Césarine Dietrich - 02

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de mon impuissance, c'est que M. Dietrich, avec toute l'énergie acquise
dans sa vie de travail et de calcul, n'avait pas plus de prise que moi
sur les convictions de sa fille.
Ces convictions étaient fort mystérieuses, je ne réussissais pas à m'en
emparer, tant elles étaient contradictoires. À l'heure qu'il est, je ne
saurais dire encore si le désordre de ses assertions sur elle-même
tenait à l'incertitude où flotte une vive intelligence en voie
d'éclosion trop rapide, ou bien simplement au besoin de prendre le
contre-pied de ce qu'on voulait lui persuader. Cette grande logique
qu'elle portait dans l'étude disparaissait de son caractère dans
l'application. Elle avait des goûts qui se contrariaient sans l'étonner.
--Je veux m'arranger, disait-elle alors, pour vivre en bonne
intelligence avec les extrêmes que je porte en moi. J'aime l'éclat et
l'ombre, le silence et le bruit. Il me semble qu'on est heureux quand on
peut faire bon ménage avec les contrastes.
--Oui, lui disais-je, c'est possible dans certains cas; mais il y a le
grand, l'éternel contraste du mal et du bien, qui ne se logeront jamais
dans le même coeur sans que l'un étouffe l'autre.
--Je vous répondrai, reprenait-elle, quand je saurai ce que cela veut
dire. Vous me permettrez, à l'âge que j'ai de ne pas savoir encore ce
que c'est que le mal.
Et elle s'arrangeait pour ne pas paraître le savoir. Si je surprenais en
elle un mouvement d'égoïsme et de cruauté, comme dans l'histoire du
petit oiseau, sa figure exprimait un étonnement candide.
--Je n'avais pas songé à cela, disait-elle.
Mais jamais elle ne s'avouait coupable ni résolue à ne plus l'être. Elle
promettait d'y réfléchir, d'examiner, de se faire une opinion. Elle ne
croyait pas qu'on eût le droit de lui en demander davantage, et
protestait assez habilement contre les convictions imposées.
Nous passâmes huit mois à la campagne dans un véritable Éden et dans une
solitude qu'interrompaient peu agréablement de rares visites de
cérémonie. M. Dietrich se passionnait pour l'agriculture, et peu à peu
il ne se montra plus qu'aux repas. Mademoiselle Helmina Dietrich était
absorbée par les soins du ménage. Césarine était donc condamnée à vivre
entre deux vieilles filles, l'une très-gaie (Helmina aimait à être
taquinée par sa nièce, qui la traitait amicalement comme une enfant),
mais sans influence aucune sur elle; l'autre, sérieuse, mais irrésolue
et inquiète encore. J'avoue que je n'osais rien, craignant d'irriter
secrètement un amour-propre que la lutte eût exaspéré. Nous revînmes à
Paris au milieu de l'hiver. Césarine, qui n'avait pas marqué le moindre
dépit de rester si longtemps à la campagne, ne fit pas paraître toute sa
joie de revoir Paris, sa chère maison et ses anciennes connaissances;
mais je vis bien que son père avait raison de penser qu'elle aimait le
monde. Sa santé, qui n'avait pas été brillante depuis la mort de sa
mère, prit le dessus rapidement dès qu'on put lui procurer quelques
distractions.
Cette victoire, qui fût définitive dans son équilibre physique, la
rendit en peu de temps si belle, si séduisante d'aspect et de manières,
qu'à seize ans elle avait déjà tout le prestige d'une femme faite. Son
intelligence progressa dans la même proportion. Je la voyais éclore
presque instantanément. Elle devinait ce qu'elle n'avait pas le temps
d'apprendre; les arts et la littérature se révélaient à elle comme par
magie. Son goût devenait pur. Elle n'avait plus de paradoxes, elle se
corrigeait de poser l'originalité. Enfin elle devenait si remarquable
qu'au bout de mon année d'examen je me résumai ainsi avec M. Dietrich:
--Je resterai. Je ne suis pas nécessaire à votre fille. Personne ne lui
est et ne lui sera, peut-être jamais nécessaire, car, ne vous y trompez
pas, elle est une personne supérieure par elle-même; mais je peux lui
être utile, en ce sens que je peux la confirmer dans l'essor de ses bons
instincts. S'il venait à s'en produire de mauvais, je ne les détruirais
pas, et vous ne les détruiriez pas plus que moi; mais à nous deux nous
pourrions en retarder le développement ou en amortir les effets. Elle me
le dit du moins, elle a pris de l'affection pour moi et me prie avec
ardeur de ne pas la quitter. Moi, je me dis qu'elle mérite que je
m'attache à elle, fallût-il souffrir quelquefois de mon dévouement.
