Césarine Dietrich - 03

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françaises, provenant de mariages et d'alliances. Tout ce qui tenait de
près ou de loin aux frères Dietrich ou à leurs femmes s'était attaché à
leur fortune et serré sous leurs ailes pour prospérer dans les affaires
ou vivre dans les emplois. Ils avaient été généreux et serviables, se
faisant un devoir d'aider les parents, et pouvant, grâce à leur grande
position, invoquer l'appui des plus hautes relations dans la finance.
Les fastueuses réceptions de madame Hermann Dietrich avaient étendu ce
crédit à tous les genres d'omnipotence. On avait dans tous les
ministères, dans toutes les administrations, des influences certaines.
Ainsi tout ce qui était apparenté aux Dietrich était casé
avantageusement. C'était un clan, une clientèle d'obligés qui
représentait une centaine d'individus plus ou moins reconnaissants,
mais tous placés dans une certaine dépendance des frères Dietrich, de M.
Hermann particulièrement, et formant ainsi une petite cour dont l'encens
ne pouvait manquer de porter à la tête de Césarine.
Je n'ai jamais aimé le monde; je ne me plaisais pas dans ces réunions
beaucoup trop nombreuses pour justifier leur titre de relations intimes.
Je n'en faisais rien paraître; mais Césarine ne s'y trompait pas.
--Nous sommes trop bourgeois pour vous, me disait-elle, et je ne vous en
fais pas un reproche, car, moi aussi, je trouve ma nombreuse famille
très-insipide. Ils ont beau vouloir se distinguer les uns des autres,
ces chers parents, et avoir suivi diverses carrières, je trouve que mon
jeune cousin le peintre de genre est aussi positif et aussi commerçant
que ma vieille cousine la fabricante de papiers peints, et que le cousin
compositeur de musique n'a pas plus de feu sacré que mon oncle à la mode
de Bretagne qui gouverne une filature de coton. Je vous ai entendu dire
qu'il n'y avait plus de différences tranchées dans les divers éléments
de la société moderne, que les industriels parlaient d'art et de
littérature aussi bien que les artistes parlent d'industrie ou de
science appliquée à l'industrie. Moi, je trouve que tous parlent mal de
tout, et je cherche en vain autour de moi quelque chose d'original ou
d'inspiré. Ma mère savait mieux composer son salon. Si elle y admettait
avec amabilité tous ces comparses que vous voyez autour de moi, elle
savait mettre en scène des distinctions et des élégances réelles. Quand
mon père me permettra de le faire rentrer dans le vrai monde sans sortir
de chez lui, vous verrez une société plus choisie et plus intéressante,
des personnes qui n'y viennent pas pour approuver tout, mais pour
discuter et apprécier, de vrais artistes, de vraies grandes dames, des
voyageurs, des diplomates, des hommes politiques, des poëtes, des gens
du noble faubourg et même des représentants de la comique race des
_penseurs_! Vous verrez, ce sera drôle et ce sera charmant; mais je ne
suis pas bien pressée de me retrouver dans ce brillant milieu. Il faut
que je sois de force à y briller aussi. J'y ai trôné pour mes beaux yeux
sur ma petite chaise d'enfant gâtée. Devenue maîtresse de maison, il
faudra que je réponde à d'autres exigences, que j'aie de l'instruction,
un langage attrayant, des talents solides, et, ce qui me manque le plus
jusqu'à présent, des opinions arrêtées. Travaillons, ma chère amie,
faites-moi beaucoup travailler. Ma mère se contentait d'être une femme
charmante, mais je crois que j'aurai un rôle plus difficile à remplir
que celui de montrer les plus beaux diamants, les plus belles robes et
les plus belles épaules. Il faut que je montre le plus noble esprit et
le plus remarquable caractère. Travaillons; mon père sera content, et il
reconnaîtra que la lutte de la vie est facile à qui s'est préparé sans
orages domestiques à dominer son milieu.
Si je fais parler ici Césarine avec un peu plus de suite et de netteté
qu'elle n'en avait encore, c'est pour abréger et pour résumer
l'ensemble de nos fréquentes conversations. Je puis affirmer que ce
résumé, dont j'aidais le développement par mes répliques et mes
observations, est très-fidèle quand même, et qu'à dix-huit ans Césarine
ne s'était pas écartée du programme entrevu et formulé jour par jour.
