André - 09

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--Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh! pardonne-moi de t'avoir
fait souffrir?
--Je n'ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle; quels torts
pourriez-vous avoir envers moi? Je ne vous accuse pas, je ne vous
interroge même pas. Comment pourrais-je supposer qu'il y a de votre
faute dans ceci? Je vous vois et je remercie Dieu.

XIII.
Cette sainte confiance donna de véritables remords à André. Il savait
bien qu'avec un peu plus de courage il aurait pu s'échapper plus tôt;
mais il n'osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son père.
Déclarer à Geneviève les traverses qu'elle avait à essuyer pour devenir
sa femme était au-dessus de ses forces. Bien des jours se passèrent sans
qu'il pût se décider à sortir de cette difficulté, soit en affrontant la
colère du marquis, soit en éveillant l'effroi et le chagrin dans l'âme
tranquille de Geneviève. Il erra pendant un mois. On le rencontrait à
toutes heures du jour ou de la nuit courant ou plutôt fuyant à travers
prés ou bois, de la ville au château et du château à la ville; ici
cherchant à apaiser les inquiétudes de sa maîtresse, là tâchant d'éviter
les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui
manqua; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son
coeur et contre son caractère. La fièvre le prit et le plongea dans le
découragement et l'inertie.
Jusque-là il avait réussi à faire accepter à Geneviève toutes les
mauvaises raisons qu'il avait pu inventer pour excuser l'irrégularité
et la brièveté de ses visites. Il éprouva une sorte de satisfaction
paresseuse et mélancolique à se sentir malade; c'était une excuse
irrécusable à lui donner de son absence, c'était une manière d'échapper
à la surveillance et aux reproches du marquis. Le besoin égoïste
du repos parla plus haut un instant que les empressements et les
impatiences de l'amour. Il ferma les yeux et s'endormit presque joyeux
de n'avoir pas six lieues à faire et autant de mensonges à inventer dans
sa journée.
Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu'un, fumait un cigare
à sa fenêtre, il vit une robe blanche traverser furtivement l'obscurité
de la ruelle et s'arrêter, comme incertaine, à la petite porte de la
maison. Joseph se pencha vers cette ombre mystérieuse; et, le feu de son
cigare l'ayant signalé dans les ténèbres, une petite voix tremblante
l'appela par son nom.
«Oh! dit Joseph, ce n'est point la voix d'Henriette. Que signifie cela?»
En deux secondes il franchit l'escalier; et, s'élançant dans la rue,
il saisit une taille délicate, et, à tout hasard, voulut embrasser sa
nouvelle conquête.
--Par amitié et par charité, monsieur Marteau, lui dit-elle en se
dégageant, épargnez-moi, reconnaissez-moi, je suis Geneviève.
--Geneviève! Au nom du diable! comment cela se fait-il?
--Au nom de Dieu! ne faites pas de bruit et écoutez-moi. André est
sérieusement malade. Il y a trois jours que je n'ai reçu de ses
nouvelles, et je viens d'apprendre qu'il est au lit avec la fièvre et le
délire. J'ai cherché Henriette sans pouvoir la rencontrer. Je ne sais où
m'informer de ce qui se passe au château de Morand. D'heure en heure mon
inquiétude augmente; je me sens tour à tour devenir folle et mourir. Il
faut que vous ayez pitié de moi et que vous alliez savoir des nouvelles
d'André. Vous êtes son ami, vous devez être inquiet aussi... Il peut
avoir besoin de vous...
[Illustration: Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant.]
--Parbleu! j'y vais sur-le-champ, répondit Joseph en prenant le chemin
de son écurie. Diable! diable! qu'est-ce que tout cela?
Préoccupé de cette fâcheuse nouvelle, et partageant autant qu'il était
en lui l'inquiétude de Geneviève, il se mit à seller son cheval tout en
grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre
lui-même à chaque courroie qu'il attachait. En mettant enfin le pied
sur l'étrier, il s'aperçut, à la lueur d'une vieille lanterne de fer
suspendue au plafond de l'écurie, que Geneviève était là et suivait tous
ses mouvements avec anxiété. Elle était si pâle et si brisée que, contre
sa coutume, Joseph fut attendri.
--Soyez tranquille, lui dit-il, je serai bientôt arrivé.
--Et revenu? lui demanda Geneviève d'un air suppliant.
--Ah! diable! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en
un quart d'heure. Et puis, si André est vraiment mal, je ne pourrai pas
le quitter!
