons quand elle voyait reparaître sa jalousie; que m'importe à
moi?... Si j'avais l'inclination que vous me supposez, comment
supporterais-je la présence de cette Marguerite autour de moi? C'est moi
qui l'ai mandée aujourd'hui. Je la fais travailler, je m'occupe d'elle
je m'intéresse à son enfant, qui est malade par parenthèse. J'irai
peut-être le voir demain. Vous trouvez cela surprenant et merveilleux,
vous autres? Pourquoi? Je peux juger cette pauvre fille très-digne
d'être aimée par un galant homme, mais je ne suis pas forcée de voir en
elle la nièce bien convenable de mademoiselle de Nermont. Je dis même
que c'est un devoir pour Pauline de ne pas laisser ignorer à son neveu
la rencontre d'aujourd'hui et le vrai nom du séducteur de Marguerite.
--Soit! t'écrit le marquis en se levant comme frappé d'une idée
nouvelle. Si M. Paul Gilbert aime réellement sa compagne, il reconnaîtra
qu'il a un compte à régler avec moi, il me cherchera querelle, et....
--Et vous vous battrez? dit Césarine en se levant aussi, mais en
affectant un air dégagé. Vous en mourez d'envie, marquis, et voilà votre
férocité qui reparaît; mais, moi, je n'aime pas les duels qui n'ont pas
le sens commun, et je jure que M. Gilbert ne saura rien. Ce n'est pas
Marguerite qui ira se vanter à lui d'avoir retrouvé son amant. Ce n'est
pas Pauline qui exposera son neveu chéri à une sotte et mauvaise
affaire. Ce n'est pas vous qui le provoquerez par une déclaration
d'identité qui ne vous fait pas jouer le beau rôle. À moins qu'il ne
vous passe par la tête de lui disputer Marguerite, je ne vois pas
pourquoi vous auriez la cruauté d'enlever à votre victime son protecteur
nécessaire. Voyons, assez de drame, allons déjeuner et ne parlons plus
de ces commérages qu'il ne faut pas faire tourner au tragique.
Si Césarine avait des expédients prodigieux au service de son
obstination, elle avait aussi les aveuglements de l'orgueil et une
confiance exagérée dans son pouvoir de fascination. C'est là l'écueil de
ces sortes de caractères. Une foi profonde, une passion vraie, ne sont
pas les mobiles de leur ambition. S'ils s'attachent à la poursuite d'un
idéal, ce n'est pas l'idéal par lui-même qui les enflamme, c'est surtout
l'amour de la lutte et l'enivrement du combat. Si mon neveu eût été
facile à persuader et à vaincre, elle l'eût dédaigné; elle n'y eût
jamais fait attention.
Elle croyait avoir trouvé dans le marquis l'esclave rebelle, mais
faible, qu'en un tour de main elle devait à jamais dompter; elle se
trompait. Elle avait, sans le savoir, altéré la droiture de cet homme
d'un coeur généreux, mais d'une raison médiocre. Depuis plusieurs
années, elle le traînait à sa suite, l'honorant du titre d'ami, abusant
de sa soumission, et lui confiant, dans ses heures de vanité, les
théories de haute diplomatie qui lui avaient réussi pour gouverner ses
proches, ses amis et lui-même. D'abord le marquis avait été épouvanté de
ce qui lui semblait une perversité précoce, et il avait voulu s'y
soustraire; ensuite il avait vu Césarine n'employer que des moyens
avouables et ne travailler à dompter les autres qu'en les rendant
heureux. Telle était du moins sa prétention, son illusion, la sanction
qu'elle prétendait donner, comme font tous les despotes, à ses
envahissements, et dont elle était la première dupe. Le marquis s'était
payé de ses sophismes, il était revenu à elle avec enthousiasme; mais il
recommençait à souffrir, à se méfier et à retomber dans son idée fixe,
qui était de lutter contre elle et contre le rival préféré, quel qu'il
fût.
