André - 01

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ANDRÉ

NOTICE
C'est à Venise que j'ai rêvé et écrit ce roman. J'habitais une petite
maison basse, le long d'une étroite rue d'eau verte, et pourtant
limpide, tout à côté du petit pont _dei Barcaroli_. Je ne voyais, je ne
connaissais, je ne voulais voir et connaître quasi personne. J'écrivais
beaucoup, j'avais de longs et paisibles loisirs, je venais d'écrire
_Jacques_ dans cette même petite maison. J'en étais attristée. J'avais
dessein de fixer ma vie alternativement en France et à Venise. Si mes
enfants eussent été en âge de me suivre à Venise, je crois que j'y eusse
fait un établissement définitif, car, nulle part, je n'avais trouvé
une vie aussi calme, aussi studieuse, aussi complétement ignorée. Et
cependant, après six mois de cette vie, je commençais à ressentir une
sorte de nostalgie dont je ne voulais pas convenir avec moi-même.
Cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d'_André_. J'avais de
temps en temps, pour restaurer mes nippes, une jeune ouvrière, grande,
blonde, élégante, babillarde, qui s'appelait Loredana. Ma gouvernante
était petite, rondelette, pâle, langoureuse, et tout aussi babillarde
que l'autre, quoiqu'elle eût le parler plus lent. Je n'étais pas
somptueusement logée, tant s'en faut. Leurs longues causeries dans la
chambre voisine de la mienne me dérangèrent donc beaucoup: mais je
finissais par les écouter machinalement et puis alternativement, pour
m'exercer à comprendre leur dialecte dont mon oreille s'habituait à
saisir les rapides élisions. Peu à peu je les écoutais aussi pour
surprendre dans leurs commérages, non pas les secrets des familles
vénitiennes qui m'intéressaient fort peu, mais la couleur des moeurs
intimes de cette cité, qui n'est pareille à aucune autre, et où il
semble que tout dans les habitudes, dans les goûts et dans les passions,
doive essentiellement différer de ce qu'on voit ailleurs. Quelle fut ma
surprise, lorsque mon oreille fut blasée sur le premier étonnement des
formes du langage, d'entendre des histoires, des réflexions et des
appréciations identiquement semblables à ce que j'avais entendu dans une
ville de nos provinces françaises. Je me crus à La Châtre! Les dames
du lieu, ces belles et molles patriciennes qui fleurissent comme des
camélias en serre dans l'air tiède des lagunes, elles avaient, en
passant par la langue si _bien pendue_ de la Loredana, les mêmes
vanités, les mêmes grâces, les mêmes forces, les mêmes faiblesses que
les fières et paresseuses bourgeoises de nos petites villes. Chez les
hommes, c'était même bonhomie, même parcimonie, même finesse, même
libertinage. Le monde des ouvriers, des artisans, de leurs filles et
de leurs femmes, c'était encore comme chez nous, et je m'écriai du mot
proverbial: _Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia_.
Reportée à mon pays, à ma province, à la petite ville où j'avais vécu,
je me sentis en disposition d'en peindre les types et les moeurs, et
on sait que quand une fantaisie vient à l'artiste, il faut qu'il la
contente. Nulle autre ne peut l'en distraire. C'est donc au sein de la
belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au
son des guitares errantes, et en face des palais féeriques qui partout
projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins
fréquentés, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons
déjetées, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs,
d'enfants et de chats de ma petite ville. Je rêvai là aussi de nos
belles prairies, de nos foins parfumés, de nos petites eaux courantes et
de la botanique aimée autrefois, que je ne pouvais plus observer que sur
les mousses limoneuses et les algues flottantes accrochées au flanc des
gondoles. Je ne sais dans quels vagues souvenirs de types divers je fis
mouvoir la moins compliquée et la plus paresseuse des fictions. Ces
types étaient tout aussi vénitiens que berrichons. Changez l'habit, la
langue, le ciel, le paysage, l'architecture, la physionomie extérieure
de toutes gens et de toutes choses; au fond de tout cela, l'homme est
toujours à peu près le même, et la femme encore plus que l'homme, à
cause de la ténacité de ses instincts.
