Césarine Dietrich - 16

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M. Dietrich et M. de Valbonne se mirent à sa recherche; Césarine rentra
dans son appartement, où le marquis s'était glissé inaperçu et
l'attendait; elle eut un mouvement d'effroi et voulut sonner. Il l'en
empêcha en se plaçant entre elle et la sonnette.
--Écoutez-moi, lui dit-il, c'est pour la dernière fois! Je connais trop
votre maison pour y errer à l'aventure. Je voulais parler à votre père,
j'ai pénétré tout à l'heure dans son cabinet, j'ai entendu votre voix et
celle de Valbonne. J'ai écouté. Un homme condamné a le droit de
connaître les motifs de sa sentence. J'ai appris une chose que
j'ignorais, c'est que je suis fou, et une chose dont je voulais encore
douter, c'est que votre indifférence pour moi s'était changée en terreur
et en aversion. Je suis bien malheureux, Césarine; mais je vous absous,
moi, d'avoir fait sciemment mon malheur. Vous n'avez jamais connu
l'amour et ne le connaîtrez jamais, c'est pourquoi vous ne vous êtes pas
doutée de la violence du mien. Vous n'avez jamais cru qu'on en pût
devenir fou; vous avez toujours raillé mes plaintes et mes transports.
C'est assez souffrir, vous ne me ferez plus de mal. Puissiez-vous
oublier celui que vous m'avez fait et n'en jamais apprécier l'étendue,
car vous auriez trop de remords! Je vous les épargne, ces reproches,
car, aliéné ou non, je me sens calme en ce moment comme si j'étais mort.
Adieu. Si j'étais vindicatif, je serais content de penser que votre
passion du moment est de réduire un autre homme que vous ne réduirez
pas. Il vous préférera toujours sa femme. Je l'ai vu tantôt, je sais ce
qu'il pense et ce qu'il vaut. Vous souffrirez dans votre orgueil, car il
est plus fort de sa vertu que vous de votre ambition; mais je ne suis
pas inquiet de votre avenir; vous chercherez d'autres victimes, et vous
en trouverez. D'ailleurs ceux qui n'aiment pas résistent à toutes les
déceptions. Soyez donc heureuse à votre manière; moi, je vais oublier la
funeste passion qui a troublé ma raison et avili mon existence.
J'étais entrée chez Césarine dès les premiers mots du marquis. Il se
dirigea vers moi, prit ma main qu'il porta à ses lèvres sans me rien
dire, et sortit sans se retourner.
Inquiète, je voulais le suivre.
--Laissons-le partir, dit Césarine en faisant signe à Bertrand, qui se
tenait dans l'antichambre et qui suivit le marquis. Il se rend justice à
lui-même. Ses reproches sont injustes et cruels, mais je n'y veux pas
répondre. À la moindre excuse, à la moindre consolation que je lui
donnerais, il me reparlerait de ses droits et de ses espérances.
Laissons-le rompre tout seul ce lien odieux.
Bertrand revint nous dire que M. de Rivonnière était remonté dans sa
voiture et avait donné l'ordre de retourner chez lui.
--Dubois l'a-t-il accompagné ici?
--Non, madame la marquise. Dubois veille M. le marquis toutes les nuits,
il dort le jour; mais M. de Valbonne, qui n'avait pas encore quitté
l'hôtel, est monté en voiture avec M. de Rivonnière.
--N'importe, Bertrand, allez savoir ce qui se passe à l'hôtel
Rivonnière; vous viendrez me le dire.
Bertrand obéit en annonçant mon neveu.
--Venez, s'écria Césarine en courant à lui; donnez-moi conseil,
jugez-moi, aidez-moi, j'ai la tête perdue, soyez mon ami et mon guide!
--Je sais tout, répondit Paul. Je viens de voir M. Dietrich. Il ne songe
qu'à vous préserver. Vous ne songez pas non plus à autre chose. Le
conseil que vous donnerait ma conscience, vous ne le suivriez pas.