Elle ne le tenait donc pas si bien attaché qu'elle croyait. Il avait
étudié à son école l'art de ne pas céder, et il n'avait pas, comme
elle, la délicatesse féminine dans le choix des moyens. Il lui passa
donc par la tête, à la suite de l'explication que je viens de rapporter,
d'éveiller la jalousie de Paul et de l'amener sur le terrain du duel en
dépit des prévisions de Césarine. Il avait donné sa parole, il ne
pouvait plus la tenir, et il s'en croyait dispensé parce que Césarine
manquait à la sienne en lui cachant le nom de son rival au mépris de la
confiance absolue qu'elle lui avait promise. C'est du moins ce qu'il
m'expliqua par la suite après avoir agi comme je vais le dire.
Il nous quitta aussitôt après le déjeuner pour écrire à Marguerite la
lettre suivante, qu'il lui fit tenir par Dubois:
«Si j'ai fait semblant ce matin de ne pas vous reconnaître, c'est pour
ne pas vous compromettre; mais les personnes chez qui nous nous sommes
rencontrés étaient au courant de tout, et j'ai appris d'elles que vous
n'aviez pas l'espérance d'épouser votre nouveau protecteur. La faute en
est à moi, et votre malheur est mon ouvrage. Je veux réparer autant que
possible le mal que je vous ai fait. J'ai compris et admiré votre fierté
à mon égard; mais à présent vous êtes mère, vous n'avez pas le droit de
refuser le sort que je vous offre. Acceptez une jolie maison de campagne
et une petite propriété qui vous mettront pour toujours à l'abri du
besoin. Vous ne me reverrez jamais, et vous garderez vos relations avec
le père de votre enfant tant qu'elles vous seront douces. Le jour où
elles deviendraient pénibles, vous serai libre de les rompre sans
danger pour l'avenir de votre fils et sans crainte pour vous-même.
Peut-être aussi, en vous voyant dans l'aisance, M. Paul Gilbert se
décidera-t-il à vous épouser. Acceptez, Marguerite, acceptez la
réparation désintéressée que je vous offre. C'est votre droit, c'est
votre devoir de mère.
«Si vous voulez de plus amples renseignements, écrivez-moi.
«Marquis de RIVONNIÈRE.»
Marguerite froissa d'abord la lettre avec mépris sans la bien comprendre
mais madame Féron, qui savait mieux lire et qui était plus pratique, la
relut et lui en expliqua tous les termes. Madame Féron était
très-honnête, très-dévouée à Paul et à son amie, mais elle voyait de
près les déchirements de leur intimité et les difficultés de leur
existence. Il lui sembla que le devoir de Marguerite envers son fils
était d'accepter des moyens d'existence et des gages de liberté.
Marguerite, qui voulait être épousée pour garder la dignité de son rôle
de mère, tomba dans cette monstrueuse inconséquence de vouloir accepter,
pour l'enfant de Paul, le prix de sa première chute. Elle envoya sur
l'heure madame Féron chez le marquis. Il s'expliqua en rédigeant une
donation dont le chiffre dépassait les espérances des deux femmes.
Marguerite n'avait plus qu'à la signer. Il lui donnait quittance d'une
petite ferme en Normandie, qu'elle était censée lui acheter, et dont
elle pouvait prendre possession sur-le-champ.
Quand Marguerite vit ce papier devant elle, elle l'épela avec attention
pour s'assurer de la validité de l'acte et de la forme respectueuse et
délicate dans laquelle il était conçu. À mesure que la Féron lui en
lisait toutes les expressions, elle suivait du doigt et de l'oeil, le
coeur palpitant et la sueur au front.
--Allons, lui dit sa compagne, signe vite et tout sera dit. Voici deux
copies semblables, gardes-en une; Je reporte moi-même l'autre au
marquis. Je serai rentrée avant Paul; j'ai deux heures devant moi. Il ne
se doutera de rien, pourvu que tu n'en parles ni à sa tante, ni à
mademoiselle Dietrich, ni à personne au monde. J'ai dit au marquis que
tu n'accepterais qu'à la condition d'un secret absolu.
