Césarine Dietrich - 06

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J'empêchai Césarine de répliquer.
--C'est un enfant, répondis-je, et par conséquent ce ne peut être qu'un
brave garçon dont le mérite n'a pas porté ses fruits. N'écoutez pas
Césarine, elle est folle ce matin. Elle vient d'improviser le plus
insensé, le plus invraisemblable et le plus impossible des caprices.
Elle met le comble à sa folie en vous le disant devant moi. C'est un
manque d'égards, un manque de respect envers moi, et vous m'en voyez
beaucoup plus offensée que vous ne pourriez l'être.
M. Dietrich, stupéfait de la dureté de mon langage, me regardait avec
ses beaux yeux pénétrants. Il vint à moi, et, me baisant la main:
--Je devine de qui il s'agit, me dit-il; Césarine le connaît donc?
--Elle lui a parlé hier pour la première fois.
--Alors elle ne peut pas l'aimer! et lui?...
--Il me déteste, répondit Césarine.
--Ah! très-bien, dit M. Dietrich en souriant; c'est pour cela! Eh bien!
ma pauvre enfant, tâche de te faire aimer; mais je t'avertis d'une
chose, c'est qu'il faudra l'épouser, car je ne te laisserai pas imposer
à un autre le postulat illusoire de M. de Rivonnière. Je me suis aperçu
hier au bal du ridicule de sa situation. Tout le monde se le montrait en
souriant; il passait pour un niais; tu passes certainement pour une
railleuse, et de là à passer pour une coquette il n'y a qu'un pas.
--Eh bien! mon père, je ne passerai pas pour une coquette, j'épouserai
celui que je choisis.
--Y consentez-vous, mademoiselle de Nermont? dit M. Dietrich.
--Non, monsieur, répondis-je, je m'y oppose formellement, et, si nous en
sommes là, au nom de mon neveu, je refuse.
--Tu ne peux pas refuser en son nom, puisqu'il ne sait rien, s'écria
Césarine; tu n'as pas le droit de disposer de son avenir sans le
consulter.
--Je ne le consulterai pas, parce qu'il doit ignorer que vous êtes
folle.
--Tu aimes mieux qu'il me croie coquette? Il pourrait m'adorer, et tu
veux qu'il me méprise? C'est toi, ma Pauline, qui deviens folle. Écoute,
papa, j'ai fait une mauvaise action hier, c'est la première de ma vie,
il faut que ce soit la dernière. J'ai voulu punir M. Paul de ses dédains
pour nous, pour moi particulièrement. Je lui ai fait des avances avec
l'intention de le désespérer quand je l'aurais amené à mes pieds. C'est
très-mal, je le sais, j'en suis punie; je me suis brûlée à la flamme que
je voulais allumer, j'ai senti l'amour me mordre le coeur jusqu'au sang,
et si je n'épouse pas cet homme-là, je n'aimerai plus jamais, je
resterai fille.
--Tu resteras fille, tu épouseras, tu feras tout ce que tu voudras,
excepté de te compromettre! Voyons, mademoiselle de Nermont, pourquoi
vous opposeriez vous à ce mariage, si l'intention de Césarine devenait
sérieuse? Cela pourrait arriver, et quant à moi je ne pense pas qu'elle
pût faire un meilleur choix. M. Gilbert est jeune, mais je retire mon
mot, il n'est point un enfant. Sa fière attitude vis-à-vis de nous, ses
lettres que vous m'avez montrées, son courage au travail, l'espèce de
stoïcisme qui le distingue, enfin les renseignements très-sérieux et
venant de haut que, sans les chercher, j'ai recueillis hier sur son
compte, voilà bien des considérations, sans parler de sa famille, qui
est respectable et distinguée, sans parler d'une chose qui a pourtant un
très-grand poids dans mon esprit, sa parenté avec vous, les conseils
qu'il a reçus de vous. Pour refuser aussi nettement que vous venez de le
faire, il faut qu'il y ait une raison majeure. Il ne vous plaît
peut-être pas de me la dire devant ma fille, vous me la direz, à moi....