--Je le suivrai! répondit Césarine avec exaltation.
--Eh bien! demandez votre voiture et courez chez votre mari, car je l'ai
vu sortir d'ici d'un air si abattu que je crains tout. Il m'a serré la
main en passant, et son regard semblait m'adresser un éternel adieu.
--J'y cours, dit Césarine en tirant la sonnette.
--Mais ce n'est pas tout d'aller lui donner quelques vagues
consolations, reprit Paul. Il faut rester près de lui, il faut le
veiller dans son délire, il faut le distraire et le rassurer à ses
heures de calme. S'il veut quitter Paris, il faut le suivre; il faut
être sa femme, en un mot, dans le sens chrétien et humain le plus
logique et le plus dévoué.
--Ah!... voilà... ce que vous conseillez? s'écria Césarine en portant
convulsivement un verre d'eau froide à ses lèvres desséchées et
frémissantes, c'est vous qui me dites d'être la femme de M. de
Rivonnière!
--Et pourquoi, reprit-il, ne serait-ce pas moi? Je suis le plus nouveau
et le plus désintéressé de vos amis; vous me consultez, je ne me serais
pas permis, sans cela, de vous dire ce que je pense.
--Ce que vous pensez est odieux: une femme ne doit pas se respecter,
elle doit se donner sans amour comme une esclave vendue?
--Non, jamais; mais si elle est noblement femme, si elle a du coeur, si
elle plaint le malheur qu'elle a volontairement causé, elle fait entrer
l'amour dans la pitié. Qu'est-ce donc que l'amour, sinon la charité à sa
plus haute puissance?
--Ah oui! vous pensez cela, vous! vous voulez que j'aime mon mari par
charité comme vous aimez votre femme....
--Je n'ai pas dit par _charité_, j'ai dit _avec charité_. J'ai invoqué
ce qu'il y a de plus pur et de plus grand, ce qui sanctifie l'amour et
fait du mariage une chose sacrée.
--C'est bien, dit Césarine tout à coup froide et calme, vous avez
prononcé, j'obéis....
Elle sortit sans me permettre de la suivre.
--Oui, c'est bien, Paul, dis-je à mon neveu en l'embrassant: toi seul as
eu le courage de lui tracer son devoir!
Mais il repoussa doucement mes caresses, et, tombant sur un fauteuil,
il éclata d'un rire nerveux entrecoupé de sanglots étouffés.
--Qu'est-ce donc? m'écriai-je, qu'as-tu! es-tu malade? es-tu fou?
--Non, non! répondit-il avec un violent effort sur lui-même pour se
calmer, ce n'est rien. Je souffre, mais ce n'est rien.
--Mais enfin... cette souffrance.... Malheureux enfant, tu l'aimes
donc?
--Non, ma tante, je ne l'aime pas dans le sens que vous attachez à ce
mot-là; elle n'est pas mon idéal, le but de ma vie. Si elle le croit,
détrompez-la, elle n'est même pas mon amie, ma soeur, mon enfant, comme
Marguerite; elle n'est rien pour moi qu'une émouvante beauté dont mes
sens sont follement et grossièrement épris. Si elle veut le savoir,
dites-le-lui pour la désillusionner; mais, non, ne lui dites rien, car
elle se croirait vengée de ma résistance, et elle est femme à se réjouir
de mon tourment. Cela n'est pourtant pas si grave qu'elle le croirait.