Je passerai donc rapidement sur les années qui nous conduisirent à cette
sorte de maturité. Nous allions tous les étés à Mireval, où elle
travaillait beaucoup avec moi, se levant de grand matin et ne perdant
pas une heure. Ses récréations étaient courtes et actives. Elle allait
rejoindre son père aux champs ou dans son cabinet, s'intéressait à ses
travaux et à ses recherches. Il en était si charmé qu'il devint son
adorateur et son esclave, et cela eût été pour le mieux, si Césarine ne
m'eût avoué que l'agriculture ne l'intéressait nullement, mais qu'elle
voulait faire plaisir à son père, c'est-à-dire le charmer et le
soumettre.
J'aurais pu craindre qu'elle n'agît de même avec moi, si je ne l'eusse
vue aimer réellement l'étude et chercher à dépasser la somme
d'instruction que j'avais pu acquérir. Je sentis bientôt que je risquais
de rester en arrière, et qu'il me fallait travailler aussi pour mon
compte; c'est à quoi je ne manquai pas, mais je n'avais plus le feu et
la facilité de la jeunesse. Mon emploi commençait à m'absorber et à me
fatiguer, lorsque des préoccupations personnelles d'un autre genre
commencèrent à s'emparer de mon élève et à ralentir sa curiosité
intellectuelle.
Avant d'entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois
rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant
les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre
compte de son caractère et de ses occupations qu'en transcrivant la
dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l'été de 1858.
«Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours
bien; je n'ai jamais su ce que c'est que d'être malade. Ne me grondez
pas de vous écrire si peu: j'ai si peu de temps à moi! Je gagnais douze
cents francs, j'en gagne deux mille aujourd'hui, et je suis toujours
logé et nourri dans l'établissement. J'ai toujours mes soirées libres,
je lis toujours beaucoup; vous voyez donc que je suis très-content,
très-heureux, et que j'ai pris un très-bon parti. Dans dix ou douze ans,
je gagnerai certainement de dix à douze mille francs, grâce à mon
travail quotidien et à de certaines combinaisons commerciales que je
vous expliquerai quand nous nous reverrons.
«À présent traitons la grande question de votre lettre. Vous me dites
que vous avez de l'aisance et que vous comptez _me confier_ (j'entends
bien, _me donner_) vos économies, pour qu'au lieu d'être un petit
employé à gages, je puisse apporter ma part d'associé dans une
exploitation quelconque. Merci, ma bonne tante, vous êtes l'ange de ma
vie; mais je n'accepte pas, je n'accepterai jamais. Je sais que vous
avez fait des sacrifices pour mon éducation; c'était immense pour vous
alors. J'ai dû les accepter, j'étais un enfant; mais j'espère bien
m'acquitter envers vous, et, si au lieu d'y songer je me laissais gâter
encore, je rougirais de moi. Comment, un grand gaillard de vingt et un
ans se ferait porter sur les faibles bras d'une femme délicate, dévouée,
laborieuse à son intention!... Ne m'en parlez plus, si vous ne voulez
m'humilier et m'affliger. Votre condition est plus précaire que la
mienne, pauvre tante! Vous dépendez d'un caprice de femme, car vous
aurez beau louer le noble caractère et le grand esprit de votre élève,
tout ce qui repose sur un intérêt moral est bâti sur des rayons et des
nuages. Il n'y a de solide et de fixe que ce qui est rivé à la terre par
l'intérêt personnel le plus prosaïque et le plus grossier. Je n'ai pas
d'illusions, moi; j'ai déjà l'expérience de la vie. Je suis ancré chez
mon patron parce que j'y fais entrer de l'argent et n'en laisse pas
sortir. Vous êtes, vous, un objet de luxe intellectuel dont on peut se
priver dans un jour de dépit, dans une heure d'injustice. On peut même
vous blesser involontairement dans un moment d'humeur, et je sais que
vous ne le supporteriez pas, à moins que mon avenir ne fût dans les
mains de M. Dietrich.--Or voilà ce que je ne veux pas, ce que je n'ai
pas voulu. Vous m'avez un peu grondé de mon orgueil en me voyant
repousser sa protection. Vous n'avez donc pas compris, marraine, que je
ne voulais pas dépendre de l'homme qui vous tenait dans sa dépendance?
que je ne voulais pas vous exposer à subir quelque déplaisir chez lui
par dévouement pour moi? Si, lorsqu'il m'a fait inviter par vous à me
mêler à ses petites réunions de famille, j'ai répondu que je n'avais
pas le temps, c'est que je savais que, dans ces réunions, tous étaient
plus on moins les obligés des Dietrich, et que j'y aurais porté malgré
moi un sentiment d'indépendance qui eût pu se traduire par une franchise
intolérable. Et vous eussiez été responsable de mon impertinence! Voilà
ce que je ne veux pas non plus.
