André - 03

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Henriette en conta une qui ramena le nom de Geneviève dans la
conversation: madame Privat lui avait honteusement marchandé une
couronne de roses qu'elle s'était ensuite donné les gants d'avoir fait
venir de Paris et payée fort cher.
Joseph, qui n'aimait pas Geneviève, déclara que c'était bien fait, et
il prit plaisir à lutiner Henriette en rabaissant le talent de la jeune
fleuriste.
--Oh! pour le coup, s'écria Henriette avec colère, ne dites pas de mal
de celle-là; de nous autres, tant que vous voudrez, nous nous moquons
bien de vous; mais personne n'a le droit de _donner du ridicule_ à
Geneviève: une fille qui vit toute seule enfermée chez elle, travaillant
ou lisant le jour et la nuit, n'allant jamais au bal, n'ayant peut-être
pas donné le bras à un homme une seule fois dans sa vie...
--Ah! ah! dit Joseph, vous verrez qu'elle s'y mettra un beau jour et
qu'elle fera pis que les autres; je me méfie de l'eau dormante et des
filles qui lisent tant de romans.
--Des romans! appelez-vous des romans ces gros livres qu'elle feuillette
toute la journée, et qui sont tout pleins de mots latins où je ne
comprends rien, et où vous ne comprendriez peut-être rien vous-même?
--Comment! dit André, mademoiselle Geneviève lit des livres latins?
--Elle étudie des traités de botanique, répondit Joseph. Parbleu! c'est
tout simple, c'est pour son état.
--C'est donc une personne tout à fait distinguée? reprit André.
--Oui-da, je crois bien! repartit Henriette; je vous le disais tout à
l'heure, c'est une grisette comme celle-là qu'il faudrait pour dîner
avec monsieur! Mais tout marquis que vous êtes, monsieur André, vous
feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler; on parle
de fierté: c'est elle qui sait ce que c'est!
--Mais qu'est-elle donc elle-même? interrompit Joseph; de quel droit
s'élève-t-elle au-dessus de vous?
--Ne croyez pas cela, monsieur; avec nous elle est aussi bonne camarade
que la première venue.
--Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et à la promenade avec vous?
--C'est son caractère; elle aime mieux étudier dans ses livres. Mais
elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagné une petite somme.
Elle nous donne des gâteaux et du thé; et puis elle chante pour nous
faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre
flûte. Il faut voir comme elle nous reçoit bien! quelle propreté chez
elle! c'est un petit palais! On ne dira pas qu'elle est aidée par ses
amants, celle-là!
--Ah! oui, des jolis bals! dit Joseph, des bals sans hommes! Je suis sûr
que vous vous ennuyez.
--Voyez-vous cet orgueil! ces messieurs se figurent qu'on ne pense qu'à
eux!
--A quoi tout cela la mènera-t-il? reprit Joseph; trouvera-t-elle un
mari sous les feuillets de ses vieux livres ou dans les boutons de ses
fleurs?
--Bah! bah! un mari! quel est donc l'artisan qui pourrait épouser
une femme comme elle? Un beau mari pour elle qu'un serrurier ou un
cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir! Et quant à
vous, mes beaux messieurs, vous n'épousez guère, et Geneviève est trop
fière pour être votre _bonne amie_ autrement.
--Dites qu'elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui
n'aiment rien.
Vous la connaissez bien, en vérité! dit Henriette, en haussant les
épaules; c'est le coeur le plus sensible: elle aime ses amies comme des
soeurs, elle aime ses fleurs, comme quoi dirai-je?... comme des enfants.
Il faut la voir se promener dans les prés et trouver une fleur qui lui
plaît! c'est une joie, c'est un amour! Pour une petite marguerite dont
je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir; quelquefois elle
sort avec le jour, pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant
que vous ne soyez sortis du nid, vous autres, oiseaux sans plumes.
--En vérité! s'écria André vivement; en ce cas c'est elle que j'ai
rencontrée un jour.... Il se tut tout à coup, et sortit un instant
après, pour cacher l'émotion et la joie qu'il éprouvait de retrouver la
trace de sa belle rêveuse de la prairie.
