André - 02

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discutait pas avec lui, ne cherchait pas à le consoler, parce qu'il ne
le croyait pas réellement à plaindre, et ne s'occupait qu'à l'amuser,
tout en s'amusant pour son propre compte. Sans doute André ne pouvait
pas avoir d'ami plus utile. Il le retrouva donc avec plaisir, et, confié
par son père à ce gouverneur de nouvelle espèce, il se laissa conduire
partout où le caprice de Joseph voulut le promener.
Celui-ci commença par décréter que, vivant seul, André ne pouvait être
amoureux. André garda le silence. Joseph reprit en décidant qu'il
fallait qu'André devînt amoureux. André sourit d'un air mélancolique.
Joseph conclut en affirmant que parmi les demoiselles de la ville il
n'y en avait pas une qui eût le sens commun; que ces précieuses étaient
propres à donner le spleen plutôt qu'à l'ôter; qu'il n'y avait au monde
qu'une espèce de femmes aimables, à savoir, les grisettes, et qu'il
fallait que son ami apprit à les connaître et à les apprécier, ce à quoi
André se résigna machinalement.

III.
Les romanciers allemands parlent d'une petite ville de leur patrie où
la beauté semble s'être exclusivement logée dans la classe des jeunes
ouvrières. Quiconque a passé vingt-quatre heures dans la petite ville de
L...., en France, peut attester la rare gentillesse et la coquetterie
sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne
mit au jour de plus riches couvées d'oisillons espiègles et jaseurs;
jamais souffle du printemps ne joua dans les prés avec plus de
fleurettes brillantes et légères. La ville de L.... s'enorgueillit à bon
droit de l'éclat de ses filles, et de plus de vingt lieues à la ronde
les galants de tous les étages viennent risquer leur esprit et leurs
prétentions dans ces bals d'artisans où, chaque dimanche, plus de deux
cents petites commères étalent sous les quinquets leurs robes blanches,
leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose.
Comment la toilette des dames de la ville suffit à faire travailler et
vivre toutes ces fillettes, c'est ce qu'on ne saurait guère expliquer
sans avouer que ces dames aiment beaucoup la toilette, et qu'elles ont
bien raison.
Quoi qu'il en soit, les méchants et les méchantes vont s'étonnant du
grand nombre d'_artisanes_ (c'est un mot du pays que je demande la
permission d'employer) qui réussissent à vivre dans une aussi petite
ville; mais les gens de bien ne s'en étonnent pas: ils comprennent
que cette ville privilégiée est pour la grisette un théâtre de gloire
qu'elle doit préférer à tout autre séjour; ils savent en outre que la
jeunesse et la santé s'alimentent sobrement et peuvent briller sous les
plus modestes atours.
Ce qu'il y a de certain, c'est que nulle part peut-être en France la
beauté n'a plus de droits et de franchises que dans ce petit royaume,
et que nulle part ses privilèges ne dégénèrent moins en abus.
L'indépendance et la sincérité dominent comme une loi générale dans les
divers caractères de ces jeunes filles. Fières de leur beauté, elles
exercent une puissance réelle dans leur Yvetot, et cette espèce de ligue
contre l'influence féminine des autres classes établit entre elles un
esprit de corps assez estimable et fertile en bons procédés.
Par exemple, si le secret de leurs fautes n'est pas toujours assez bien
gardé pour ne pas faire le tour de la ville en une heure, du moins y
a-t-il une barrière que ce secret ne franchit pas aisément. Là où cesse
l'apostolat de l'artisanerie cesse le droit d'avoir part au petit
plaisir du scandale. Ainsi l'aventure d'une grisette peut égayer ou
attendrir longtemps la foule de ses pareilles avant d'être livrée au
dédaigneux sourire des bas-bleus de l'endroit ou aux graveleux quolibets
des villageoises d'alentour.
Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de
femmes mérite assez d'hommages pour accaparer ceux de toutes les classes
d'hommes: aussi voit-on rarement une belle artisane être farouche au
point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité serait presque
ridicule dans un pays où la galanterie n'a pas encore mis à la porte
toute naïveté de sentiment, et où l'on voit plus d'une amourette
s'élever jusqu'à la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se
compromettre, agréer les soins d'un homme libre et ne pas désespérer de
l'amener au mariage; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle
peut espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec
un troisième, si sa beauté ne s'est pas trop flétrie dans l'attente
illimitée du noeud conjugal.