--Oh! mon Dieu! que vais-je devenir? dit-elle en croisant ses mains
sur sa poitrine. Joseph! Joseph! s'écria-t-elle avec effusion en se
rapprochant de lui, sauvez-le, et laissez-moi mourir d'inquiétude.
--Ma chère demoiselle, reprit Joseph, tranquillisez-vous; le mal n'est
peut-être pas si grand que vous croyez.
--Je ne me tranquilliserai pas; j'attendrai, je souffrirai, je prierai
Dieu. Allez vite... Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite
main sur la main rude du cavalier; s'il meurt, parlez-lui de moi,
faites-lui entendre mon nom, dites-lui que je ne lui survivrai pas d'un
jour!
Geneviève fondit en larmes; les yeux de Joseph s'humectèrent malgré lui.
--Écoutez, dit-il: si vous restez à m'attendre, vous souffrirez trop.
Venez avec moi.
--Oui! s'écria Geneviève; mais comment faire?
--Montez en croupe derrière moi. Il fait une nuit du diable: personne
ne nous verra. Je vous laisserai dans la métairie la plus voisine du
château; je courrai m'informer de ce qui se passe, et vous le saurez
au bout d'un quart d'heure, soit que j'accoure vous le dire et que je
retourne vite auprès d'André, soit que je le trouve assez bien pour le
quitter et vous ramener avant le jour.
[Illustration: En parlant ainsi, Joseph se retourna vers Geneviève...]
--Oui, oui, mon bon Joseph! s'écria Geneviève.
--Eh, bien! dépêchons-nous, dit Joseph; car j'attends Henriette d'un
moment à l'autre, et, si elle nous voit partir ensemble, elle nous
tourmentera pour venir avec nous, ou elle me fera quelque scène de
jalousie absurde.
---Partons, partons vite, dit Geneviève.
Joseph plia son manteau et l'attacha derrière sa selle pour faire un
siège à Geneviève. Puis il la prit dans ses bras et l'assit avec soin
sur la croupe de son cheval; ensuite il monta adroitement sans la
déranger, et piquant des deux, il gagna la campagne; mais, en traversant
une petite place, son malheur le força de passer sous un des six
réverbères dont la ville est éclairée; le rayon tombant d'aplomb sur son
visage, il fut reconnu d'Henriette, qui venait droit à lui. Soit qu'il
craignît de perdre en explications un temps précieux, soit qu'il se fît
un malin plaisir d'exciter sa jalousie, il poussa son cheval et passa
rapidement auprès d'elle avant qu'elle pût reconnaître Geneviève. En
voyant le perfide à qui elle avait donné rendez-vous s'enfuir à toute
bride avec une femme en croupe, Henriette, frappée de surprise, n'eut
pas la force de faire un cri et resta pétrifiée jusqu'à ce que la colère
lui suggéra un déluge d'imprécations que Joseph était déjà trop loin
pour entendre.
C'était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval.
Celui de Joseph était vigoureux; mais, peu accoutumé à un double
fardeau, il bondissait dans l'espoir de s'en débarrasser.
«Tenez-moi bien!» criait Joseph.
Geneviève ne songeait pas à avoir peur. En toute autre circonstance,
rien au monde ne l'eut déterminée à une semblable témérité. Courir les
chemins la nuit, seule avec un libertin avéré comme l'était Joseph,
c'était une chose aussi contraire à ses habitudes qu'à son caractère;
mais elle ne pensait à rien de tout cela. Elle serrait son bras autour
de son cavalier, sans se soucier qu'il fût un homme, et se sentait
emportée dans les ténèbres sans savoir si elle était enlevée par un
cheval ou par le vent de la nuit.
--Voulez-vous que nous prenions le plus court? lui dit Joseph.
--Certainement, répondit-elle.
--Mais le chemin n'est pas bon: la rivière sera un peu haute, je vous en
avertis. Vous n'aurez pas peur?
--Non, dit Geneviève. Prenons le plus court.
--Cette diable de petite fille n'a peur de rien, se dit Joseph, pas même
de moi. Heureusement que la situation d'André m'ôte l'envie de rire, et
que d'ailleurs mon amitié pour lui...
--Que dites-vous donc? il me semble que vous parlez tout seul, lui
demanda Geneviève.
--Je dis que le chemin est mauvais, répondit Joseph, et que si je
tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.
--Dieu nous protégera, dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà
assez malheureux.