Marguerite tremblait de tous ses membres.
--Mon Dieu! disait-elle, je ne sais pas pourquoi je me figure signer ma
honte. Je donne ma démission de femme honnête.
--Tu auras beau faire, ma pauvre Marguerite, reprit la Féron, tu ne
seras jamais regardée comme une femme honnête puisqu'on ne t'épouse pas,
et pourtant Paul t'aime beaucoup, j'en suis sûre; mais sa tante ne
consentira jamais à votre mariage. Dans le monde de ces gens-là, on ne
pardonne pas au malheur. D'ailleurs cette signature ne t'engage à rien.
Tu n'es pas forcée d'aller demeurer en Normandie et de dire à Paul que
tu y es propriétaire. J'irai toucher tes revenus sans qu'il le sache. En
une petite journée, le chemin de fer vous mène et vous ramène, le
marquis me l'a dit. Si quelque jour Paul se brouille avec toi,--ça peut
arriver, tu le tracasses beaucoup quelquefois,--eh bien! tu iras vivre
en bonne fermière à la campagne avec ton fils, qu'il te laissera emmener
pour son bonheur et sa santé. Je suppose d'ailleurs que ce pauvre Paul,
qui se fatigue et se prive pour nous donner le nécessaire, meure à la
peine: que deviendras-tu avec ton enfant? Vivras-tu des aumônes de sa
tante et de mademoiselle Dietrich? Ces bontés-là n'ont qu'un temps. Tu
sais bien que le travail de deux femmes ne nous suffit pas pour élever
un jeune homme de famille. Ton Pierre sera donc un ouvrier, sachant à
peine lire et écrire? Avec ça qu'ils sont heureux, les ouvriers, avec
leurs grèves, leurs patrons et les soldats! Pierre est un enfant bien
né; il est petit-fils d'un médecin et noble par sa grand'mère. Tu lui
dois d'en faire un bourgeois et de pouvoir lui payer le collège;
autrement il te reprocherait son malheur.
--Mais s'il me reproche son bonheur?...
--Est-ce qu'il saura d'où il vient? les enfants ne fouillent jamais ces
choses-là. Ils prennent le bonheur où ils le trouvent, et on doit
sacrifier sa fierté à leurs intérêts.
Marguerite signa; la Féron s'enfuit sans lui donner le temps de la
réflexion.
Le marquis n'avait pas compté que Paul pourrait ignorer longtemps ce
contrat, qu'il courut déposer chez son notaire, et qu'il lui recommanda
de régulariser au plus vite. Il connaissait Marguerite, il la savait
incapable de garder un secret. Une petite circonstance, qui ne fut
peut-être pas préméditée, devait amener vite ce résultat. En prenant
congé de madame Féron, il lui remit pour Marguerite un petit écrin, en
lui disant que c'était le pot-de-vin d'usage. À ce mot de pot-de-vin
qu'elle ne comprenait pas, Marguerite, que madame Féron retrouva tout en
pleurs, se prit à rire avec la facilité qu'ont les enfants de passer
d'une crise à la crise contraire.
--Il est donc bien bon, _son vin_, dit-elle, qu'il en donne si peu à la
fois?
Elle ouvrit l'écrin et y trouva une bague de diamants d'un prix assez
notable. La veille encore, elle l'eût peut-être repoussée; mais elle
avait vu, le matin même, les bijoux de Césarine, et, bien qu'elle eût
affecté de ne pas les envier, elle en avait gardé l'éblouissement. Elle
passa la bague à son doigt, jurant à la Féron qu'elle allait la remettre
dans l'écrin et la cacher.
--Non, lui dit l'autre, il faut la vendre, cela te trahirait. Donne-moi
ça tout de suite, je te rapporterai de l'argent. L'argent n'est pas
signé, et Paul ne regarde pas où nous mettons le nôtre. Il ne sait
jamais ce que nous avons; il se contente de nous demander de quoi nous
avons besoin. À présent nous lui dirons qu'il ne nous faut rien, et,
s'il est étonné, nous lui montrerons nos guipures. Il ne peut pas
trouver mauvais que mademoiselle Dietrich nous fasse travailler.