--Voyez-vous ce garçon-là? dit Joseph aux ouvrières, lorsque André eut
quitté la chambre: il est fou.
--Il est _tout étrange_, en effet, répondit Henriette.
--Il faut que je vous dise son véritable mal, reprit Joseph; il s'ennuie
faute d'être amoureux, et il faut, mesdemoiselles, que vous m'aidiez à
le guérir de cet ennui-là.
--Oh! nous ne nous en mêlons pas! s'écrièrent-elles toutes, non sans
jeter un regard attentif sur André, qui passait à la fenêtre.
--Je parle sérieusement, chère Henriette, dit Joseph, qui rencontra
la belle couturière un instant avant le dîner dans le corridor de la
maison; il faut que vous m'aidiez à consoler mon ami André.
--Plaisantez-vous? répondit-elle d'un air dédaigneux; adressez-vous à un
médecin si _ce monsieur_ est fou.
--Non, il n'est pas fou, belle Henriette; il est trop sage au contraire.
Il n'ose pas seulement trouver une femme jolie. Fiez-vous à ces
amoureux-là; dès qu'ils ont secoué leur mauvaise honte, ce sont les plus
tendres amants du monde. Mais ne croyez pas que je parle de vous, non,
mille dieux! Si vous voulez avoir pitié de quelqu'un ici, j'aime autant
que ce soit de moi que de lui. Je veux dire, en deux mots, qu'André
deviendrait amoureux s'il voyait Geneviève; c'est tout à fait la beauté
qu'il aimera.
--Eh bien! monsieur, qu'il aille à la messe de sept heures, et il la
verra dimanche prochain. En quoi cela me regarde-t-il?
--Oh! il faut qu'il la voie dès aujourd'hui; vous le pouvez; allez la
chercher après dîner; dites-lui qu'elle vienne danser dans la cour avec
vous, et vous verrez que mon André commencera tout de suite à soupirer.
--Ah çà! est-ce que vous êtes fou, monsieur Marteau? quelle proposition
me faites-vous?
--Aucune! comment? que supposez-vous? auriez-vous de mauvaises idées?
Ah! mademoiselle Henriette, je croyais que vous n'aviez jamais entendu
parler de choses semblables!....
Henriette devint rouge comme son foulard.
--Mais qu'est-ce que vous me demandez donc? d'amener Geneviève pour que
ce monsieur lui fasse la cour, apparemment? Est-ce une conduite honnête?
--Eh! pourquoi pas? si vous avez l'âme pure comme moi, trouvez-vous
malhonnête que mon ami André fasse la cour à votre amie Geneviève? Je
réponds de lui; est-ce que vous ne répondriez pas d'elle?
--Oh! _ce n'est pas l'embarras!_ j'en réponds comme de moi.
Joseph fit la grimace d'un homme qui avale une noix; puis il reprit d'un
air très-sérieux:
--En ce cas, je ne vois pas de quoi vous vous effarouchez. Quand même
André, qui est le plus vertueux des hommes, deviendrait un scélérat
d'ici à une heure, la vertu de mademoiselle Geneviève serait-elle
compromise par ses tentatives? Qu'elle vienne, croyez-moi, belle
Henriette; ce sera une danseuse de plus pour notre bal de ce soir, et
nous nous amuserons du petit air niais d'André et du grand air froid de
Geneviève. Ne voilà-t-il pas une intrigue qui les mènera loin?
--Au fait, c'est vrai, dit Henriette, ce petit monsieur sera drôle avec
ses révérences; et quant à Geneviève, elle n'a pas à craindre qu'on dise
du mal d'elle tant qu'elle ira quelque part avec moi.
Joseph fit la contorsion d'un homme qui avalerait une pomme.
--J'aurai bien de la peine à la décider, ajouta Henriette; elle ne va
jamais chez les bourgeois; et elle a raison, monsieur Joseph! les
bourgeois ne sont pas des maris pour nous; aussi nous n'écoutons guère
leurs fleurettes; tenez-vous cela pour dit.
