André - 13

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laissent plus de laine qu'ils ne trouvent de pâture. J'ai déjà mis
la moitié de celui-ci en froment, et l'année prochaine je vous ferai
retourner le reste. Les métayers diront ce qu'ils voudront, il faudra
bien qu'ils m'obéissent.
--Certainement, si vos prairies à l'anglaise vous donnent assez de
fourrage pour nourrir les boeufs au dedans toute l'année, vous n'avez
pas besoin _pâturaux_. Mais est-ce de la bonne terre?
--Si c'est de la bonne terre! une terre qui n'a jamais rien fait!
N'as-tu pas vu sur ma cheminée des brins de paille.
--Parbleu, oui! des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut.
--Eh bien! c'étaient les plus petits. Dans tout ce premier blé les
moissonneurs étaient debout dans les sillons, aussi bien cachés qu'une
compagnie de perdrix.
--Diable! mais c'est une dépense que de retourner un pâtural comme
celui-là.
--C'est une dépense qui prend trois ans du revenu de la terre. Peste! je
ne recule devant aucun sacrifice pour améliorer mon bien.
--Ah! dit Joseph avec un grand soupir, qu'André est coupable de
mécontenter un père comme le sien! Il sera bien avancé quand il aura
retiré son héritage des mains habiles qui y sèment l'or et l'industrie,
pour le confier à quelque imbécile de paysan qui le laissera pourrir en
jachères!
Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains
croisées derrière le dos et la tête baissée. «Tu crois donc qu'André
aurait cette pensée? dit-il enfin d'un air soucieux.
--Que trop! répondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique.
Heureusement, ajouta-t-il après cinq minutes de marche, que son héritage
maternel est peu de chose.
--Peu de chose! dit le marquis; peste! tu appelles cela peu de chose! un
bon tiers de mon bien, et le plus pur et le plus soigné!
--Il est vrai que ce domaine est un petit bijou, dit Joseph; des
bâtiments tout neufs!
--Et que j'ai fait construire à mes frais, dit le marquis.
--Le bétail superbe! reprit Joseph.
--La race toute renouvelée depuis cinq ans, croisée mérinos, moutons
cornus, dit le marquis. Il m'en a coûté cinquante francs par tête.
--Ce qu'il y a de joli dans cette propriété de Morand, reprit Joseph,
c'est que c'est tout rassemblé, c'est sous la main: votre château est
planté là; d'un côté les bois, de l'autre la terre labourable; pas un
voisin entre deux, pas un petit propriétaire incommode fourré entre vos
pièces de blé, pas une chèvre de paysan dans vos haies, pas un troupeau
d'oies à travers vos avoines. C'est un avantage, cela!
--Oui! mais, vois-tu, si j'étais obligé par hasard de faire une
séparation entre mon bien et celui qui m'est venu de ma femme, les
choses iraient tout autrement. Figure-toi que le bien de Louise se
trouve enchevêtré dans le mien. Quand je l'épousai, je savais bien ce
que je faisais. Sa dot n'était pas grosse, mais cela m'allait comme
une bague au doigt. Pour faucher ses prés, il n'y avait qu'un fossé
à sauter; pour serrer ses moissons, il n'y avait pas de chemin de
traverse, pas de charrette cassée, pas de boeuf estropié dans les
ornières; on allait et venait de mon grenier à son champ comme de ma
chambre à ma cuisine. C'est pourquoi je la pris pour femme, quoique du
reste son caractère ne me convînt pas, et qu'elle m'ait donné un fils
malingre et boudeur qui est tout son portrait.
--Et qui vous donnera bien de l'embarras si vous n'y prenez garde,
voisin!
--Comment, diable! veux-tu que j'y prenne garde avec les sacrées lois
que nous avons?
--Il faut tâcher, dit Joseph, de s'emparer de son caractère.
--Ah! si quelqu'un au monde pouvait dompter et gouverner un fils
rebelle, répondit le marquis, il me semble que c'était moi! Mais que
faire avec ces êtres qui ne résistent ni ne cèdent, que vous croyez
tenir, et qui vous glissent des mains comme l'anguille entre les doigts
du pêcheur?