Marguerite cacha la bague; il était trop tard pour la faire évaluer,
Paul allait rentrer. Il rentra en effet, il rentra avec moi. J'avais
dîné seule, de bonne heure, pour aller le prendre à son bureau. Il
m'avait écrit qu'il était un peu inquiet de l'indisposition de son fils.
L'enfant n'avait rien de grave. J'avais raconté à Paul, chemin faisant,
la visite de Marguerite à Césarine, l'engageant à ne pas blâmer
Marguerite de sa confiance, de crainte d'éveiller ses soupçons. Il était
fort mécontent de voir les bienfaits de mademoiselle Dietrich se glisser
dans son petit ménage.
--Si c'est par là qu'elle prétend me prendre, elle s'y prend mal,
disait-il; elle est lourdement maladroite, la grande diplomate!
Je lui répondis que jusqu'à nouvel ordre le mieux était de ne pas
paraître s'apercevoir de ce qui se passait chez lui. Il me le promit.
Nous ne nous doutions guère des choses plus graves qui venaient de s'y
passer.
Rassurée sur la santé de l'enfant, j'allais me retirer lorsque Paul me
dit qu'il se passait chez lui des choses insolites. Ni Marguerite, ni
madame Féron n'avaient dîné, elles mangeaient en cachette dans la
cuisine et se parlaient à voix basse, se taisant ou feignant de chanter
quand elles l'entendaient marcher dans l'appartement.
--Elles me semblent un peu folles, lui dis-je, je l'ai remarqué. C'est
l'effet de la course de Marguerite en voiture de _maître_ et la vue des
merveilles de l'hôtel Dietrich qu'elle aura racontées à sa compagne, ou
bien encore c'est la joie d'avoir un bel ouvrage à entreprendre.
Paul feignit de me croire, mais son attention était éveillée. Il me
reconduisit en bas en me disant:
--Mademoiselle Dietrich commence à m'ennuyer, ma tante! Elle introduit
son esprit de folie et d'agitation dans mon intérieur; elle me force à
m'occuper d'elle, à me méfier de tout, à surveiller ma pauvre
Marguerite, qui n'était encore jamais sortie sans ma permission, et que
je vais être forcé de gronder ce soir.
--Ne la gronde pas, accepte quelques centaines de francs qui te manquent
et emmène-la tout de suite à la campagne.
--Bah! mademoiselle Dietrich, grâce à M. Bertrand, nous aura dépistés
dans deux jours; il faudra que je reste aux environs de Paris ou que je
perde de vue mon fils, que ces deux femmes ne savent pas soigner. Je ne
vois qu'un remède, c'est de faire savoir très-brutalement à mademoiselle
Dietrich que je ne veux pas plus de ses secours à ma famille que je n'ai
voulu de la protection de son père pour moi.
Paul était agité en me quittant. Le nom de Césarine l'irritait; son
image l'obsédait; je le voyais avec effroi arriver à la haine, l'amour
est si près! et je ne pouvais rien pour conjurer le danger.
Paul, se sentant pris de colère, voulut attendre au lendemain pour
notifier à Marguerite de ne plus sortir sans sa permission. Il se retira
de bonne heure dans son cabinet de travail, mais il ne put travailler,
un vague effroi le tiraillait. Il se jeta sur son lit de repos et ne
put dormir. Vers minuit, il entendit remuer dans la chambre à coucher,
et, pour savoir si l'enfant dormait, il approcha sans bruit de la porte
entr'ouverte. Il vit Marguerite assise devant une table et faisant
briller quelque chose d'étincelant à la lueur de sa petite lampe. La
pauvre enfant n'avait pu dormir non plus, le feu des diamants brûlait
son cerveau. Elle avait voulu savourer l'éclat de sa bague avant de s'en
séparer, elle lui disait naïvement adieu, au moment de la renfermer dans
l'écrin, quand Paul, qui était arrivé auprès d'elle sans qu'elle
l'entendit, la lui arracha des mains pour la regarder. Elle jeta un cri
d'épouvante.