--Tout de suite, s'écria Césarine en sortant avec impétuosité.
--Oui, tout de suite, reprit M. Dietrich en refermant la porte derrière
elle. Avec Césarine, il ne faut laisser couver aucune étincelle sous la
cendre. Craignez-vous d'être accusée d'ambition et de savoir-faire?
--Oui, monsieur, il y a cela d'abord.
--Vous êtes au-dessus....
--On n'est au-dessus de rien dans ce monde. Qui me connaît assez pour me
disculper de toute préméditation, de toute intrigue? Fort peu de gens;
je suis dans une position trop secondaire pour avoir beaucoup de vrais
amis. La faveur de mon neveu ferait beaucoup de jaloux. Ni lui ni moi
n'accepterions, sans une mortelle souffrance, les commentaires
malveillants de votre entourage, et votre entourage, c'est tout Paris,
c'est toute la France. Non, non, notre réputation nous est trop chère
pour la compromettre ainsi!
--Si notre entourage s'étend si loin, il nous sera facile de faire
connaître la vérité, et soyez sûre qu'elle est déjà connue. Aucune des
nombreuses personnes qui vous ont vue ici n'élèvera le moindre doute sur
la noblesse de votre caractère. Quant à M. Paul, il ferait des jaloux
certainement, mais qui n'en ferait pas en épousant Césarine? Si l'on
s'arrête à cette crainte, on en viendra à se priver de toute puissance,
de tout succès, de tout bonheur. Voilà donc, selon moi, un obstacle
chimérique qu'il nous faudrait mettre sous nos pieds. Dites-moi les
autres motifs de votre épouvante.
--Il n'y en a plus qu'un, mais vous en reconnaîtrez la gravité. Le
caractère de votre fille et celui de mon neveu sont incompatibles.
Césarine n'a qu'une pensée: faire que tout lui cède. Paul n'en a qu'une
aussi: ne céder à personne.
--Cela est grave en effet; mais qui sait si ce contraste ne ferait pas
le bonheur de l'un et de l'autre? Césarine vaincue par l'amour, forcée
de respecter son mari et l'acceptant pour son égal, rentrerait dans le
vrai, et ne nous effrayerait plus par l'abus de son indépendance, Paul,
adouci par le bonheur, apprendrait à céder à la tendresse et à y croire.
--En supposant que ce résultat pût jamais être obtenu, que de luttes
entre eux, que de déchirements, que de catastrophes peut-être! Non,
monsieur Dietrich, n'essayons pas de rapprocher ces deux extrêmes. Ayez
peur pour votre enfant comme j'aurais peur pour le mien. Les grandes
tentatives peuvent être bonnes dans les cas désespérés; mais ici vous
n'avez affaire qu'à une fantaisie spontanée. Il y a une heure, si
j'eusse demandé à Césarine d'épouser Paul, elle se serait étouffée de
rire. C'est devant mes reproches que, se sentant coupable, elle a
imaginé cette passion subite pour se justifier. Dans une heure, allez
lui dire que vous ne consentez pas plus que moi; vous la soulagerez,
j'en réponds, d'une grande perplexité.
--Ce que vous dites là est fort probable; je la verrai tantôt.
Laissons-lui le temps de s'effrayer de son coup de tête. Je suis en tout
de votre avis, mademoiselle de Nermont, excepté en ce qui touche votre
fierté. S'il n'y avait pas d'autre obstacle, je travaillerais à la
vaincre. Je suis l'homme de mes principes, je trouve équitable et noble
d'allier la pauvreté à la richesse quand cette pauvreté est digne
d'estime et de respect; je tiens donc la pauvreté pour une vertu de
premier ordre de M. Paul Gilbert. Sachez qu'en l'invitant à venir chez
moi je m'étais dit qu'il pourrait bien convenir à ma fille, et que je ne
m'en étais point alarmé.