Joseph vit que le marquis commençait à s'effrayer tout de bon; il le
fit passer habilement par un crescendo d'épouvantes, affectant avec
simplicité de l'arrêter à toutes les pièces de terre qui appartenaient à
André, et que le pauvre marquis, habitué à regarder comme siennes depuis
trente ans, lui montrait avec un orgueil de propriétaire. Quand il avait
ingénument étalé tout son savoir-faire dans de longues démonstrations,
et qu'il s'était évertué à prouver que le domaine de sa femme avait
triplé de revenu entre ses mains, Joseph lui enfonçait un couteau dans
le coeur en lui disant: «Quel dommage que vous soyez à la veille d'être
dépouillé de tout cela!»
Alors le marquis affectait de prendre courage.
--Que m'importe! disait-il, il m'en restera toujours assez pour vivre: me
voilà vieux.
--Hum! voisin, les belles filles du pays disent le contraire.
--Eh bien! reprenait le marquis, j'aurai toujours moyen d'être aimable
et de faire de petits cadeaux à mes bergères quand je serai content
d'elles.
--Eh! sans doute; au lieu du tablier de soie vous donnerez le tablier
de cotonnade; au lieu de la jupe de drap fin, la jupe de droguet. Quand
c'est le coeur qui reçoit, la main ne pèse pas les dons.
--Ces drôlesses aiment la toilette, reprit le marquis.
--Eh bien! vous ne réduirez en rien cet article de dépense; vous ferez
quelques économies de plus sur la table: au lieu du gigot de mouton
rôti, un bon quartier de chèvre bouilli; au lieu du chapon gras, l'oison
du mois de mai. Avec de vrais amis, on dîne joyeusement sans compter les
plats.
--Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens,
reprit le marquis; et, quand ils veulent manger un bon morceau, ils
regardent s'il y a de la fumée au-dessus de la cheminée de ma cuisine.
--Il est certain qu'on dîne joliment chez vous, voisin! _Il en
est parlé._ Eh bien! vous établirez la réforme dans l'écurie. Que
faites-vous de trois chevaux? Un bon bidet à deux fins vous suffit.
--Comme tu y vas! Et la chasse? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir
la Saint-Hubert?
--Mais votre gros cheval?
--Mon grison m'est nécessaire pour la voiture: veux-tu pas que je fasse
tirer mes petites bêtes?
--Eh bien! laissons le grison au râtelier et descendons à la cave...
Vous faites au moins douze pièces de vin par an?
--Qui se consomment dans la maison, sans compter le vin d'Issoudun.
--Eh bien! nous retrancherons le vin d'Issoudun; vous vendrez six
pièces de votre crû, et vous couperez le reste avec de l'eau de prunes
sauvages: ce qui vous fera douze pièces de bonne piquette bien verte,
bien rafraîchissante.
--Va-t'en à tous les diables avec ta piquette! je n'ai pas besoin de me
rafraîchir: ne me parle pas de cela. A mon âge être dépouillé, ruiné,
réduit aux plus affreuses privations! un père qui s'est sacrifié pour
son fils dans toutes les occasions, qui s'arrache le pain de la bouche
depuis trente ans! Que faire? Si j'allais le trouver et lui appliquer
une bonne volée de coups de bâton? Qu'en penses-tu, Joseph?
--Mauvais moyen! dit Joseph; vous l'aigririez contre vous, et il ferait
pire: il faut tâcher plutôt de le prendre par la douceur, entrer en
arrangement, le rappeler auprès de vous.
--Eh bien! oui, dit le marquis, qu'il revienne demeurer avec moi; qu'il
abandonne sa Geneviève, et je lui pardonne tout.
--Généreux père! je vous reconnais bien là; mais qu'il abandonne sa
Geneviève! Abandonner sa femme! c'est chose impossible: il serait
capable de m'étrangler si j'allais le lui proposer.
--Mais c'est donc un vrai démon que ce morveux-là? dit le marquis en
frappant du pied.
--Un vrai démon! répondit Joseph; vous serez forcé, je le parie, de vous
charger aussi de sa sotte de femme et de son piaillard d'enfant.
--Il a un enfant! s'écria le marquis; ah! mille milliards de serpents!
en voilà bien d'une autre!
--Oui, dit Joseph: c'est là le pire de l'affaire. Est-ce que vous ne
saviez pas que sa femme est grosse?