Les femmes s'exagèrent toujours les supplices qu'elles se plaisent à
nous infliger. Je ne suis pas M. de Rivonnière, moi! Je ne deviendrai
pas fou, je ne mourrai pas de chagrin, je ne souffrirai même pas
longtemps. Je suis un homme, et jamais une convoitise de l'esprit ni de
la chair, comme disent les catholiques, n'a envahi ma raison, ma
conscience et ma volonté. Le conseil que je viens de donner m'a coûté,
je l'avoue. Il m'a passé devant les yeux des lueurs étranges, mon sang a
bourdonné dans mes oreilles, j'ai cru que j'allais tomber foudroyé;
puis j'ai résisté, je me suis raillé moi-même, et cela s'est dissipé
comme toutes les vaines fumées qu'un cerveau de vingt-cinq ans peut fort
bien exhaler sans danger d'éclater. Ne me dites rien, ma tante, je ne
suis pas un héros, encore moins un martyr; je suis homme, et rien de ce
qui est humain ne m'est étranger, comme porte la consigne du sage: aussi
la prudence, le point d'honneur, le respect de moi-même, me sont-ils
aussi familiers que les émotions de la jeunesse. Je donne la préférence
à ce qui est bien sur ce qui ne serait qu'agréable. Le devoir avant le
plaisir, toujours! et, grâce à ce système, tout devoir me devient
doux.... À présent parlons de Marguerite, ma bonne tante; cela me
touche, me pénètre et m'intéresse beaucoup plus. Elle n'est pas bien et
m'inquiète chaque jour davantage. On dirait qu'elle me cache encore
quelque chose qui la fait souffrir, et que je cherche en vain à deviner.
Venez la voir un de ces jours, je vous laisserai ensemble et vous
tâcherez de la confesser. Je m'en retourne auprès d'elle. Puis-je boire
le verre d'eau qui est là? Cela achèvera de me remettre.
Il prit le verre, puis, se souvenant que Césarine agitée y avait trempé
ses lèvres, il le reposa et en prit un autre sur le plateau en disant
avec un sourire demi-amer, demi-enjoué:
--Je n'ai pas besoin de savoir sa pensée, je la sais de reste.
--Tu crois la connaître?
--Je l'ai connue, puis je m'y suis trompé. Après l'avoir trop accusée,
je l'ai trop justifiée; mais tout à l'heure, quand elle m'a dit:
«--C'est vous qui me conseiller d'être la femme d'un autre?»
J'ai compris son illusion, son travail, son but. Déjà je les avais
pressentis hier dans son attitude vis-à-vis de Marguerite, dans son
sourire amer, dans ses paroles blessantes; elle n'est pas si forte
qu'elle le croit, elle ne l'est du moins pas plus que moi. Et pourtant
je ne suis pas un héros, je vous le répète, ma tante; je suis l'homme de
mon temps, que la femme ne gouvernera plus, à moins de devenir loyale et
d'aimer pour tout de bon! Encore un peu de progrès, et les coquettes,
comme tous les tyrans, n'auront plus pour adorateurs que des hommes
corrompus ou efféminés!
Il me laissa rassurée sur son compte, mais inquiète de Césarine. Je
n'osais la rejoindre; je demandai à voir M. Dietrich, il était sorti
avec elle.
Bertrand vint au bout d'une heure me dire, de la part de la marquise,
que M. de Rivonnière était calme et qu'elle me priait de venir passer la
soirée chez lui à huit heures. Je fus exacte. Je trouvai le marquis
mélancolique, attendri, reconnaissant. Césarine me dit devant lui dès
que j'entrai:
--Nous ne t'avons pas invitée à dîner parce qu'ici rien n'est en ordre.
Le marquis nous a fait très-mal dîner; ce n'est pas sa faute. Demain je
m'occuperai de son ménage avec Dubois, et ce sera mieux. En revanche,
nous avons fait une charmante promenade au bois, par un temps délicieux;
tout Paris y était.
Elle était si tranquille, si dégagée, que j'eus peine à cacher ma
surprise.
--Prends ton ouvrage, si tu veux, ajouta-t-elle, tu n'aimes pas à rester
sans rien faire. Mon père était en train de nous raconter la séance de
la chambre.
M. Dietrich continua de parler politique au marquis, voulant peut-être
s'assurer de la lucidité de son esprit, mais procédant avec lui comme
s'il n'en eût jamais douté. Je vis que c'était une cure
consciencieusement entreprise. Le marquis écoutait avec une sorte
d'effort, mais répondait à propos. De temps en temps il paraissait
éprouver quelque anxiété en regardant la pendule. Le malheureux, depuis
qu'il se savait réputé fou, semblait avoir conscience de son mal et en
redouter l'approche.
