André - 06

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faut y renoncer, croyez que j'en aurai du regret, et que je conserverai
de la reconnaissance pour vous.»
Elle s'arrêta toute troublée, et André se sentit si ému qu'il craignit
de se mettre à pleurer devant elle. C'est pourquoi il se retira
précipitamment, en faisant de profonds saluts et en attachant sur elle
des regards pleins de douleur et de tendresse.
Quand il fut sorti, Geneviève se laissa tomber sur une chaise, mit les
deux mains sur son coeur et le sentit battre avec violence. Alors,
épouvantée de ce qu'elle éprouvait et n'osant s'interroger elle-même,
elle se jeta à genoux, et demanda au ciel de lui laisser le calme dont
elle avait joui jusqu'alors.
Elle fut presque malade le reste de la journée, et ne toucha point au
frugal dîner qu'elle avait préparé elle-même comme à l'ordinaire.
Vers le soir, elle s'enveloppa de son petit châle et alla se promener
derrière la ville, dans un lieu solitaire où elle était sûre de pouvoir
rêver en liberté. Quand la nuit vint, elle s'assit sur une éminence
plantée de néfliers, et elle contempla le lever de ces astres dont André
lui avait expliqué la marche. Peu à peu ses idées prirent un cours
extraordinaire, et les connaissances nouvelles que la conversation
d'André lui avait révélées portèrent son esprit vers des pensées plus
vagues, mais plus élevées. Lorsqu'elle revint sur elle-même, elle
s'étonna de trouver à ses agitations de la journée moins d'importance
qu'elle ne l'avait craint d'abord. Elle ressentait déjà l'effet de
ces contemplations où l'âme semble sortir de sa prison terrestre et
s'envoler vers des régions plus pures; mais elle ne se rendait raison
d'aucune de ces impressions nouvelles, et marchait dans ce pays inconnu
avec la surprise et le doute d'un enfant qui lit pour la première fois
un conte de fées.
Geneviève n'était point romanesque; elle n'avait jamais désiré d'aimer
ou d'être aimée. Elle ne pensait aux passions qu'avec crainte, et
s'était promis de s'y soustraire à la faveur d'une vie solitaire et
laborieuse. Naturellement aimante et bonne, elle commençait à pressentir
l'amour d'André pour elle. Elle n'eût pas osé se l'expliquer à
elle-même; mais elle avait compris instinctivement ses tourments, ses
craintes et son chagrin de la matinée. Elle en avait été émue sans
savoir pourquoi, et elle lui avait parlé avec une bienveillance qui ne
cachait pas un sentiment plus vif. Geneviève n'avait pas d'amour, et
quand elle chercha consciencieusement la cause de son trouble, elle
reconnut en elle-même le regret d'avoir commis une imprudence.
«Qu'avais-je donc ce matin, en effet? se demanda-t-elle, et pourquoi
me suis-je laissé émouvoir si vite par les idées et les discours de ce
jeune homme? pourquoi l'ai-je tant remercié? Qu'a-t-il fait pour moi? Il
ma expliqué des choses bien intéressantes, il est vrai; mais il l'a fait
pour soutenir la conversation ou pour le plaisir de voir mon étonnement.
Et puis il m'a apporté un bouquet que j'aurais pu cueillir moi-même dans
les prés, et fait une visite dont, grâce à madame Privat, toute la ville
jase déjà. Pourquoi m'a-t-il fait cette visite? si c'était par amitié,
il aurait dû prévoir à quels dangers il m'exposait. Et moi qui l'ai si
bien senti tout de suite, d'où vient que, sur deux ou trois grandes
paroles qu'il m'a dites, j'ai presque promis de braver, pour le voir,
les railleries des méchants et des sots? Ah! je suis une folle.
Je désire m'élever au-dessus de ma fortune et de mon état: qu'y
gagnerai-je? Quand j'aurai appris tout ce que mes compagnes ignorent;
en serai-je plus heureuse?.... Hélas! il me semble que oui; mais c'est
peut-être un conseil de l'orgueil. Déjà j'étais prête à sacrifier ma
réputation au plaisir d'apprendre la botanique et de causer avec un
jeune homme savant. Mon Dieu, mon Dieu, défendez-moi de ces idées-là, et
apprenez-moi à me contenter de ce que vous m'avez donné.»