--Ah! grosse seulement?
--L'enfant n'est pas né; mais c'est tout comme. André est si glorieux
d'être père qu'il ne parle plus d'autre, chose; il fait mille beaux
projets d'éducation pour monsieur son héritier. Il veut aller se fixer
à Paris avec sa famille. Vous pensez bien que, dans de pareilles
circonstances, il n'entendra pas facilement raison sur la succession.
--Eh bien! nous plaiderons, dit le marquis.
--C'est ce que je ferais à votre place, répondit tranquillement Joseph.
--Oui, mais je perdrai, reprit le marquis, qui raisonnait fort juste
quand on ne le contrariait pas: la loi est toute en sa faveur.
--Croyez-vous? dit Joseph avec une feinte ingénuité.
--Je n'en suis que trop sûr.
--Malheur! Et que faire? vous charger aussi de la femme? C'est à quoi
vous ne pourrez jamais consentir, et vous aurez bien raison!
--Jamais! j'aimerais mieux avoir cent fouines dans mon poulailler qu'une
grisette dans ma maison.
--Je le crois bien, dit Joseph. Tenez, je vous conseille de vous
débarrasser d'eux avec une bonne somme d'argent comptant, et ils vous
laisseront en repos.
--De l'argent comptant, bourreau! où veux-tu que je le prenne? Avec
ce que j'ai dépensé pour retourner ce pâtural, une paire de boeufs de
travail que je viens d'acheter, les vins qui ont gelé, les charançons
qui sont déjà dans les blés nouvellement rentrés; c'est une année
épouvantable: je suis ruiné, ruiné! je n'ai pas cent francs à la maison.
--Moi, je vous conseille de courir les chances du procès.
--Quand je te dis que je suis sûr de perdre: veux-tu me faire damner
aujourd'hui?
--Eh bien! parlons d'autre chose, voisin; ce sujet-là vous attriste, et
il est vrai de dire qu'il n'a rien d'agréable.
--Si fait, parlons-en; car enfin il faut savoir à quoi s'en tenir.
Puisque te voilà, et que tu dois voir André ce soir ou demain, je
voudrais que tu pusses lui porter quelque proposition de ma part.
--Je ne sais que vous dire, répondit Joseph; cherchez vous-même ce qu'il
convient de faire: vous avez plus de jugement et de connaissances en
affaires que moi lourdaud. En fait de générosité et de grandeur dans les
procédés, ni moi ni personne ne pourra se flatter de vous en remontrer.
--Il est vrai que je connais assez bien le monde, reprit le marquis, et
que j'aime à faire les choses noblement. Eh bien! va lui dire que je
consens à le recevoir et à l'entretenir de tout dans ma maison, lui, sa
femme et tous les enfants qui pourront survenir, à condition qu'il ne me
demandera jamais un sou et qu'il me signera un abandon de son héritage
maternel.
--Vous êtes un bon père, marquis, et certainement je n'en ferais pas
tant à votre place; mais je crains qu'André, qui a perdu la tête, ne
montre en cette occasion une exigence plus grande que vos bienfaits: il
vous demandera une pension.
--Une pension! jour de Dieu!
--Ah! je le crains; une petite pension viagère.
--Viagère encore! Qu'il ne s'y attende pas, le misérable! Je me
laisserai couper par morceaux plutôt que de donner de l'argent: je n'en
ai pas; je jure par tous les saints que je ne le peux pas. Qu'il vienne
me chasser de ma maison et vendre mes meubles, s'il l'ose.
Joseph ne voulut pas aller plus loin ce jour-là; il crut avoir déjà fait
beaucoup en arrachant la promesse d'une espèce de réconciliation; il
savait que c'était ce qui ferait le plus de plaisir à Geneviève, et il
espéra qu'une nouvelle tentative sur le marquis pourrait ramener à
de plus grands sacrifices; il voulut donc laisser à cette première
négociation le temps de faire son effet, et il prit congé du marquis
avec force louanges ironiques sur sa magnanimité, et en lui promettant
de porter sa généreuse proposition aux insurgés.

XVIII.
Le bon Joseph retourna à la ville d'un pied leste et le coeur léger.