GEORGE SAND.
Nohant, avril 1851.

I.
Il y a encore au fond de nos provinces de France un peu de vieille
et bonne noblesse qui prend bravement son parti sur les vicissitudes
politiques, là par générosité, ici par stoïcisme, ailleurs par apathie.
Je sais d'anciens seigneurs qui portent des sabots, et boivent leur
piquette sans se faire prier. Ils ne font plus ombrage à personne; et
si le présent n'est pas brillant pour eux, du moins n'ont-ils rien à
craindre de l'avenir.
Il faut reconnaître que parmi ces gens-là on rencontre parfois des
caractères solidement trempés et vraiment faits pour traverser les temps
d'orages. Plus d'un qui se serait débattu en vain contre sa nature
épaisse, s'il eût succédé paisiblement à ses ancêtres, s'est fort bien
trouvé de venir au monde avec la force physique et l'insouciance d'un
rustre. Tel était le marquis de Morand. Il sortait d'une riche et
puissante lignée, et pourtant s'estimait heureux et fier de posséder un
petit vieux castel et un domaine d'environ deux cent mille francs.
Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aïeux avaient eu une plus
belle vie dans leurs grands fiefs, il tirait tout le parti possible
de son petit héritage; il y vivait comme un véritable laird écossais,
partageant son année entre les plaisirs de la chasse et les soins de
son exploitation; car, selon l'usage des purs campagnards, il ne s'en
remettait à personne des soucis de la propriété. Il était à lui-même son
majordome, son fermier et son métayer; même on le voyait quelquefois, au
temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrées
menacées par une pluie d'orage, poser sa veste sur un râteau planté en
terre, donner de l'aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son
haut-de-chausses sur son ventre de Falstaff, et, s'armant d'une fourche,
passer la gerbe aux ouvriers. Ceux-ci, quoique essoufflés et ruisselants
de sueur, se montraient alors empressés, facétieux et pleins de bon
vouloir; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en s'essuyant
le front au retour, leur versait le coup d'_embauchage_ pour la semaine
suivante, et ferait en vin de sa cave plus de dépense que l'eau de pluie
n'eût causé de dégâts sur sa récolte.
Malgré ces petites inconséquences, le hobereau faisait bon usage de sa
vigueur et de son activité. Il mettait de côté chaque année un tiers
de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, on le voyait arrondir son
domaine de quelque bonne terre labourable ou de quelque beau carrefour
de hêtre et de chêne noir. Du reste, sa maison était honorable sinon
élégante, sa cuisine confortable sinon exquise, son vin généreux, ses
bidets pleins de vigueur, ses chiens bien ouverts et bien évidés au
flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses servantes hautes en
couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus
beaux espaliers du pays; dans ses prés paissaient les plus belles
vaches; enfin, quoique les limites du château et de la ferme ne fussent
ni bien tracées ni bien gardées, quoique les poules et les abeilles
fussent un peu trop accoutumées au salon, que la saine odeur des étables
pénétrât fortement dans la salle à manger, il n'est pas moins certain
que la vie pouvait être douce, active, facile et sage derrière les vieux
murs du château de Morand.
Mais André de Morand, le fils unique du marquis, n'en jugeait pas ainsi;
il faisait de vains efforts pour se renfermer dans la sphère de cette
existence, qui convenait si bien aux goûts et aux facultés de ceux qui
l'entouraient. Seul et chagrin parmi tous ces gens occupés d'affaires
lucratives et de commodes plaisirs, il s'adressait des questions
dangereuses: «A quoi bon ces fatigues, et que sont ces jouissances?
Travailler pour arriver à ce but, est-ce la peine? Quel est le plus
rude, de se condamner à ces amusements ou de se laisser tuer par
l'ennui?» Toutes ses idées tournaient dans ce cercle sans issue, tous
ses désirs se brisaient à des obstacles grossiers, insurmontables. Il
éprouvait le besoin de posséder ou de sentir tout ce qui était ignoré de
ses proches; mais ceux dont il dépendait ne s'en souciaient point, et
résistaient à sa fantaisie sans se donner la peine de le contredire.