»Restons donc comme nous voilà: moi, votre obligé à jamais. J'aurais beau
vous rendre l'argent que vous avez dépensé pour moi, rien ne pourra
m'acquitter envers vous de vos tendres soins, de votre amour maternel,
rien que ma tendresse, qui est aussi grande que mon coeur peut en
contenir. Vous, vous resterez ma mère, et vous ne serez plus jamais mon
caissier. Je veux que vous puissiez retrouver votre liberté absolue sans
jamais craindre la misère, et que vous ne restiez pas une heure dans la
maison étrangère, si cette heure-là ne vous est pas agréable à passer.
»Voilà, ma tante; que ce soit dit une fois pour toutes! Je vous ai vue
la dernière fois avec une petite robe retournée qui n'était guère digne
des tentures de satin de l'hôtel Dietrich. Je me suis dit:
»--Ma tante n'a plus besoin de ménager ainsi quelques mètres de soie.
Elle n'est pas avare, elle est même peu prévoyante pour son compte.
C'est donc pour moi qu'elle fait des économies? À d'autres! Le premier
argent dont je pourrai strictement me passer, je veux l'employer à lui
offrir une robe neuve, et le moment est venu. Vous recevrez demain
matin une étoffe que je trouve jolie et que je sais être du goût le
plus nouveau. Elle sera peut-être critiquée par l'incomparable
mademoiselle Dietrich; mais je m'en moque, si elle vous plaît. Seulement
je vous avertis que, si vous la retournez quand elle ne sera plus
fraîche, je m'en apercevrai bien, et que je vous enverrai une toilette
qui me ruinera.
»Pardonne-moi ma pauvre offrande, petite marraine, et aime toujours le
rebelle enfant qui te chérit et te vénère.
«Paul Gilbert.»
Il me fut impossible de ne pas pleurer d'attendrissement en achevant
cette lettre. Césarine me surprit au milieu de mes larmes et voulut
absolument en savoir la cause. Je trouvais inutile de la lui dire; mais
comme elle se tourmentait à chercher en quoi elle avait pu me blesser et
qu'elle s'en faisait un véritable chagrin, je lui laissai lire la lettre
de Paul. Elle la lut froidement et me la rendit sans rien dire.
--Vous voilà rassurée, lui dis-je.
--Elle répondit oui, et nous passâmes à, la leçon. Quand elle fut finie:
--Votre neveu, me dit-elle, est un original, mais sa fierté ne me
déplaît pas. Il a eu bien tort, par exemple, de croire que sa franchise
eût pu me blesser; elle serait venue comme un, rayon de vrai soleil au
milieu des nuages d'encens fade ou grossier que je respire à Paris.
Il me croit sotte, je le vois bien, et quand il me traite
d'_incomparable_, cela veut dire qu'il me trouve laide.
--Il ne vous a jamais vue!
--Si fait! Comment pouvez-vous croire qu'il serait venu pendant quatre
hivers chez vous sans que je l'eusse jamais rencontré? Vous avez beau
demeurer dans un pavillon de l'hôtel qui est séparé du mien, vous avez
beau ne le faire venir que les jours où je sors, j'étais curieuse de le
voir, et une fois, il y a deux ans, moi et mes trois cousines, nous
l'avons guetté comme il traversait le jardin; puis, comme il avait passé
très-vite et sans daigner lever les yeux vers la terrasse où nous
étions, nous avons guetté sa sortie en nous tenant sur le grand perron.
Alors il nous a saluées en passant près de nous, et, bien qu'il ait pris
un air fort discret ou fort distrait, je suis sûre qu'il nous a
très-bien regardées.
--Il vous a mal regardées, au contraire, ou il n'a pas su laquelle des
quatre était vous, car, l'année dernière, il a vu chez moi votre
photographie, et il m'a dit qu'il vous croyait petite et très-brune.