A part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout en
petit nombre, les jeunes ouvrières de L... sont généralement pourvues
chacune d'un favori choisi entre dix, et fort envié de ses concurrents.
On peut comparer cette espèce de mariage expectatif au sigisbéisme
italien. Tout s'y passe loyalement, et le public n'a pas le droit
de gloser tant qu'un des deux amants ne s'est pas rendu coupable
d'infidélité ou entaché de ridicule.
Il faut dire à la louange de ces grisettes qu'aucune ne fait fortune par
l'intrigue, et qu'elles semblent ignorer l'ignoble trafic que les femmes
font ailleurs de leur beauté; leur orgueil équivaut à une vertu; jamais
la cupidité ne les jette dans les bras des vieillards; elles aiment trop
l'indépendance pour souffrir aucun partage, pour s'astreindre à aucune
précaution. Aussi les hommes mariés ne réussissent jamais auprès
d'elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l'exercice
insolent de leur despotisme féminin. Elles sont aimantes et colères,
romanesques on ne peut plus, coquettes et dédaigneuses, avides de
louanges, folles de plaisir, bavardes, gourmandes, impertinentes; mais
désintéressées, généreuses et franches. Leur extérieur répond assez à ce
caractère: elles sont généralement grandes, robustes et alertes; elles
ont de grandes bouches qui rient à tout propos pour montrer des dents
superbes; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou
noirs. Leurs pieds sont très-provinciaux et leurs mains rarement belles;
leur voix est un peu virile, et l'accent du pays n'est pas mélodieux.
Mais leurs yeux ont une beauté particulière et une expression de
hardiesse et de bonté qui ne trompe pas.
Tel était le monde où Joseph Marteau essaya de lancer le timide André,
en lui déclarant que le bonheur suprême était là et non ailleurs, et
qu'il ne pouvait pas manquer de sortir enivré du premier bal où il
mettrait les pieds. André se laissa donc conduire et se conduisit
lui-même assez bien durant toute la soirée. Il dansa très-assidûment, ne
fit manquer aucune figure, dépensa au moins cinq francs en oranges et en
pralines _offertes aux dames_; même il se montra homme de talent et de
_bonne société_ (comme disent les gens de mauvaise compagnie) en prenant
la place du premier violon, qui était ivre, et en jouant très-proprement
un quadrille de contredanse tirées de la _Muette de Portici_.
Malgré ces excellentes actions, André ne prit pas beaucoup dans la
société artisane. On le trouva _fier_, c'est-à-dire silencieux et froid;
lui-même ne s'amusa guère et ne fut pas aussi enchanté qu'on le lui
avait prédit. La beauté de ces grisettes n'était nullement celle qui
plaisait à son imagination. Il était difficile, mais ce n'était pas sa
faute; il avait dans la tête l'ineffaçable souvenir d'un teint pâle, de
deux grands yeux mélancoliques, d'une voix douce, et voulait à toute
force trouver de la poésie, sinon dans le langage, du moins dans le
silence d'une femme. Tout ce petit caquetage d'enfants gâtés lui déplut.
D'ailleurs il n'était pas aisé d'en approcher; la moins belle était
surveillée par plus d'un aspirant jaloux, et André ne se sentait pas la
moindre vocation pour le rôle de Lovelace campagnard. Trop modeste pour
espérer de supplanter qui que ce fût, il était trop nonchalant pour
engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure,
laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse
aux yeux noirs et un énorme bol de vin chaud.
--Comment, dit-il à André le lendemain, tu es parti avant la fin! Tu n'y
entends rien, mon cher; tu ne sais pas que c'est le meilleur moment. On
se place adroitement à la sortie, on jette son dévolu sur une fille mal
gardée, on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque
chez elle, vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet: vous
lui offrez, votre manteau, elle en accepte la moitié; vous la soulevez
dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe auprès
d'elle dans l'obscurité, elle se presse contre vous d'un petit air
effrayé, sous prétexte qu'elle a grand'peur des chiens enragés; vous la
rassurez, et vous brandissez votre canne en élevant la voix de manière
à réveiller toute la rue. Si le chien a l'air de n'être pas belliqueux,
vous pouvez même aller jusqu'à l'assommer d'un grand coup de pied en
passant; cela fait bien et donne l'air crâne. Surtout évitez de jurer;
la grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe à
la bouche en lui donnant le bras; elle est exigeante et veut du respect.