Lorsque son père s'était décidé à lui donner un précepteur, ç'avait été
par des raisons d'amour-propre, et nullement en vue des avantages de
l'éducation. Soit disposition invétérée, soit l'effet du désaccord
établi par cette éducation entre lui et les hommes qui l'entouraient, le
caractère d'André était devenu de plus en plus insolite et singulier aux
yeux de sa famille. Son enfance avait été maladive et taciturne. Dans
son âge de puberté, il se montra mélancolique, inquiet, bizarre. Il
sentit de grandes ambitions fermenter en lui, monter par bouffées, et
tomber tout à coup sous le poids du découragement. Les livres dont on le
nourrissait pour l'apaiser ne lui suffisaient pas ou l'absorbaient trop.
Il eût voulu voyager, changer d'atmosphère et d'habitudes, essayer
toutes les choses inconnues, jeter en dehors l'activité qu'il croyait
sentir en lui, contenter enfin cette avidité vague et fébrile qui
exagérait l'avenir à ses yeux.
Mais son père s'y opposa. Ce joyeux et loyal butor avait sur son fils un
avantage immense, celui de vouloir. Si le savoir eût développé et dirigé
cette faculté chez le marquis de Morand, il fût devenu peut-être un
caractère éminent; mais, né dans les jours de l'anarchie, abandonné ou
caché parmi des paysans, il avait été élevé par eux et comme eux.
La bonne et saine logique dont il était doué lui avait appris à se
contenter de sa destinée et à s'y renfermer; la force de sa volonté, la
persistance de son énergie, l'avaient conduit à en tirer le meilleur
parti possible. Son courage roide et brutal forçait à l'estime sociale
ceux qui, du reste, lui prodiguaient le mépris intellectuel. Son
entêtement ferme, et quelquefois revêtu d'une certaine dignité
patriarcale, avait rendu les volontés souples autour de lui; et si la
lumière de l'esprit, qui jaillit de la discussion, demeurait étouffée
par la pratique de ce despotisme paternel, du moins l'ordre et la bonne
harmonie domestique y trouvaient des garanties de durée.
André tenait peut-être de sa mère, qui était morte jeune et chétive, une
insurmontable langueur de caractère, une inertie triste et molle, un
grand effroi de ces récriminations et de ces leçons dures dont les
hommes peu cultivés sont prodigues envers leurs enfants. Il possédait
une sensibilité naïve, une tendresse de coeur qui le rendaient craintif
et repentant devant les reproches même injustes. Il avait toute l'ardeur
de la force pour souhaiter et pour essayer la rébellion, mais il était
inhabile à la résistance. Sa bonté naturelle l'empêchait d'aller en
avant. Il s'arrêtait pour demander à sa conscience timorée s'il avait
le droit d'agir ainsi, et, durant ce combat, les volontés extérieures
brisaient la sienne. En un mot, le plus grand charme de son naturel
était son plus grand défaut; la chaîne d'airain de sa volonté devait
toujours se briser à cause d'un anneau d'or qui s'y trouvait.
Rien au monde ne pouvait contrarier et même offenser le marquis de
Morand comme les inclinations studieuses de son fils. Égoïste et
resserré dans sa logique naturelle, il s'était dit que les vieux sont
faits pour gouverner les jeunes, et que rien ne nuit plus à la sûreté
des gouvernements que l'esprit d'examen. S'il avait accordé un
instituteur à son fils, ce n'était pas pour le satisfaire, mais pour
le placer au niveau de ses contemporains. Il avait bien compris que
d'autres auraient sur lui l'avantage d'une certaine morgue scolastique
s'il le laissait dans l'ignorance, et il avait pris ce grand parti pour
prouver qu'il était un aussi riche et magnifique personnage que tel ou
tel de ses voisins. M. Forez fut donc le seul objet de luxe qu'il admit
dans la maison, à la condition toutefois, bien signifiée au survenant,
d'aider de tout son pouvoir à l'autocratie paternelle; et le précepteur
intimidé tint rigoureusement sa promesse.