C'est donc votre cousine Marguerite qu'il avait prise pour vous.
--Alors qu'est-ce qu'il a dit de ma photographie?
--Rien. Il pensait à autre chose. Mon neveu n'est pas curieux, et je le
crois très-peu artiste.
--Dites qu'il est d'un positivisme effroyable.
--Effroyable est un peu dur; mais j'avoue que je le trouve un peu rigide
dans sa vertu, même un peu misanthrope pour son âge. Je m'efforcerai de
le guérir de sa méfiance et de sa sauvagerie.
--Et vous me le présenterez l'hiver prochain?
--Je ne crois pas que je puisse l'y décider; c'est une nature en qui la
douceur n'empêche pas l'obstination.
--Alors il me ressemble?
--Oh! pas du tout, c'est votre contraire. Il sait toujours ce qu'il veut
et ce qu'il est. Au lieu de se plaire à influencer les autres, il se
renferme dans son droit et dans son devoir avec une certaine étroitesse
que je n'approuve pas toujours, mais qu'il me faut bien lui pardonner à
cause de ses autres qualités.
--Quelles qualités? Je ne lui en vois déjà pas tant!
--La droiture, le courage, la modestie, la fierté, le désintéressement,
et par-dessus tout son affection pour moi.
Nous fûmes interrompues par l'arrivée au salon du marquis de Rivonnière.
Césarine donna un coup d'oeil au miroir, et, s'étant assurée que sa
tenue était irréprochable, elle me quitta pour aller le recevoir.
Ce serait le moment de poser dans mon récit ce personnage, qui depuis
quelques semaines était le plus assidu de nos voisins de campagne; mais
je crois qu'il vaut mieux ne pas m'interrompre et laisser à Césarine le
soin de dépeindre l'homme qui aspirait ouvertement à sa main.
--Que pensez-vous de lui? me dit-elle quand il fut parti.
--Rien encore, lui répondis-je, sinon qu'il a une belle tournure et un
beau visage. Je ne me tiens pas auprès de vous au salon quand votre père
ou vous ne réclamez pas ma présence, et j'ai à peine entrevu le marquis
deux ou trois fois.
--Eh bien! je la réclame à l'avenir, votre chère présence, quand le
marquis viendra ici. Ma tante est une mauvaise gardienne et le laisse me
faire la cour.
--Votre père m'a dit qu'il ne voyait pas avec déplaisir ses assiduités,
et qu'il ne s'opposait pas à ce que vous eussiez le temps de le
connaître. Voilà, je crois, ce qui est convenu entre lui et M. de
Rivonnière. Vous déciderez si vous voulez vous marier bientôt, et dans
ce cas on vous proposera ce parti, qui est à la fois honorable et
brillant. Si vous ne l'acceptez point, on dira que vous ne voulez pas
encore vous établir, et M. de Rivonnière se tiendra pour dit qu'il n'a
point su modifier vos résolutions.
--Oui, voilà bien ce que m'a dit papa; mais ce qu'il pense, il ne l'a
dit ni à vous ni à moi.
--Que pense-t-il selon vous?
--Il désire vivement que je me marie le plus tôt possible, à la
condition que nous ne nous séparerons pas. Il m'adore, mon bon père,
mais il me craint; il voudrait bien, tout en me gardant près de son
coeur, être dégagé de la responsabilité qui pèse sur lui. Il se voit
forcé de me gâter, il s'y résigne, mais il craint toujours que je n'en
abuse. Plus je suis studieuse, retirée, raisonnable en un mot, plus il
craint que ma volonté renfermée n'éclate en fabuleuses excentricités.
--N'entretenez-vous pas cette crainte par quelques paradoxes dont vous
ne pensez pas un mot, et que vous pourriez vous dispenser d'émettre
devant lui?
--J'entretiens de loin en loin cette crainte, parce qu'elle me préserve
de l'autorité qu'il se fût attribuée, s'il m'eût trouvée trop docile. Ne
me grondez pas pour cela, chère amie, je mène mon père à son bon heur et
au mien. Les moyens dont je me sers ne vous regardent pas. Que votre
conscience se tienne tranquille: mon but est bon et louable. Il faut,
pour y parvenir, que mon père conserve sa responsabilité et ne la
délègue pas à un nouveau-venu qui me forcerait à un nouveau travail pour
le soumettre.