Quand M. Dietrich m'eut quittée, je me sentis bouleversée et obsédée
d'indécisions et de scrupules. Avais-je en effet le droit de fermer à
Paul un avenir si brillant, une fortune tellement inespérée? Ma
tendresse de mère reprenant le dessus, je me trouvais aussi cruelle
envers lui que lui-même. Cet enfant, dont le stoïcisme me causait tant
de soucis, je pouvais en faire un homme libre, puissant, heureux
peut-être; car qui sait si mademoiselle Dietrich ne serait pas guérie de
son orgueil par le miracle de l'amour? J'étais toute tremblante, comme
une personne qui verrait un paradis terrestre de l'autre côté d'un
précipice, et qui n'aurait besoin que d'un instant de courage pour le
franchir.
Je ne revis Césarine qu'à l'heure du dîner. Je la trouvai aussi
tranquille et aussi aimable que si rien de grave ne se fût passé entre
nous. M. Dietrich dînait à je ne sais plus quelle ambassade. Césarine
taquina amicalement la tante Helmina au dessert sur le vert de sa robe
et le rouge de ses cheveux; mais, quand nous passâmes au salon, elle
cessa tout à coup de rire, et, m'entraînant à l'écart:
--Il paraît, me dit-elle, que ni mon père ni toi ne voulez accorder la
moindre attention à mon sentiment, et que vous ne me permettez plus de
faire un choix. Papa a été fort doux, mais très-roide au fond. Cela
signifie pour moi qu'il cédera tout d'un coup quand il me verra décidée.
Il n'a pas su me cacher qu'il me demandait tout bonnement de prendre le
temps de la réflexion. Quant à toi, ma chérie, ce sera à lui de te
faire révoquer ta sentence. Je l'en chargerai.
--Et, dans tout cela vous disposerez, lui et toi, de la volonté de mon
neveu?
--Ton neveu, c'est à moi de lui donner confiance. C'est un travail
intéressant que je me réserve; mais il est absent, et ce répit va me
servir à convaincre mon père et toi du sérieux de ma résolution.
--Comment sais-tu que mon neveu est absent?
Parce que j'ai pris mes informations. Il est parti ce matin pour
Leipzig. Moi, j'ai résolu de mettre à profit cette journée pour me
débarrasser une bonne fois des espérances de M. de Rivonnière.
--Tu lui as encore écrit?
--Non, je lui ai fait dire par Dubois, son vieux valet de chambre, qui
m'apportait un bouquet de sa part, de venir ce soir prendre une tasse de
thé avec nous, de très-bonne heure parce que je suis encore fatiguée du
bal et veux me coucher avec les poules. Il sera ici dans un instant.
Tiens, on sonne au jardin, le voilà.
--C'est donc pour être seule avec lui que tu as voulu dîner seule
aujourd'hui avec ta tante et moi?
--C'est pour cela. Entends-tu sa voiture? Regarde si c'est bien lui; je
ne veux recevoir que lui.
--Faut-il vous laisser ensemble?
--Non certes! je ne l'ai jamais admis que je sache au tête-à-tête. Ma
tante nous laissera, je l'ai avertie. Toi, je te prie de rester.
--J'ai fort envie au contraire de te laisser porter seule le poids de
tes imprudences et de tes caprices.
--Alors tu me compromets!
On annonça le marquis. Je pris mon ouvrage et je restai.
--J'avais besoin de vous parler, lui dit Césarine. Hier au bal vous avez
fait mauvaise figure. Le savez-vous?
--Je le sais, et puisque je ne m'en plains pas....
--Je ne dois pas vous plaindre? mais moi, je me plains du rôle de
souveraine cruelle que vous me faites jouer. Il faut porter remède à cet
état de choses qui blesse mon père et qui m'afflige.
--Le remède serait bien simple.