--Tais-toi, lui dit Paul à voix basse, ne réveille pas l'enfant!
Suis-moi dans le cabinet; s'il remue, nous l'entendrons. Écoute, lui
dit-il quand il l'eut amenée, stupéfaite et glacée, dans la pièce
voisine, je ne veux pas te gronder. Tu es aussi niaise qu'une petite
fille de sept ans. Ne me réponds pas, n'élève pas la voix. Il faut avant
tout que notre enfant dorme. Pourquoi es-tu si consternée? Ce que tu as
fait n'est pas si grave, je me charge de renvoyer ce bibelot à la
personne qui te l'a donné. Tu savais fort bien que tu ne dois rien
recevoir que de moi, et tu ne le feras plus, à moins que tu ne veuilles
me quitter.
--Te quitter, moi? dit-elle en sanglotant, jamais! C'est donc toi qui
veux me chasser? Alors rends-moi ma bague; tu ne veux pas que je meure
de faim?
--Marguerite, tu es folle. Je ne veux pas te quitter, mais je veux que
tu fasses respecter la protection que je t'assure. Je ne veux pas que tu
reçoives de présents; je ne veux pas surtout que tu en ailles chercher.
--Je n'ai pas été chez _lui_, je te le jure! s'écria Marguerite, qui
avait perdu la tête et ne s'apercevait pas de la méprise de Paul.
--_Chez lui_? dit-il avec surprise; qui, _lui_?
--Mademoiselle Dietrich! répondit-elle, s'avisant trop tard du mensonge
qui pouvait la sauver.
--Pourquoi as-tu dit _lui_? je veux le savoir.
--Je n'ai pas dit _lui_... ou c'est que tu me rends folle avec ton air
fâché.
--Marguerite, tu ne sais pas mentir, tu n'as jamais menti; une seule
chose, une chose immense, m'a lié à toi pour la vie, ta sincérité. Ne
joue pas avec cela, ou nous sommes perdus tous deux. Pourquoi as-tu dit
_lui_ au lieu d'_elle_? réponds, je le veux.
Marguerite ne sut pas résister à cet appel suprême. Elle tomba aux pieds
de Paul; elle confessa tout, elle raconta tous les détails, elle montra
la lettre du marquis, l'acte de vente simulée, c'est-à-dire de donation;
elle voulut le déchirer. Paul l'en empêcha. Il s'empara des papiers et
de l'écrin, et, voyant qu'elle se tordait dans des convulsions de
douleur, il la releva et lui parla doucement.
--Calme-toi, lui dit-il, et console-toi. Je te pardonne. Tu as mal
raisonné l'amour maternel; tu n'as pas compris l'injure que tu me
faisais. C'est la première fois que j'ai un reproche à te faire; ce
sera la dernière, n'est-ce pas?
--Oh oui! par exemple, j'aimerais mieux mourir....
--Ne me parle pas de mourir, tu ne t'appartiens pas; va dormir, demain
nous causerons plus tranquillement.
Paul se remit à son bureau, et il m'écrivit la lettre suivante:
«Demain, quand tu recevras cette lettre, ma tante chérie, j'aurai tué le
prétendu Jules Morin ou il m'aura tué,--tu sais qui il est et où
Marguerite l'a rencontré ce matin; mais ce que tu ignores, c'est qu'il
avait fait accepter tantôt à Marguerite des moyens d'existence, avec la
prévision, énoncée par écrit, que cette considération me déciderait à
l'épouser. J'ignore si c'est une provocation ou une impertinence bête,
et si mademoiselle Dietrich est pour quelque chose dans cette intrigue.