M. Dietrich m'exprima une très-vive reconnaissance, et je m'installai
définitivement chez lui. Je donnai congé du petit appartement que
j'avais voulu garder jusque-là, j'apportai mon modeste mobilier, mes
petits souvenirs de famille, mes livres et mon piano à l'hôtel Dietrich,
et je consentis à y occuper un très-joli pavillon que j'avais jusque-là
refusé par discrétion. C'était le logement de mademoiselle Helmina, qui
prenait celui de sa défunte belle-soeur et se trouvait ainsi sous la
même clef que Césarine.
J'eus dès lors une indépendance plus grande que je ne l'avais espéré. Je
pouvais recevoir mes amis sans qu'ils eussent à défiler sous les yeux
de la famille Dietrich. Le nombre en était bien restreint; mais je
pouvais voir mon cher filleul tout à mon aise et le soustraire aux
critiques probablement trop spirituelles que Césarine eût pu faire
tomber sur sa gaucherie de collègien.
Cette gaucherie n'existait plus heureusement. Ce fut une grande joie
pour moi de retrouver mon cher enfant grandi et en bonne santé. Il
n'était pas beau, mais il était charmant, il ressemblait à ma pauvre
soeur: de beaux yeux noirs doux et pénétrants, une bouche parfaite de
distinction et de finesse, une pâleur intéressante sans être maladive,
des cheveux fins et ondulés sur un front ferme et noble. Il n'était pas
destiné à être de haute taille, ses membres étaient délicats, mais
très-élégants, et tous ses mouvements avaient de l'harmonie comme toutes
les inflexions de sa voix avaient du charme.
Il venait de terminer ses études et de recevoir son diplôme de
bachelier. Je m'étais beaucoup inquiétée de la carrière qu'il lui
faudrait embrasser. M. Dietrich, à qui j'en avais plusieurs fois parlé,
m'avait dit:
--Ne vous tourmentez pas; je me charge de lui. Faites-le moi connaître,
je verrai à quoi il est porté par son caractère et ses idées.
Toutefois, quand je voulus lui présenter Paul, celui-ci me répondit avec
une fermeté que je ne lui connaissais pas:
--Non, ma tante, pas encore! Je n'ai pas voulu attendre ma sortie du
collège pour me préoccuper de mon avenir. J'ai eu pour ami particulier
dans mes dernières classes le fils d'un riche éditeur-libraire qui m'a
offert d'entrer avec lui comme commis chez son père. Pour commencer,
nous n'aurons que le logement et la nourriture, mais peu à peu nous
gagnerons des appointements qui augmenteront en raison de notre travail.
J'ai six-cents francs de rente, m'avez-vous dit; c'est plus qu'il ne
m'en faut pour m'habiller proprement et aller quelquefois à l'Opéra ou
aux Français. Je suis donc très-content du parti que j'ai pris, et comme
j'ai reçu la parole de M. Latour, je ne dois pas lui reprendre la
mienne.
--Il me semble, lui dis-je, qu'avant de t'engager ainsi tu aurais dû me
consulter.
--Le temps pressait, répondit-il, et j'étais sûr que vous
m'approuveriez. Cela s'est décidé hier soir.
--Je ne suis pas si sûre que cela de t'approuver. J'ignore si tu as pris
un bon parti, et j'aurais aimé à consulter M. Dietrich.
--Chère tante, je ne désire pas être protégé; je veux n'être l'obligé de
personne avant de savoir si je peux aimer l'homme qui me rendra service.
Vous voyez, je suis aussi fier que vous pouvez désirer que je le sois.