--Pour le coup, dit Joseph, j'avale une citrouille qui m'étouffera!
Pardon, mademoiselle, ce sont des spasmes d'estomac. Voici le dîner qui
sonne; permettez-moi de vous offrir mon bras. C'est convenu, n'est-ce
pas?
--Quoi donc, monsieur, s'il vous plaît?
--Que vous irez chercher Geneviève après dîner?
--J'essaierai.

V.
Henriette essaya en effet, pour complaire à Joseph Marteau, dont elle
aurait été bien aise de rendre sérieuses les protestations d'amour. Du
reste, elle feignait d'admirer beaucoup la vertu de Geneviève, et, par
esprit de corps, elle ne cessait de vanter la supériorité de cette
grisette, en sagesse et en esprit, sur toutes les dames de la ville;
mais intérieurement elle n'approuvait pas trop la rigidité excessive de
sa conduite. Elle croyait que le bonheur n'est pas dans la solitude du
coeur, et son amitié pour elle la portait à lui conseiller sans cesse
d'écouter quelque galant.
Elle fut forcée de dissimuler avec Geneviève pour la décider à venir
chez madame Marteau. La jeune fleuriste ne se rendit qu'en recevant
l'assurance de n'y rencontrer que les filles de la maison et les
ouvrières d'Henriette.
Pour aider à ce mensonge, Joseph, sans rien dire à André, le mena faire
un tour de promenade dans la ville, et ne rentra que lorsqu'il jugea
Geneviève et Henriette arrivées.
Ils les rejoignirent dans le petit jardin qui était situé derrière la
maison. Geneviève donnait le bras à la grand'mère, qui s'appuyait sur
elle d'un air affectueux en lui disant:
«Viens ici, mon enfant, je veux te montrer mes hémérocales, tu n'as
jamais rien vu de plus beau. Quand tu les auras regardées, tu voudras en
faire pour le bouquet de Justine; c'est une fleur du plus beau blanc:
tiens, vois!»
Geneviève ne s'apercevait pas de la présence des deux jeunes gens; ils
marchaient doucement derrière elle, Joseph faisant signe aux autres
jeunes filles de ne pas les faire remarquer. Geneviève s'arrêta et
regarda les fleurs sans rien dire; elle semblait réfléchir tristement.
--Eh bien, dit la vieille, est-ce que tu n'aimes pas ces fleurs-là?
--Je les aime trop, répondit Geneviève d'un petit ton précieux rempli de
charmes. C'est pour cela que je ne veux pas les copier. Ah! voyez-vous,
madame, je ne pourrais jamais; comment oserais-je espérer de rendre
cette blancheur-là et le brillant de ce tissu? du satin serait trop
luisant, la mousseline serait trop transparente; oh! jamais, jamais! Et
ce parfum! qu'est-ce que c'est que ce parfum-là? qui l'a mis dans cette
fleur? où en trouverais-je un pareil pour celles que je fais? Le bon
Dieu est plus habile que moi, ma chère dame!
En parlant ainsi, Geneviève, s'appuyant sur le vase de fleurs, pencha
sur les hémérocalles son front aussi blanc que leur calice, et resta
comme absorbée par la délicieuse odeur qui s'en exhalait.
C'est alors seulement qu'André put voir son visage, et il reconnut sa
dame d'amour, comme il l'appelait dans ses pensées, en souvenir des deux
vers de la romance.