Geneviève rentra plus calme et résolue à ne plus revoir André. Elle se
tint parole; car elle reçut les cahiers et les herbiers par Henriette,
et ne les ouvrit pas, dans la crainte d'y trouver trop de tentations.
Elle s'habitua en peu de jours à penser à lui sans trouble et sans
émotion. Une quinzaine s'écoula sans qu'elle sortit de sa retraite et
sans qu'elle entendit parler du désolé jeune homme, qui passait une
partie des nuits à pleurer sous ses fenêtres.

IX.
Mais la Providence voulait consoler André, et le hasard peut-être
voulait faire échouer les résolutions de Geneviève. Un matin elle se
laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes,
et alla chercher des iris dans les Prés-Girault; elle ne savait pas
qu'André l'y avait vue un certain jour qui avait marqué dans sa vie
comme une solennité et qui avait décidé de tout son avenir. Elle se
flattait d'avoir trouvé là un refuge contre tous les regards, un asile
contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s'assit au bord
de l'eau en chantant. Mais aussitôt des pas firent crier le sable
derrière elle. Elle se retourna et vit André.
Un cri lui échappa, un cri imprudent qui l'eût perdue si André eût été
un homme plus habile. Mais le bon et crédule enfant n'y vit rien que
de désobligeant, et lui dit d'un air abattu: «Ne craignez rien,
mademoiselle; si ma présence vous importune, je me retire. Croyez que
le hasard seul m'a conduit ici; je n'avais pas l'espoir de vous y
rencontrer, et je n'aurai pas l'audace de déranger votre promenade.»
La pâleur d'André, son air triste et doux, son regard plein de reproche
et pourtant de résignation, produisirent un effet magnétique sur
Geneviève, «Non, monsieur, lui dit-elle, vous ne me dérangez pas, et je
suis bien aise de trouver l'occasion de vous remercier de vos cahiers...
Ils m'intéressent beaucoup, et tous les jours...» Geneviève se troubla
et ne put achever, car elle mentait et s'en faisait un grave reproche.
André, un peu rassuré, lui fit quelques questions sur ses lectures.
Elle les éluda en lui demandant le nom d'une jolie fleurette bleue qui
croissait comme un tapis étendu sur l'eau. «C'est, répondit André, le
bécabunga, qu'il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu'il
croisse pèle-mêle avec lui.» En parlant ainsi, il se mit dans l'eau
jusqu'à mi-jambes pour cueillir la fleur que Geneviève avait regardée;
il s'y fût mis jusqu'au cou si elle avait eu envie de la feuille sèche
qu'emportait le courant un peu plus loin. Il parlait si bien sur la
botanique qu'elle ne put y résister. Au bout d'un quart d'heure ils
étaient assis tous deux sur le gazon. André jonchait le tablier de
Geneviève de fleurs effeuillées dont il lui démontrait l'organisation.
Elle l'écoutait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et
mélancoliques. André était parfois comme fasciné et perdait tout à fait
le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur
quelque autre partie des sciences naturelles, et Geneviève, toujours
avide de s'élancer dans les régions inconnues, le questionnait avec
vivacité. André voulut, pour lui rendre ses dissertations plus claires,
remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la
différence des climats, l'influence de l'atmosphère sur la végétation,
les diverses régions où les végétaux peuvent vivre, depuis le pin des
sommets glacés du Nord jusqu'au bananier des Indes brûlantes. Mais ce
cours de géographie botanique effrayait l'imagination de Geneviève.
--Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle à plusieurs reprises, la terre est donc
bien grande?
--Voulez-vous en prendre une idée? lui dit André; je vous apporterai
demain un atlas; vous apprendrez la géographie et la botanique en même
temps.