Il trouva cette tâche facile à remplir avec un tempérament doux et
maniable comme celui du jeune André; et le marquis, n'ayant pas
rencontré de résistance dans tout le cours de cette délégation de
pouvoir, ne fut pas trop choqué des progrès de son fils. Mais lorsque
M. Forez se fut retiré, le jeune homme devint un peu plus difficile à
contenir, et le marquis, épouvanté, se mit à chercher sérieusement le
moyen de l'enchaîner à son pays natal. Il savait bien que toute sa
puissance serait inutile le jour où André quitterait le toit paternel;
car l'esprit de révolte était en lui, et s'il était encore retenu,
grâce à sa timidité naturelle, par un froncement de sourcil et par une
inflexion dure dans la voix de son père, il était évident que les motifs
d'indépendance ne manqueraient pas du moment où il n'y aurait plus
d'explications orageuses à affronter.
Ce n'est pas que le marquis craignît de le voir tomber dans les
désordres de son âge. Il savait que son tempérament ne l'y portait
pas; et même il eût désiré, en bon vivant et en homme éclairé qu'il se
piquait d'être, trouver un peu moins de rigidité dans les principes de
cette jeune conscience. Il rougissait de dépit quand on lui disait que
son fils avait l'air d'une demoiselle. Nous ne voudrions pas affirmer
qu'il n'y eût pas aussi au fond de son coeur, malgré la bonne opinion
qu'il avait de lui-même, un certain sentiment de son infériorité qui
bouleversait toutes ses idées sur la prééminence paternelle.
Il ne craignait pas non plus que, par goût pour les raffinements de la
civilisation, son fils ne l'entraînât à de grandes dépenses au dehors.
Ce goût ne pouvait être éclos dans la tête inexpérimentée d'André;
et d'ailleurs le marquis avait pour point d'honneur d'aller, en fait
d'argent, au-devant de toutes les fantaisies de ce fils opprimé et
chéri. C'est ce qui faisait dire à toute la province qu'il n'était pas
au monde de jeune homme plus heureux et mieux traité que l'héritier
des Morand; mais qu'il _jouissait_ d'une mauvaise santé et qu'il était
_doué_ d'un caractère morose. S'il vivait, disait-on, il ne vaudrait
jamais son père.
M. de Morand craignait qu'entraîné par les séductions d'un monde plus
brillant, son fils ne secouât entièrement le joug, et que non-seulement
il ne revînt plus partager sa vie, mais qu'il s'avisât encore de vendre
sa maison héréditaire et d'aliéner ses rentes seigneuriales. Quoique le
marquis se fût quelque peu entaché de libéralisme dans la société des
chasseurs et des buveurs roturiers qu'il appelait à sa table, il tenait
secrètement à ses titres, à sa gentilhommerie, et n'affectait le dédain
de ces vanités que dans l'espérance de leur donner plus de lustre
aux yeux des petits. Lorsqu'il rentrait le soir après la chasse, il
entendait, avec un certain orgueil, l'amble serré de sa petite jument
retentir sous la herse délabrée de son château; lorsque du sommet d'une
colline boisée il comptait sur ses doigts, d'un air recueilli, la valeur
de chacun des arbres d'élite marqués pour la cognée, il jetait un regard
d'amour sur ses tourelles à demi cachées dans la cime des bois, et son
front s'éclaircissait comme au retour d'une douce pensée.

II.
Au profond ennui qui rongeait André, l'attente d'une femme selon son
coeur venait, depuis quelque temps, mêler des souffrances et des
douceurs plus étranges. Il est à croire que rien d'impur n'aurait pu
germer dans cette âme neuve, rien de laid se poser dans cette jeune
imagination, et que sa péri enfin était belle comme le jour. Autrement
se serait-il pris à pleurer si souvent en songeant à elle? l'aurait-il
appelée avec tant d'instances et de doux reproches, l'ingrate qui ne
voulait pas descendre du ciel dans ses bras? serait-il resté si tard le
soir à l'attendre dans les prés humides de rosée? se serait-il éveillé
si matin pour voir lever le soleil, comme si un de ses rayons allait
féconder les vapeurs de la terre et en faire sortir un ange d'amour
réservé à ses embrassements?