--Oui, ce serait de vous agréer comme fiancé; mais puisque cela ne se
peut pas!
--Vous ne m'aimez pas plus que le premier jour?
--Si fait, je vous aime d'une bonne et loyale amitié; mais je ne veux
pas être votre femme. Vous savez cela, je vous l'ai dit cent fois.
--Vous avez toujours ajouté un mot que vous retranchez aujourd'hui. Vous
disiez: Je ne veux pas _encore_ me marier.
--Donc, selon vous, je vous ai laissé des espérances?
--Fort peu, j'en conviens; mais vous ne m'avez pas défendu d'espérer.
--Je vous le défends aujourd'hui.
--C'est un peu tard.
--Pourquoi? quels sacrifices m'avez-vous faits?
--Celui de mon amour-propre. J'ai consenti à promener sous tous les
regards mon dévouement pour vous et à me conduire en homme qui n'attend
pas de récompense; votre amitié me faisait trouver ce rôle très-beau,
voilà qu'il vous paraît ridicule. C'est votre droit; mais quel remède
m'apportez-vous?
--Il faut n'être plus amoureux de moi et dire à tout le monde que vous
ne l'avez jamais été. Je vous aiderai à le faire croire. Je dirai que,
dès le principe, nous étions convenus de ne pas gâter l'amitié par
l'amour, que c'est moi qui vous ai retenu dans mon intimité, et, si l'on
vous raille devant moi, je répondrai avec tant d'énergie que ma parole
aura de l'autorité.
--Je sais que vous êtes capable de tout ce qui est impossible; mais je
ne crains pas du tout la raillerie. Il n'y a de susceptible que l'homme
vaniteux. Je n'ai pas de vanité. Le jour où la pitié bienveillante dont
je suis l'objet deviendrait amère et offensante, je saurais fort bien
faire taire les mauvais plaisants. Ne jetez donc aucun voile sur ma
déconvenue; je l'accepte en galant homme qui n'a rien à se reprocher et
qui ne veut pas mentir.
--Alors, mon ami, il faut cesser de nous voir, car, moi, je n'accepte
pas la réputation de coquette fallacieuse.
--Vous ne pourrez jamais l'éviter. Toute femme qui s'entoure d'hommes
sans en favoriser aucun est condamnée à cette réputation. Qu'est-ce que
cela vous fait? Prenez-en votre parti, comme je prends le mien de passer
pour une victime.
--Vous prenez le beau rôle, mon très-cher; je refuse le mauvais.
--En quoi est-il si mauvais? Une femme de votre beauté et de votre
mérite a le droit de se montrer difficile et d'accepter les hommages.
--Vous voulez que je me pose en femme sans coeur?
--On vous adorera, on vous vantera d'autant plus, c'est la loi du monde
et de l'opinion. Prenez l'attitude qui convient à une personne qui veut
garder à tout prix son indépendance sans se condamner à la solitude.
--Vous me donnez de mauvais conseils. Je vois que vous m'aimez en
égoïste! Ma société vous est agréable, mon babil vous amuse. Vous n'avez
pas de sujets de jalousie, étant le mieux traité de mes serviteurs. Vous
voulez que cela continue, et vous vous arrangerez de tout ce qui
éloignera de moi les gens qui demandent à une femme d'être, avant tout,
sincère et bonne.
--Je commence à voir clair dans vos préoccupations. Vous voulez vous
marier?
--Qui m'en empêcherait?
--Ce ne serait pas moi, je n'ai pas de droite à faire valoir.
--Vous le reconnaissez?
--Je suis homme d'honneur.
--Eh bien! touchez-là, vous êtes un excellent ami.
Le marquis de Rivonnière baise la main de Césarine avec un respect dont
la tranquille abnégation me frappa. Je ne le croyais pas si soumis, et,
tout en ayant la figure penchée sur ma broderie, je le regardais de côté
avec attention.
--Donc, reprit-il après un moment de silence, vous allez faire un choix?