J'ai beaucoup réfléchi depuis un an. Je me suis dit que, dans ma
position, il fallait faire vite aboutir les réflexions, et que je
n'avais pas le droit de rêver une brillante destinée difficile à
réaliser. Je m'étais juré d'embrasser la première carrière qui
s'ouvrirait honorablement devant moi. Je l'ai fait. Elle n'est pas
brillante, et peut-être, grâce à la bienveillance de M. Dietrich,
aviez-vous rêvé mieux pour moi. Peut-être M. Dietrich, par une faveur
spéciale, m'eût-il fait sauter par-dessus les quelques degrés
nécessaires à mon apprentissage. C'est ce que je ne désire pas, je ne
veux pas appartenir à un BIENFAITEUR, quel qu'il soit. M. Latour
m'accepte parce qu'il sait que je suis un garçon sérieux. Il ne me fait
et ne me fera aucune grâce. Mon avenir est dans mes mains, non dans les
siennes. Il ne m'a accordé aucune parole de sympathie, il ne m'a fait
aucune promesse de protection. C'est un positiviste très-froid, c'est
donc l'homme qu'il me faut. J'apprendrai chez lui le métier de
commerçant et en même temps j'y continuerai mon éducation, son magasin
étant une bibliothèque, une encyclopédie toujours ouverte. Il faudra que
j'apprenne à être une machine le jour, une intelligence à mes heures de
liberté; mais, comme il m'a dit que j'aurais des épreuves à corriger, je
sais qu'on me laissera lire dans ma chambre: c'est tout ce qu'il me faut
en fait de plaisirs et de liberté.
Il fallut me contenter de ce qui était arrangé ainsi. Paul n'était pas
encore dans l'âge des passions; tout à sa ferveur de novice, il croyait
être toujours heureux par l'étude et n'avoir jamais d'autre curiosité.
M. Dietrich, à qui je racontai notre entrevue sans lui rien cacher, me
dit qu'il augurait fort bien d'un caractère de cette trempe, à moins que
ce ne fût un éclair fugitif d'héroïsme, comme tous les jeunes gens
croient en avoir; qu'il fallait le laisser voler de ses propres ailes
jusqu'à ce qu'il eût donné la mesure de sa puissance sur lui-même, que
dans tous les cas il était prêt à s'intéresser à mon neveu dès la
moindre sommation de ma part.
Je devais me tenir pour satisfaite, et je feignis de l'être; mais la
précoce indépendance de Paul me rendait un peu soucieuse. Je faisais de
tristes réflexions sur l'esprit d'individualisme qui s'empare de plus en
plus de la jeunesse. Je voyais, d'une part, Césarine s'arrangeant, avec
des calculs instinctifs assez profonds, pour gouverner tout le monde.
D'autre part, je voyais Paul se mettant en mesure, avec une hauteur
peut-être irréfléchie, de n'être dirigé par personne. Que mon élève,
gâtée par le bonheur, crût que tout avait été créé pour elle, c'était
d'une logique fatale, inhérente à sa position; mais que mon pauvre
filleul, aux prises avec l'inconnu, déclarât qu'il ferait sa place tout
seul et sans aide, cela me semblait une outrecuidance dangereuse, et
j'attendais son premier échec pour le ramener à moi comme à son guide
naturel.
Peu à peu, l'influence de Césarine agissant à la sourdine et sans
relâche, aidée du secret désir de sa tante Helmina, les relations que sa
mère lui avait créées se renouèrent. Les échanges de visites devinrent
plus fréquents; des personnes qu'on n'avait pas vues depuis un an furent
adroitement ramenées: on accepta quelques invitations d'intimité, et à
la fin du deuil on parla de payer les affabilités dont on avait été
l'objet en rouvrant les petits salons et en donnant de modestes dîners
aux personnes les plus chères. Cela fut concerté et amené par la tante
et la nièce avec tant d'habileté que M. Dietrich ne s'en douta qu'après
un premier résultat obtenu. On lui fit croire que la réunion avait été,
par l'effet du hasard, plus nombreuse qu'on ne l'avait désiré. Un second
dîner fut suivi d'une petite soirée où l'on fit un peu de musique
sérieuse, toujours par hasard, par une inspiration de la tante, qui
avait vu l'ennui se répandre parmi les invités, et qui croyait faire son
devoir en s'efforçant de les distraire.
La semaine suivante, la musique sacrée fit place à la profane. Les
jeunes amis des deux sexes chantaient plus ou moins bien. Césarine
n'avait pas de voix, mais elle accompagnait et déchiffrait on ne peut
mieux. Elle était plus musicienne que tous ceux qu'elle feignait de
faire briller, et dont elle se moquait intérieurement avec un ineffable
sourire d'encouragement et de pitié.