--Oui, oui, je le veux! dit vivement Geneviève; et puis elle songea à
ses résolutions, hésita, voulut se rétracter et céda encore, moitié au
chagrin d'André, moitié à l'envie de voir s'entr'ouvrir les feuillets
mystérieux du livre de la science.
Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa
conscience; mais cette fois la leçon fut si intéressante! Le dessin de
ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la
hauteur de ces plateaux d'où les eaux s'épanchent dans les plaines,
la configuration de ces terres échancrées, entassées, disjointes,
rattachées par des isthmes, séparées par des détroits; ces grands lacs,
ces forêts incultes, ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs,
perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées, toute cette
magie de l'immensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle
revint aux Prés-Girault tous les jours suivants, et souvent le soleil
commençait à baisser quand elle songeait à s'arracher à l'attrait de
l'étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve et à
verser dans cette âme intelligente les trésors que la sienne avait
recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de
jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l'élever
jusqu'à lui et d'être à la fois le créateur et l'amant de son Eve.
Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie
charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules de la rivière;
tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d'aubépines. Tout
en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps
autour d'eux, et, se regardant aussi l'un l'autre, ils s'éveillaient des
magnifiques voyages de leur imagination pour se retrouver dans une oasis
paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlacé l'un à l'autre. Quand
la matinée était un peu avancée, André tirait de sa gibecière un pain
blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de crème
dans quelque chaumière des environs, et il déjeunait sur l'herbe avec
Geneviève. Cette vie pastorale établit promptement entre eux une
intimité fraternelle, et leurs plus beaux jours s'écoulèrent sans que le
mot d'amour fût prononcé entre eux et sans que Geneviève songeât que ce
sentiment pouvait entrer dans son coeur avec l'amitié.
Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là,
vinrent suspendre leurs rendez-vous innocents.
Une semaine s'écoula sans que Geneviève pût hasarder sa mince chaussure
dans les prés humides. André n'y put tenir. Il arriva un matin chez elle
avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura; et, refermant
son atlas, il allait sortir. Geneviève l'arrêta, et, heureuse de le
consoler, heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de
sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d'elle et reprit les leçons
du Pré-Girault. Le jeune professeur, à mesure qu'il se voyait compris,
se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.
Pendant deux mois il vint tous les jours passer plusieurs heures avec
son écolière. Elle travaillait tandis qu'il parlait, et de temps en
temps elle laissait tomber sur la table une tulipe ou une renoncule
à demi faite pour suivre de l'oeil les démonstrations que son maître
traçait sur le papier; elle l'interrompait aussi de temps en temps pour
lui demander son avis sur la découpure d'une feuille ou sur l'attitude
d'une tige. Mais l'intérêt qu'elle mettait à écouter les autres leçons
l'emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art,
contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des
acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer
enchantée et ne s'apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour
elle trouvait, dans le développement de son esprit, une jouissance
enthousiaste qui transformait entièrement son caractère et devant
laquelle sa prudence timide s'était envolée, comme les terreurs de
l'enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être
bientôt forcée de voir les écueils au milieu desquels elle s'était
engagée.
Mademoiselle Marteau se maria, et le surlendemain de ses noces, lorsque
les voisins et les parents furent rentrés chez eux satisfaits et
malades, elle invita ses amies d'enfance à venir dîner sur l'herbe, à
une métairie qui lui avait servi de dot, et qui était située auprès de
la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure
bourgeoisie de la province; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce
n'était pas la première fois que ses manières distinguées et sa conduite
irréprochable lui valaient cette préférence. Déjà plusieurs familles
honorables l'avaient appelée à leurs réunions intimes, non pas, comme
ses compagnes, à titre d'ouvrière en journée, mais en raison de l'estime
et de l'affection qu'elle inspirait. Toute la sévère étiquette derrière
laquelle se retranche la société bourgeoise aux jours de gala, pour se
venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s'était depuis
longtemps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste:
elle n'était regardée précisément ni comme une demoiselle ni comme une
ouvrière, le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection
à cet égard. Geneviève n'appartenait à aucune classe et avait accès dans
toutes.
Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette
position brillante où jamais aucune fille de condition n'avait osé
aspirer, Geneviève l'avait perdue à son insu; elle était devenue
savante, mais elle ignorait encore à quel prix.
Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la
ville, lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire; mais les autres jeunes
personnes, au lieu de l'entourer, comme elles faisaient toujours, pour
l'accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour
leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où
Geneviève s'était assise. Elle ne s'en aperçut pas d'abord; mais le soin
que prit Justine de venir se placer auprès d'elle lui fit remarquer
l'abandon des autres et l'espèce de mépris qu'elles affectaient de
lui témoigner. Geneviève était d'une nature si peu violente qu'elle
n'éprouva d'abord que de l'étonnement; aucun sentiment d'indignation ni
même de douleur ne s'éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini,
plusieurs demoiselles, qui semblaient n'attendre que le moment de fuir
une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent;
les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin,
en évitant avec soin d'approcher de la réprouvée. En vain Justine
s'efforça d'en rallier quelques-unes: elles s'enfuirent ou se tinrent un
instant près d'elle dans une attitude si altière et avec un silence si
glacial que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d'affliger la bonne
Justine, elle feignit de ne pas s'en affecter elle-même et se retira
sous prétexte d'un travail qu'elle avait à terminer. A peine était-elle
seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu'elle entendit
frapper à sa porte, et qu'elle vit entrer Henriette avec un visage
composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention
cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et
même l'émotion qu'elle venait d'éprouver lui causait des suffocations:
elle fut très-contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle
se composa un visage aussi calme que possible; mais Henriette était
résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l'avoir
embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en
face d'un air triste, en lui disant:
--Eh bien?
--Eh bien, quoi? dit Geneviève, à qui la fierté donna la force de
sourire.
--Te voilà revenue? reprit Henriette du même ton de condoléance.
--Revenue de quoi? que veux-tu dire?
--On dit qu'elles se sont conduites indignement... Ah! c'est une
horreur! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons; nous savons aussi
bien des choses que nous dirons, et les plus bégueules auront leur
paquet.
--Doucement! doucement! dit Geneviève; je ne te demande vengeance contre
personne et je ne me crois pas offensée.
--Ah! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son
amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile
de m'en faire un secret; je sais tout ce qui s'est passé; il y a assez
longtemps que j'entends comploter l'affront qui t'a été fait. Ces belles
demoiselles ne cherchaient qu'une occasion, et tu as été au-devant
de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c'est,
Geneviève, de vouloir sortir de son état! Si tu n'avais jamais fréquenté
que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé. Non, non, ce n'est pas
parmi nous que tu aurais été insultée; car nous savons toutes ce que
c'est que d'avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes
pour les autres. Le grand crime en effet que d'avoir un amant! Et toutes
ces princesses-là en ont bien deux ou trois! Nous leur dirons leur fait.
Laisse-les faire, nous aurons notre tour.
Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu'elle faillit
se trouver mal. Elle s'assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent
aussi pâles que ses joues.
--Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec
toute la sincérité de son indiscrète amitié; le mal n'est pas sans
remède; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis.
Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence; tu en avais tant
autrefois! Comment as-tu fait pour la perdre si vite?
--Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois
que vous avez de bonnes intentions; mais vous me faites beaucoup de mal.
Nous reparlerons de tout ceci; mais pour le moment je serais bien aise
de me mettre au lit. Je suis un peu malade.
--Eh bien! eh bien! je vais t'aider. Comment! je te quitterais dans un
pareil moment! Non pas, certes! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître
tes vraies amies; tu as trop compté sur les demoiselles à grande
éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sûre. On
n'apprend pas à avoir bon coeur, cela vient tout seul; et il n y a pas
besoin d'avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine
ton lit? quelle tisane veux-tu boire?
--Rien, rien, Henriette; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.
--Il faut cependant te soigner! Veux-tu te laisser _surmonter_ par le
chagrin? Pauvre Geneviève! elles ont donc été bien insolentes, ces
bégueules? Qu'est-ce qu'on t'a dit? Raconte-moi tout; cela te soulagera.