--Il faut que j'aie bien de l'amitié pour vous, reprit Joseph au bout
d'un instant, pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre
François; savez-vous que la course est longue! et j'aimerais mieux aller
toute ma vie à pied que de surmener François.
--Il s'appelle François? dit Geneviève préoccupée; il va bien doucement.
--Oh! diable! patience! patience! nous voici au gué. Tenez-moi bien et
relevez un peu vos pieds; je crois que la rivière sera forte.
François s'avança dans l'eau avec précaution, mais quand il fut
arrivé vers le milieu de la rivière, il s'arrêta, et, se sentant trop
embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l'équilibre sur les pierres
mouvantes, il refusa d'aller plus avant. L'eau montait déjà presque aux
genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses
petits pieds.
--Diable! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser; François
commence à perdre pied, et le brave garçon n'ose pas se mettre à la nage
à cause de vous.
--Donnez-lui de l'éperon, dit Geneviève.
--Cela vous plaît à dire! un cheval chargé de deux personnes ne peut
guère nager: si j'étais seul, je serais déjà à l'autre bord; mais avec
vous je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit; je crains de
prendre sur la droite et d'aller tomber dans la prise d'eau, ou de me
jeter trop sur la gauche et d'aller donner contre l'écluse. Il est vrai
que François n'est pas une bête et qu'il saura peut-être se diriger tout
seul.
--Tenez, dit Geneviève, Dieu veille sur nous: voici la lune qui parait
entre les buissons et qui nous montre le chemin; suivez cette ligne
blanche qu'elle trace sur l'eau.
--Je ne m'y fie pas; c'est de la vapeur et non de la vraie lumière. Ah
ça! prenez garde à vous.
Il donna de l'éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit
à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau;
mais il fit de nouvelles difficultés pour aller plus loin, et Joseph
s'aperçut qu'il avait perdu le gué.
--Le diable sait où nous sommes, dit-il; pour, moi, je ne m'en doute
guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.
--Allons tout droit, dit Geneviève.
--Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si François s'engage dans
les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les
trois. Ces diables d'herbes nous prendront comme dans un filet, et vous
aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous
n'en serons pas moins pâture à écrevisses.
--Retournons en arrière, dit Geneviève.
--Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu
de ce brouillard? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus
loin, votre serviteur; il n y a plus moyen de savoir si c'est du sable
ou de l'écume.
En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève et vit distinctement sa
jambe, qu'à son insu elle avait mise à découvert en relevant sa robe
pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et
toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers
dans l'imagination de Joseph avec toutes ses perplexités, et, en la
regardant, il oublia entièrement qu'il avait lui-même les jambes dans
l'eau et qu'il était en grand danger de se noyer au premier mouvement
que ferait son cheval.
--Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti; il ne fait pas
chaud ici.
--Il ne fait pas froid, dit Joseph.
--Mais il se fait tard. André meurt peut-être! Joseph, avançons et
recommandons-nous à Dieu, mon ami.
Ces paroles mirent une étrange confusion dans l'esprit de Joseph: l'idée
de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève et l'image
de cette jolie jambe se croisaient singulièrement dans son cerveau.
«Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève; et si
un de nous seulement en réchappe, qu'il parle de l'autre quelquefois
avec André.»
Geneviève lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle
frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit
courageusement à la nage, avança jusqu'à une éminence et, au lieu de
continuer, revint sur ses pas.
«Il cherche le chemin, il voit qu'il s'est trompé, dit Joseph.
Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.»
Après quelques incertitudes, François retrouva le gué et parvint
glorieusement au rivage.
--Excellente bête! s'écria Joseph; puis, se retournant un peu, il
étouffa une espèce du soupir en voyant la jupe de Geneviève retomber
jusqu'à sa cheville, et il ne put s'empêcher de murmurer entre ses
dents: «Ah! cette petite jambe!»
--Qu'est-ce que vous dites? demanda l'ingénue jeune fille.
--Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.
--Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un
accent si sincère et si pieux que Joseph se retourna tout à fait; et,
en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il
n'osa plus penser à sa jambe et sentit comme une espèce de remords de
l'avoir tant remarquée en un semblable moment.
Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait
laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être
sûr de la discrétion de ses métayers; mais Geneviève ne put se décider
à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la
déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.
--C'est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur
et vous mourrez de froid.
--Non, répondit-elle; donnez-moi votre manteau. J'irai m'asseoir là-bas,
sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.
--Dans cette chapelle abandonnée? vous serez piquée par les vipères;
vous rencontrerez quelque sorcier, quelque _meneur de loups!_
--Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter?