--Je pense que vous n'auriez pas grand'peine avec M. de Rivonnière. Il
passe dans le pays pour l'homme le plus doux qui existe.
--Ce n'est pas une raison. Il est facile d'être doux aux autres quand on
est puissant sur soi-même. Moi aussi, je sois douce, n'est-il pas vrai?
et, quand je m'en vante, je vous effraye, convenez-en.
--Vous ne m'effrayez pas tant que vous croyez; mais je vois que le
marquis, s'il ne vous effraye pas, vous inquiète. Ne sauriez-vous me
dire comment vous le jugez?
--Eh bien! je ne demande pas mieux; attendez. Il est... ce qu'au temps
de Louis XIII ou de Louis XIV on eût appelé un seigneur accompli, et
voici comment on l'eût dépeint: «beau cavalier, adroit à toutes les
armes, bel esprit, agréable causeur, homme de grandes manières,
admirable à la danse!» Quand on avait dit tout cela d'un homme du monde,
il fallait tirer l'échelle et ne rien demander de plus. Son mérite était
au grand complet. Les femmes d'aujourd'hui sont plus exigeantes, et, en
qualité de petite bourgeoise, j'aurais le droit de demander si ce phénix
a du coeur, de l'instruction, du jugement et quelques vertus
domestiques. On est honnête dans la famille Dietrich, on n'a pas de
vices, et vous avez remarqué, vous qui êtes une vraie grande dame, que
nous avions fort bon ton; cela vient de ce que nous sommes très-purs,
partant très-orgueilleux. Je prétends résumer en moi tout l'orgueil et
toute la pureté de mon humble race. Les perfections d'un gentilhomme me
touchent donc fort peu, s'il n'a pas les vertus d'un honnête homme, et
je ne sais du marquis de Rivonnière que ce qu'on en dit. Je veux croire
que mon père n'a pas été trompé, qu'il a un noble caractère, qu'on ne
lui connaît pas de causes sérieuses de désordre, qu'il est charitable,
bienveillant, généralement aimé des pauvres du pays, estimé de toutes
les classes d'habitants. Cela ne me suffit pas. Il est riche, c'est un
bon point; il n'a pas besoin de ma fortune, à moins qu'il ne soit
très-ambitieux. Ce n'est peut-être pas un mal, mais encore faut-il
savoir quel est son genre d'ambition; jusqu'à, présent, je ne le pénètre
pas bien. Il paraît quelquefois étonné de mes opinions, et tout à coup
il prend le parti de les admirer, de dire comme moi, et de me traiter
comme une merveille qui l'éblouit. Voilà ce que j'appelle me faire la
cour et ce que je ne veux pas permettre. Je veux qu'il se laisse juger,
qu'il s'explique si je le choque, qu'il se défende si je l'attaque, et
ma tante, qui est résolue à le trouver sublime parce qu'il est marquis,
m'empêche de le piquer, en se hâtant d'interpréter mes paroles dans le
sens le plus favorable à la vanité du personnage. Cela me fatigue et
m'ennuie, et je désire que vous soyez là pour me soutenir contre elle et
m'aider à voir clair en lui.
Deux jours plus tard, le marquis amena un joli cheval de selle qu'il
avait offert à Césarine de lui procurer. Il l'avait gardé chez lui un
mois pour l'essayer, le dresser et se bien assurer de ses qualités. Il
le garderait pour lui, disait-il, s'il ne lui plaisait pas.
Césarine alla passer une jupe d'amazone, et courut essayer le cheval
dans le manège en plein air qu'on lui avait établi au bout du parc. Nous
la suivîmes tous. Elle montait admirablement et possédait par principes
toute la science de l'équitation. Elle manoeuvra le cheval un quart
d'heure, puis elle sauta légèrement sur la berge de gazon du manége
sablé, en disant à M. de Rivonnière qui la contemplait avec ravissement:
--C'est un instrument exquis, ce joli cheval; mais il est trop dressé,
ce n'est plus une volonté ni un instinct, c'est une machine. S'il vous
plaît, à vous, gardez-le; moi, il m'ennuierait.
--Il y a, lui répondit le marquis, un moyen bien simple de le rendre
moins maniable; c'est de lui faire oublier un peu ce qu'il sait en le
laissant libre au pâturage. Je me charge de vous le rendre plus ardent.