Arriver vers des amis malheureux et leur apporter une bonne nouvelle
à laquelle ils ne s'attendent pas, c'est une double joie. Il trouva
Geneviève seule et contemplant, à la lueur de sa lampe, une branche
artificielle de boutons de fleurs d'oranger. Il était entré sans
frapper, comme il lui arrivait souvent de le faire par précipitation ou
par étourderie; il entendit Geneviève qui parlait seule et qui disait à
ces fleurs: «Bouquet de vierge, j'ai été forcée de te porter le jour de
mon mariage; mais je t'ai profané, et mon front n'était pas digne de
toi. J'étais si honteuse de ce sacrilège que je t'ai caché bien avant
dans mes cheveux, que je t'ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t'es
pas effeuillé sur ma tête; pour t'en remercier, je veux t'emporter dans
ma tombe.
--Qu'est-ce que vous dites, Geneviève? dit Joseph, épouvanté de ces
paroles qu'il comprenait à peine.
Geneviève fit un cri, jeta le bouquet, et devint pâle et tremblante.
--Je vous apporte une bonne nouvelle, dit Joseph en s'asseyant à son
côté: André est réconcilié avec son père; le marquis est réconcilié avec
vous; il vous attend, il veut vous voir tous deux, tous trois près de
lui.
--Ah! mon ami, dit Geneviève, ne me trompez-vous pas? comment le
savez-vous?
--Je le sais parce qu'il me l'a dit, parce que je viens de le quitter et
que je lui ai fait donner sa parole.
--Ah! Joseph! répondit Geneviève, embrassez-moi; grâce à vous, je
mourrai tranquille.
--Mourir! dit Joseph en l'embrassant avec une émotion qu'il eut bien
de la peine à cacher; ne parlez pas de cela, c'est une idée de femme
enceinte. Où est André?
--Il se promène tous les soirs au bord de la rivière, du côté des
_Couperies._
--Pourquoi se promène-t-il sans vous?
--Je n'ai pas la force de marcher, et puis nous sommes si tristes que
nous n'osons plus rester ensemble.
--Mais vous allez vous égayer, de par Dieu! dit Joseph; je vais le
chercher et lui apprendre tout cela.
Il courut rejoindre André. Celui-ci fut moins joyeux que Geneviève à
l'idée d'un rapprochement entre lui et son père. Il désirait le voir,
obtenir son pardon, l'embrasser, lui présenter sa femme, et rien de
plus. Demeurer avec lui était un projet qui l'effrayait extrêmement. Au
milieu de ses hésitations et de ses répugnances, Joseph fut frappé de
l'indolence et de l'inertie avec laquelle il envisageait sa position et
la pauvreté où se consumait Geneviève.
--Malheureux! lui dit-il, tu ne songes donc pas que l'important n'est pas
de jouer une scène de comédie sentimentale, mais d'avoir du pain pour
ta femme et l'enfant qu'elle va te donner! Il faut bien se garder
d'accepter cette première proposition de ton père sans arracher de son
avarice quelque chose de mieux: une pension alimentaire au moins, et une
moitié de ton revenu, s'il est possible.
--Mais par quel moyen? dit André; je ne puis avoir recours aux lois sans
que Geneviève en soit informée; tu ne connais pas sa fermeté: elle est
capable de me haïr si je viole sa défense.
--Aussi, reprit Joseph, faut-il lui cacher soigneusement mes démarches
et me laisser faire.
André s'abandonna à la prudence et à l'adresse de son ami, trop faible
pour combattre son père et trop faible aussi pour empêcher un autre de
le combattre en son nom. Toujours effrayé, inerte et souffrant entre le
bien et le mal, il retourna auprès de sa femme, feignit de partager son
contentement, et s'endormit fatigué de la vie, comme il s'endormait tous
les soirs.
Quelques jours s'écoulèrent avant que Joseph pût revoir le marquis. Une
foire considérable avait appelé le seigneur de Morand à plusieurs lieues
de chez lui, et il ne revint qu'à la fin de la semaine. Il rentra un
soir, s'enferma dans sa chambre, et déposa dans une cachette à lui
connue quelques rouleaux d'or provenant de la vente de ses bestiaux.