Je croirais volontiers qu'elle a, je ne sais dans quel dessein, provoqué
la rencontre de Marguerite avec son séducteur. Quoi qu'il en soit, si
Dieu me vient en aide, car ma cause est juste, j'aurai bientôt privé
mademoiselle Dietrich de son cavalier servant, et j'aurai lavé la tache
qu'il a imprimée à ma pauvre compagne. Lui vivant, je ne pouvais
l'adopter légalement sans te faire rougir devant lui; mort, il te
semblera, comme à moi, qu'il n'a jamais existé, et j'aurai purgé
l'hypothèque qu'il avait prise sur mon honneur. Si la chance est contre
moi, tu recevras cette lettre qui est mon testament Je te lègue et te
confie mon fils; remets-lui le peu que je possède. Laisse-le à sa mère
sans permettre qu'elle s'éloigne de toi de manière à échapper à ta
surveillance. Elle est bonne et dévouée, mais elle est faible. Quand il
sera en âge de raison, mets-le au collège. Je n'ai pas dissipé le mince
héritage de mon père. Je sais qu'il ne suffira pas; mais toi, ma
providence, tu feras pour lui ce que tu as fait pour moi. Tu vois, j'ai
bien fait de refuser le superflu que tu voulais me procurer; il sera le
nécessaire pour mon enfant.--J'espérais faire une petite fortune avant
cette époque et te rendre, au lieu de te prendre encore; mais la vie a
ses accidents qu'il faut toujours être prêt à recevoir. Je n'ai du reste
aucun mauvais pressentiment, la vie est pour moi un devoir bien plutôt
qu'un plaisir. Je vais avec confiance où je dois aller. Tu ne recevras
cette lettre qu'en cas de malheur, sinon je te la remettrai moi-même
pour te montrer qu'à l'heure du danger ma plus chère pensée a été pour
toi.»
Il écrivit à Marguerite une lettre encore plus touchante pour lui
pardonner sa faiblesse et la remercier du bonheur intime qu'elle lui
avait donné.
«Un jour d'entraînement, lui disait-il, ne doit pas me faire oublier
tant de jours de courage et de dévouement que tu as mis dans notre vie
commune. Parle de moi à mon Pierre, conserve-toi pour lui. Ne t'accuse
pas de ma mort, tu n'avais pas prévu les conséquences de ta faiblesse;
c'est pour les détourner que je vais me battre, c'est pour préserver à
jamais mon fils et toi de l'outrage de certains bienfaits. Le père
s'expose pour que la mère soit vengée et respectée. Je vous bénis tous
deux.»
Il pensa aussi à la Féron et lui légua ce qu'il put. Il s'habilla, mit
sur lui ces deux lettres et sortit avec le jour sans éveiller personne.
Il alla prendre pour témoins son ami, le fils du libraire, et un autre
jeune homme d'un esprit sérieux. À sept heures du matin, il faisait
réveiller M. de Rivonnière et l'attendait dans son fumoir.
Il n'avait pas laissé soupçonner à ses deux compagnons qu'il s'agissait
d'un duel immédiat. Il avait une explication à demander, il voulait
qu'elle fût entendue et répétée au besoin par des personnes sûres.
Il s'était nommé en demandant audience. Le marquis se hâta de s'habiller
et se présenta, presque joyeux de tenir enfin sa vengeance et de pouvoir
dire à Césarine qu'il avait été provoqué. Il alla même au-devant de
l'explication en disant à Paul:
--Vous venez ici avec vos témoins, monsieur, ce n'est pas l'usage; mais
vous ne connaissez pas les règles, et cela m'est tout à fait
indifférent. Je sais pourquoi vous venez; il n'est pas nécessaire
d'initier à nos affaires les personnes que je vois ici. Vous croyez
avoir à vous plaindre de moi. Je ne compte pas me justifier. Mon jour et
mon heure seront les vôtres.