--Ce n'est pas le manque d'ardeur que je lui reproche, c'est le manque
d'initiative. Il en est des bêtes comme des gens: l'éducation abrutit
les natures qui n'ont point en elles des ressources inépuisables. J'aime
mieux un animal sauvage qui risque de me tuer qu'une mécanique à
ressorts souples qui m'endort.
--Et vous aimez mieux, observa le marquis, une individualité rude et
fougueuse....
--Qu'une personnalité effacée par le savoir-vivre, répliqua-t-elle
vivement; mais, pardon, j'ai un peu chaud, je vais me rhabiller.
Elle lui tourna le dos et s'en alla vers le château, relevant
adroitement sa jupe juste à la hauteur des franges de sa bottine. M. de
Rivonnière la suivit des yeux, comme absorbé, puis, me voyant près de
lui, il m'offrit son bras, tandis que M. Dietrich et sa soeur nous
suivaient à quelque distance. Je vis bien que le marquis voulait
s'assurer ma protection, car il me témoignait beaucoup de déférence, et
après quelque préambule un peu embarrassé il céda au besoin de m'ouvrir
son coeur.
--Je crois comprendre, me dit-il, que ma soumission déplaît à
mademoiselle Dietrich, et qu'elle aimerait un caractère plus original,
un esprit plus romanesque. Pourtant, je sens très-bien la supériorité
qu'elle a sur moi, et je n'en suis pas effrayé: c'est quelque chose qui
devrait m'être compté.
Ce qu'il disait là me sembla très-juste et d'un homme intelligent.
--Il est certain, lui répondis-je, que dans le temps d'égoïsme et de
méfiance où nous vivons, accepter le mérite d'une femme supérieure sans
raillerie et sans crainte n'est pas le fait de tout le monde; mais
puis-je vous demander si c'est le goût et le respect du mérite en général
qui vous rassure, ou si vous voyez dans ce cas particulier des qualités
particulières qui vous charment?
--Il y a de l'un et de l'autre. Me sentant épris du beau et du bien, je
le suis d'autant plus de la personne qui les résume.
--Ainsi vous êtes épris de Césarine? Vous n'êtes pas le seul; tout ce
qui l'approche subit le charme de sa beauté morale et physique. Il faut
donc un dévouement exceptionnel pour obtenir son attention.
--Je le pense bien. Je connais la mesure de mon dévouement et ne crains
pas que personne la dépasse; mais il y a mille manières d'exprimer le
dévouement, tandis que les occasions de le prouver sont rares ou
insignifiantes. L'expression d'ailleurs charme plus les femmes que la
preuve, et j'avoue ne pas savoir encore sous quelle forme je dois
présenter l'avenir, que je voudrais promettre riant et beau au possible.
--Ne me demandez pas de conseils; je ne vous connais point assez pour
vous en donner.
--Connaissez-moi, mademoiselle de Nermont, je ne demande que cela. Quand
mademoiselle Dietrich m'interpelle, elle me trouble, et peut-être
n'est-ce pas la vérité vraie que je lui réponds. Avec vous, je serai
moins timide, je vous répondrai avec la confiance que j'aurais pour ma
propre soeur. Faites-moi des questions, c'est tout ce que je désire. Si
vous n'êtes pas contente de moi, vous me le direz, vous me reprendrez.
Tout ce qui viendra de vous me sera sacré. Je ne me révolterai pas.
--Avez-vous donc, comme on le prétend, la douceur des anges?
--D'ordinaire, oui; mais par exception j'ai des colères atroces.
--Que vous ne pouvez contenir?
--C'est selon. Quand le dépit ne froisse que mon amour-propre, je le
surmonte; quand il me blesse au coeur, je deviens fou.
--Et que faites-vous dans la folie?
--Comment le saurais-je? Je ne m'en souviens pas, puisque je n'ai pas eu
conscience de ce que j'ai fait.
--Mais quelquefois vous avez dû l'apprendre par les autres?
--Ils m'ont toujours ménagé la vérité. Je suis très-gâté par mon
entourage.
--C'est la preuve que vous êtes réellement bon.
--Hélas! qui sait? C'est peut-être seulement la preuve que je sois
riche.
--En êtes vous à mépriser ainsi l'espèce humaine? N'avez-vous point de
vrais amis?
--Si fait; mais ceux-là ne m'ayant jamais blessé, ne peuvent savoir si
je suis violent.
