Césarine Dietrich - 04

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l'étais avant-hier par quelques paroles bienveillantes.
Nous arrivions au salon, où Césarine, qui avait marché plus vite que
nous et qui portait une fabuleuse activité en toutes choses, était déjà
installée au piano. Elle s'était rhabillée avec un goût exquis, et
pourtant elle se leva brusquement en voyant entrer le marquis; un léger
mouvement de contrariété se lisait dans sa physionomie. On eût dit
qu'elle ne comptait pas le revoir. Il s'en aperçût et prit congé. Il fut
quelques jours sans reparaître.
D'abord Césarine m'assura qu'elle était charmée de l'avoir découragé,
bientôt elle fut piquée de sa susceptibilité. Il n'y put tenir et
revint. Elle fut aimable, puis elle fut cruelle. Il bouda encore et il
revint encore. Ceci dura quelques mois; cela devait durer toujours.
C'est que le marquis au premier aspect semblait très-facile à réduire.
Césarine l'avait vite pris en pitié et en dégoût lorsqu'elle s'était
imaginé qu'elle avait affaire à une nature d'esclave; mais la soudaineté
et la fréquence de ses dépits la firent revenir de cette opinion.
--C'est un boudeur, disait-elle, c'est moins ennuyeux qu'un extatique.
Elle reconnaissait en lui de grandes et sérieuses qualités, une bravoure
de coeur et de tempérament remarquable, une véritable générosité
d'instincts, une culture d'esprit suffisante, une réelle bonté, un
commerce agréable quand on ne le froissait pas; en somme, il méritait si
peu d'être froissé qu'il était dans son droit de ne pas le souffrir.
Au bout de notre saison d'été à la campagne, M. Dietrich pressa Césarine
de s'expliquer sur ses sentiments pour le marquis.
--Je n'ai rien décidé, répondit-elle. Je l'aime et l'estime beaucoup.
S'il veut se contenter d'être mon ami, je le reverrai toujours avec
plaisir; mais s'il veut que je me prononce à présent sur le mariage,
qu'il ne revienne plus, ou qu'il ne revienne pas plus souvent que nos
autres voisins.
M. Dietrich n'accepta point cette étrange réponse. Il remontra qu'une
jeune fille ne peut faire son ami d'un homme épris d'elle.
--C'est pourtant ce à quoi j'aspire d'une façon générale, répondit
Césarine. Je trouve l'amitié des hommes plus sincère et plus noble que
celle des femmes, et, comme ils y mêlent toujours quelque prétention de
plaire, si on les éloigne, on se trouve seule avec les personnes du sexe
enchanteur, jaloux et perfide, à qui l'on ne peut se fier. Je n'ai
qu'une amie, moi, c'est Pauline. Je n'en désire point d'autre. Il y a
bien ma tante; mais c'est mon enfant bien plus que mon amie.
--Mais, en fait d'amis, vous avez moi et votre oncle. Vous ferez bien
d'en rester là.
--Vous oubliez, cher père, quelques douzaines de jeunes et vieux cousins
qui me sont très-cordialement dévoués, j'en suis sûre, et à qui vous
trouvez bon que je témoigne de l'amitié. Aucun d'eux n'aspire à ma main.
Les uns sont mariés, ou pères de famille; les autres savent trop ce
qu'ils vous doivent pour se permettre de me faire la cour. Je ne vois
pas pourquoi le marquis ne ferait pas comme eux, pour une autre raison:
la crainte de m'ennuyer.
--Heureusement le marquis n'acceptera point cette situation ridicule.
--Pardon, mon papa; faute de mieux, il l'accepte.
--Ah oui-da! vous lui avez dit: «Soyez mon complaisant pour le plaisir
de l'être?»
--Non, je lui ai dit: «Soyez mon camarade jusqu'à nouvel ordre.»
--Son camarade! s'écria M. Dietrich en s'adressant à moi avec un
haussement d'épaules; elle devient folle, ma chère amie!
--Oui, je sais bien, reprit Césarine, ça ne se dit pas, ça ne se fait
pas. Le fait est, ajouta-t-elle en éclatant de rire, que je n'ai pas le
sens commun, cher papa! Eh bien! je dirai à M. de Rivonnière que vous
m'avez trouvée absurde et que nous ne devons plus nous voir.