Il s'observa sans doute beaucoup, car il triompha de l'heure fatale, et
arriva jusqu'à près de dix heures sans perdre sa présence d'esprit et
sans paraître souffrir. Alors il tomba dans une sorte d'abattement
méditatif, répondit de moins en moins aux paroles qu'on lui adressait,
et finit par ne plus répondre du tout.
--Je vois que vous souffrez beaucoup, lui dit Césarine; vous allez vous
coucher, nous resterons au salon jusqu'à ce que vous dormiez. Nous
jouerons aux échecs, mon père et moi. Si vous ne dormez pas, vous
viendrez nous trouver.
Il répondit par un vague sourire, sans qu'on sût s'il avait bien
compris. Dubois l'emmena. M. Dietrich se glissa dans une pièce voisine
de la chambre à coucher de son gendre; il voulait écouter et observer
les phénomènes de l'accès, Dubois laissa les portes ouvertes sous la
tenture rabattue.
Césarine, restée au salon avec moi, allait et venait sans bruit. Bientôt
elle m'appela pour écouter aussi. Le marquis souffrait beaucoup et se
plaignait à Dubois comme un enfant. Le brave homme le réconfortait, lui
répétant sans se lasser:
--Ça passera, monsieur, ça va passer.
La souffrance augmenta, le malade demanda ses pistolets, et ce fut une
exaspération d'une heure environ, durant laquelle il accabla Dubois
d'injures et de reproches de ce qu'il voulait lui conserver la vie; mais
il n'avait pas l'énergie nécessaire pour faire acte de rébellion, la
souffrance paralysait sa volonté. Tout à coup elle cessa comme par
enchantement, il se mit à déraisonner. Il parlait assez bas; nous ne
pûmes rien suivre et rien comprendre, sinon qu'il passait d'un sujet à
un autre et que ses préoccupations étaient puériles. Nous entendions
mieux les réponses de Dubois, qui le contredisait obstinément; à ce
moment-là il ne craignait plus de l'irriter:
--Vous savez bien, lui disait-il, qu'il n'y a pas un mot de vrai dans ce
que vous me dites. Vous êtes à Paris et non à Genève; l'horloger n'a pas
dérangé votre montre pour vous jouer un mauvais tour. Votre montre va
bien, aucun horloger n'y a touché.
Nous entendîmes le marquis lui dire:
--Ah! voilà! tu me crois fou! c'est ton idée!
--Non, monsieur, répondit le patient vieillard. Je vous ai connu tout
petit, je vous ai, pour ainsi dire, élevé: vous n'êtes pas fou, vous ne
l'avez jamais été; mais vous étiez fort railleur, et vous l'êtes encore;
vous me faisiez un tas de contes pour vous moquer de moi, et c'est une
habitude que vous avez gardée. Moi, je me suis habitué à vous écouter et
à ne rien croire de ce que vous me dites.
Le marquis parla encore bas; puis, distinctement et raisonnablement:
--Mon ami, dit-il, je sens que ma tête va tout à fait bien, et que je
vais dormir; mais il faut que tu me rappelles ce que j'ai fait hier, je
ne m'en souviens plus du tout.
--Et moi, je ne veux pas vous le dire, parce que vous ne dormiriez pas.
Quand on veut bien dormir, il faut ne se souvenir de rien et ne penser à
rien. Allons, couchez-vous; demain matin, vous vous souviendrez.
--C'est comme tu voudras; pourtant j'ai quelque chose qui me tourmente:
est-ce que j'ai été méchant tantôt?
--Vous! jamais!
--Je ne t'ai pas brutalisé pendant que je souffrais?
--Cela ne vous est jamais arrivé que je sache.
--Tu mens, Dubois! Je t'ai peut-être frappé?