Au bout de deux mois, une jeune étourdie joua sans réflexion une valse
entraînante. Les autres jeunes filles bondirent sur le parquet. Césarine
ne voulut ni danser, ni faire danser; on dansa cependant, à la grande
joie de mademoiselle Helmina et à la grande stupéfaction des
domestiques. On se sépara en parlant d'un bal pour les derniers jours de
l'hiver.
M. Dietrich était absent. Il faisait de fréquents voyages à sa propriété
de Mireval. On ne l'attendait que le surlendemain. Le destin voulut que,
rappelé par une lettre d'affaires, il arrivât le lendemain de cette
soirée, à sept heures du matin. On s'était couché tard, les valets
dormaient encore, et les appartements étaient restés en désordre. M.
Dietrich, qui avait conservé les habitudes de simplicité de sa jeunesse,
n'éveilla personne; mais, avant de gagner sa chambre, il voulut se
rendre compte par lui-même du tardif réveil de ses gens, et il entra
dans le petit salon où la danse avait commencé. Elle y avait laissé peu
de traces, vu que, s'y trouvant trop à l'étroit, on avait fait invasion,
tout en sautant et pirouettant, dans la grande salle des fêtes. On y
avait allumé à la hâte des lustres encore garnis des bougies à demi
consumées qui avaient éclairé les derniers bals donnés par madame
Dietrich. Elles avaient vite brûlé jusqu'à faire éclater les bobèches,
ce qui avait été cause d'un départ précipité: des voiles et des écharpes
avaient été oubliés, des cristaux et des porcelaines où l'on avait servi
des glaces et des friandises étaient encore sur les consoles. C'était
l'aspect d'une orgie d'enfants, une débauche de sucreries, avec des
enlacements de traces de petits pieds affolés sur les parquets poudreux.
M. Dietrich eut le coeur serré, et, dans un mouvement d'indignation et
de chagrin, il vint écouter à ma porte si j'étais levée. Je l'étais en
effet; je reconnus son pas, je sortis avec lui dans la galerie,
m'attendant à des reproches.
Il n'osa m'en faire:
--Je vois, me dit-il avec une colère contenue, que vous n'avez pas pris
part à des folies que vous n'avez pu empêcher....
--Pardon, lui dis-je, je n'ai eu aucune velléité d'amusement, mais je
n'ai pas quitté Césarine d'un instant, et je me suis retirée la
dernière. Si vous me trouvez debout, c'est que je n'ai pas dormi.
J'avais du souci en songeant qu'on vous cacherait cette petite fête et
en me demandant si je devais me taire ou faire l'office humiliant de
délateur. Nous voici, monsieur Dietrich, dans des circonstances que je
n'ai pu prévoir et aux prises avec des obligations qui n'ont jamais été
définies. Que dois-je faire à l'avenir? Je ne crois pas possible
d'imposer mon autorité, et je n'accepterais pas le rôle désagréable de
pédagogue trouble-fête; mais celui d'espion m'est encore plus
antipathique, et je vous prie de ne pas tenter de me l'imposer.
--Je ne vois rien d'embrouillé dans les devoirs que vous voulez bien
accepter, reprit-il. Vous ne pouvez rien empêcher, je le sais; vous ne
voulez rien trahir, je le comprends; mais vous pouvez user de votre
ascendant pour détourner Césarine de ses entraînements. N'avez-vous rien
trouvé à lui dire pour la faire réfléchir, ou bien vous a-t-elle
ouvertement résisté?
--Je puis heureusement vous dire mot pour mot ce qui s'est passé.
Césarine n'a rien provoqué, elle a laissé faire. Je lui ai dit à
l'oreille:
»--C'est trop tôt, votre père blâmera peut-être.
»Elle m'a répondu:
»--Vous avez raison; c'est probable.
» Elle a voulu avertir ses compagnes, elle ne l'a pas fait. Au moment où
la danse tournoyait dans le petit salon, mademoiselle Helmina, voyant
qu'on étouffait, a ouvert les portes du grand salon, et l'on s'y est
élancé. En ce moment, Césarine a tressailli et m'a serré convulsivement
la main; j'ai cru inutile de parler, j'ai cru qu'elle allait agir. Je
l'ai suivie au salon; elle me tenait toujours la main, elle s'est assise
tout au fond, sur l'estrade destinée aux musiciens, et là, derrière un
des socles qui portent les candélabres, elle a regardé la danse avec des
yeux pleins de larmes.
--Elle regrettait de n'oser encore s'y mêler! s'écria M. Dietrich
irrité.