Geneviève ne ressemblait en rien à ses compagnes: elle était petite
et plutôt jolie que belle; elle avait une taille très-mince et
très-gracieuse, quoiqu'elle se tînt droite à ne pas perdre une ligne de
sa petite stature. Elle était très-blanche, peu colorée, mais d'un ton
plus fin et plus pur que la plus exquise rose musquée qui fût sortie de
son atelier. Ses traits étaient délicats et réguliers; et quoique
son nez et sa bouche ne fussent pas d'une forme très-distinguée,
l'expression de ses yeux, et la forme de son front lui donnaient l'air
fier et intelligent. Sa toilette n'était pas non plus là même que celle
des grisettes de son pays; elle se rapprochait des modes parisiennes,
car elle avait étudié son art à Paris. Aussi ses compagnes toléraient
beaucoup d'innovations de sa part. Seule dans toute la ville elle se
permettait d'avoir un tablier de satin noir, et même de porter dans sa
chambre un tablier de foulard; ce qui, malgré toute la bienveillance
possible, faisait bien un peu jaser. Elle avait hasardé de réduire les
immenses dimensions du bonnet distinctif des artisanes de L...;
elle convenait bien que sur le corps d'une grande femme cette
_fanfrelucherie_ de rubans et de dentelles ne manquait pas d'une grâce
extravagante; mais elle objectait que sa petite personne eût été écrasée
par une semblable auréole, et elle avait adopté le petit bonnet parisien
à ruche courte et serrée, dont la blancheur semblait avoir été mise au
défi par celle du visage qu'elle entourait. Elle avait en outre une
recherche de chaussure tout à fait ignorée dans le pays; elle tricotait
elle-même avec du fil extrêmement fin ses gants et ses bas à jour. André
reconnut à ses mains des gants pareils à celui qu'il possédait; il
admira la petitesse de ses mains et celle des pieds que chaussaient
d'étroits souliers de prunelle à cothurnes rigidement serrés; la robe,
au lieu d'être collante comme celle de ses compagnes, était ample et
flottante; mais elle dessinait une ceinture dont une fille de dix ans
eût été jalouse, et à travers la percale fine et blanche on devinait des
épaules et des bras couleur de rose.
Lorsqu'elle aperçut Joseph, qui lui adressa le premier la parole, elle
le salua avec une politesse froide; mais Joseph avait le moyen de
l'adoucir.
--Oh! mademoiselle Geneviève, lui dit-il, j'ai bien pensé à vous hier à
la chasse; imaginez qu'il y a auprès de l'étang du _Château-Fondu_ des
fleurs comme je n'en ai jamais vu; si j'avais pu trouver le moyen de les
apporter sans les faner, j'en aurais mis pour vous dans ma gibecière.
--Vous ne savez pas ce que c'est?
--Non, en vérité! mais cela a deux pieds de haut; les feuilles sont
comme tachées de sang; les fleurs sont d'un rose clair, avec de grandes
taches de lie de vin; on dirait de grandes guêpes avec un dard, ou de
petites vilaines figures qui vous tirent la langue; j'en ai ri tout seul
à m'en tenir les côtes en les regardant.
--Voilà une plante fort singulière, dit Geneviève en souriant.
--Je crois, dit timidement André, autant que mon peu de savoir en
botanique me permet de l'affirmer, que ce sont des plantes ophrydes
appelées par nos bergers _herbe aux serpents_[1].
[Note 1: C'est le satyrion-bouquin.]
--Ah! pourquoi ce nom-là? dit Geneviève; qu'est-ce que ces pauvres
fleurs ont de commun avec ces vilaines bêtes?
--Ce sont des plantes vénéneuses, répondit André, et qui ont quelque
chose d'affreux en elles malgré leur beauté; ces taches de sang d'abord,
et puis une odeur repoussante. Si vous les aviez vues, vous auriez
trouvé quelque chose de méchant dans leur mine; car les plantes ont une
physionomie comme les hommes et les animaux.
--C'est drôle ce que tu dis là, reprit Joseph; mais c'est parbleu vrai!
Quand je le dis que ces fleurs m'ont fait l'effet de me rire au nez, et
que je n'ai pas pu m'empêcher d'en faire autant!
--D'autant plus que pour les cueillir dans cet endroit, répondit André,
il faut courir un certain danger: l'étang de Château-Fondu a des bords
assez perfides.
--Où prenez-vous ce Château-Fondu? demanda Henriette.