--Quelle idée avez-vous là, et pourquoi me dites-vous cela aujourd'hui?
--Parce qu'il me semble que je me souviens un peu, à moins que ce ne
soit encore un rêve; rêve ou non, embrasse-moi, mon pauvre Dubois, et va
te coucher; je suis très-bien.
Un quart d'heure après, nous entendîmes sa respiration égale et forte;
il dormait profondément, Dubois vint nous trouver.
--M. le marquis est sauvé, nous dit-il. Il n'a pas encore conscience du
bien que vous lui avez fait; mais il l'éprouve, son accès a été plus
court et plus doux de moitié que les autres jours; continuez, et vous
verrez qu'il ira de mieux en mieux; c'est le chagrin qui l'a brisé, le
bonheur le guérira, je n'en doute plus.
M. Dietrich lui demanda si c'était la première fois que le marquis avait
une vague conscience de ses emportements.
--Oui, monsieur, c'est la première fois, vous voyez que son bon coeur se
réveille, et comme il m'a embrassé, le pauvre enfant! C'est comme quand
il était petit.
Il était quatre heures du matin, Dubois avait fait préparer pour nous
l'appartement qu'occupait madame de Montherme lorsqu'elle venait soigner
son frère; elle ignorait son retour, et passait l'été à Rouen, où son
mari avait des intérêts à surveiller.
Nous prîmes donc du repos, et nous pûmes assister en quelque sorte au
réveil du marquis en nous tenant dans la pièce d'où nous l'avions écouté
durant la nuit. Il éveilla Dubois à neuf heures, et se jetant à son cou:
--Mon ami, lui dit-il, je me souviens d'hier, j'ai été bien cruellement
éprouvé! J'ai appris que j'étais fou et que ma femme avait peur de moi;
mais ensuite elle est venue au moment où de sang-froid j'étais résolu à
me faire sauter la cervelle. Elle a été bonne comme un ange, son père
excellent; ils n'ont pas voulu discuter avec moi. Ils m'ont traité
comme un enfant, mais comme un enfant qu'on aime. Ils m'ont pris, bon
gré, mal gré, dans leur voiture, et ils m'ont promené à travers toutes
les élégances de Paris, pour bien montrer que j'étais guéri, pour faire
croire que je n'étais pas aliéné, et que ma femme prétendait vivre avec
moi. Cela m'a fait du mal et du bien; je vois qu'elle se préoccupe de ma
dignité, et qu'elle veut sauver le ridicule de ma situation. Je lui en
sais gré; elle agit noblement, en femme qui veut faire respecter le nom
qu'elle porte. Elle me fait encore un plus grand bien, elle détruit ma
jalousie, car, en feignant d'être à moi, elle rompt avec les espérances
qu'elle a pu encourager. Il n'y a qu'un lâche qui accepterait ce partage
même en apparence, et l'homme que je soupçonnais de l'aimer malgré lui
est homme de coeur et très-orgueilleux; tout cela est bon et bien de la
part de ma femme et de son père, et aussi de cette excellente Nermont,
qui a toujours donné les meilleurs conseils.
--Monsieur ne sait pas qu'ils ont passé la nuit ici, et qu'ils y sont
encore?
--Que me dis-tu là? Malheur à moi! ils m'ont vu dans mon accès!
--Non, monsieur, mais ils auraient pu vous voir. Vous n'avez pas eu
d'accès.
--Tu mens, Dubois; j'en ai toutes les nuits! Valbonne l'a avoué; j'ai
bien entendu, je me souviens bien! Ma femme a voulu s'assurer de la
vérité, elle sait à présent que je ne suis plus un homme, et qu'elle ne
pourra jamais m'aimer!
Césarine entra en l'entendant sangloter. Elle le trouva en robe de
chambre, assis devant sa toilette et pleurant avec amertume. Elle
l'embrassa et lui dit:
--Votre folie, c'est de vous croire fou; vous n'en avez pas d'autre.