--Non, repris-je, ses émotions sont plus compliquées et plus
mystérieuses.--Mon amie, m'a-t-elle dit, je ne sais pas trop ce qui se
passe en moi. Je fais un rêve, je revois la dernière fête qu'on a donnée
ici, et je crois voir ma mère déjà malade, belle, pâle, couverte de
diamants, assise là-bas tout au fond, en face de nous, dans un véritable
bosquet de fleurs, respirant avec délices ces parfums violents qui la
tuaient et qu'elle a redemandés jusque sur son lit d'agonie. Ceci vous
résume la vie et la mort de ma pauvre maman. Elle n'était pas de force à
supporter les fatigues du monde, et elle s'enivrait de tout ce qui lui
faisait mal. Elle ne voulait rien ménager, rien prévoir. Elle souffrait
et se disait heureuse. Elle l'était, n'en doutez pas. Que nos tendances
soient folles ou raisonnables, ce qui fait notre bonheur, c'est de les
assouvir. Elle est morte jeune, mais elle a vécu vite, beaucoup à la
fois, tant qu'elle a pu. Ni les avertissements des médecins, ni les
prières des amis sérieux, ni les reproches de mon père n'ont pu la
retenir, et en ce moment, en voyant l'ivresse et l'oubli assez indélicat
de mes compagnes, je me demande si nous n'avions pas tort de gâter par
des inquiétudes et de sinistres prédictions les joies si intenses et si
rapides de notre chère malade. Je me demande aussi si elle n'avait pas
pris le vrai chemin qu'elle devait suivre, tandis que mon père, marchant
sur un sentier plus direct et plus âpre, n'arrivera jamais au but qu'il
poursuit, la modération. Vous ne le connaissez pas, ma chère Pauline, il
est le plus passionné de la famille. Il a aimé les affaires avec rage.
C'était un beau joueur, calme et froid en apparence, mais jamais
rassasié de rêves et de calculs. Aujourd'hui l'amour de la terre se
présente à lui comme une lutte nouvelle, comme une fièvre de défis jetés
à la nature. Vous verrez qu'il ne jouira d'aucun succès, parce qu'il
n'avouera jamais qu'il ne sait pas supporter un seul revers. Ses
passions ne le rendent pas heureux, parce qu'il les subit sans vouloir
s'y livrer. Il se croit plus fort qu'elles, voilà l'erreur de sa vie; ma
mère n'en était pas dupe, je ne le suis pas non plus. Elle m'a appris à
le connaître, à le chérir, à le respecter, mais à ne pas le craindre. Il
sera mécontent quand il saura ce qui se passe ici, soit! Il faudra bien
qu'il m'accepte pour sa fille, c'est-à-dire pour un être qui a aussi des
passions. Je sens que j'en ai ou que je suis à la veille d'en avoir. Par
exemple, je ne sais pas encore lesquelles. Je suis en train de chercher
si la vue de cette danse m'enivre ou si elle m'agace, si je reverrai
avec joie les fêtes qui ont charmé mon enfance, ou si elles ne me seront
pas odieuses, si je n'aurai pas le goût effréné des voyages ou un besoin
d'extases musicales, ou bien encore la passion de n'aimer rien et de
tout juger. Nous verrons. Je me cherche, n'est-ce pas ce que vous
voulez?
«On est venu nous interrompre. On partait, car en somme on n'a pas dansé
dix minutes, et, pour se débarrasser plus vite de la gaieté de ses amis,
Césarine, qui, vous le voyez, était fort sérieuse, a promis que l'année
prochaine on danserait tant qu'on voudrait chez elle.
--L'année prochaine! C'est dans quinze jours, s'écria M. Dietrich, qui
m'avait écoutée avec émotion.
--Ceci ne me regarde pas, repris-je, je n'ai ni ordre ni conseils à
donner chez vous.
--Mais vous avez une opinion; ne puis-je savoir ce que vous feriez à ma
place?
--J'engagerais Césarine à ne pas livrer si vite aux violons et aux
toilettes cette maison qui lui était sacrée il y a un an. Je lui ferais
promettre qu'on n'y dansera pas avant une nouvelle année révolue: ce
qu'elle aura promis, elle le tiendra; mais je ne la priverais pas des
réunions intimes, sans lesquelles sa vie me paraîtrait trop austère. La
solitude et la réflexion sans trêve ont de plus grands dangers pour elle
que le plaisir. Je craindrais aussi que ses grands partis-pris de
soumission n'eussent pour effet de lui créer des résistances
intérieures invincibles, et qu'en la séparant du monde vous n'en fissiez
une mondaine passionnée.