--Cela pourrait cependant arriver. Que feriez-vous devant la trahison
d'un ami?
--Je ne sais pas.
--Et devant la résistance d'une femme aimée?
--Je ne sais pas non plus. Vous voyez, je suis une brute, puisque je ne
me connais pas et ne sais pas me révéler.
--Alors vous ne faites jamais le moindre examen de conscience?
--Je n'ai garde d'y manquer après chacune de mes fautes; mais je ne
prévois pas mes fautes à venir, et cela me paraît impossible.
--Pourquoi?
--Parce que chaque sujet de trouble est toujours nouveau dans la vie.
Aucune circonstance ne se présente identique à celle qui nous a servi
d'expérience. Ne voyez donc d'absolu en moi que ce que j'y vois
moi-même, une parfaite loyauté d'intentions. Il me serait facile de vous
dire que je suis un être excellent, et que je réponds de le demeurer
toujours. C'est le lieu commun que tout fiancé débite avec aplomb aux
parents et amis de sa fiancée. Eh bien! si j'arrive à ce rare bonheur
d'être le fiancé de votre Césarine, je serai aussi sincère
qu'aujourd'hui, je vous dirai: «Je l'aime.» Je ne vous dirai pas que je
suis digne d'elle à tous égards et que je mérite d'être adoré.
--Pourrez-vous au moins promettre de l'aimer toujours? Êtes-vous
constant dans vos affections?
--Oui, certes, mon amitié est fidèle; mais en fait de femmes je n'ai
jamais aimé que ma mère et ma soeur; je ne sais rien de l'amour qu'une
femme pure peut inspirer.
--Que dites-vous là? Vous n'avez jamais aimé?
--Non; cela vous étonne?
--Quel âge avez-vous donc?
--Trente ans.
--Voici une mauvaise note pour mon carnet personnel... jamais aimé à
trente ans!
--Que voulez-vous? Je ne peux pas appeler amour les émotions
très-sensuelles qu'éprouve un adolescent auprès des femmes. Un peu plus
tard, les gens de ma condition abordent le monde et n'y conservent pas
d'illusions. Ils sont placés entre la coquetterie effrénée des femmes
qui exploitent leurs hommages et l'avidité honteuse de celles qui
n'exploitent que leur bourse. Ce sont les dernières qui l'emportent
parce qu'il est plus facile de s'en débarrasser.
--Ainsi vous n'avez eu que des courtisanes pour maîtresses?
--Mademoiselle de Nermont, je pense bien que vous rendrez compte de
toutes mes réponses à mademoiselle Dietrich; mais je présume qu'il est
un genre de questions qu'elle ne vous fera pas. Je vous dirai donc la
vérité: courtisanes et femmes du monde, cela se ressemble beaucoup quand
ces dernières ne sont pas radicalement vertueuses. Il y en a certes, je
le reconnais, et il fut un temps, assure-t-on, où celles-ci inspiraient
de grandes passions; mais aujourd'hui, si nous sommes moins passionnés,
nous sommes plus honnêtes, nous respectons la vertu et la laissons
tranquille. Les jeunes gens corrompus feignent de la dédaigner, sous
prétexte qu'elle est ennuyeuse. Moi je la respecte sincèrement, surtout
chez les femmes de mes amis; et puis les femmes honnêtes, étant plus
rares qu'autrefois, sont plus fortes, plus difficiles à persuader, et il
faudrait faire le métier de tartuffe pour les vaincre. Je ne me reproche
donc pas d'avoir voulu ignorer l'amour que seules peuvent inspirer de
telles femmes. Quelque mauvais que soit le monde actuel, il a cela de
supérieur au temps passé, que les hommes qui se marient après avoir
assouvi leurs passions fort peu idéales peuvent apporter à la jeune
fille qu'ils épousent un coeur absolument neuf. Les roués d'autrefois,
blasés sur la femme élégante et distinguée, vainqueurs en outre de
mainte innocence, ne pouvaient se vanter de l'ingénuité morale que la
légèreté de nos moeurs laisse subsister chez la plupart d'entre nous. Il
me paraît donc impossible de ne pas aimer mademoiselle Dietrich avec une
passion vraie et de ne pas l'aimer toujours, fût-on éconduit par elle,
car aujourd'hui, évidemment maltraité, je me sens aussi enchaîné que je
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