--Vous ai-je dit cela?
--Il me semble. Pourquoi ne le diriez-vous pas, puisque je suis et reste
votre ami?
--Au fait,... si cela était, pourquoi ne vous le dirais-je pas?
--Dites-le et ne craignez rien. Ai-je l'air d'un homme qui va se brûler
la cervelle?
--Non, certes, vous montrez bien qu'il n'y a pas de quoi.
--Si fait, il y aurait de quoi; mais on est philosophe ou on ne l'est
pas. Voyons, dites-moi qui vous avez choisi.
Je crus devoir empêcher Césarine de commettre une imprudence, et
m'adressant au marquis:
--Elle ne pourrait pas vous le dire, elle n'en sait rien.
--C'est vrai, reprit Césarine, que ma figure inquiète avertit du danger,
je ne le sais pas encore.
M. de Rivonnière me parut fort soulagé. Il connaissait les fantaisies de
Césarine et ne les prenait plus au sérieux. Il consentit à rire de son
irrésolution et à n'y rien voir de cruel pour lui, car, de tous ceux qui
gâtaient cette enfant si gâtée, il était le plus indulgent et le plus
heureux de lui épargner tout déplaisir.
--Mais dans tout cela, nous ne concluons pas. Il faut pourtant que nous
cessions de nous voir, ou que vous cessiez de m'aimer.
--Permettez-moi de vous voir et ne vous inquiétez pas de ma passion
déçue. Je la surmonterai, ou je saurai ne pas vous la rendre importune.
Césarine commençait à trouver le marquis trop facile. S'il eût prémédité
son rôle, il ne l'eût pas mieux joué. Je vis qu'elle en était surprise
et piquée, et que, pour un peu, elle l'eût ramené à elle par quelque
nouvel essai de séduction. Elle s'était préparée à une scène de colère
ou de chagrin, elle trouvait un véritable homme du monde dans le sens
chevaleresque et délicat du mot. Il lui semblait qu'elle était vaincue
du moment qu'il ne l'était pas.
--Retire-toi maintenant, lui dis-je à la dérobée, je me charge de savoir
ce qu'il pense.
Elle se retira en effet, se disant fatiguée et serrant la main de son
esclave assez froidement.
--Je vous demande la permission de rester encore un instant, me dit M.
de Rivonnière dès que nous fûmes seuls. Il faut que vous me disiez le
nom de l'heureux mortel....
--Il n'y a pas d'heureux mortel, répondis-je. M. Dietrich a en effet
reproché à sa fille la situation où ses atermoiements vous plaçaient;
elle a dit qu'elle se marierait pour en finir....
--Avec qui? avec moi?
--Non, avec l'empereur de la Chine; ce qu'elle a dit n'est pas plus
sérieux que cela.
--Vous voulez me ménager, mademoiselle de Nermont, ou vous ne savez pas
la vérité. Mademoiselle Dietrich aime quelqu'un.
--Qui donc soupçonnez-vous?
--Je ne sais pas qui, mais je le saurai. Elle a disparu du bal un quart
d'heure après avoir remis un billet à Bertrand, son homme de confiance.
Je l'ai suivie, cherchée, perdue. Je l'ai retrouvée sortant d'un passage
mystérieux. Elle m'a pris vivement le bras en m'ordonnant de la mener
danser. Je n'ai pu voir la personne qu'elle laissait derrière elle, ou
qu'elle venait de reconduire; mais elle avait beau rire et railler mon
inquiétude, elle était inquiète elle-même.
--Avez-vous quelqu'un en vue dans vos suppositions?
--J'ai tout le monde. Il n'est pas un homme parmi tous ceux qu'on reçoit
ici qui ne soit épris d'elle.
--Vous me paraissez résigné à n'être point jaloux de celui qui vous
serait préféré?
--Jaloux, moi? je ne le serai pas longtemps, car celui qu'elle voudra
épouser....