Là-dessus, elle prit son ouvrage et se mit à travailler avec une
sérénité complète. Son père l'observa quelques instants, espérant voir
percer le dépit ou le chagrin sous ce facile détachement. Il ne put rien
surprendre; toute la contrariété fut pour lui. Il avait pris Jacques de
Rivonnière en grande amitié. Il l'avait beaucoup encouragé, il le
désirait vivement pour son gendre. Il n'avait pas assez caché ce désir à
Césarine. Naturellement elle était résolue à l'exploiter.
Quand nous fûmes seules, je la grondai. Comme toujours, elle m'écouta
avec son bel oeil étonné; puis, m'ayant laissée tout dire, elle me
répondit avec une douceur enjouée:
--Vous avez peut-être raison. Je fais de la peine à papa, et j'ai l'air
de le forcer à tolérer une situation excentrique entre le marquis et
moi, ou de renoncer à une espérance qui lui est chère. Il faut donc que
je renonce, moi, à une amitié qui m'est douce, ou que j'épouse un homme
pour qui je n'ai pas d'amour pour qui je n'aurai par conséquent ni
respect ni enthousiasme. Est-ce là ce que l'on veut? Je suis peut-être
capable de ce grand sentiment qui fait qu'on est heureux dans la vertu,
quelque difficile qu'elle soit. Veut-on que je me sacrifie et que j'aie
la vertu douloureuse, héroïque? Je ne dis pas que cela soit au-dessus de
mon pouvoir; mais franchement M. de Rivonnière est-il un personnage si
sublime, et mon père lui a-t-il voué un tel attachement, que je doive me
river à cette chaîne pour leur faire plaisir à tous deux et sacrifier ma
vie, que l'on prétendait vouloir rendre si belle? Répondez, chère
Pauline. Cela devient très-sérieux.
--Autorisez-moi, lui dis-je, à répéter ce que vous dites à votre père et
au marquis. Tous deux renonceront à vous contrarier. Votre père se
privera de ce nouvel ami, et le nouvel ami, que vous n'avez persuadé
d'attendre qu'en lui laissant de l'espérance, comprendra que sa patience
compromettrait votre réputation et aboutirait peut-être à une déception
pour lui.
--Faites comme vous voudrez, reprit-elle. Je ne désire que la paix et la
liberté.
--Il vaudrait mieux, puisque vous voilà si raisonnable, dire vous-même à
M. de Rivonnière que vous ajournez indéfiniment son bonheur.
--Je le lui ai dit.
--Et que vous faites à sa dignité ainsi qu'à votre réputation le
sacrifice de l'éloigner.
--Il n'accepte pas cela. Il demande à me voir, si peu que ce soit et
dans de telles conditions qu'il me plaira de lui imposer. Il demande en
quoi il s'est rendu indigne d'être admis dans notre maison. C'est à mon
père de l'en chasser. Moi, je trouve la chose pénible et injuste, je ne
me charge pas de l'exécuter.
Rien ne put la faire transiger. M. Dietrich recula. Il ne voulait pas
fermer sa porte à M. de Rivonnière pour qu'elle lui fût rouverte au gré
du premier caprice de Césarine. Il lui en coûtait d'ailleurs de mettre à
néant les espérances qu'il avait caressées.
Le marquis fut donc autorisé à venir nous voir à Paris, et Césarine
enregistra cette concession paternelle comme une chose qui lui était due
et dont elle n'avait à remercier personne. Son aimable tournure
d'esprit, ses gracieuses manières avec nous ne nous permettaient pas de
la traiter, d'impérieuse et de fantasque; mais elle ne cédait rien. Elle
disait: Je vous _aime_. Jamais elle ne disait: Je vous remercie.
