André - 08

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je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un
heureux lendemain, c'est que les seuls beaux moments de ma vie sont ceux
que j'ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah! vous ne savez pas depuis
combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais
resté malheureux.
Alors André, encouragé par le regard doux et attentif de Geneviève,
lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son
esprit et de son coeur avant le jour où il l'avait vue pour la première
fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu
pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n'y comprit rien.
--Comment cela peut-il se passer dans la tête d'une personne raisonnable?
lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier,
des passages de roman qui ressemblaient à cela; mais je croyais que les
livres avaient seuls le privilège de nous amuser avec de semblables
folies.
--Ah! Geneviève, lui dit André tristement, il y a dans votre âme une
étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'un enfant, et ce qu'il
y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez! Ce qu'il
y a de plus beau en vous-même, rien ne vous l'a encore révélé. C'est que
vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et
vous convaincre; c'est que l'amour n'a parlé devant vous qu'une langue
grossière ou puérile. Oh! qu'il serait heureux celui qui vous ferait
comprendre ce que c'est qu'aimer! Si vous l'écoutiez, Geneviève, s'il
pouvait vous initier à ces grands secrets de l'âme comme à une merveille
de plus dans les oeuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait à genoux,
et il mourrait de bonheur le jour où vous lui diriez:--J'ai compris.
Geneviève regarda André en silence comme le jour où il lui avait parlé
pour la première fois des étoiles et de la pluralité des mondes; elle
pressentait encore un monde nouveau, et elle cherchait à le deviner
avant d'y engager son coeur. André vit sa curiosité, et il espéra.
--Laissez-moi vous expliquer encore ce mystère. Je n'oserai guère parler
moi-même, je serais trop au-dessous de mon sujet; mais je vous lirai
les poëtes qui ont su le mieux ce que c'est que l'amour, et si vous
m'interrogez, mon coeur essaiera de vous répondre.
--Et pendant ce temps, lui dit Geneviève en souriant, les médisants se
tairont! on les priera d'attendre, pour recommencer leurs injures, que
j aie appris ce que c'est que l'amour, et que je puisse leur dire si je
vous aime ou non.
--Non, Geneviève, on leur dira dès demain que je vous adore, que vous
avez un peu d'amitié pour moi, que je demande à vous épouser, et que
vous y consentez.
--Mais si l'amour ne me vient pas? dit Geneviève.
--Alors vous ferez, en m'acceptant, un mariage de raison, et je mettrai
tous mes soins à vous assurer le bonheur calme que vous craignez de
perdre en aimant.
--Oh! André, vous êtes bon! dit Geneviève en serrant doucement les mains
brûlantes d'André; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne
sais si c'est moi qui suis trop indifférente, ou vous qui êtes trop
passionné; j'ai peur de mon ignorance même et ne sais quel parti
prendre.
--Celui que vous dictera votre coeur; n'avez-vous pas seulement un peu
de compassion?
--Mon coeur me conseille de vous écouter, répondit Geneviève avec
abandon; voilà ce qu'il y a de vrai.
André baisait encore ses mains avec transport lorsque Henriette rentra.
--Eh bien! s'écria-t-elle en voyant la joie de l'un et la sérénité de
l'autre, tout est arrangé! A quand la noce?
--C'est Geneviève qui fixera le jour, répondit André. Vous pouvez, ma
chère Henriette, le dire demain dans toute la ville.
--Oh! s'il ne s'agit que de cela, soyez en paix. Il n'est pas minuit;
demain, avant midi, il n'y aura pas une mauvaise langue qui ne soit
mise à la raison. Oh! quelle joie! quelle bonne nouvelle pour ceux qui
t'aiment! Car tu as encore des amis ma bonne Geneviève! M. Joseph, qui
ne t'aimait pas beaucoup autrefois, il faut l'avouer, se conduit comme
un ange maintenant à ton égard; il ne souffre pas qu'on dise un mot de
travers devant lui sur ton compte, et c'est un gaillard... qu'est-ce que
je dis donc! c'est un brave jeune homme qui sait se faire écouter quand
il parle.
--C'est par amitié pour M. André qu'il agit ainsi, dit Geneviève; je ne
l'en remercie pas moins: tu le lui diras de ma part, car je suppose que
tu lui parles quelquefois, Henriette?