M. Dietrich me donna gain de cause et me quitta d'un air préoccupé. Le
jugement que sa fille avait porté sur lui, et que je n'avais pas cru
devoir lui cacher, lui donnait à réfléchir. Dès le lendemain, il reprit
avec moi la conversation sur ce sujet.
--Je n'ai fait aucun reproche, me dit-il. J'ai fait semblant de ne
m'être aperçu de rien, et je n'ai pas eu besoin d'arracher la promesse
de ne pas danser avant un an; Césarine est venue d'elle-même au-devant
de mes réflexions. Elle m'a raconté la soirée d'avant-hier; elle a
doucement blâmé l'irréflexion, pour ne pas dire la légèreté de sa tante;
elle m'a fait l'aveu qu'elle avait promis de m'engager à rouvrir les
salons, en ajoutant qu'elle me suppliait de ne pas le permettre encore.
Je n'ai donc eu qu'à l'approuver au lieu de la gronder; elle s'était
arrangée pour cela, comme toujours!
--Et vous croyez qu'il en sera toujours ainsi?
--J'en suis sûr, répondit-il avec abattement; elle est plus forte que
moi, elle le sait; elle trouvera moyen de n'avoir jamais tort.
--Mais, si elle se laisse gouverner par sa propre raison, qu'importe
qu'elle ne cède pas à la vôtre? Le meilleur gouvernement possible serait
celui où il n'y aurait jamais nécessité de commander. N'arrive-t-elle
pas, de par sa libre volonté à se trouver d'accord avec vous?
--Vous admettez qu'une femme peut être constamment raisonnable, et que
par conséquent elle a le droit de se dégager de toute contrainte?
--J'admets qu'une femme puisse être raisonnable, parce que je l'ai
toujours été, sans grand effort et sans grand mérite. Quant à
l'indépendance à laquelle elle a droit dans ce cas-là, sans être une
libre penseuse bien prononcée, je la regarde comme le privilège d'une
raison parfaite et bien prouvée.
--Et vous pensez qu'à seize ans Césarine est déjà cette merveille de
sagesse et de prudence qui ne doit obéir qu'à elle-même?
--Nous travaillons à ce qu'elle le devienne. Puisque sa passion est de
ne pas obéir et de ne jamais céder, encourageons sa raison et ne brisons
pas sa volonté. Ne sévissez, monsieur Dietrich, que le jour où vous
verrez une fantaisie blâmable.
--Vous trouvez rassurante cette irrésolution qu'elle vous a confiée,
cette prétendue ignorance de ses goûts et de ses désirs?
--Je la crois sincère.
--Prenez garde, mademoiselle de Nermont! vous êtes charmée, fascinée;
vous augmenterez son esprit de domination en le subissant.
Il protestait en vain. Il le subissait, lui, et bien plus que moi. La
supériorité de sa fille, en se révélant de plus en plus, lui créait une
étrange situation; elle flattait son orgueil et froissait son
amour-propre. Il eût préféré Césarine impérieuse avec les autres,
soumise à lui seul.
--Il faut, lui dis-je, avant de nous quitter, conclure définitivement
sur un point essentiel. Il faut pour seconder vos vues, si je les
partage, que je sache votre opinion sur la vie mondaine que vous
redoutez tant pour votre fille. Craignez-vous que ce ne soit pour elle
un enivrement qui la rendrait frivole?
--Non, elle ne peut pas devenir frivole; elle tient de moi plus que de
sa mère.
--Elle vous ressemble beaucoup, donc vous n'avez rien à craindre pour sa
santé.
--Non, elle n'abusera pas du plaisir.
--Alors que craignez-vous donc?
Il fut embarrassé pour me répondre. Il donna plusieurs raisons
contradictoires. Je tenais à pénétrer toute sa pensée, car mon rôle
devenait difficile, si M. Dietrich était inconséquent. Force me fut de
constater intérieurement qu'il l'était, qu'il commençait à le sentir, et
qu'il en éprouvait de l'humeur. Césarine l'avait bien jugé en somme. Il
avait besoin de lutter toujours et n'en voulait jamais convenir. Il
termina l'entretien en me témoignant beaucoup de déférence et
d'attachement, en me suppliant de nouveau de ne jamais quitter sa fille,
tant qu'elle ne serait pas mariée.