«Ceux-là, dit-il en refermant le secret de la boiserie, on ne me les
arrachera pas de si tôt. Il revint s'asseoir dans son fauteuil de cuir
et s'essuya le front avec la douce satisfaction d'un homme qui ne s'est
pas fatigué en vain. En ce moment ses yeux tombèrent sur une petite
lettre d'une écriture inconnue qu'on avait déposée sur sa table; il
l'ouvrit, et après avoir lu les cinq ou six lignes qu'elle contenait, il
se frotta les mains avec une joie extrême, retourna vers son argent, le
contempla, relut la lettre, serra l'argent, et sortit pour commander
son souper d'un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la
cuisine, il se trouva face à face avec Joseph, qui attendait son retour
depuis plusieurs heures, et qui était venu pour lui porter le dernier
coup; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent
déjouées.
--Eh bien! mon cher, lui dit le marquis en lui donnant amicalement sur
l'épaule une tape capable d'étourdir un boeuf, nous sommes sauvés; tout
est réparé, arrangé, terminé, tu sais cela? c'est toi qui as apporté la
lettre?
--Quelle lettre? dit Joseph renversé de surprise.
--Bah! tu ne sais pas? dit le marquis: les enfants ont entendu raison;
ils se confessent, ils s'humilient; c'est à tes bons conseils que je
dois cela, j'en suis sûr; tiens, lis.
Joseph prit avidement le billet et tressaillit en reconnaissant
l'écriture.
«MONSIEUR,
Notre excellent ami, Joseph Marteau, nous a appris avant-hier que
vous aviez la bonté de pardonner à l'égarement de notre amour, et
que vous tendiez les bras à un fils repentant. Dans l'impatience de
voir s'opérer une réconciliation que j'ai demandée à Dieu tous les
jours depuis six mois, je viens vous supplier de hâter cet heureux
instant. J'espère que Joseph vous dira combien mon respect pour vous
est sincère et désintéressé. Si André avait jamais eu la pensée de
vous vendre sa soumission, j'aurais cessé de l'estimer et j'aurais
rougi d'être sa femme. Permettez-nous bien vite d'aller pleurer à
vos pieds; c'est tout, absolument tout ce que je vous demande.
Votre respectueuse servante, GENEVIÈVE.»
«Tout est perdu pour ces malheureux enfants romanesques, pensa Joseph;
ce qu'il me reste à faire, c'est de réparer de mon mieux le tort que
j'ai pu faire à André dans l'esprit de son père par mes abominables
mensonges.»
Il y travailla sur-le-champ, et n'eut pas de peine à faire oublier au
marquis les prétendues menaces qui l'avaient effrayé. Le hobereau était
si content de ressaisir à la fois ses terres et son argent qu'il était
dans les meilleures dispositions envers tout le monde; il se grisa
complètement à souper, devint tendre et paternel, et prétendit qu'André
était ce qu'il avait de plus cher au monde.
--Après votre argent, papa! lui répondit étourdiment Joseph, qui, par
dépit, s'était grisé aussi.
--Qu'est-ce que tu dis? s'écria le marquis; veux-tu que je te casse une
bouteille sur la tête pour t'apprendre à parler?
La querelle n'alla pas plus loin; le marquis s'endormit, et Joseph se
sentait une mauvaise humeur inquiète et agissante qui lui donnait envie
d'être dehors et de faire galoper François à bride abattue. Avant de le
laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain
avec André et Geneviève.
Le lendemain de bonne heure, Joseph, reposé et dégrisé, alla trouver ses
amis. Il avait bien envie de les gronder; mais la candeur et la noblesse
de Geneviève, au milieu de ses perfidies obligeantes, le forçaient au
silence. Ils montèrent tous trois en patache, et arrivèrent au château
de Morand sans s'être dit un mot durant la route. André était triste,
Joseph embarrassé; Geneviève était absorbée dans une rêverie douce
et mélancolique. Les embrassements du marquis et de son fils furent
convulsivement froids. La douce figure de Geneviève, son air souffrant,
ses respectueuses caresses, firent une certaine impression sur la
grossière écorce du marquis. Il ne put s'empêcher de lui témoigner des
égards et des soins qu'il n'avait peut-être jamais eus pour aucune
femme, hors les cas d'amour et de galanterie, où il se piquait d'être
accompli. Le jeune couple fut installé au château assez convenablement,
et richement en comparaison de l'état misérable dont il sortait. Le
marquis eut l'air de faire beaucoup, quoiqu'il ne fit que prêter une
chambre et céder deux places à sa table. André ne se plaignit pas;
Geneviève était reconnaissante des plus petites attentions. Joseph
venait de temps en temps; il était mécontent et découragé d'avoir manqué
sa grande entreprise. La conduite sordide du père le révoltait, la
résignation indolente du fils l'impatientait; mais il ne pouvait que se
taire et boire le vin du marquis.