Glissez-lui un compliment agréable de temps en temps, en procédant
toujours par comparaison; par exemple, dites: Mademoiselle une telle est
bien jolie, c'est dommage qu'elle soit si pâle; ce n'est pas une rose du
mois de mai comme vous. Si votre belle est pâle, parlez d'une personne
un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l'air
d'une servante. Mais surtout choisissez dans la première société les
beautés que vous voulez dénigrer; votre compliment sera deux fois mieux
accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air
respectueux, et demandez-lui la permission de l'embrasser. Dès qu'elle
aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la
main; aussitôt après saluez jusqu'à terre. Gardez-vous bien de baiser la
main, on se moquerait de vous. Replacez-lui son châle sur les épaules;
louez sa taille, mais n'y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six
jours de suite; après quoi vous pouvez tout espérer.
--Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre?
--Bah! quand on n'a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à
tout. D'ailleurs je ne te dis pas d'aller te mettre en concurrence avec
un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des boeufs sur
leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la
main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d'un mât de
vaisseau. Non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s'attaquer,
de petits clercs d'avoué qui ont la voix flûtée et le menton lisse comme
la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie qui n'ont pas
envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, vois-tu, on leur
souffle leur dulcinée en quinze jours quand on sait s'y prendre. La
grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent
des jabots; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait
pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l'oreille, et qui pour elle
ne craint pas de se faire enfoncer un oeil ou casser une dent.
André secoua la tête.
--Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas.
--Comme tu voudras, reprit Joseph; mais viens toujours dîner avec nous
aujourd'hui, tu nous l'as promis.
André se rendit donc à cinq heures chez les parents de son ami Marteau.
--Parbleu! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te
poursuivent. Ma mère fait faire le trousseau de ma soeur qui se marie,
et nous avons quatre ouvrières dans la maison. Quatre! et des plus
jolies, ma foi! Moi, je ne fais que dévider le fil et de ramasser les
ciseaux de ces Omphales. Je tourne à l'entour en sournois, comme le
renard autour d'un perchoir à poules, jusqu'à ce que la moins prudente
se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir,
quand elles ont fini leur tâche, je les fais danser dans la cour au son
de la flûte, sur six pieds carrés de sable, à l'ombre de deux acacias.
C'est une scène champêtre digne d'arracher de tes yeux des larmes
bucoliques. Ah! tu me verras ce soir transformé en Tityre, assis sur le
bord du puits; et je veux te faire voltiger toi-même au milieu de mes
nymphes. Ah çà! tu sais l'usage du pays? Les ouvrières en journée
mangent à la même table que nous. Ne va pas faire le dédaigneux; songe
que cela se fait dans tout le département, dans les grands châteaux tout
comme chez les bourgeois.
--Oui, oui, je le sais, répondit André; c'est un usage du vieux temps
que les artisans ne cherchent pas à détruire.
--Moi, j'aime beaucoup cet usage-là, parce que les filles sont jolies.
Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses)
n'admet au logis que des ouvrières de quatre-vingts ans, je saurai fort
bien les envoyer manger à l'office, ou bien je leur ferai servir des
nougats de pierre à fusil qui les dégoûteront de mon ordinaire. Mais ici
c'est différent: les bouches sont fraîches et les dents blanches. Que la
beauté soit la reine du monde, rien de mieux.

IV.
L'intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand'mère,
matrone pleine de vertus et d'obésité, était assise près de la cheminée
et tricotait un bas gris. C'était une excellente femme, un peu sourde,
mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la
conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui
pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active,
silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine.
Elle était debout devant une grande table couverte d'un tapis vert et
taillait elle-même la besogne aux ouvrières: mais, malgré son caractère
absolu, la dame ne leur parlait qu'avec une extrême politesse, et
souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de
ciseaux fussent soumis à de longues discussions de leur part.
Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles
de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient
au trousseau; la fiancée elle-même brodait le coin d'un mouchoir. La
maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres,
dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d'oeil aux
ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne
comptaient pas cinquante ans à elles trois; elles étaient fraîches,
rieuses et dégourdies à l'avenant. Les têtes blondes des enfants de la
maison, penchées d'un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant
aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des
grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux
noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout à fait
digne des pinceaux de l'école flamande. Mais, comme Calypso parmi
ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses
ouvrières en caquet et en beauté. Du haut de sa chaise à escabeau, comme
du haut d'un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la
voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu'Henriette était comptée
parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si
tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et
promenait sur les hommes le regard brillant et serein d'une gloire à
son apogée. Aucune robe d'alépine ne dessinait avec une netteté plus
orgueilleuse l'étroit corsage et les riches contours d'une taille
impériale; aucun bonnet de tulle n'étalait ses coquilles démesurées et
ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus
splendide de cheveux crêpés.
A l'arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme
le son de l'orgue lorsque le plain-chant de l'officiant écourte sans
cérémonie les dernières modulations d'une ritournelle où l'organiste
s'oublie. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels André
salua timidement et supporta le moins gauchement qu'il put le regard
oblique de l'aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son
mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière
ne salua le soleil levant d'un plus gai ramage. Joseph se mêla à la
conversation, et voyant André mal à l'aise entre les deux matrones, il
l'attira auprès du jeune groupe.
--Mademoiselle Henriette, dit-il d'un ton moitié familier, moitié humble
(note qu'il était important de toucher juste avec la belle couturière,
et dont Joseph avait très-bien étudié l'intonation), voulez-vous me
permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de
Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garçon, comme vous
voyez? Il n'ose pas vous dire sa peine; mais le fait est qu'il a tourné
autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et
qu'il n'a pas pu vous approcher; vous êtes inabordable au bal, et quand
on n'a pas obtenu votre promesse un mois d'avance, on peut y renoncer.
Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur
naïve lui monta au visage. Tandis qu'elle engageait avec Joseph un
échange d'oeillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite
Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine; car
elle le regardait maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d'un petit
air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans
qu'avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d'avouer le mal
qu'elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé,
beaucoup hésité, Sophie avoua qu'elle avait dit a Louisa:
--Ce monsieur André m'a fait danser deux fois hier soir; cela n'empêche
pas qu'il ne soit fier _comme tout_, il ne m'a pas dit trois mots.
--Ah! mon cher André, s'écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en
note.
--Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite
Sophie n'accaparât l'attention des jeunes gens; tout le monde l'a
remarqué: André a bien l'air d'un noble; il ne rit que du bout des dents
et ne danse que du bout des pieds; je disais en le regardant: Pourquoi
est-ce qu'il vient au bal, ce pauvre monsieur? ça ne l'amuse pas du
tout.
André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre:
En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m'amusait pas du
tout; mais Joseph lui coupa la parole en disant:
--Ah! ah! de mieux en mieux, André; mademoiselle Henriette t'a regardé;
que dis-je? elle t'a contemplé, elle s'est beaucoup occupée de toi.
Sais-tu que tu as fait sensation? Ma foi! je suis jaloux d'un pareil
début. Mais voyez-vous, mes chères petites; pardon! je voulais dire mes
belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu'il ne mérite
pas; vous l'accusez d'être fier lorsqu'il n'est que triste, et il faudra
bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu'il est
amoureux.
--Ah!!!... s'écrièrent à la fois toutes les jeunes filles.
--Oh! mais, amoureux! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique!
--Frénétique! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux.
--Oui! répondit Joseph, cela veut dire très-amoureux, amoureux comme
le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa;
comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous,
mademoiselle Juliette; comme....
--Voulez-vous vous taire! voulez-vous vous taire! s'écrièrent-elles
toutes en carillon.
Madame Marteau fronça le sourcil en voyant que l'ouvrage languissait, la
grand'mère sourit, et Henriette rétablit le calme d'un signe majestueux.
--Si vous n'aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses
ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux.
--Et je vais vous le dire en grande confidence, répondit Joseph; chut!
écoutez bien, vous ne le direz pas?...
--Non, non, non, s'écrièrent-elles.