On le voyait partir pour la chasse, mais revenir sans gibier. Son fusil
lui servait de prétexte et de contenance; grâce à ce talisman, le jeune
poëte traversait la campagne et bravait les rencontres, sans danger
d'être pris pour un fou; il cachait son sentiment le plus cher avec un
volume de roman dans la poche de sa blouse; puis, s'asseyant en silence
dans les taillis, gardiens du mystère, il s'entretenait de longues
heures avec Jean-Jacques ou Grandisson, tandis que les lièvres
trottaient amicalement autour de lui et que les grives babillaient
au-dessus de sa tête, comme de bonnes voisines qui se font part de leurs
affaires.
A mesure que les vagues inquiétudes de la jeunesse se dirigeaient vers
un but appréciable à l'esprit sinon à la vue du solitaire André, sa
tristesse augmentait; mais l'espérance se développait avec le désir; et
le jeune homme, jusque-là morose et nonchalant, commençait à sentir la
plénitude de la vie. Son père tirait bon augure de l'activité des jambes
du chasseur, mais il ne prévoyait pas que cette humeur vagabonde aurait
pu changer André en hirondelle si la voix d'une femme l'eût appelé d'un
bout de la terre à l'autre.
André était donc devenu un marcheur intrépide, sinon un heureux
chasseur. Il ne trouvait pas de solitude assez reculée, pas de lande
assez déserte, pas de colline assez perdue dans les verts horizons,
pour fuir le bruit des métairies et le mouvement des cultivateurs. Afin
d'être moins troublé dans ses lectures, il faisait chaque jour plusieurs
lieues à travers champs, et la nuit le surprenait souvent avant qu'il
eût songé à reprendre le chemin du logis.
Il y avait à trois lieues du château de Morand une gorge inhabitée où
la rivière coulait silencieusement entre deux marges de la plus riche
verdure. Ce lieu, quoique assez voisin de la petite ville de L...,
n'était guère fréquenté que par les bergeronnettes et les merles
d'eau; les terres avoisinantes étaient sévèrement gardées contre
les braconniers et les pêcheurs; André seul, en qualité de chasseur
inoffensif, ne donnait aucun ombrage au garde et pouvait s'enfoncer à
loisir dans cette solitude Charmante.
[Illustration: Son fusil lui servait de prétexte et de contenance.]
C'est là qu'il avait fait ses plus chères lectures et ses plus doux
rêves. Il y avait évoqué les ombres de ses héroïnes de roman. Les
chastes créations de Walter Scott, Alice, Rebecca, Diana, Catherine,
étaient venues souvent chanter dans les roseaux des choeurs délicieux
qu'interrompait parfois le gémissement douloureux et colère de la petite
Fenella. Du sein des nuages, les soupirs éloignés des vierges hébraïques
de Byron répondaient à ces belles voix de la terre, tandis que la grande
et pâle Clarisse, assise sur la mousse, s'entretenait gravement à
l'écart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d'herbe
du rivage. Quelquefois un choeur de bacchantes traversait l'air et
emportait ironiquement les douces mélodies. André, pâle et tremblant,
les voyait passer, fantasques, méchantes et belles, écrasant sans pitié
les fleurs du rivage sous leurs pieds nus, effarouchant les tranquilles
oiseaux endormis dans les saules, et trempant leurs couronnes de pampres
dans les eaux pour les secouer moqueusement à la figure du jeune rêveur.
André s'éveillait de sa vision triste et découragé. Il se reprochait de
les avoir trouvées belles et d'avoir eu envie un instant de suivre
leur trace, semée de fleurs et de débris. Il évoquait alors ses divins
fantômes, ses types chéris de sentiment et de pureté. Il les voyait
redescendre vers lui dans leurs longues robes blanches et lui montrer au
fond de l'onde une image fugitive qu'il s'efforçait en vain d'attirer et
de saisir.