Nous avons été trompés, vous avez votre raison. Qu'elle se trouble un
peu à certaines heures de la nuit, c'est de quoi je ne m'inquiète plus à
présent. Je me charge de vous guérir en restant près de vous pour vous
consoler, vous distraire et vous prouver que je n'ai pas de meilleur et
de plus cher ami que vous.
--Restez donc! répondit-il en se jetant à ses genoux. Restez sans
crainte et guérissez-moi! Je veux guérir; il faut que l'homme dont vous
vous êtes déclarée la femme en vous montrant en public avec lui ne soit
pas un insensé ou un idiot. Je vous serai soumis comme un enfant, et ma
reconnaissance sera plus forte que ma passion, car je n'oublierai plus
mes serments, et ce que j'ai juré, je le tiendrai; soignez donc votre
ami, votre frère, jusqu'à ce qu'il soit digne d'être votre protecteur.
C'était là que Césarine avait voulu l'amener, c'était en somme ce
qu'elle pouvait faire de mieux, et elle l'avait fait avec vaillance.
Elle s'installa chez son mari et me pria d'y rester avec elle. M.
Dietrich retourna chez lui, et vint tous les jours dîner avec nous.
Bertrand passa les nuits à surveiller toutes choses, toujours prêt à
contenir le malade s'il arrivait à la fureur, bien que Dubois ne fût ni
inquiet ni fatigué de sa tâche. En très-peu de jours, les accès,
toujours plus faibles, disparurent presque entièrement, et tout fit
présager une guérison complète et prochaine. On fit des visites, on en
rendit; un bruit vague de démence avait couru. Toutes les apparences et
bientôt la réalité le démentirent.
Je voyais Marguerite assez souvent, et je n'étais pas aussi rassurée sur
son compte que sur celui du marquis. Elle allait toujours plus mal;
minée par une fièvre lente, elle n'avait presque plus la force de se
lever. Paul voyait avec effroi l'impuissance absolue des remèdes. Après
une consultation de médecins qui par sa réserve aggrava nos inquiétudes,
Marguerite vit malgré nous qu'elle était presque condamnée.
--Écoutez, me dit-elle un jour que nous étions seules ensemble, je
meurs; je le sais et je le sens. Il est temps que je parle pendant que
je peux encore parler. Je meurs parce que je dois, parce que je veux
mourir; j'ai commis une très-mauvaise action. Je vous la confie comme à
Dieu. Réparez-la, si vous le jugez à propos. J'ai surpris une lettre qui
était pour Paul; je l'ai ouverte; je l'ai lue, je la lui ai cachée, il
ne la connaît pas! Seulement laissez-moi vous dire qu'en faisant cette
bassesse j'avais déjà pris la résolution de me laisser mourir, parce
que j'avais tout deviné; à présent lisez.
Elle me remit un papier froissé, humide de sa fièvre et de ses larmes,
qu'elle portait sur elle comme un poison volontairement savouré. C'était
l'écriture de Césarine, et elle datait d'une quinzaine.
«Paul, vous l'avez voulu. Je suis chez _lui_. Je le sauverai; il est
déjà sauvé. Je suis perdue, moi, car dès qu'il sera guéri, je n'aurai
plus de motifs pour le quitter et pour réclamer ma liberté. Il faudra
que je sois sa femme, entendez-vous? Son amour est invincible; c'est sa
vie, et, s'il perd encore une fois l'espérance, il se tuera. Vous l'avez
voulu, je serai sa femme! Mais sachez qu'auparavant je veux être à vous.
Vous m'aimez, je le sais, nous devons nous quitter pour jamais, nos
devoirs nous le prescrivent, et nous ne serons point lâches; mais nous
nous dirons adieu, et nous aurons vécu un jour, un jour qui résumera
pour nous toute une vie. Je vous ferai connaître ce jour de suprême
adieu, je trouverai un prétexte pour m'absenter, un prétexte qui vous
servira aussi. Ne me répondez pas et soyez calme en apparence.»