--Auprès du château de Morand, répondit Joseph. Oh! c'est un endroit
singulier et assez dangereux en effet. Figurez-vous un petit lac au
milieu d'une prairie: l'eau est presque toute cachée par les roseaux et
les joncs; cela est plein de sarcelles et de canards sauvages: c'est
pourquoi j'y vais chasser souvent.
--Quand tu dis chasser, tu veux dire braconner, interrompit André.
[Illustration: En parlant ainsi, Geneviève, s'appuyant sur le vase de
fleurs...]
--Soit. Je vous disais donc qu'on ne voit presque pas où l'eau commence,
tant cela est plein d'herbes. Sur les bords il y a une espèce de gazon
mou où vous croyez pouvoir marcher; pas du tout: c'est une vase verte
où vous enfoncez au moins jusqu'aux genoux, et très-souvent jusque
par-dessus la tête.
--La tradition du pays, reprit André, est qu'autrefois il y avait un
château à la place de cet étang. Une belle nuit le diable, qui avait
fait signer un pacte au châtelain, voulut emporter sa proie et planta
sa fourche sous les fondations. Le lendemain on chercha le château dans
tout le pays; il avait disparu. Seulement on vit à la place une mare
verte dont personne ne pouvait approcher sans enfoncer dans la vase, et
qui a gardé le nom de Château-Fondu.
--Voilà un conte comme je les aime, dit Geneviève.
--Ce qui accrédite celui-là reprit André, c'est que dans les chaleurs,
lorsque les eaux sont basses, on voit percer çà et là des amas de terres
ou de pierres verdâtres que l'on prend pour des créneaux de tourelles.
--Je ne sais ce qui en est, dit Joseph; mais il est certain que mon
chien, qui n'est pas poltron, qui nage comme un canard, et qui est
habitué à barboter dans les marais pour courir après les bécassines, a
une peur effroyable du Château-Fondu; il semble qu'il y ait là je ne
sais quoi de surnaturel qui le repousse; je le tuerais plutôt que de l'y
faire entrer.
--C'est un endroit tout à fait merveilleux, dit Geneviève. Est-ce bien
loin d'ici?
--Oh! mon Dieu, non, dit André, qui mourait d'envie de rencontrer encore
Geneviève dans les prés.
--Pas bien loin, pas bien loin! dit Joseph; il y a encore trois bonnes
lieues de pays. Mais voulez-vous y aller, mademoiselle Geneviève?
--Non, monsieur; c'est trop loin.
--Il y aurait un moyen: je mettrais mon gros cheval à la patache, et...
--Oh! oui, oui! s'écrièrent Henriette et ses ouvrières! menez-nous au
Château-Fondu, monsieur Joseph!
--Et nous aussi! s'écrièrent les petites soeurs de Joseph; nous aussi,
Joseph! En patache, ah! quel plaisir!
--J'y consens si vous êtes sages. Voyons, quel jour!
--Pardine! c'est demain dimanche, dit Henriette.
[Illustration: Joseph Marteau.]
--C'est juste. A demain donc. Vous y viendrez avec nous, mademoiselle
Geneviève?
--Oh! je ne sais, dit-elle avec un peu d'embarras. Je crois que je ne
pourrai pas. Je ne vous suis pas moins reconnaissante, monsieur.
--Allons! allons! voilà tes scrupules, Geneviève, dit Henriette. C'est
ridicule, ma chère. Comment, tu ne peux pas venir avec nous quand les
demoiselles Marteau y viennent?
--Ces demoiselles, lui dit tout bas Geneviève, sont sous la garde de
leur frère.
--Eh! mon Dieu! dit tout haut Henriette, tu seras sous la mienne. Ne
suis-je pas une fille majeure, établie, maîtresse de ses actions? Y
a-t-il, _n'importe où, n'importe qui_, assez malappris pour me regarder
de travers? Est-ce qu'on ne se garde pas-soi-même d'ailleurs? Tu es
ennuyeuse, Geneviève, toi qui pourrais être si gentille! Allons, tu
viendras, ma petite! Mesdemoiselles, venez donc la décider.