Cette ombre mystérieuse et vague qu'il voyait flotter partout, c'était
son amante inconnue, c'était son bonheur futur; mais toutes les réalités
différaient tellement de sa beauté idéale, qu'il désespérait souvent de
la rencontrer sur la terre, et se mettait à pleurer en murmurant, dans
son angoisse, des paroles incohérentes. Son père le crut fou bien des
fois, et faillit envoyer chercher le médecin pour l'avoir entendu crier
au milieu de la nuit:--Où es-tu? es-tu née seulement? ne suis-je pas
venu trop tôt ou trop tard pour te rencontrer sur la terre? Et vingt
autres folies que le bonhomme traita de billevesées des qu'il se fut
bien assuré que son fils n'avait pas attrapé de coup de soleil dans la
journée.
Un soir que le jeune homme s'était attardé dans les Prés-Girault,
c'était le nom de sa chère retraite, il lui sembla voir passer à quelque
distance une forme réelle; autant qu'il put la distinguer, c'était une
taille déliée avec une robe blanche. Elle semblait voltiger sur la
pointe des joncs, tant elle courait légèrement! Cette vision ne dura
qu'un instant et disparut derrière un massif de trembles. André s'était
arrêté stupéfait, et son coeur battait si fort qu'il lui eût été
impossible de faire un pas pour la suivre. Quand il en eut retrouvé la
force, il s'aperçut que la rivière, qui coulait à fleur de terre et
formait cent détours dans la prairie, le séparait du massif. Il lui
fallut faire beaucoup de chemin pour rencontrer un de ces petits ponts
que les gardeurs de troupeaux construisent eux-mêmes avec des branches
entrelacées et de la terre; enfin il atteignit le massif et n'y trouva
personne. L'ombre était devenue si épaisse qu'il était impossible de
voir à dix pas devant soi. Il revint, tout pensif et tout ému, s'asseoir
devant le souper de son père; mais il dormit moins encore que de
coutume, et retourna aux Prés-Girault le lendemain. Rien n'en troublait
la solitude, et il craignit d'être devenu assez fou pour qu'une de ses
fictions ordinaires lui fût apparue comme une chose réelle.
[Illustration: La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée
que les autres....]
Le jour suivant, à force d'explorer les bords de la rivière, il trouva
un petit gant de fil blanc très fin, tricoté à l'aiguille avec des
points à jour très artistement travaillés, et qui semblait avoir servi à
arracher des herbes, car il était taché de vert.
André le prit, le baisa mille fois comme un fou, l'emporta sur son coeur
et en devint amoureux, sans songer que le prince _Charmant_, épris d'une
pantoufle, n'était pas un rêveur beaucoup plus ridicule que lui.
Huit jours s'étaient passés sans qu'il trouvât aucune autre trace de
cette apparition. Un matin il arriva lentement, comme un homme qui
n'espère plus, et, s'appuyant contre un arbre, il se mit à lire un
sonnet de Pétrarque.
Tout à coup une petite voix fraîche sortit des roseaux et chanta deux
vers d'une vieille romance:
Puis, tout après, je vis dame d'amour
Qui marchait doux et venait sur la rive.
André tressaillit, et, se penchant, il vit à vingt pas de lui une jeune
fille habillée de blanc, avec un petit châle couleur arbre de Judée et
un mince chapeau de paille. Elle était debout et semblait absorbée dans
la contemplation d'un bouquet de fleurs des champs qu'elle avait à la
main. André eut l'idée de s'élancer vers elle pour la mieux voir; mais
elle vint de son côté, et il se sentit tellement intimidé qu'il se cacha
dans les buissons. Elle arriva tout auprès de lui sans s'apercevoir
de sa présence, et se mit à chercher d'autres fleurs. Elle erra
ainsi pendant près d'un quart d'heure, tantôt s'éloignant, tantôt
se rapprochant, explorant tous les brins d'herbe de la prairie et
s'emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu'elle en avait rempli
sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la rivière,
et plantait son bouquet dans le sable humide pour l'empêcher de se
faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec
des joncs, plongea les tiges à plusieurs reprises dans le courant
de l'eau pour en ôter le sable, les enveloppa de larges feuilles de
_nymphoea_ pour en conserver la fraîcheur, et, après avoir rattaché son
petit chapeau, elle se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une
biche poursuivie. André n'osa pas la suivre; il craignit d'avoir été
aperçu et de l'avoir mise en fuite. Il espéra qu'elle reviendrait, mais
elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Prés-Girault pendant
toute la belle saison. L'hiver vint, et, à chaque fleur que le froid
moissonna, André perdit l'espérance de voir revenir sa belle chercheuse
de bleuets.