Nous revînmes à Paris l'époque accoutumée, et là Césarine, qui avait
dressé ses batteries, frappa un grand coup, dont M. de Rivonnière fut le
prétexte. Elle voulait amener son père à rouvrir les grands salons et à
reprendre à domicile les brillantes et nombreuses relations qu'il avait
eues du vivant, de sa femme. Césarine lui remontra que, si on la tenait,
dans l'intimité de la famille, elle ne se marierait jamais, vu que
l'apparition de tout prétendant, serait une émotion, un événement, dans
le petit cercle,--que, pour peu qu'après y avoir admis M. de Rivonnière,
on vint à en admettre un autre, on lui ferait la réputation d'une
coquette au d'une fille difficile à marier, que l'irruption du vrai
monde dans ce petit cloître de fidèles pouvait seule l'autoriser à
examiner ses prétendants sans prendre d'engagements avec eux et sans
être compromise par aucun d'eux en particulier. M. Dietrich fut forcé de
reconnaître qu'en dehors du commerce du monde il n'y a point de liberté,
que l'intimité rend esclave des critiques ou des commentaires de ceux
qui la composent, que la multiplicité et la diversité des relations sont
la sauvegarde du mal et du bien, enfin que, pour une personne sûre
d'elle-même comme l'était Césarine, c'était la seule atmosphère où sa
raison, sa clairvoyance et son jugement pussent s'épanouir. Elle avait
des arguments plus forts que n'en avait eus sa mère, uniquement dominée
par l'ivresse du plaisir. M. Dietrich, qui avait cédé de mauvaise grâce
à sa femme, se rendit plus volontiers avec sa fille. Une grande fête
inaugura le nouveau genre de vie que nous devions mener.
Le lendemain de ce jour si laborieusement préparé et si magnifiquement
réalisé, je demandai à Césarine, pâle encore des fatigues de la veille,
si elle était enfin satisfaite.
--Satisfaite de quoi? me dit-elle, d'avoir revu le tumulte dont on avait
bercé mon enfance? Croyez-vous, chère amie, que le néant de ces
splendeurs soit chose nouvelle pour moi? Me prenez-vous pour une petite
ingénue enivrée de son premier bal, ou croyez-vous que le monde ait
beaucoup changé depuis trois ans que je l'ai perdu de vue? Non, non,
allez! C'est toujours le même vide et décidément je le déteste; mais il
faut y vivre ou devenir esclave dans l'isolement. La liberté vaut bien
qu'on souffre pour elle. Je suis résolue à souffrir, puisqu'il n'y a pas
de milieu à prendre.--À propos, ajouta-t-elle, je voulais vous dire
quelque chose. Je ne suis pas assez _gardée_ dans cette foule; mon père
est si peu homme du monde qu'il passe tout son temps à causer dans un
coin avec ses amis particuliers, tandis que les arrivants, cherchant
partout le maître de la maison, viennent, en désespoir de cause,
demander à ma tante Helmina de m'être présentés. Ma tante a une manière
d'être et de dire, avec son accent allemand et ses préoccupations de
ménagère, qui fait qu'on l'aime et qu'on se moque d'elle. La véritable
maîtresse de la maison, quant à l'aspect et au maintien, c'est vous, ma
chère Pauline, et je ne trouve pas que vous soyez mise assez en relief
par votre titre de gouvernante. Il y aurait un détail bien simple pour
changer la face des choses, c'est qu'au lieu de nous dire _vous_, nous
fissions acte de tutoiement réciproque une fois pour toutes. Ne riez
pas. En me disant _toi_, vous devenez mon amie de coeur, ma seconde
mère, l'autorité, la supériorité que j'accepte. Le _vous_ vous tient à
l'état d'associée de second ordre, et le monde, qui est sot, peut croire
que je ne dépends de personne.
--N'est-ce pas votre ambition?
--Oui, en fait, mais non en apparence; je suis trop jeune, je serais
raillée, mon père serait blâmé. Voyons, portons la question devant lui,
je suis sûre qu'il m'approuvera.
En effet, M. Dietrich me pria de tutoyer sa fille et de me laisser
tutoyer par elle. L'effet fut magique dans l'intérieur. Les domestiques,
dont je n'avais d'ailleurs pas à me plaindre, se courbèrent jusqu'à
terre devant moi, les parents et amis regardèrent ce tutoiement comme un
traité d'amitié et d'association pour la vie. Je ne sais si le monde y
fit grande attention. Quant à moi, en me prêtant à ce prétendu hommage
de mon élève, je me doutais bien de ce qui arriverait. Elle ne voulait
pas me laisser l'autorité de la fonction, et, en me parant de celle de
la famille, elle se constituait le droit de me résister comme elle lui
résistait.
Cependant quelqu'un osait lui résister, à elle. Malgré des invitations
répétées, M. de Rivonnière, en vue de qui Césarine avait amené son père
à faire tant de mouvement et de dépasse, ne profita nullement de
l'occasion. Il ne parut ni à la première soirée ni à la seconde. Ses
parents le, disaient malade; on envoya chercher de ses nouvelles; il
était absent.