Je relus trois fois ce billet. Je croyais être hallucinée, je voulais
douter qu'il fût de la main de Césarine. Le doute était impossible. La
passion l'avait terrassée, elle abjurait sa fierté, sa pudeur; elle
descendait des nuées sublimes où elle avait voulu planer au-dessus de
toutes les faiblesses humaines; elle se jugeait d'avance avilie par
l'amour de son mari; elle voulait se rendre coupable auparavant. Étrange
et déplorable folie dont je rougis pour elle au point de ne pouvoir
cacher à Marguerite l'indignation que j'éprouvais!
La pauvre femme ne me comprit pas.
--N'est-ce pas que c'est bien mal? me dit-elle en entendant mes
exclamations. Oui, c'est bien mal à moi d'avoir intercepté une lettre
comme celle-là! Que voulez-vous? je n'ai pas eu le courage qu'il
fallait. Je me suis dit:
«--Puisque je vais mourir!»
Il l'aime, elle le lui dit. Il me trompe par vertu, par bonté, mais il
l'aime, c'est bien sûr. S'il ne le lui a pas dit, elle l'a bien vu, et
moi aussi d'ailleurs je le voyais bien.... Pauvre Paul, comme il a été
malheureux à cause de moi! comme il s'est défendu, comme il a été grand
et généreux! J'ai eu tort de lui cacher son bonheur. Il n'en eût pas
profité tant que j'aurais vécu; c'est pour cela qu'il faut que je me
dépêche de partir. Je reste trop longtemps; chaque jour que je vis, il
me semble que je le lui vole. Ah! j'ai été lâche, j'aurais dû lui dire:
«--Laisse-moi encore quelques semaines pour bien regarder mon pauvre
enfant; je voudrais ne pas l'oublier quand je serai morte! Va donc à ce
rendez-vous, ce ne sera pas le dernier: vous vous aimez tant que vous ne
saurez pas si vous êtes coupables de vous aimer; seulement ne me dis
rien. Laisse-moi croire que tu n'iras peut-être pas. Pardonne-moi
d'avoir été ton fardeau, ton geôlier, ton supplice; mais sache que je
t'aimais encore puisqu'elle ne t'aime, car je meurs pour que tu aies son
amour, et elle n'eût pas fait cela pour toi....»
Elle parla encore longtemps ainsi avec exaltation et une sorte
d'éloquence; je ne l'interrompais point, car Paul était entré sans
bruit. Il se tenait derrière son rideau et l'écoutait avec attention. Il
voulait tout savoir. De son côté, elle m'avouait tout.
--Vous me justifierez quand je n'y serai plus, disait-elle; faites-lui
connaître que, si je ne suis pas morte plus tôt, ce n'est pas ma faute.
J'ai fait mon possible pour en finir bien vite: tous les remèdes qu'on
me présente, je les mets dans ma bouche, mais je ne les avale que quand
on m'y force en me regardant bien. La nuit, quand on dort un instant, je
me lève, je prends froid. Si on me dit de prendre de l'opium, j'en
prends trop. Je cherche tout ce qui peut me faire mal. Je fais semblant
de ne pouvoir dormir que sur la poitrine, et je _m'étouffe le coeur_
jusqu'à ce que je perde connaissance. Je voudrais savoir autre chose
pour me faire mourir!
--Assez, Marguerite! lui dit Paul en se montrant. J'en sais assez pour
te sauver, et je te sauverai; tu le voudras, et nous serons heureux, tu
verras! Nous oublierons tout ce que nous avons souffert. Montre-moi
cette lettre dont tu parles, et ne crains rien.
Il lui prit doucement la lettre, la lut sans émotion, la jeta par terre
et la roula sous son pied.