--Ah! des malices? Comment! tu t'en mêles aussi, Geneviève? Il n'y a
plus d'enfants! Il faut bien te passer cela, puisque te voila bientôt
marquise.
--Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chère, et ne
publie pas si vite cette belle nouvelle; c'est encore une plaisanterie;
et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. André et moi, de
rester amis comme nous sommes.
--Qu'est-ce qu'elle dit là? s'écria Henriette; est-ce que vous
vous jouez de nous, monsieur le marquis? Est-ce que ce n'était pas
sérieusement que vous parliez?
Elle était au moment de lui faire une scène; mais il la rassura et lui
dit qu'il espérait vaincre les hésitations de Geneviève; il la pria même
de l'aider, et Henriette, en se rengorgeant, répondit de tout. «N'ai-je
pas déjà bien avancé vos affaires? dit-elle; sans moi, cette petite
sucrée que voilà aurait toujours fait semblant de ne pas vous
comprendre, et vous seriez encore là à vous morfondre sans oser parler.»
Les plaisanteries d'Henriette embarrassaient Geneviève; elle se plaignit
d'être un peu fatiguée, refusa les offres de sa compagne, qui voulait
passer la nuit auprès d'elle, l'embrassa tendrement et toucha légèrement
la main d'André en signe d'adieu.
--Comment! c'est comme cela que vous vous séparez? s'écria Henriette; un
jour de fiançailles! Par exemple! vous ne vous aimez donc pas?
--Qu'est-ce qu'elle veut dire? demanda André à Geneviève en s'efforçant
de prendre de l'assurance, mais en tremblant malgré lui.
--Eh! vraiment, on s'embrasse! dit Henriette. De beaux amoureux, qui ne
savent pas seulement cela!
--Si l'usage l'ordonne, dit André avec émotion, est-ce que vous n'y
consentirez pas, mademoiselle?
--Mais savez-vous, dit Geneviève gaiement, qu'Henriette ira le dire
demain dans toute la ville!
--Raison de plus, dit André un peu rassuré; ce sera un engagement que
vous aurez signé et qui donnera plus de poids à la nouvelle de notre
mariage.
--Oh! en ce cas, je refuse, dit-elle; je ne veux rien signer encore.
--Eh bien! par amitié? reprit André, qui déjà la tenait dans ses bras;
comme vous avez embrassé Henriette tout à l'heure?
--Par amitié seulement, répondit Geneviève en se laissant embrasser.
André fut si troublé de ce baiser, qu'il comprit à peine ensuite comment
il était sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette
sans savoir ce qu'était devenu l'escalier. Cependant, lorsqu'il se
rappela plus tard cet instant d'enivrement, il s'y mêla un souvenir
pénible. Geneviève avait un peu rougi par pudeur; mais son regard était
resté serein, sa main fraîche, et son coeur n'avait pas tressailli,
«C'est ma Galatée, se disait-il; mais elle ne s'est animée que pour
regarder les cieux. Descendra-t-elle de son piédestal, et voudra-t-elle
poser ses pieds sur la terre auprès de moi?»
Cependant l'espérance, qui ne manque jamais à la jeunesse, le consola
bientôt. Geneviève, avec un si noble esprit, ne pouvait pas avoir un
coeur insensible; cette tranquillité d'âme tenait à la chasteté exquise
de ses pensées, à ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait déjà
vu se réaliser un de ses plus beaux rêves, il était le conseil et la
lumière de cette sainte ignorance; maintenant un voeu plus enivrant
lui restait à accomplir, c'était de se placer entr-elle et la divinité
universelle qu'il lui avait fait connaître. Il fallait cesser d'être
le prêtre et devenir le dieu lui-même. L'enthousiasme d'André, les
palpitations de son coeur allaient au-devant d'un pareil triomphe, et
son âme, avide d'émotions tendres, ne pouvait pas croire à l'inertie
d'une autre âme.
De son côté, Geneviève ressentait un peu d'effroi. Les paroles d'André,
ses caresses timides, son accent passionné, lui avaient causé une sorte
de trouble: et quoiqu'elle désirât presque éprouver les mêmes émotions,
elle avait, par instants, comme une certaine méfiance de cette
exaltation dont elle n'avait jamais conçu l'idée et dont elle craignait
de n'être jamais capable.
Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s'abandonna
sans peine à ce bien-être nouveau; elle s'habitua à penser qu'elle
n'était pas seule au monde, qu'une autre âme sympathisait à toute heure
avec la sienne, et que désormais elle ne porterait plus seule le poids
des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s'habillant
le lendemain; et en comparant cette matinée à la journée précédente,
elle s'avoua qu'il lui avait fallu un certain courage pour supporter les
soucis de la veille, et que cette nouvelle journée s'annonçait douce et
calme sous la protection d'un coeur dévoué. «Après tout, se dit-elle,
André est sincère: s'il s'exagère à lui-même aujourd'hui l'amour qu'il
a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d'honnêteté dans
le coeur pour me garder son amitié. Je ne cesserai pas de la mériter:
pourquoi me l'ôterait-il? Et puis, que sais-je? pourquoi refuserais-je
de croire aux belles paroles qu'il me dit? Il en sait bien plus que moi
sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l'avenir.»
En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une
petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité et prit même son
miroir pour l'approcher de la fenêtre; là elle contempla de près ses
joues fines et transparentes comme le tissu d'une fleur, et elle
s'aperçut qu'elle était jolie. «Quelquefois je l'avais cru,
pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c'était de la jeunesse ou de la
beauté. Cependant pour qu'André, après m'avoir vue un instant, soit
resté amoureux de moi tout un an, il faut bien que j'aie quelque chose
de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure:
comme il avait de beaux yeux hier soir! et comme ses mains sont
blanches! Comme il parle bien! Quelle différence entre lui et Joseph, et
tous les autres!»
Elle resta longtemps pensive devant sa glace, oubliant de relever
ses cheveux épars; ses joues étaient animées, et un sourire charmant
l'embellissait encore. Elle s'était levée tard, et la matinée était
avancée. André entra dans la première pièce sans qu'elle l'entendît, et
elle s'aperçut tout à coup qu'il était passé dans l'atelier; il avait
toussé pour l'appeler.
Alors elle se leva si précipitamment qu'elle fit tomber son miroir et
poussa un cri. André, effrayé du bruit que fit la glace en se brisant,
et surtout du cri échappé à Geneviève, crut qu'elle se trouvait mal et
s'élança dans sa chambre. Il la trouva debout, vêtue de sa robe blanche
et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de
Geneviève fut de rire en voyant la terreur d'André pour une si faible
cause; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la
regardait. Il ne l'avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu'elle portait
toujours, comme les grisettes de L..., avait empêché André de savoir si
sa chevelure était belle. En découvrant cette nouvelle perfection, il
resta naïvement émerveillé, et Geneviève devint toute rouge sous ses
longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues.
«Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer,
cherchez dans l'atelier une rose que j'ai faite hier soir. La nuit est
venue et la fièvre m'a prise comme je l'achevais. Je ne sais où je
l'aurai laissée. Vous l'avez peut-être écrasée sous vos pieds dans vos
conférences avec Henriette.
--Dieu m'en préserve! dit André; et, obéissant à regret, il chercha sur
la table de l'atelier. La précieuse rose y était négligemment couchée au
milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri,
et Geneviève, épouvantée, s'élança à son tour dans l'atelier avec ses
cheveux toujours dénoués. Elle trouva André qui tenait la rose entre
deux doigts et la contemplait dans une sorte d'extase.
--Ah ça! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle. A quel jeu
jouons-nous?
--Geneviève, Geneviève! répondit-il, voici un chef-d'oeuvre. A quelle
heure et sous l'influence de quelle pensée avez-vous fait cette rose de
Bengale? quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez? quel rayon
du soleil en a coloré les feuilles?
--Je ne sais pas ce que c'est qu'un sylphe, répondit Geneviève; mais il
y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brûlait les yeux,
et qui, je crois, m'a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j'ai pu
travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc cette
rose; je ne sais pas comment elle est.
--C'est une chose aussi belle dans son genre, répondit André, que
l'oeuvre d'un grand maître; c'est la nature rendue dans toute sa vérité
et dans toute sa poésie. Quelle grâce dans ces pétales mous et pâles!
quelle finesse dans l'intérieur de ce calice! quelle souplesse dans tout
ce travail! quelles étoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela,
Geneviève? Certainement les fées s'en mêlent un peu!
--Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins
mouchoirs de batiste quand ils sont usés, et avec de la gomme et de la
teinture...
--Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas; mais
donnez-moi cette rose et ne mettez pas votre bonnet.
--Vous êtes fou aujourd'hui! prenez cette rose: c'est en effet la
meilleure que j'aie faite. Je ne pensais pas à vous en la faisant.
André la regarda d'un air boudeur et vit sur sa figure une petite
grimace moqueuse. Il courut après elle et la saisit au moment où elle
lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort
embarrassé; car il n'osait ni l'embrasser ni la laisser aller. Il vit
sur son épaule ses beaux cheveux, qu'il baisa.
«Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant. Est-ce qu'on a jamais
baisé des cheveux?»

XII.
On pense bien qu'André dans ses nouvelles leçons ne s'en tint pas à la
seule science. Ses regards, l'émotion de sa voix, sa main tremblante en
effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à
peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son coeur y
répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l'univers
et l'histoire des mondes, il voulut l'initier à la poésie, et par la
lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son
poëte favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente.
Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie.
Elle dévorait avec ardeur les livres qu'André prenait pour elle dans la
petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour
y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui
d'André les plus belles pensées de ses poëtes chéris; et cette
affection, d'abord paisible et douce, se revêtit bientôt d'un éclat
inconnu. Geneviève s'éleva jusqu'à son amant; mais cette égalité ne fut
pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d'esprit, elle
le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva
qu'elle sentait plus vivement que lui ce qu'elle savait, et André fut
pénétré d'admiration et de gratitude; il se sentit heureux bien au
delà de ses espérances. Il vit naître l'enthousiasme dans cette âme
virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour
qu'il avait enseigné.
Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du
prochain mariage d'André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit
part fut Joseph Marteau; et, au grand étonnement de la couturière,
celui-ci fit une exclamation de surprise où n'entrait pas le moindre
signe de joie ou d'approbation.
«Comment! cela ne vous fait pas plaisir? dit Henriette; vous ne me
remerciez pas d'avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la
plus aimable fille du pays?»
Joseph secoua la tête. «Cela me paraît, dit-il, la chose la plus folle
que vous ayez pu inventer. Quelle diable d'idée avez-vous eue là!»
--Fi! monsieur, je ne comprends pas l'indifférence que vous y mettez.
--Cela ne m'est pas indifférent, répondit Joseph. J'en suis fort
contrarié, au contraire.
--Êtes-vous fou aujourd'hui? s'écria Henriette. Ne vous ai-je pas
entendu, hier encore, dire que vous n'estimiez réellement Geneviève que
depuis qu'elle aimait M. André? n'avez-vous pas travaillé vous-même
à rendre M. André amoureux d'elle? Qui est cause de leur première
entrevue? est-ce vous ou moi? Ne m'avez-vous pas priée d'amener
Geneviève chez vous, pour que M. André put la voir?...
--Mais non pas l'épouser, reprit Joseph avec une franchise un peu
brusque.
--Oh! quelle horreur! s'écria Henriette; je vous comprends maintenant,
monsieur; vous êtes un scélérat, et je ne vous reparlerai de ma vie.
Juste Dieu! séduire une fille et l'abandonner, cela vous paraîtrait
naturel et juste; mais l'épouser quand on l'a perdue de réputation, vous
appelez cela une _diable_ d'idée, une invention folle!... Ah! je vois le
danger où je m'exposais en souffrant vos galanteries; mais, Dieu merci,
il est encore temps de m'en préserver. Pauvres filles que nous sommes!
c'est ainsi qu'on abuse de notre candeur et de notre crédulité! Vous
n'abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph; adieu, adieu pour
toujours.

Et Henriette s'enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de
l'apaiser une autre fois, et il chercha André. Mais pendant bien des
jours André fut introuvable. Il passait le temps où il était forcé de
quitter Geneviève à courir les prés comme un fou, et à pleurer d'amour
et de joie à l'ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un
matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée, et, à son
grand déplaisir, il l'entraîna dans le jardin voisin.
--Ah çà! lui dit-il, es-tu fou? Qu'est-ce qui t'arrive? Dois-je en croire
les bavardages d'Henriette et ceux de toute la ville? as-tu l'intention
sérieuse d'épouser Geneviève?
--Certainement, répondit André avec candeur. Quelle question me fais-tu
là?