Un jour, comme j'étais sortie seule pour quelques emplettes, je le
rencontrai. Nous étions à pied, je l'abordai après avoir un peu hésité à
le reconnaître; il n'était pas vêtu et cravaté avec la recherche
accoutumée. Il avait l'air, sinon triste, du moins fortement préoccupé.
Il ne paraissait pas se soucier de répondre à mes questions, et j'allais
le quitter lorsque, par un soudain parti-pris, il m'offrit son bras pour
traverser, la cour du Louvre.
--Il faut que je vous parle, me dit-il, car il est possible que
mademoiselle Dietrich ne dise pas toute la vérité sur notre situation
réciproque. Elle ne s'en rend peut-être pas compte à elle-même. Elle ne
se croit pas brouillée avec moi, elle ignore peut-être que je suis
brouillé avec elle.
Brouillé me paraissait un bien gros mot pour le genre de relations qui
avait pu s'établir entre eux: je le lui fis observer.
--Vous pensez avec raison, reprit-il, qu'il est difficile de parler
clairement amour et mariage à une jeune personne si bien surveillée par
vous; mais, quand on ne peut parler, on écrit, et mademoiselle Dietrich
n'a pas refusé de lire mes lettres, elle a même daigné y répondre.
--Dites-vous la vérité? m'écriai-je.
--La preuve, répondit-il, c'est qu'en vous voyant prête à me quitter
tout à l'heure, j'ai senti que je devais lui renvoyer ses lettres.
Voulez-vous me permettre de les faire porter chez vous dès ce soir?
--Certainement, vous agissez là en galant homme.
--Non, j'agis en homme qui veut guérir. Les lettres de mademoiselle
Dietrich pourraient être lues dans une conférence publique, tant elles
sont pures et froides. Elle ne me les a pas redemandées. Je ne crois
même pas qu'elle y songe. Si le fait d'écrire est une imprudence, la
manière d'écrire est chez elle une garantie de sécurité. Cette fille
vraiment supérieure peut s'expliquer sur ses propres sentiments et dire
toutes ses idées sans donner sur elle le moindre avantage, et sans
permettre le moindre blâme à ses victimes.
--Alors pourquoi êtes-vous brouillés?
--Je suis brouillé, moi, avec l'espérance de lui plaire et le courage de
le tenter. Un moment je me suis fait illusion en voyant qu'elle
travaillait à me faire place dans son intimité. Elle m'offrait d'être
son ami, et j'ai été assez fat pour me persuader qu'une personne comme
elle n'accorderait pas ce titre à un prétendant destiné à échouer comme
un autre. J'ai laissé voir ma sotte confiance, elle m'en a raillé en me
disant qu'elle rentrait dans le monde et qu'il ne tenait qu'à moi de l'y
rejoindre. Cette fois j'ai eu du chagrin, j'ai eu le coeur blessé, j'ai
renoncé à elle, vous pouvez le lui dire.
--Elle ne le croira pas; je ne le crois pas beaucoup non plus.
--Eh bien! sachez que j'ai mis un obstacle, une faute, entre elle et
moi. Je me suis jeté dans une aventure stupide,... coupable même, mais
qui m'étourdit, m'absorbe et m'empêche de réfléchir. Cela vaut mieux que
de devenir fou ou de s'avilir dans l'esclavage. Voilà ma confession
faite; ce soir, vous aurez les lettres. Je m'en retourne de ce pas à la
campagne, où je cache mes folles amours, à deux lieues de Paris, tandis
que ma famille et mes amis me croient parti pour la Suisse.
Je reçus effectivement le soir même un petit paquet soigneusement
cacheté, que j'allai déposer dans le bureau de laque de Césarine. Elle
eût été fort blessée de me voir en possession de ce petit secret Elle
ne sut pas tout de suite comment la restitution avait été faite.
Elle ne m'en parla pas; mais au bout de quelques jours elle me raconta
le fait elle-même, et me demanda si les lettres avaient passé par les
mains de son père. Je la rassurai.
--Elles t'auront été rapportées, lui dis-je, par la personne qui servait
d'intermédiaire à votre correspondance.
--Il n'y a personne, répondit-elle. Je ne suis pas si folle que de me
confier à des valets. Nous échangions nos lettres nous-mêmes à chaque
entrevue. Il m'apportait les siennes dans un bouquet. Il trouvait les
miennes dans un certain cahier de musique posé sur le piano, et qu'il
avait soin de feuilleter d'un air négligent. Il jouait assez bien cette
comédie.