Mais cette matinée romanesque avait suffi pour le rendre amoureux. Il en
devint maigre à faire trembler, et son père, qui jusque-là avait craint
de lui voir chercher ses distractions dans les villes environnantes, fut
assez inquiet de sa mélancolie pour l'engager à courir un peu les bals
et les divertissements de la province.
André éprouvait désormais une grande répugnance pour tout ce qui ne
se renfermait pas dans le cercle de ses rêveries et de ses promenades
solitaires; néanmoins il chercha son inconnue dans les fêtes et dans les
réunions d'alentour. Ce fut en vain: toutes les femmes qu'il vit lui
semblèrent si inférieures à son inconnue, que, sans le gant qu'il avait
trouvé, il aurait pris toute cette aventure pour un rêve.
Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie
comme dans un fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles
à toutes les séductions de l'oubli. Il aurait pu trouver une femme plus
belle que son idéale, mais elle l'avait fasciné. C'était la première, et
par conséquent la seule dans son imagination. Il s'obstina à croire que
sa destinée était d'aimer celle-là, que Dieu la lui avait montrée pour
qu'il en gardât l'empreinte dans son âme et lui restât fidèle jusqu'au
jour où elle lui serait rendue. C'est ainsi que nous nous faisons
nous-mêmes les ministres de la fatalité.
Ce fut surtout vers la petite ville de L..... qu'il dirigea ses
recherches. Mais en vain il vit pendant plusieurs dimanches, l'élite de
_la société_ se rassembler dans un salon de bourgeoises précieuses et
beaux-esprits, il n'y trouva pas celle qu'il cherchait. Ce qui rendait
cette découverte bien plus difficile, c'est que, par suite d'un
sentiment appréciable seulement pour ceux qui ont nourri leurs premières
amours de rêveries romanesques, André ne put jamais se décider à parler
à qui que ce fût de la rencontre qu'il avait faite et de l'impression
qu'il en avait gardée. Il aurait cru trahir une révélation divine, s'il
eût confié son bonheur et son angoisse à des oreilles profanes. Or, il
est bien certain qu'il n'avait aucun ami qui lui ressemblât, et que
tous ses jeunes compatriotes se fussent moqués de sa passion, sans en
excepter Joseph Marteau, celui qu'il estimait le plus.
Joseph Marteau était fils d'un brave notaire de village. Dans son
enfance il avait été le camarade d'André, autant qu'on pouvait être le
camarade de cet enfant débile et taciturne. Joseph était précisément
tout l'opposé: grand, robuste, jovial, insouciant, il ne sympathisait
avec lui que par une certaine élévation de caractère et une grande
loyauté naturelle. Ces bons côtés étaient d'autant plus sensibles que
l'éducation n'avait guère rien fait pour les développer. Le manque
d'instruction solide perçait dans la rudesse de ses goûts. Étranger à
toutes les délicatesses d'idées qui caractérisaient le jeune marquis, il
y suppléait par une conversation enjouée. Sa bonne et franche gaieté lui
inspirait de l'esprit, ou au moins lui en tenait lieu, et il était la
seule personne au monde qui pût faire rire le mélancolique André.
Depuis deux ou trois ans il était établi dans la ville de L.... avec
sa famille, et fréquentait peu le château de Morand; mais le marquis,
effrayé de la langueur de son fils, alla le trouver, et le pria de venir
de temps en temps le distraire par son amitié et sa bonne humeur. Joseph
aimait André comme un écolier vigoureux aime l'enfant souffreteux et
craintif qu'il protège contre ses camarades. Il ne comprenait rien à ses
ennuis; mais il avait assez de délicatesse pour ne pas les froisser par
des railleries trop dures. Il le regardait comme un enfant gâté, ne
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