--Allons, dit Joseph, c'est une folie de jeune homme, à ce que je vois;
mais heureusement il est encore temps d'y songer. As-tu réfléchi un peu,
mon cher André? sais-tu quel âge tu as? connais-tu ton père? espères-tu
lui faire accepter une grisette pour belle-fille? crois-tu que tu auras
seulement le courage de lui en parler?
--Je n'en sais rien, répondit André un peu troublé de cette dernière
question; mais je sais que j'ai droit à un petit héritage de ma mère, et
que cela suffira pour m'enrichir au delà de mes besoins et de ceux de
Geneviève.
--Idée de roman, mon cher! On peut vivre avec moins; mais quand on
a vécu dans une certaine aisance, il est dur de se voir réduit au
nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore, qu'il peut se
remarier, avoir d'autres enfants, te déshériter? Songes-tu que tu auras
des enfants toi-même, que tu n'as pas d'état, que tu n'auras pas de quoi
les élever convenablement, et que la misère te tombera sur le corps à
mesure que l'amour te sortira du coeur?
--Jamais il n'en sortira! s'écria André, il me donnera le courage de
supporter toutes les privations, toutes les souffrances...
--Bah! bah! reprit Joseph, tu ne sais pas de quoi tu parles; tu n'as
jamais souffert, jamais jeûné.
--Je l'apprendrai, s'il le faut.
--Et Geneviève l'apprendra aussi?
--Je travaillerai pour elle.
--À quoi? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es
propre. As-tu fait ton droit? as-tu étudié la médecine? Pourrais-tu être
professeur de mathématiques? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou
même tracer un sillon droit avec la charrue?
--Je ne sais rien d'utile, je l'avoue, repartit André. Je n'ai vécu
jusqu'ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas assez fort pour
exercer un métier; mais le peu que je possède pourra me mettre à l'abri
du besoin.
--Essaies-en, et tu verras.
--Je compte en essayer.
Joseph frappa du pied avec chagrin.
--Et c'est moi qui t'ai mis cette sottise d'amour en tête! s'écria-t-il;
je ne me le pardonnerai jamais! Pouvais-je penser que tu prendrais au
sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse?
--J'étais donc un lâche et un misérable à tes yeux? Tu croyais que je
consentirais à voir diffamer Geneviève sans prendre sa défense et sans
réparer le mal que je lui aurais fait!
--On n'est pas un lâche et un misérable pour cela, dit Joseph en
haussant les épaules; je ne crois être ni l'un ni l'autre, et pourtant
je fais la cour à Henriette; tout le monde le sait, et je la laisse tant
qu'elle veut se bercer de l'espoir d'être un jour madame Marteau. Je
veux être son amant, et voilà tout.
--Vous pouvez parler d'Henriette avec légèreté; quoi que je n'approuve
pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu'à un certain point. Mais
établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève?
--Pas la moindre; j'aime Henriette à la folie, et il n'y a pas un cheveu
de Geneviève qui me tente; je n'entends rien à ces sortes de femmes.
Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Geneviève et
tu lui dois plus qu'à toute autre. Rassure-toi cependant; tu ne seras
pas le dernier, et il n'y a pas de fille inconsolable.
--Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas
Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-dessus; agis avec
Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu
m'ordonne de le faire.
Joseph s'épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami;
il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de
l'imprudence d'André en se disant tout bas: «Heureusement ce n'est pas
encore fait; la grosse voix du marquis n'a pas encore tonné.»
Cet événement ne se fit pas longtemps attendre. Des amis officieux
eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une
grisette. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s'en inquiéta
peu d'abord. Il fut même content, jusqu'à un certain point, de voir
André renoncer à ses rêves d'expatriation. Mais quand on lui eut répété
plusieurs fois que son fils avait manifesté l'intention sérieuse
d'épouser Geneviève, quoiqu'il lui fût encore impossible de le croire,
il commença à se sentir mécontent de cette espèce de bravade, et
résolut d'y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André
franchissait, joyeux et léger, le seuil de sa maison pour aller trouver
Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval et le
fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas
son père au premier coup d'oeil, et, pour la première fois de sa vie, il
se mit à jurer contre l'insolent qui l'arrêtait.
--Doucement, monsieur, répondit le marquis, vous me semblez bien mal
appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites-moi le plaisir de
descendre de cheval et d'ôter votre chapeau devant votre père.