--Pardonnez-moi, monsieur, répondit Paul; je ne compte pas procéder
selon les règles, et il faut que vous acceptiez ma manière. Je veux que
mes amis sachent pourquoi j'expose ma vie ou la vôtre. Je ne suis pas
dans une position à m'entourer de mystère. Les personnes qui veulent
bien m'estimer savent que j'ai pris pour femme, pour maîtresse, je ne
parlerai point à mots couverts, une jeune fille séduite à quinze ans par
un homme qui n'avait nullement l'intention de l'épouser. Je m'abstiens
de qualifier la conduite de cet homme. Je ne le connaissais pas, elle
l'avait oublié. Je n'étais pas jaloux du passé, j'étais heureux, car
j'étais père, et, quel que fût le lien qui devait nous unir pour
toujours, fidélité jurée ou volontairement gardée, je considérais notre
union comme mon bien, comme mon devoir, comme mon droit. Je suis pauvre,
je vis de mon travail; elle acceptait ma peine et ma pauvreté. Hier, cet
homme a écrit à ma compagne la lettre que voici:
Et Paul lut tout haut la lettre du marquis à Marguerite; puis il montra
la bague et la posa, ainsi que l'acte de donation, sur la table, avec le
plus grand calme, après quoi, et sans permettre au marquis de
l'interrompre, il reprit:
--Cet homme qui m'a fait l'outrage de supposer, et d'écrire à ma
maîtresse que ses présents me décideraient sans doute au mariage, c'est
vous, monsieur le marquis de Rivonnière, j'imagine que vous reconnaissez
votre signature?
--Parfaitement, monsieur.
--Pour cette insulte gratuite, vous reconnaissez aussi que vous me devez
une réparation?
--Oui, monsieur, je le reconnais et suis prêt à vous la donner.
--Prêt?
--Je ne vous demande qu'une heure pour avertir mes témoins.
--Faites, monsieur.
Le marquis sonna, demanda ses chevaux, acheva sa toilette, et revint
dire à Paul qu'il le priait de fumer ses cigares avec ses amis en
l'attendant. Il y avait tant de courtoisie et de dignité dans ses
manières qu'aussitôt son départ le jeune Latour essaya de parler en sa
faveur. Il trouvait très-justes le ressentiment et la démarche de Paul;
mais il pensait que les choses eussent pu se passer autrement. Si Paul
eût engagé le marquis à expliquer le passage de sa lettre, peut-être
celui-ci se fût-il défendu d'avoir eu une intention blessante contre
lui. L'autre ami, plus réfléchi et plus sévère, jugea que la tentative
de générosité envers Marguerite et l'appel à ses sentiments maternels
étaient tout aussi blessants pour Paul que l'allusion maladroite et
peut-être irréfléchie sur laquelle il motivait sa provocation.
--J'ai saisi cette allusion, répondit Paul, pour abréger et pour fixer
les conditions du duel d'une manière précise. Je crois avoir fait
comprendre à M. de Rivonnière que son action m'offensait autant que ses
paroles.
Le jeune Latour se rendit, mais avec l'espérance que les témoins du
marquis l'aideraient à provoquer un arrangement.
Ceux-ci ne se firent pas attendre. Il est à croire que le marquis les
avait prévenus la veille qu'il comptait sur une affaire d'honneur au
premier jour. L'heure n'était pas écoulée que ces six personnes se
trouvèrent en présence.
M. de Rivonnière avait tout expliqué à ses deux amis. Ils connaissaient
ses intentions. Il se retira dans son appartement, et Paul passa dans
une autre pièce. Les quatre témoins s'entendirent en dix minutes. Ceux
de Paul maintenaient son droit, qui ne fut pas discuté. Le vicomte de
Valbonne, qui aimait le marquis autant que le point d'honneur, eut un
instant l'air d'acquiescer au désir du jeune Latour en parlant d'engager
l'auteur de la lettre à préciser la valeur d'une certaine phrase; mais
l'autre témoin, M. Campbel, lui fit observer avec une sorte de
sécheresse que le marquis s'était prononcé devant eux très-énergiquement
sur la volonté de ne rien expliquer et de ne pas retirer la valeur d'un
seul mot écrit et signé de sa main.
Une heure après, les deux adversaires étaient en face l'un de l'autre.
Une heure encore et Césarine recevait le billet suivant, de l'homme de
confiance du marquis.
«M. le marquis est frappé à mort; mademoiselle Dietrich et mademoiselle
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