Tout alla bien pendant quelques jours. Quand les premiers moments de
satisfaction d'un côté et d'allégement de l'autre furent passés, quand
le marquis se fut accoutumé à ne rien craindre de la part de son
fils, et André à ne rien espérer de la part de son père, l'antipathie
naturelle qui existait entre eux reprit le dessus. Le marquis était
méfiant maladroitement, comme un vieux campagnard. Il croyait avoir maté
André; mais il ne pouvait croire à l'excessive noblesse de sa femme, et
n'était pas tranquille sur l'abandon qu'elle faisait de toute prétention
d'argent. Il consulta Joseph, qui, ennuyé de cette affaire, et près
d'éclater en injures et en reproches contre le marquis, refusa de s'en
occuper, et répondit laconiquement que Geneviève était la plus honnête
femme qu'il connût. Cette réponse redoubla la méfiance du marquis. Il
trouvait une contradiction évidente dans les manières de Joseph avec
lui. Il commença à se tourmenter et à tourmenter André pour qu'il signât
un désistement complet de la gestion et de la jouissance de sa fortune.
André fut indigné de cette proposition et l'éluda froidement. Le marquis
s'inquiéta de plus en plus. «Ils m'ont trompé, se disait-il; ils ont
fait semblant de se soumettre à tout, et ils se sont introduits dans ma
maison dans l'espérance de me dépouiller.»
Dès que cette idée eut pris une certaine consistance dans son cerveau,
son aversion contre Geneviève se ranima, et il commença à ne plus
pouvoir la cacher. Une grosse servante maîtresse, qui depuis longtemps
gouvernait la maison, et qui avait vu avec rage l'introduction d'une
autre femme dans son petit royaume, mit tous ses soins à envenimer, par
de sots rapports, ses actions, ses paroles et jusqu'à ses regards. Elle
n'eut pas de peine à aigrir les vieux ressentiments du marquis, et
l'infortunée Geneviève devint un objet de haine et de persécution.
Elle fut lente à s'en apercevoir: elle ne pouvait croire à tant de
petitesse et de méchanceté; mais quand elle s'en aperçut, elle fut
glacée d'effroi, et, tombant à genoux, elle implora la Providence, qui
l'avait abandonnée. Elle supporta un mois l'oppression, le soupçon
insultant et l'avarice grossière avec une patience angélique. Un jour,
insultée et calomniée à propos d'une aumône de quelques francs qu'elle
avait faite dans le village, elle appela André à son secours et lui
demanda aide et protection. André, pour tout secours, lui proposa de
prendre la fuite.
Geneviève approchait du terme de sa grossesse; elle ne possédait pas un
denier pour subvenir aux frais de sa délivrance; elle se sentait trop
malade et trop épuisée pour nourrir son enfant, et elle n'avait pas de
quoi le faire nourrir par une autre. Elle ne pouvait plus rien gagner,
son état était perdu; André n'avait pas l'industrie de s'en créer un.
Elle sentit qu'elle était enchaînée, qu'il fallait vivre ou mourir sous
le joug de son beau-père. Elle se soumit et sentit la douleur pénétrer
comme un poison dans toutes les fibres de son coeur.
[Illustration: A genoux, André, dit Geneviève à son mari.]
Quand son parti fut pris, quand elle se fut détachée de la vie par un
renoncement volontaire et complet à toute espérance de bonheur, elle
retrouva la forte patience et le calme extérieur qui faisaient la base
de son caractère. Une grande passion pour son mari l'eût rendue capable
de porter joyeusement le poids d'une si rude destinée et de se conserver
pour des jours meilleurs; mais ces jours-là n'étaient pas à espérer
avec une âme aussi débile que celle d'André. Geneviève n'était pas
née passionnée; elle était née honnête, intelligente et ferme. Elle
raisonnait avec une logique accablante, et toutes ses conclusions
tendaient à la désespérer. Un instant elle avait entrevu une vie d'amour
et d'enthousiasme, elle l'avait comprise plutôt que sentie; pour lui
inspirer l'aveugle dévouement de la passion, il eût fallu un être assez
grand, assez accompli pour la convaincre avant de l'entraîner. Elle
avait vu cet être-là dans ses livres, et elle avait cru le voir encore
derrière l'enveloppe douce, gracieuse et caressante d'André; mais à la
première occasion elle avait découvert qu'elle s'était trompée.