--Ma foi! je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable; mais je
crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes la
nuit dans les pâturages. Ces gens-là n'aiment pas les témoins et les
maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.
--Ne craignez rien pour moi, Joseph; je me cacherai d'eux comme ils se
cacheront de moi. Allez! et pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire
ce qu'il a.
Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule
et s'enfonça dans les longues herbes du pâturage.
«Drôle de fille! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers
la chapelle. Qui est-ce qui l'aurait jamais crue capable de tout cela?
Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas
de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout; elle serait
ennuyeuse à périr... elle l'est déjà passablement.»
Et, tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.
Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès
de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui avec le médecin, la
nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais
avec tristesse. On avait des craintes graves: André ne reconnaissait
personne; il appelait Geneviève; il demandait à la voir ou à mourir. Le
marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand
sacrifice pour soulager son fils que l'abjuration momentanée de son
autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant,
il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève; mais,
lorsqu'il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette
_misérable petite fille_ qui allait être cause de la mort d'André, et
disait qu'il la tuerait s'il la tenait entre ses mains. Au bout d'une
heure, Joseph voyant André un peu mieux, partit pour en informer
Geneviève, et pour calmer autant que possible l'inquiétude où elle
devait être plongée. Il prit à travers prés, et en dix minutes arriva
à la chapelle de Saint-Sylvain: c'était une masure abandonnée depuis
longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait
faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et
tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef
restaient dans l'obscurité, et Joseph se défendit mal d'une certaine
impression désagréable en passant auprès d'une statue mutilée qui gisait
dans l'herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait
un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui
auraient pas fait peur; mais son éducation rustique lui avait laissé
malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s'y complaisait point,
comme font parfois les cerveaux poétiques; il en rougissait au contraire
et cachait ce penchant sous une affectation d'incrédulité philosophique;
mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer
les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la
_grand'bête_ dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La
_grand'bête_ apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l'effroi de
famille en famille. Elle s'efforce de pénétrer dans les métairies pour
empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont
forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c'est avec bien
de la peine qu'ils parviennent à l'éloigner, car les balles de fusil ne
l'atteignent point; et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au
reste, la bête, ou plutôt l'esprit malin qui en emprunte la forme, est
d'un aspect indéfinissable: plusieurs l'ont portée toute une nuit sur
leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les
imprudents qu'elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais
nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de
stature à volonté. Dans l'espace de quelques instants elle passe de la
taille d'une chèvre à celle d'un lapin, et de celle d'un loup à celle
d'un boeuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chèvre, ni un boeuf, ni
un loup, ni un chien enragé: c'est la _grand'bête;_ c'est le fléau
des campagnes, la terreur des habitants, et le triste présage d'une
prochaine épidémie parmi les bestiaux.
Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes; mais
s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se
sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer
devant le danger.
Il s'étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu'elle lui avait
indiqué, lorsqu'un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête,
et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède dont la
longue face pâle semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement
de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal
redoutable; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche
blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l'herbe autour
des tombeaux, et qui s'enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur
les dalles de la chapelle.
Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef; une
croix de bois marquait la place où avait été l'autel. Geneviève était
agenouillée devant cette croix; elle avait roulé son fichu de mousseline
blanche comme un voile autour de sa tête, penchée dans l'immobilité du
recueillement. Un cerveau plus exalté que celui de Joseph l'aurait prise
pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme,
et ne comprenant pas l'émotion que cette femme agenouillée la nuit au
milieu des ruines lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un
sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière;
mais, au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et, se levant à
demi, le questionna d'un air inquiet.
Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité; mais elle
interpréta son silence et s'écria en joignant les mains:
--Au nom du ciel, ne me faites pas languir.., s'il est mort!... ah!
oui... je le vois... Il est mort!... Et elle s'appuya en chancelant
contre la croix.
--Non, non! répondit vivement Joseph; il vit, on peut le sauver encore.
--Ah! merci, merci! dit Geneviève, mais dites-moi bien la vérité, est-il
bien mal?
--Mal? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin: peu de chose à
craindre, peu de chose à espérer; c'est-à-dire que la maladie suit son
cours ordinaire et ne présente pas d'accident impossible à combattre,
mais que par elle-même c'est une maladie grave et qui ne pardonne pas
souvent.
--En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès
de lui, je vais encore prier ici.