--Je n'ai vraiment rien à raconter; on ne m'a rien dit de désobligeant,
et je ne me plains de personne.
--En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du
mal qu'on te fait. Si tu savais comme on te déchire! quelle haine on a
pour toi!
--De la haine! de la haine contre moi? Et pourquoi, au nom du ciel?
-Parce qu'on est enchanté de trouver l'occasion de te rabaisser. Tu
excitais tant de jalousie dans le temps où on disait: _Geneviève
première et dernière. Geneviève sans reproche. Geneviève sans pareille!_
Ah! que d'ennemies tu avais déjà! mais elles n'osaient rien dire:
qu'auraient-elles dit? Aujourd'hui elles ont leur revanche: Geneviève
par-ci, Geneviève par-là! Il n'y a pas de filles perdues qu'on n'excuse
pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d'elles. Ah! cela devait
arriver: tu étais montée si haut! A présent on ne te laisse pas
descendre à moitié; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi?
tu es peut-être aussi sage que par le passé; mais on ne veut plus
le croire; on est si content d'avoir une raison à donner! C'est une
infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être
encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C'est incroyable!
Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant; eh bien! ils
sont tous tes ennemis; ils disent que ce n'était pas la peine de faire
tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur parce qu'il est noble
et qu'il parle latin. J'ai beau leur dire qu'il te fait la cour dans de
bonnes intentions, qu'il t'épousera. Ah! bah! ils secouent la tête en
disant que les marquis n'épousent pas les grisettes.--Car, après tout,
disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son
père était ménétrier, et sa mère faisait des gants; sa tante allait chez
les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-soeur est
encore repasseuse de fin à la journée.
--Tout cela n'est pas bien méchant, dit Geneviève; je ne vois pas en
quoi j'en puis être blessée. Après tout, qu'importe à ces messieurs que
je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste? Si
les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s'en
plaindre? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi? A qui
ai-je jamais fait du mal?
--Ah! ma pauvre Geneviève! c'est bien à cause de cela: c'est qu'on sait
que tu es bonne et qu'on ne te craint pas. On n'oserait pas m'insulter
comme on t'a insultée aujourd'hui; on sait bien que j'ai bec et ongles
pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses
pierres dans mon jardin, tandis qu'on en jette dans tes fenêtres et
qu'un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans
mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans
supplier personne, on aura beau jeu avec toi!
--Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu'on essaie de
me faire. Vous êtes bien bonne pour moi; mais vous l'auriez été
encore davantage si vous ne m'aviez pas appris toutes ces mauvaises
nouvelles... Je ne les aurais peut-être jamais sues...
--Tu te serais donc bouché les oreilles? car tu n'aurais pas pu
traverser la rue sans entendre dire du mal de toi; et quand même tu
aurais été sourde, cela ne t'aurait servi à rien; il aurait fallu
être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les
figures. Ah! Geneviève! tu ne sais pas ce que c'est que la calomnie.
Je l'ai appris plusieurs fois à mes dépens!... et je te plains, ma
petite!... Mais j'ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises
langues à se taire.
--En parlant plus haut qu'elles, n'est-ce pas? dit Geneviève en
souriant.
--Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, répondit
Henriette un peu piquée. Tu aurais été plus sage si tu avais fait comme
moi, ma chère.
--Et qu'appelles-tu jouer jeu sur table?
--Agir hardiment et sans mystère, se servir de sa liberté et narguer
ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu'un et
n'en pas rougir; car, après tout, n'avons-nous pas le droit d'accepter
un galant en attendant un mari?
--Eh bien, ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que
je me sois servi de ce droit réservé aux grisettes et que j'aie les
_sentiments_ qu'on m'attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle
tant de scandale?
--Ah! c'est que tu n'y as pas mis de franchise; tu as eu peur, tu t'es
cachée, et l'on fait sur ton compte des suppositions qu'on ne fait pas
sur le nôtre.
--Et pourquoi? s'écria Geneviève, irritée enfin; de quoi me suis-je
cachée? de qui pense-t-on que j'aie peur?