--Eh bien! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd
l'esprit et l'appétit; et si vous ne tirez pas au sort laquelle de
vous...
--Oh! le méchant moqueur! dirent-elles en l'interrompant.
--Monsieur Joseph, nous ne sommes pas des enfants, dit Henriette en
affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que
nous sommes trop peu de chose pour qu'il fasse attention à nous. Quand
une ouvrière va raccommoder le linge du château de Morand, le père et
le fils s'arrangent toujours pour ne pas manger à la maison, afin
certainement de ne pas manger avec elle. On la fait dîner toute seule!
ce n'est pas amusant: aussi il n'y a pas beaucoup d'artisanes qui
veuillent y aller. On n'y a aucun agrément, personne à qui parler; et
quels chemins pour y arriver! aller en croupe derrière un métayer! ce n
est pas un si beau voyage à faire, et ce n'est pas comme M. de... C'est
un noble pourtant, celui-là! eh bien! il vient chercher lui-même ses
ouvrières à la ville, et il les emmène dans sa voiture.
--Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph: c'est toujours
vous, mademoiselle Henriette.
--Pourquoi pas? dit-elle en se rengorgeant; avec des gens aussi comme il
faut!...
--C'est-à-dire que mon ami André, reprit Joseph en la regardant d'un air
moqueur, n'est pas un homme comme il faut, selon vos idées.
--Je ne dis pas cela; ces messieurs sont fiers; ils ont raison, si cela
leur convient; chacun est maître chez soi: libre à eux de nous tourner
le dos quand nous sommes chez eux; libre à nous de rester chez nous
quand ils nous font demander.
--Je ne savais pas que nous eussions d'aussi grands torts, dit André
en riant; cela m'explique pourquoi nous avons toujours d'aussi laides
ouvrières; mais c'est leur faute si nous ne nous corrigeons pas; essayez
de nous rendre sociables, mademoiselle Henriette, et vous verrez!
Henriette parut goûter assez cette fadeur; mais, fidèle à son rôle de
princesse, elle s'en défendit.
--Oh! nous ne mordons pas dans ces douceurs-là, reprit-elle; nous sommes
trop mal élevées pour plaire à des gens comme vous; il vous faudrait
quelqu'un comme Geneviève pour causer avec vous; mais c'est celle-là qui
ne souffre pas les grands airs!
--Oh! pardieu! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, à cette
précieuse-là! Je ne connais personne qui se donne de plus grands airs
mal à propos.
--Mal à propos? dit Henriette, il ne faut pas dire cela; Geneviève n'est
pas une fille du commun; vous le savez bien, et tout le monde le sait
bien aussi.
--Ah! je ne peux pas la souffrir votre Geneviève, reprit Joseph; une
bégueule qu'on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme
ses marchandises?
--Qu'est-ce donc que mademoiselle Geneviève, demanda André; je ne la
connais pas...
--C'est la marchande de fleurs artificielles, répondit Joseph, et la
plus grande _chipie_...
En ce moment la servante annonça, avec la formule d'usage dans le pays,
_Voilà madame une telle,_ une des dames les plus élégantes de la ville.
«Oh! je m'en vais, dit tout bas Joseph; voici la quintessence de
bégueulisme.»
Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l'activité
de leur aiguille fut ralentie par la curiosité avec laquelle elles
examinèrent à la dérobée la toilette de la dame, depuis les plumes
de son chapeau jusqu'aux rubans de ses souliers. De son côté, madame
Privat, c'était le nom de la merveilleuse, qui regardait les chiffons du
trousseau avec beaucoup d'intérêt, s'avisa de faire, sur la coupe d'une
manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au
visage d'Henriette en se voyant attaquée d'une manière aussi flagrante
dans l'exercice de sa profession. La dame avait prononcé des mots
inouïs: elle avait osé dire que la manchette était de mauvais goût,
et que les doubles ganses du bracelet n'étaient pas d'un bon genre.
Henriette rougissait et pâlissait tour à tour; elle s'apprêtait à une
réponse foudroyante, lorsque madame Privat, tournant légèrement sur
le talon, parla d'autre chose. L'aisance avec laquelle on avait osé
critiquer l'oeuvre d'Henriette et le peu d'attention, qu'on faisait à
son dépit augmentèrent son ressentiment, et elle se promit d'avoir sa
revanche.