--Eh bien! quoi?
--Eh bien! quoi! Je le tuerai, parbleu!
--Que dites-vous là?
--Je dis ce que je pense et ce que je ferai.
--Vous parlez sérieusement?
--Vous le voyez bien, dit-il en passant son mouchoir avec un mouvement
brusque sur son front baigné de sueur.
Sa belle figure douce n'avait pas un pli malséant, mais ses lèvres
étaient pâles et comme violacées. Je fus très-effrayée.
--Comment, lui dis-je, vous êtes vindicatif à ce point, vous que je
croyais si généreux?
--Je suis généreux de sang-froid, par réflexion; mais dans la
colère,... je vous l'avais bien dit, je ne m'appartiens plus.
--Vous réfléchirez, alors!
--Non, pas avant de m'être vengé, cela ne me serait pas possible.
--Vous êtes capable d'une colère de plusieurs jours?
--De plusieurs semaines, de plusieurs mois peut-être.
--Alors c'est de la haine que vous nourrissez en vous sans la combattre?
Et vous vous vantiez tout à l'heure d'être philosophe!
--Tout à l'heure je mentais, vous mentiez, mademoiselle Dietrich mentait
aussi. Nous étions dans la convention, dans le savoir-vivre; à présent
nous voici dans la nature, dans la vérité. Elle est éprise d'un autre
homme que moi, sans se soucier de moi ni de rien au monde. Vous me
cachez son nom par prudence, mais vous comprenez fort bien mon
ressentiment, et moi je sens monter de ma poitrine à mon cerveau des
flots de sang embrasé. Ce qu'il y a de sauvage dans l'homme, dans
l'animal, si vous voulez, prend le dessus et réduit à rien les belles
maximes, les beaux sentiments de l'homme civilisé. Oui, c'est comme
cela! tout ce que vous pourriez me dire dans la langue de la
civilisation n'arrive plus à mon esprit C'est inutile. Il y a trois ans
que j'aime mademoiselle Dietrich; j'ai essayé, pour l'oublier, d'en
aimer une autre; cette autre, je la lui ai sacrifiée, et ç'à été une
très-mauvaise action, car j'avais séduit une fille pure, désintéressée,
une fille plus belle que Césarine et meilleure. Je ne la regrette pas,
puisque je n'avais pu m'attacher à elle; mais je sens ma faute d'autant
plus qu'il ne m'a pas été permis de la réparer. Une petite fortune en
billets de banque que j'envoyai à ma victime m'a été renvoyée à
l'instant même avec mépris. Elle est retournée chez ses parents, et,
quand je l'y ai cherchée, elle avait disparu, sans que, depuis deux ans,
j'aie pu retrouver sa trace. Je l'ai cherchée jusqu'à la morgue, baigné
d'une sueur froide, comme me voilà maintenant en subissant l'expiation
de mon crime, car c'est à présent que je le comprends et que j'en sens
le remords. Attaché aux pas de Césarine et poursuivant la chimère, je
m'étourdissais sur le passé.... On me brise, me voilà puni, honteux,
furieux contre moi! Je revois le spectre de ma victime. Il rit d'un rire
atroce au fond de l'eau où le pauvre cadavre gît peut-être. Pauvre
fille! tu es vengée, va! mais je te vengerai encore plus, Césarine
n'appartiendra à personne. Ses rêves de bonheur s'évanouiront en fumée!
Je tuerai quiconque approchera d'elle!
--Vous voulez jouer votre vie pour un dépit d'amour?
--Je ne jouerai pas ma vie, je nierai, j'assassinerai, s'il le faut,
plutôt que de laisser échapper ma proie!
--Et après?...
--Après, je n'attendrai pas qu'on me traîne devant les tribunaux, je
ferai justice de moi-même.
En parlant ainsi, le marquis, pâle et les yeux remplis d'un feu sombre,
avait pris son chapeau; je m'efforçai en vain de le retenir.