--Oh! oui! oui! Geneviève, tu viendras, dirent toutes les petites
filles; nous n'irons pas sans toi.
Justine, l'aînée des filles de la maison, passa son bras sous celui de
Geneviève en lui disant:
--Je vous en prie, ma chère, venez-y. Et elle ajouta, en se penchant à
son oreille: Vous savez que je ne puis causer qu'avec vous.
--Eh bien! j'irai, dit Geneviève toute confuse, puisque vous le voulez
absolument.
--Comme vous êtes aimable! dit Justine.
--Oh! ne vous y fiez pas! s'écria Henriette; voilà comme elle fait
toujours. Elle promet pour se débarrasser des gens, et au moment de
partir elle trouve mille prétextes pour rester. C'est une menteuse:
faites-lui donner sa parole d'honneur.
--Allez-y, mon enfant, dit madame Marteau à Geneviève. Je ne puis y
aller; sans cela je vous accompagnerais. Mais, si vous êtes obligeante,
vous me remplacerez auprès de mes petites. Joseph est un grand fou,
ces demoiselles-là sont un peu étourdies: elles s'amuseront, elles
danseront, et elles feront bien; mais pendant ce temps les petites
filles pourraient bien se jeter dans ce vilain Château-Fondu. Vous,
Geneviève, qui êtes sage et sérieuse comme une petite maman, vous les
surveillerez, et je vous en saurai tout le gré possible.
--Cela me décide tout à fait, répondit Geneviève. J'irai, ma chère dame;
mesdemoiselles, je vous en donne ma parole d'honneur.
--Oh! quel bonheur! s'écrièrent les petites Marteau; tu joueras avec
nous, Geneviève; tu nous feras des couronnes de marguerites et des
paniers de jonc, n'est-ce pas?
--Un instant, un instant, dit Joseph; combien serons-nous? Neuf femmes,
André et moi. Je ne peux mettre tout ce monde-là dans ma patache: il
faut nous mettre en quête d'une seconde voiture.
--Mon père a un char à bancs, qu'il nous prêtera volontiers, dit André.
--A la bonne heure, voilà qui est convenu, reprit Joseph. Tu iras
coucher ce soir chez toi, et tu seras revenu ici de grand matin avec ton
équipage. Très-bien. Maintenant préparons-nous à nous amuser demain en
nous amusant aujourd'hui. Voulez-vous danser? voulez-vous jouer aux
barres, à cache-cache, aux petits paquets?
--Dansons, dansons! crièrent les jeunes filles.
Joseph tira sa flûte de sa poche, grimpa sur des gradins de pierre
couverts d'hortensias, et se mit à jouer, tandis que ses soeurs et les
grisettes prirent place sous les lilas. André mourait d'envie d'inviter
Geneviève: c'est pourquoi il ne l'osa pas et s'adressa à Henriette, qui
fut assez fière d'avoir accaparé le seul danseur de la société.
Néanmoins, guidée par un regard de Joseph, elle entraîna son cavalier
vis-à-vis de Geneviève, qui avait pris pour danseuse la plus petite des
demoiselles Marteau.
Geneviève rougit beaucoup quand il fut question de toucher la main
d'André: c était la première fois de sa vie que pareille chose lui
arrivait; mais elle prit courageusement son parti et montra une gaieté
douce qu'elle n'aurait pas espérée d'elle-même si elle eût prévu une
heure auparavant qu'elle dût sortir à ce point de ses habitudes.
«Eh bien! savez-vous une chose? s'écria Joseph à la fin de la
contredanse; c'est que mademoiselle Geneviève passe pour ne pas savoir
danser. Oui, mesdemoiselles, il y a dans la ville vingt mauvaises
langues qui disent qu'elle a ses raisons pour ne pas aller au bal. Eh
bien! moi, je vous le dis, je n'ai jamais vu si bien danser de ma vie;
et cependant, mademoiselle Henriette, il n'y a pas beaucoup de prévôts
qui pussent vous en remontrer.»