Après que la dame eut parlé assez longtemps avec madame Marteau sans
rien dire, elle demanda si le bouquet de noces était acheté.
--Il est commandé, dit madame Marteau, Geneviève y met tous ses soins;
elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus
jolies fleurs qu'elle ait encore faites.
--Savez-vous que cette petite Geneviève a du talent dans son genre?
reprit madame Privat.
--Oh! dit la grand'mère, c'est une chose digne d'admiration! moi, je ne
comprends pas qu'on fasse des fleurs aussi semblables à la nature. Quand
je vais chez elle et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de
ses modèles, il m'est impossible de distinguer les uns des autres.
--En effet, dit la dame avec indifférence, on prétend qu'elle regarde
les fleurs naturelles et qu'elle les imite avec soin; cela prouve de
l'intelligence et du goût.
--Je crois bien! murmura Henriette, furieuse d'entendre parler
légèrement du talent de Geneviève.
--Oh! du goût! du goût! reprit la vieille, c'est ravissant le goût
qu'elle a, cette enfant! Si vous voyiez le bouquet de noces qu'elle a
fait à Justine, ce sont des jasmins qu'on vient de cueillir, absolument!
--Oh! maman, dit Justine, et ces muguets!
--Tu aimes les muguets, toi? dit à sa soeur Joseph, qui venait de
rentrer.
--Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit madame Marteau;
nous en avons pour cinquante francs seulement pour la toilette de la
mariée, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux; tout
cela coûte bien cher et se fane bien vite.
--Mais combien de temps met-elle à faire ces bouquets? dit Joseph; un
mois peut-être? travailler tout un mois pour cinquante francs, ce n'est
pas le moyen de s'enrichir.
--Oh! monsieur Joseph, vous avez bien raison! dit Henriette d'une voix
aigre, ce n'est certainement pas trop payé; il n'y a guère de profit,
allez, pour les pauvres grisettes, et par-dessus le marché on leur fait
avaler tant d'insolences! On n'a pas toujours le bonheur d'aller en
journée chez du _monde honnête_ comme votre famille, monsieur Joseph; il
y a des personnes qui parlent bien haut chez les autres, et qui, au coin
de leur feu, lésinent misérablement.
--Eh bien! eh bien! dit la grand'mère, qui, placée assez loin
d'Henriette, n'entendait que vaguement ses paroles, qu'a-t-elle donc
à regarder de travers par ici, comme si elle voulait nous manger?
Henriette, Henriette, est-ce que tu dis du mal de nous, mon enfant?
--Eh non! eh non! ma mère, répondit Joseph; tout au contraire,
mademoiselle Henriette nous aime de tout son coeur; car j'en suis aussi,
n'est-ce pas, mademoiselle Henriette?
Pour faire comprendre au lecteur la crainte de la grand'mère, il est bon
de dire que le caquet des grisettes est la terreur de tous les ménages
de L.... Initiées durant des semaines entières à tous les petits secrets
des maisons où elles travaillent, elles n'ont guère d'autre occupation,
après le bal et les fleurettes des garçons, que de colporter de famille
en famille les observations malignes qu'elles ont faites dans chacune,
et même les scandales domestiques qu'elles y ont surpris. Elles trouvent
dans toutes des auditeurs avides de commérage qui ne rougissent pas de
les questionner sur ce qui se passe chez leur voisin, sans songer que
demain à leur tour leur intérieur fera les frais de la chronique dans
une troisième maison. La médisance est une arme terrible dont les
grisettes se servent pour appuyer le pouvoir de leurs charmes et imposer
aux femmes qui les haïssent le plus toutes sortes de ménagements et
d'égards.
Madame Privat sentit l'imprudence qu'elle avait commise, et, sachant
bien qu'il n'était pas de moyen humain, d'empêcher une grisette de
parler, elle prit le parti d'éviter au moins les injures directes, et
battit en retraite.
Lorsqu'elle fut partie, un feu roulant de brocards soulagea le coeur
d'Henriette, et ses ouvrières firent en choeur un bruit dont les
oreilles de la dame durent tinter, si le proverbe ne ment pas.
Au nombre des anecdotes ridicules qui furent débitées sur son compte,
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