--C'est une lettre infâme! s'écria-t-il; c'est une insulte à mon
honneur! Comment, j'aurais tendu la main à son mari après le duel,
j'aurais accepté ses excuses, pardonné à son repentir, conseillé le
mariage, et après le mariage le rapprochement, tout cela pour le
tromper, pour posséder sa femme avant lui et m'avilir à ses yeux plus
qu'il n'était avili aux miens par sa conduite envers toi! Tiens, cette
femme est plus folle que lui, et sa démence n'a rien de noble. C'est
l'égarement d'une conscience malade, d'un esprit faux, d'un méchant
coeur. Je devrais la haïr, car son but n'est pas même la passion
aveugle: elle a espéré me punir des conseils sévères que je lui ai
donnés en mettant dans ma vie ce qu'elle jugeait devoir être un regret
poignant, éternel. Eh bien! sais-tu ce que j'eusse fait vis-à-vis d'une
pareille femme, si ni Jacques de Rivonnière, ni ma tante, ni toi,
n'eussiez jamais existé? J'aurais été à son rendez-vous, et je lui
aurais dit en la quittant:
--Merci, madame, c'est demain le tour de quelque autre; je vous quitte
sans regret!
Mais supposer que j'aurais avec elle une heure d'ivresse au prix de mon
honneur et de ta vie, ah! Marguerite, ma pauvre chère enfant, tu ne me
connais donc pas encore? Allons, tu me connaîtras! En attendant,
jure-moi que tu veux guérir, que tu veux vivre! Regarde-moi. Ne vois-tu
pas dans mes yeux que tu es, avec mon Pierre, ce que j'ai de plus cher
au monde?
Il alla chercher l'enfant et le mit dans les bras de sa mère.
--Vois donc le trésor que tu m'as donné; dis-moi si je peux ne pas aimer
la mère de cet enfant-là? Dis-moi si je pourrais vivre sans elle?
Mettons tout au pire; suppose que j'aie eu un caprice pour cette folle
que tu as toujours beaucoup plus admirée que je ne l'admirais, serait-ce
un grand sacrifice à te faire que de rejeter ce caprice comme une chose
malsaine et funeste? Faudrait-il un énorme courage pour lui préférer mon
bonheur domestique et l'admirable dévouement d'un coeur qui veut
_s'étouffer_, comme tu dis, par amour pour moi? Non, non, ne l'étouffé
pas, ce coeur généreux qui m'appartient! Suppose tout ce que tu voudras,
Marguerite: admets que je sois un sot, une dupe vaniteuse, un libertin
corrompu, un traître, je ne croyais pas mériter ces suppositions; mais
au moins ne suppose pas qu'en te voyant désirer la mort j'accepte le
honteux bonheur que tu veux me laisser goûter.... Allons, allons, lui
dit-il encore en voyant renaître le sourire sur ses lèvres décolorées,
relève-toi de la maladie et de la mort, ma pauvre femme, ma seule, ma
vraie femme! Ris avec moi de celles qui, prétendant n'être à personne,
tomberont peut-être dans l'abjection d'être à tous. Ces êtres forcés
sont des fantômes. La grandeur à laquelle ils prétendent n'est que
poussière: ils s'écroulent devant le regard d'un homme sensé. Que la
belle marquise devienne ce qu'elle pourra, je ne me soucierai plus de
redresser son jugement; j'abdique même le rôle d'ami désintéressé
qu'elle m'avait imposé; je ne lui répondrai pas, je ne la reverrai pas,
je t'en donne ici ma parole, aussi sérieuse, aussi loyale que si, pour
la seconde fois, je contractais avec toi le lien du mariage, et ce que
je te jure aussi, c'est que je suis heureux et fier de prendre cet
engagement-là.
Huit jours plus tard, Marguerite, docile à la médication et rassurée
pour toujours, était hors de danger. On faisait des projets de voyage
auxquels je m'associais, car mon coeur n'était plus avec Césarine: il
était avec Paul et Marguerite. Je ne fis aucun reproche à Césarine de sa
conduite et ne lui annonçai pas ma résolution de la quitter. Il eût
fallu en venir à des explications trop vives, et après l'avoir tant
aimée, je ne m'en sentais pas le courage. Elle continuait à soigner
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