--Où allez-vous? lui dis-je, vous ne pouvez vous en prendre à personne.
--Je vais, répondit-il, me constituer l'espion et le geôlier de
Césarine. Elle ne fera plus un pas, elle n'écrira plus un mot que je ne
le sache!
Et il sortit, me repoussant presque de force.
Je courus chez Césarine, qui était déjà couchée et à moitié endormie.
Elle avait le sommeil prompt et calme des personnes dont la conscience
est parfaitement pure ou complètement muette. Je lui racontai ce qui
venait de se passer; elle m'écouta presque en souriant.
--Allons, dit-elle, je lui rends mon estime, à ce pauvre Rivonnière! Je
ne croyais pas avoir affaire à un amour si énergique. Cette fureur me
plaît mieux que sa plate soumission. Je commence à croire qu'il mérite
réellement mon amitié.
--Et peut-être ton amour?
--Qui sait? dit-elle en bâillant; peut-être! Allons! j'essayerai
d'oublier ton neveu. Écris donc vite un mot pour que le marquis ne se
tue pas cette nuit. Dis-lui que je n'ai rien résolu du tout.
J'étais si effrayée pour mon Paul, que j'écrivis à M. de Rivonnière en
lui jurant que Césarine n'aimait personne, et dès que M. Dietrich fut
rentré, je le suppliai de ne plus jamais songer à mon neveu pour en
faire son gendre.
M. de Rivonnière ne reparut qu'au bout de huit jours. Il m'avoua qu'il
n'avait pas cru à ma parole, qu'il avait espionné minutieusement
Césarine, et que, n'ayant rien découvert, il revenait pour l'observer de
près.
Césarine lui fit bon accueil, et sans prendre aucun engagement, sans
entrer dans aucune explication directe, elle lui laissa entendre qu'elle
l'avait soumis à une épreuve; mais bientôt elle se vit comme prise dans
un réseau de défiance et de jalousie. Le marquis commentait toutes ses
paroles, épiait tous ses gestes, cherchait à lire dans tous ses regards.
Cette passion ardente dont elle l'avait jugé incapable, qu'elle avait
peut-être désiré d'inspirer, lui devint vite une gêne, une offense, un
supplice. Elle s'en plaignit avec amertume et déclara qu'elle
n'épouserait jamais un despote. M. de Rivonnière se le tint pour dit et
ne reparut plus, ni à l'hôtel Dietrich, ni dans les autres maisons où il
eût pu rencontrer Césarine.
Césarine s'ennuya.
--C'est étonnant, me dit-elle un jour, comme on s'habitue aux gens! Je
m'étais figuré que ce bon Rivonnière faisait partie de ma maison, de mon
mobilier, de ma toilette, que je pouvais être absurde, bonne, méchante,
folle, triste sous ses yeux, sans qu'il s'en émût plus que s'en
émeuvent les glaces de mon boudoir. Il avait un regard pétrifié dans le
ravissement qui m'était agréable et qui me manque. Quelle idée a-t-il
eue de se transformer en Othello, du soir au lendemain? Je l'aimais un
peu en cavalier servant, je ne l'aime plus du tout en héros de
mélodrame.
--Oublie-le, lui dis-je; ne fais pas son malheur, puisque tu ne veux pas
faire son bonheur. Laisse passer le temps, puisque le célibat ne te pèse
pas, et puis tu choisiras parmi tes nombreux aspirants celui qui peut
t'inspirer un attachement durable.
--Qui veux-tu que je choisisse, puisque ce capitan veut tuer l'objet de
mon choix ou se faire tuer par lui? Voilà que ce choix doit absolument
entraîner mort d'homme! Est-ce une perspective réjouissante?
--Espérons que cette fureur du marquis passera, si elle n'est déjà
passée. Elle était trop violente pour durer.