--Pour que je prenne cet engagement, lui dis-je, il faut que vous me
laissiez libre de penser à ma guise et d'agir, dans l'occasion, sous
l'inspiration de ma conscience.
--Oui certes, je l'entends ainsi, s'écria-t-il en respirant comme un
homme qui échappe à l'anxiété de l'irrésolution. Je veux abdiquer entre
vos mains pour élever une femme, il faut une femme.
En effet, depuis ce jour, il se fit en lui un notable changement. Il
cessa de contrarier systématiquement les tendances de sa fille, et je
m'applaudis de ce résultat, que je croyais le meilleur possible. Me
trompais-je? N'étais-je pas à mon insu la complice de Césarine pour
écarter l'obstacle qui limitait son pouvoir? M. Dietrich avait-il
pénétré dans le vrai de la situation en me disant que j'étais charmée,
fascinée, enchaînée par mon élève?
Si j'ai eu cette faiblesse, c'est un malheur que de graves chagrins
m'ont fait expier plus tard. Je croyais sincèrement prendre la bonne
voie et apporter du bonheur en modifiant l'obstination du père au profit
de sa fille; ce profit, je le croyais tout moral et intellectuel, car,
je n'en pouvais plus douter, on ne pouvait diriger Césarine qu'en lui
mettant dans les mains le gouvernail de sa destinée, sauf à veiller sur
les dangers qu'elle ignorait, qu'elle croyait fictifs, et qu'il faudrait
éloigner ou atténuer à son insu.
L'hiver s'écoula sans autres émotions. Ces dames reçurent leurs amis et
ne s'ennuyèrent pas; Césarine, avec beaucoup de tact et de grâce, sut
contenir la gaieté lorsqu'elle menaçait d'arriver aux oreilles de son
père, qui se retirait de bonne heure, mais qui, disait-elle, ne dormait
jamais des deux yeux à la fois.
Il faut que je dise un mot de la société intime des demoiselles
Dietrich. C'étaient d'abord trois autres demoiselles Dietrich, les
trois filles de M. Karl Dietrich, et leur mère, jolie collection de
parvenues bien élevées, mais très-fières de leur fortune et
très-ambitieuses, même la plus petite, âgée de douze ans, qui parlait
mariage comme si elle eût été majeure; son babil était l'amusement de la
famille; la liberté enfantine de ses opinions était la clef qui ouvrait
toutes les discussions sur l'avenir et sur les rêves dorés de ces
demoiselles.
Le père Karl Dietrich était un homme replet et jovial, tout l'opposé de
son frère, qu'il respectait à l'égal d'un demi-dieu et qu'il consultait
sur toutes choses, mais sans lui avouer qu'il ne suivait que la moitié
de ses conseils, celle qui flattait ses instincts de vanité et ses
habitudes de bonhomie. Il avait un grand fonds de vulgarité qui
paraissait en toutes choses; mais il était honnête homme, il n'avait pas
de vices, il aimait sa famille réellement. Si son commerce n'était pas
le plus amusant du monde, il n'était jamais choquant ni répugnant, et
c'est un mérite assez rare chez les enrichis de notre époque pour qu'on
en tienne compte. Il adorait Césarine, et, par un naïf instinct de
probité morale, il la regardait comme la reine de la famille. Il ne
craignait pas de dire qu'il était non-seulement absurde, mais coupable
de contrarier une créature aussi parfaite. Césarine connaissait son
empire sur lui; elle savait que si, à quinze ans, elle eût voulu faire
des dettes, son oncle lui eût confié la clef de sa caisse; elle avait
dans ses armoires des étoffes précieuses de tous les pays, et dans ses
écrins des bijoux admirables qu'il lui donnait en cachette de ses
filles, disant qu'elles n'avaient pas de goût et que Césarine seule
pouvait apprécier les belles choses. Cela était vrai. Césarine avait le
sens artiste critique très-développé, et son oncle était payé de ses
dons quand elle en faisait l'éloge.
Madame Karl Dietrich voyait bien la partialité de son mari pour sa
nièce; elle feignait de l'approuver et de la partager, mais elle en
souffrait, et, à travers les adulations et les caresses dont elle et ses
filles accablaient Césarine, il était facile de voir percer la jalousie
secrète.
La famille Dietrich ne se bornait pas à ce groupe. On avait beaucoup de
cousins, allemands plus ou moins, et de cousines plus ou moins
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