--Et cependant tu m'avais priée d'assister à vos entrevues! Pourquoi
écrire en cachette, quand tu n'avais qu'à me faire un signe pour
m'avertir que tu voulais lui parler en confidence?
--Ah! que veux-tu? ce mystère m'amusait. Et qu'est-ce que mon père eût
dit, si je t'eusse fait manquer à ton devoir? Voyons, ne me fais pas de
reproches, je m'en fais; explique-moi comment ces lettres sont là. Il
faut qu'il ait pris un confident. Si je le croyais!...
--Ne l'accuse pas! Ce confident, c'est moi.
--À la bonne heure! Tu l'as donc vu?
Je racontai tout, sauf le moyen que M. de Rivonnière avait pris pour se
guérir. Il est un genre d'explication dont on ne se fait pas faute à
présent avec les jeunes filles du monde, et que je n'avais jamais voulu
aborder avec Césarine, ni même devant elle. Sa tante n'avait de prudence
que sur ce point délicat, et M. Dietrich, chaste dans ses moeurs,
l'était également dans son langage. Césarine, malgré sa liberté
d'esprit, était donc fort ignorante des détails malséants dont
l'appréciation est toujours choquante chez une jeune fille. La petite
Irma Dietrich, sa cousine, en savait plus long qu'elle sur le rôle des
femmes galantes et des grisettes dans la société. Césarine, qui n'avait
jamais montré aucune curiosité malsaine, la faisait taire et la
rudoyait.
Elle prit donc le change quand je lui appris que le marquis se jetait,
par réaction contre elle, dans une _affection_. Elle crut qu'il voulait
faire un autre mariage, et me parut fort blessée.
--Tu vois! me dit-elle, j'avais bien raison de douter de lui et de ne
pas répondre à ses beaux sentimens. Voilà comme les hommes sont sérieux!
Il disait qu'il mourrait, si je lui ôtais tout espoir! Je lui en
laissais un peu, et le voilà déjà guéri! Tiens! je veux te montrer ses
lettres. Relisons-les ensemble. Cela me servira de leçon. C'est une
première expérience que je ne veux pas oublier.
Les lettres du marquis étaient bien tournées quoique écrites, avec
spontanéité. Je crus y voir l'élan d'un amour très sincère, et je ne pus
m'empêcher d'en faire la remarque, Césarine se moqua de moi, prétendant
que je ne m'y connaissais pas, que je lisais cela comme un roman, que,
quant à elle, elle n'avait jamais été dupe. Quand nous eûmes fini ces
lettres, elle fit le mouvement de les jeter au feu avec les siennes;
mais elle se ravisa. Elle les réunit, les lia d'un ruban noir, et les
mit au fond de son bureau en plaisantant sur ce deuil du premier amour
qu'elle avait inspiré; mais je vis une grosse larme de dépit rouler sur
sa joue, et je pensai que tout n'était pas fini entre elle et M. de
Rivonnière.
L'hiver s'écoula sans qu'il reparût. Dix autres aspirants se
présentèrent. Il y en avait pour tous les goûts: variété d'âge, de rang,
de caractère, de fortune et d'esprit. Aucun ne fut agréé, bien qu'aucun
ne fût absolument découragé, Césarine voulait se constituer une cour ou
plutôt un cortège, car elle n'admettait aucun hommage direct dans son
intérieur. Elle aimait à se montrer en public avec ses adorateurs, à
distance respectueuse; elle se faisait beaucoup suivre, elle se laissait
fort peu approcher.
Nous passâmes l'été à Mireval et aux bains de mer. Nous retrouvâmes là
M. de Rivonnière, qui reprit sa chaîne comme s'il ne l'eût jamais
brisée. Il me demanda si j'avais trahi le secret de sa confession.
--Non, lui dis-je, il n'était pas de nature à être trahi. Pourtant, si
vous épousez Césarine, j'exige que vous vous confessiez à elle, car je
ne veux pas être votre complice.
--Quoi s'écria-t-il, faudra-t-il que je raconte à une jeune fille dont
la pureté m'est sacrée les vilaines ou folles aventures qu'un garçon
raconte tout au plus à ses camarades?
--Non certes; mais cette fois-ci vous avez été coupable, m'avez-vous
dit....