André obéit; et quand il eut mis pied à terre, le marquis lui ordonna de
renvoyer son cheval à l'écurie.
--Faut-il le débrider? demanda le palefrenier.
--Non, dit André, qui espérait être libre au bout d'un instant.
--Il faut lui ôter la selle! cria le marquis d'un ton qui ne souffrait
pas de réplique.
André se sentit gagné par le froid de la peur; il suivit son père
jusqu'à sa chambre.
--Où alliez-vous? lui dit celui-ci en s'asseyant lourdement sur son grand
fauteuil de toile d'Orange.
--A L..., répondit André timidement.
--Chez qui?
--Chez Joseph, répondit André après un peu d'hésitation.
--Où allez-vous tous les matins?
--Chez Joseph.
--Où passez-vous toutes les après-midi?
--A la chasse.
--D'où venez-vous si tard tous les soirs? de chez Joseph et de la
chasse, n'est-ce pas?
--Oui, mon père.
--Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous
n'allez ni chez Joseph ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession
quelque beau livre écrit sur l'art de mentir! Faites-moi le plaisir
d'aller l'étudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu
mieux à l'avenir. M'entendez-vous?
André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit
et obéit. Son père le suivit, l'enferma à double tour, mit la clef dans
sa poche et s'en fut à la chasse.
André, furieux et désolé, maudit mille fois son sort et finit par sauter
par la fenêtre. Il s'en alla passer une heure aux pieds de Geneviève.
Mais, dans la crainte de l'effrayer de la dureté de son père, il lui
cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une
prétendue indisposition du marquis.
Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard
pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu'il le retrouva
sous les verrous il se sentit fort apaisé et l'emmena souper assez
amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire et
signalé sa puissance par un acte éclatant. André, de son côté, ne
montra guère de rancune; il croyait avoir échappé à la tyrannie
et s'applaudissait de sa rébellion secrète comme d'une résistance
intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l'un l'autre et en
se trompant eux-mêmes, l'un se flattant d'avoir subjugué, l'autre
s'imaginant avoir désobéi.
Le lendemain, André s'éveilla longtemps avant le jour; et, se croyant
libre, il allait reprendre la route de L..., quand son père parut comme
la veille, un peu moins menacent seulement.
--Je ne veux pas que tu ailles à la ville aujourd'hui, lui dit-il; j'ai
découvert un taillis tout plein de bécasses. Il faut que tu viennes avec
moi en tuer cinq ou six.
--Vous êtes bien bon, mon père, répondit André; mais j'ai promis à
Joseph d'aller déjeuner avec lui...
--Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d'un ton
calme et ferme; il se passera fort bien de toi pour aujourd'hui. Va
prendre ton fusil et ta carnassière.
Il fallut encore qu'André se résignât. Son père le tint à la chasse
toute la journée, lui fit faire dix lieues à pied, et l'écrasa tellement
de fatigue, qu'il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut
un prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Le jour suivant, il
l'emmena dans sa chambre, et, ouvrant le livre de ses domaines sur une
table, il le força de faire des additions jusqu'à l'heure du dîner. Vers
le soir, André espérait être libre: son père le mena voir tondre des
moutons.
Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude, lui
écrivit quelques lignes, les confia à un enfant du voisinage, qu'elle
chargea d'aller les lui remettre. Le message arriva à bon port, quoique
Geneviève, ne prévoyant pas la situation de son amant, n'eût pris aucune
précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le
petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le
transportèrent d'amour et de douleur.
«Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l'êtes vous-même,
mon ami. Je m'arrête à cette dernière supposition avec raison et avec
désespoir. Si vous étiez bien portant, vous m'écririez pour me donner
des nouvelles de votre père et pour m'expliquer les motifs de votre
absence, vous êtes donc bien mal, puisque vous n'avez pas la force de
penser à moi et de m'épargner les tourments que j'endure! O André!
quatre jours sans te voir, à présent c'est impossible à supporter sans
mourir!»
André sentit renaître son courage. Il viola sans hésitation la consigne
de son père, et courut à travers champs jusqu'à la ville. Il arriva plus
fatigué par les terres labourées, les haies et les fossés qu'il avait
franchis, qu'il ne l'eût été par le plus long chemin. Poudreux et
haletant, il se jeta aux pieds de Geneviève et lui demanda pardon en la
serrant contre son coeur.
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