--Ah! voilà, voilà ton orgueil! c'est cela qui te perdra, Geneviève. Tu
veux trop te distinguer. Pourquoi n'as-tu pas fait comme les autres?
pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme,
ne t'es-tu pas montrée avec lui au bal et à la promenade? pourquoi ne
t'a-t-il pas donné le bras dans les rues? pourquoi n'as-tu pas confié à
tes amies, à moi, par exemple, qu'il te faisait la cour? Nous aurions su
à quoi nous en tenir; et, quand on serait venu nous dire: «Geneviève
a donc un amoureux?» nous aurions répondu: «Certainement! pourquoi
Geneviève n'aurait-elle pas un amoureux? Croyez-vous qu'elle ait fait
un voeu? Êtes-vous son héritier? Qu'avez-vous à dire?» Et l'on n'aurait
rien dit, parce que, après tout, cela aurait été tout simple. Au lieu
de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande
réputation de vertu et en même temps écouter les douceurs d'un homme, tu
as gardé ton petit secret fièrement, tu as accordé des rendez-vous aux
Prés-Girault. Tu as beau rougir, pardine! tout le monde le sait, va! Ce
grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas
d'autre métier que de boire et de bavarder, t'a suivie un beau matin. Il
a vu M. André de Morand qui t'attendait au bord de la rivière et qui est
venu t'offrir son bras, que tu as accepté tout de suite. Le lendemain
et tous les jours de la semaine le bourrelier t'a vue sortir à la même
heure et rentrer tard dans le jour. Il n'était pas bien difficile de
deviner où tu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors
on a dit: «Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer
pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en
face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hypocrite, une
prude: il faut la démasquer.» Et puis on a vu M. André se glisser par
les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que, pour n'être
pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de madame Gaudon et
arrivait à ta porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela
était bien malin! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je
savais bien qu'il n'allait pas faire la cour à madame Gaudon, qui
a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le coeur. Je disais à ces
demoiselles: «Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au
bal et de danser toute une nuit avec M. André que de le faire entrer
chez elle par-dessus les fossés?
--Je vous remercie de cette remarque, Henriette; mais n'auriez-vous pas
pu la garder pour vous seule ou me l'adresser à moi-même, au lieu d'en
faire part à quatre petites filles?
--Crois-tu que j'eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte?
Allons donc! quand il n'est question que de toi dans tout le département
depuis deux mois! Mais je vois que tout cela te fâche, nous en
reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.
--Non, dit Geneviève; je me sens mieux, et je vais me mettre à
travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette Je crois que tu as
fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant ne t'en inquiète plus. Je ne
m'exposerai plus à être insultée; et, en vivant libre et tranquille chez
moi, il me sera fort indifférent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y
passe.
--Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose
comme tu fais. Je t'en prie, écoute un bon conseil...
--Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève en l'embrassant d'un air
un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu'elle eût à se retirer.
Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait
trop bon coeur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute
rencontre; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent,
comme elle le disait elle-même, _victime de la calomnie_, et elle ne se
méfiait pas assez d'un certain plaisir involontaire en voyant Geneviève,
dont la gloire l'avait si longtemps éclipsée, tomber dans la même
disgrâce aux yeux du public.
Geneviève, restée seule, s'aperçut que la franchise d'Henriette lui
avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les
reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un
profond dédain pour les basses attaques dont elle était l'objet. Deux
mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d'être ignorée et oubliée,
n'eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs.
Mais depuis qu'une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle
sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se
glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu'elle
faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les
plus importants étaient les plus sots, et où elle ne trouvait à aucun
étage un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de
sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l'effervescence d'un
cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève
gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu'elle
avait le vertige et ne voyait plus très-clairement ce qui se passait
au-dessous d'elle.
Elle se persuada que les clameurs d'une populace d'idiots ne monteraient
pas jusqu'à elle, et qu'elle était invulnérable à de pareilles
atteintes. Elle aurait eu raison s'il y avait au ciel ou sur la terre
une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la
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