--Raison de plus pour me taire.
--C'est envers Césarine que vous l'avez été, puisque vous voilà revenu à
elle avec une souillure que vous n'aviez pas.
--Eh bien! soit, dit-il. Je me confesserai quand il le faudra; mais,
pour que j'aie ce courage, il faut que je me voie aimé. Jusque-là, je ne
suis obligé à rien. Je suis redevenu libre. Je lui sacrifie un petit
amour assez vif: que ne ferait-on pas pour conquérir le sien?
Césarine l'aimait-elle? Au plaisir qu'elle montra de le remettre en
servage, on eût pu le croire. Elle avait souffert de son absence. Son
orgueil en avait été très-froissé. Elle n'en fit rien paraître et le
reçut comme s'il l'eût quittée la veille: c'était son châtiment, il le
sentit bien, et, quand il voulut revenir à ses espérances, elle ne lui
fit aucun reproche; mais elle le replaça dans la situation où il était
l'année précédente: assurances et promesses d'amitié, défense de parler
d'amour. Il se consola en reconnaissant qu'il était encore le plus
favorisé de ceux qui rendaient hommage à son idole.
Je terminerai ici la longue et froide exposition que j'ai dû faire d'une
situation qui se prolongea jusqu'à l'époque où Césarine eût atteint
l'âge de sa majorité. Je comptais franchir plus vite les cinq années que
je consacrai à son instruction, car j'ai supprimé à dessein le récit de
plusieurs voyages, la description des localités qui furent témoins de
son existence, et le détail des personnages secondaires qui y furent
mêlés Cela m'eût menée trop loin. J'ai hâte maintenant d'arriver aux
événements qui troublèrent si sérieusement notre quiétude, et qu'on
n'eût pas compris, si je ne me fusse astreinte à l'analyse du caractère
exceptionnel dont je surveillais le développement jour par jour.
* * * * *


II

Je reprends mon récit à l'époque où Césarine atteignit sa majorité. Déjà
son père l'avait émancipée en quelque sorte en lui remettant la gouverne
et la jouissance de la fortune de sa mère, qui était assez considérable.
J'avais consacré déjà six ans à son éducation, et je peux dire que je ne
lui avais rien appris, car, en tout, son intelligence avait vite dépassé
mon enseignement. Quant à l'éducation morale, j'ignore encore si je dois
m'attribuer l'honneur ou porter la responsabilité du bien et du mal qui
étaient en elle. Le bien dépassait alors le mal, et j'eus quelquefois à
combattre, pour les lui faire distinguer l'un de l'autre. Peut-être au
fond se moquait-elle de moi en feignant d'être indécise, mais je ne
conseillerai jamais à personne de faire des théories absolues sur
l'influence qu'on peut avoir en fait d'enseignement.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au bout de ces six années j'aimais
Césarine avec une sorte de passion maternelle, bien que je ne me fisse
aucune illusion sur le genre d'affection qu'elle me rendait. C'était
toute grâce, tout charme, toute séduction de sa part. C'était tout
dévouement, toute sollicitude, toute tendresse de la mienne, et il
semblait que ce fût pour le mieux, car notre amitié se complétait par ce
que chacune de nous y apportait.
Cependant le bonheur qui m'était donné par Césarine et par son père ne
remplissait pas tout le voeu de mon coeur. Il y avait une personne, une
seule, que je leur préférais, et dont la société constante m'eût été
plus douce que toute autre: je veux parler de mon neveu Paul Gilbert.
C'est pour lui que j'étais entrée chez les Dietrich, et s'il en eût
témoigné le moindre désir, je les eusse quittés pour mettre ma pauvreté
en commun avec la sienne, puisqu'il persistait, avec une invincible
énergie, à ne profiter en rien de mes bénéfices. Je n'aimais décidément
pas le monde, pas plus le groupe nombreux que Césarine appelait son
intimité que la foule brillante entassée à de certains jours dans ses
salons. Mes heures fortunées, je les passais dans mon appartement avec
deux ou trois vieux amis et mon Paul, quand il pouvait arracher une
heure à son travail acharné. Je le voyais donc moins que tous les
autres, c'était une grande privation pour moi, et souvent je lui parlais
de louer un petit entre-sol dans la maison voisine de sa librairie, afin
qu'il pût venir au moins dîner tous les jours avec moi.
Mais il refusait de rien changer encore à l'arrangement de nos
existences.