Elle continua de l'aimer et le traita dans son coeur, non comme un
amant, mais comme elle eût fait d'un frère plus jeune qu'elle. Elle
s'efforça de lui épargner la souffrance en lui cachant la sienne; elle
s'habitua à souffrir seule, à n'avoir ni appui, ni consolation, ni
conseil. Sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle; mais son
corps s'y brisa, et elle sentit avec joie qu'elle ne devait pas souffrir
longtemps.
André la vit dépérir sans comprendre qu'il allait la perdre. Elle
souffrait extrêmement de sa grossesse, et attribuait à cet état toutes
ses indispositions et toutes ses tristesses.
André la soignait tendrement, et s'imaginait qu'elle serait délivrée de
tous ses maux le jour où elle deviendrait mère.
Geneviève, se sentant près de ce moment, songea à l'avenir de cet enfant
qu'elle espérait léguer à son mari. Elle s'effraya de l'éducation qu'il
allait recevoir et des maux qu'il aurait à endurer: elle désira lui
procurer une existence indépendante, et, pensant qu'elle avait assez
fait pour montrer sa soumission et son désintéressement personnel, elle
décida en elle-même que le moment du courage et de la fermeté était
venu.
Elle déclara donc à André qu'il fallait demander à son père une pension
alimentaire qui mît leur enfant, en cas d'événement, à couvert du
besoin, et qui pût, par la suite, lui assurer un sort indépendant. Elle
fixa cette pension à douze cents francs de rente, le strict nécessaire
pour quiconque sait lire et écrire, et ne veut être ni soldat ni
domestique.
André laissa voir sur son visage l'émotion pénible que lui causait cette
nécessité; il promit néanmoins de s'en occuper. Geneviève comprit qu'il
ne s'en occuperait pas. Elle s'arma de résolution et alla trouver le
marquis. Elle lui exposa sa demande dans les termes les plus doux, et
fut accueillie mieux qu'elle ne s'y attendait. Le marquis espéra acheter
à ce prix modeste la signature d'André à un acte de renonciation, et il
promit à cette condition d'acquiescer à la demande de Geneviève; mais
celle-ci, qui en toute autre situation se fût engagée à tous les
sacrifices possibles, comprit qu'elle n'avait pas le droit de le faire
en ce moment: elle allait mourir et laisser un orphelin; car André
n'était pas plus propre au rôle de père qu'à celui de fils et d'époux.
Elle frémit à l'idée de dépouiller son enfant et de le sacrifier à un
sentiment d'orgueil et de dédain. Elle essaya de faire comprendre à
son beau-père ce qui se passait en elle; mais ce fut bien inutile: le
marquis insista. Geneviève fut forcée de résister franchement. Alors le
marquis entra dans une fureur épouvantable et l'accabla d'injures. La
gouvernante, qui avait écouté à la porte, dans la crainte que son
maître ne se laissât persuader par cet entretien, entra et joignit ses
reproches et ses insultes à celles du marquis. Geneviève avait supporté
les premières avec résignation; elle répondit aux secondes par une seule
parole de ce froid mépris qu'elle savait exprimer, dans l'occasion,
d'une manière incisive. Le marquis prit le parti de sa maîtresse, et,
ayant épuisé tout le vocabulaire des jurons et des gros mots, leva le
bras pour frapper Geneviève. En cet instant, André, attiré par le bruit,
entrait dans la chambre. Personne n'était plus violent que lui quand
une forte commotion le tirait de sa léthargie habituelle: dans ces
moments-là il perdait absolument la tête et devenait furieux. A la vue
de Geneviève enceinte, à demi terrassée par le bras robuste du marquis,
tandis que l'odieuse servante s'avançait, une chaise dans les mains,
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