--Qui sait si ce parfait homme du monde n'est pas tout simplement un
affreux sauvage? Et quand on pense qu'il n'est peut-être pas le seul qui
cache des passions brutales sous les dehors d'un ange! Je ne sais plus à
qui me fier, moi! Je me croyais pénétrante, je suis peut-être la dupe de
tous les beaux discours qu'on me fait et de toutes les belles manières
qu'on étale devant moi.
--Si tu veux que je te le dise, repris-je, décidée à ne plus la
ménager, je ne te crois pas pénétrante du tout.
--Vraiment! pourquoi?
--Parce que tu es trop occupée de toi-même pour bien examiner les
autres. Tu as une grande finesse pour saisir les endroits faibles de
leur armure; mais les endroits forts, tu ne veux jamais supposer qu'ils
existent. Tu aperçois un défaut, une fente; tu y glisses la lame du
poignard, mais elle y reste prise, et ton arme se brise dans ta main.
Voilà ce qui est arrivé avec M. de Rivonnière.
--Et ce qui m'arriverait peut-être avec tous les autres? Il se peut que
tu aies raison et que je sois trop personnelle pour être forte. Je
tâcherai de me modifier.
--Pourquoi donc toujours chercher la force, quand la douceur serait plus
puissante?
--Est-ce que je n'ai pas la douceur? Je croyais en avoir toutes les
suavités?
--Tu en as toutes les apparences, tous les charmes; mais ce n'est pour
toi qu'un moyen comme ta beauté, ton intelligence et tous tes dons
naturels. Au fond, ton coeur est froid et ton caractère dur.
--Comme tu m'arranges, ce matin! Faut-il que je sois habituée à tes
rigueurs! Eh bien! dis-moi, méchante: crois-tu que je pourrais devenir
tendre, si je le voulais?
--Non, il est trop tard.
--Tu n'admets pas qu'un sentiment nouveau, inconnu, l'amour par
exemple, pût éveiller des instincts qui dorment dans mon coeur!
--Non, ils se fussent révélés plus tôt. Tu n'as pas l'âme maternelle, tu
n'as jamais aimé ni tes oiseaux, ni tes poupées.
--Je ne suis pas assez femme selon toi!
--Ni assez homme non plus.
--Eh bien! dit-elle en se levant avec humeur, je tâcherai d'être homme
tout à fait. Je vais mener la vie de garçon, chasser, crever des
chevaux, m'intéresser aux écuries et à la politique, traiter les hommes
comme des camarades, les femmes comme des enfants, ne pas me soucier de
relever la gloire de mon sexe, rire de tout, me faire remarquer, ne
m'intéresser à rien et à personne. Voilà les hommes de mon temps; je
veux savoir si leur stupidité les rend heureux!
Elle sonna, demanda son cheval, et, malgré mes représentations, s'en
alla parader au bois, sous les yeux de tout Paris, escortée d'un
domestique trop dévoué, le fameux Bertrand, et d'un groom pur sang.
C'était la première fois qu'elle sortait ainsi sans son père ou sans
moi. Il est vrai de dire que, ne montant pas à cheval, je ne pouvais
l'accompagner qu'en voiture, et que, M. Dietrich ayant rarement le temps
d'être son cavalier, elle ne pouvait guère se livrer à son amusement
favori. Elle nous avait annoncé plus d'une fois qu'aussitôt sa majorité
elle prétendait jouir de sa liberté comme une jeune fille anglaise ou
américaine. Nous espérions qu'elle ne se lancerait pas trop vite. Elle
voulait se lancer, elle se lança, et de ce jour elle sortit seule dans
sa voiture, et rendit des visites sans se faire accompagner par
personne. Cette excentricité ne déplut point, bien qu'on la blâmât. Elle
lutta avec tant de fierté et de résolution qu'elle triompha des doutes
et des craintes des personnes les plus sévères. Je tremblais qu'elle ne
prit fantaisie d'aller seule à pied par les rues. Elle s'en abstint et
en somme, protégée par ses gens, par son grand air, par son luxe de bon
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