--Vous dîneriez bien mal avec moi, me disait-il, car j'ai quelquefois
cinq minutes pour manger ce qu'on me donne, et je n'ai jamais le temps
de savoir ce que c'est; je vois bien que c'est là ce qui vous désole, ma
bonne tante. Vous pensez que je me nourris mal, qu'il faudrait m'initier
aux avantages du pot-au-feu patriarcal, vous me forceriez de mettre une
heure à mes repas. Je suis encore loin du temps où cette heure de loisir
moral et de plénitude physique ne serait pas funeste à ma carrière. Je
ne peux pas perdre un instant, moi. Je ne rêve pas, j'agis. Je ne me
promène pas, je cours. Je ne fume pas, je ne cause pas; je ne songe pas,
même en dormant. Je dors vite, je m'éveille de même, et tous les jours
sont ainsi. J'arrive à mon but, qui est de gagner douze mille francs par
an; j'en gagne déjà quatre. À mesure que je serai mieux rétribué,
j'aurai un travail moins pénible et moins assujettissant. Ce n'est pas
juste, mais c'est la loi du travail: aux petits la peine.
--Et quand gagneras-tu cette grosse fortune de mille francs par mois?
--Dans une dizaine d'années.
--Et quand te reposeras-tu réellement?
--Jamais; pourquoi me reposerais-je? Le travail ne fatigue que les
lâches ou les sots.
--J'entends par repos la liberté de s'occuper selon les besoins de son
intelligence.
--Je suis servi à souhait: mon patron n'édite que des ouvrages sérieux.
J'ai tant lu chez lui que je ne suis plus un ignorant. Voyant que mes
connaissances lui sont utiles pour juger les ouvrages nouveaux qu'on
lui propose, il me permet de suivre des cours et d'être plus occupé de
sciences que de questions de boutique. Quand je surveille son magasin,
quand je fais ses commissions, quand je cours à l'imprimerie, quand je
corrige des épreuves, quand je fais son inventaire périodique, je suis
une machine, j'en conviens; mais ce sont mes conditions d'hygiène, et je
m'arrange toujours pour avoir un livre sous les yeux, quand une minute
de répit se présente. Comme le cher patron a pris la devise: _time is
money_, il met à ma disposition pour ses courses de bonnes voitures qui
vont vite, et en traversant Paris dans tous les sens avec une fiévreuse
activité j'ai appris les mathématiques et deux ou trois langues. Vous
voyez donc que je suis aussi heureux que possible, puisque je me
développe selon la nature de mes besoins.
Il n'y avait rien à objecter à ce jeune stoïque, j'étais fière de lui,
car il savait beaucoup, et, quand je le questionnais pour mon profit
personnel, j'étais ravie de la promptitude, de la clarté et même du
charme de ses résumés. Il savait se mettre à ma portée, choisir
heureusement les mots qui, par analogie, me révélaient la philosophie
des sciences abstraites; je le trouvais charmant en même temps
qu'admirable. J'étais éprise de son génie d'intuition, j'étais touchée
de sa modestie, vaincue par son courage; j'avais pour lui une sorte de
respect; mais j'étais inquiète malgré moi de la tension perpétuelle de
cet esprit insatiable dans sa curiosité.
Cette jeunesse austère m'effrayait. Sa figure sans beauté, mais
sympathique et distinguée au sortir de l'adolescence, s'était empreinte
dans l'âge viril d'une certaine rigidité douloureuse. Il était
impossible de savoir s'il éprouvait jamais la fatigue physique ou
morale. Il affirmait ne pas connaître la souffrance, et s'étonnait de
mes anxiétés. Il n'avait jamais éprouvé le désir ni senti le regret des
avantages quelconques dont sa destinée l'avait privé; esclave d'une
position précaire, il s'en faisait une liberté inaliénable en
l'acceptant comme la satisfaction de ses goûts et de ses instincts. Il
croyait suivre une vocation là où il ne subissait peut-être en réalité
qu'un servage.
M. Dietrich me questionnait souvent sur son compte, et je ne pouvais
dissimuler le fond de tristesse qui me revenait chaque fois que j'avais
à parler de ce cher enfant; mais peu à peu je dus m'abstenir de lui
exprimer mes angoisses secrètes, parce qu'alors M. Dietrich voulait
améliorer l'existence de Paul, et c'est à quoi Paul se refusait avec
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