Elle se remit à genoux et laissa tomber sa tête sur ses mains
jointes, dans une attitude de résignation si triste que Joseph en fut
profondément touché.
--Je vais y retourner, en effet, répondit-il; mais je reviendrai
certainement vers vous aussitôt qu'il y aura un peu de mieux.
--Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s'il doit mourir cette nuit, il faut
que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j'aurai un
peu d'espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa
maison; mais si je n'ai plus qu'un instant pour le voir sur la terre,
rien au monde ne pourra m'empêcher de profiter de cet instant-là.
Jurez-moi que vous m'avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi
n'aurons plus qu'une heure à vivre.
Joseph le jura.
«Je ne sais ce qu'elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert,
pensait-il en s'éloignant; mais elle me ferait pleurer comme un enfant.»

XIV.
Geneviève pria longtemps; puis elle s'enveloppa du manteau de Joseph et
s'assit sur une tombe, morne et résignée; puis elle pria de nouveau et
marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par
où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante
surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu'elle avait vue se
lever et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant
plus humide et plus froid, lui annonçait l'approche de l'aube, et Joseph
ne revenait pas.
Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle
perdit courage, et s'imaginant qu'André était mort, elle s'enveloppa
la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle
s'apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n'ayant plus rien à
faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se
persuada qu'André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre
à l'abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver
mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se
traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta
le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses
forces dans le sentier de la prairie.
Elle s'arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n'arrivait pas
à sa rencontre; mais, n'entendant et ne voyant personne, elle reprit sa
course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes
du château de Morand.
Dans l'agitation d'une si triste veillée, tous les serviteurs étaient
debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme
vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers
les cours. La vieille cuisinière se signa en disant:
--Hélas! notre jeune maître est _achevé_. Voilà son esprit qui passe.
--Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la
cuisinière. Si c'était l'âme de notre jeune maître, nous l'aurions vue
sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette _chose-là_
vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte
Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.
--M'est avis, observa la laitière, que c'est plutôt l'âme de sa pauvre
mère qui vient le chercher.
--Disons un _Ave_ pour tous les deux, reprit la cuisinière; et ils
s'agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.
Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu'elle voyait aux
fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les
amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d'André.
Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s'élançant vers
elle avec fureur, s'écria en levant le bras d'un air menaçant:
«Qu'est-ce que je vois là? qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici,
intrigante effrontée! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans
ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant, grâce à
vous, mademoiselle; pensez-vous que je vous en remercie?»
Geneviève tomba à genoux.
--Je n'ai pas mérité tout cela, dit-elle d'une voix étouffée; mais
c'est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie...
laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez!
--Que je vous le laisse voir, misérable! s'écria le marquis, révolté
d'une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée? Avez-vous peur de ne
pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque
dans mes bras?
La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la
gorge. Geneviève ne l'écoutait pas; elle avait jeté les yeux sur le lit
d'André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin
et du curé. Elle ne songea plus qu'à courir vers lui, et, se levant,
elle essaya d'en approcher malgré les menaces du marquis.
--Jour de Dieu! maudite créature, s'écria-t-il en se mettant devant elle,
si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet!
--Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume! dit
Joseph en se jetant entre eux deux.
Le marquis recula de surprise.
--Comment, Joseph! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde?
Ne trouvais-tu pas que j'avais raison de la détester et d'empêcher
André....
--C'est possible, interrompit Joseph; mais je ne peux pas entendre
parler à une femme comme vous le faites; sacredieu! monsieur de Morand,
vous ne devriez pas apprendre cela de moi.
--J'aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons!
emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais!
--Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec
moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.
--Ne me défendrez-vous pas contre lui? répondit Geneviève, refusant avec
force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une
misérable ni une effrontée? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une
honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu'il a reçue une fois
dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de
mal à personne, que j'aime André et que j'en suis aimée; mais que je
suis incapable de lui donner un mauvais conseil... Monsieur le marquis,
demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi
approcher du lit d'André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du
mal, je me cacherai derrière son rideau; mais laissez-moi le voir pour
la dernière fois... Après, vous me chasserez si vous voulez, mais
laissez-moi le voir... Vous n'êtes pas un méchant homme, vous n'êtes pas
mon ennemi; que vous ai-je fait? Vous ne pouvez maltraiter une femme.
Accordez-moi ce que je vous demande.
En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à
s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans
sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs
qui, dans l'agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et
cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph
jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si affligé qu'il
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