Geneviève devint rouge comme une fraise, et Henriette, s'approchant de
Joseph, lui dit:
Taisez-vous, vous allez la mettre en fuite. C'est un mauvais moyen pour
l'apprivoiser que de faire attention à elle.
--Allons donc! allons donc! dit Joseph à voix basse en ricanant; un
petit compliment ne fait jamais de peine à une fille. Quand je vous dis,
par exemple, que vous voilà jolie comme un ange, vous ne pouvez pas vous
en fâcher, car vous savez bien que je le pense.
--Vous êtes un _diseur de riens!_ répondit Henriette, gonflée d'orgueil
et de contentement.
Cette fois André osa inviter Geneviève, mais il la fit danser sans
pouvoir lui dire un mot; à chaque instant la parole expirait sur ses
lèvres. Il craignait de manquer d'esprit, son coeur battait, il perdait
la tête. Lorsqu'il avait à faire un avant-deux, il ne s'en apercevait
pas et laissait son vis-à-vis aller tout seul; puis tout à coup
il s'élançait pour réparer sa faute, dansait une autre figure et
embrouillait toute la contredanse, aux grands éclats de rire des jeunes
filles. Geneviève seule ne se moquait pas de lui; elle était silencieuse
et réservée. Cependant elle regardait André avec assez de bienveillance;
car il avait bien parlé sur la botanique, et cela devait abréger de
beaucoup les timides préliminaires de leur connaissance. Mais si André
avait osé se mêler à la conversation et s'adresser à elle d'une manière
générale, il n'en était plus de même lorsqu'il s'agissait de lui dire
quelques mots directement. Cette excessive timidité diminuait d'autant
celle de Geneviève; car elle était fière et non prude. Elle craignait
les grosses fadeurs qu'elle entendait adresser à ses compagnes; mais en
bonne compagnie elle se fût sentie à l'aise comme dans son élément.
Il y a des natures choisies qui se développent d'elles-mêmes, et dans
toutes ces positions où il plaît au hasard de les faire naître. La
noblesse du coeur est, comme la vivacité d'esprit, une flamme que
rien ne peut étouffer, et qui tend sans cesse à s'élever, comme pour
rejoindre le foyer de grandeur et de bonté éternelle dont elle émane.
Quels que soient les éléments contraires qui combattent ces destinées
élues, elles se font jour, elles arrivent sans effort à prendre leur
place, elles s'en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur
leur front comme un sceau divin, comme un diadème invisible qui les
appelle à dominer naturellement les essences inférieures; on ne souffre
pas de leur supériorité, parce qu'elle s'ignore elle-même; on l'accepte
parce qu'elle se fait aimer. Telle était Geneviève, créature plus
fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'écoulait sa
vie.
On dit que la poésie se meurt: la poésie ne peut pas mourir. N'eût-elle
pour asile que le cerveau d'un seul homme, elle aurait encore des
siècles de vie, car elle en sortirait comme la lave du Vésuve, et se
fraierait un chemin parmi les plus prosaïques réalités. En dépit de ses
temples renversés et des faux dieux adorés sur leurs ruines, elle est
immortelle comme le parfum des fleurs et la splendeur des cieux. Exilée
des hauteurs sociales, répudiée par la richesse, bannie des théâtres,
des églises et des académies, elle se réfugiera dans la vie bourgeoise,
elle se mêlera aux plus naïfs détails de l'existence. Lasse de chanter
une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer à
l'oreille des petits des paroles d'amour et de sympathie. Et déjà
n'est-elle pas descendue sous les ventes des tavernes allemandes? ne
s'est-elle pas assise au rouet des femmes? ne berce-t-elle pas dans
ses bras les enfants du pauvre? Compte-t-on pour rien toutes ces âmes
aimantes qui la possèdent et qui souffrent, qui se taisent devant les
hommes et qui pleurent devant Dieu? Voix isolées qui enveloppent le
monde d'un choeur universel et se rejoignent dans les cieux; étincelles
divines qui retournent à je ne sais quel astre mystérieux, peut-être
à l'antique Phébus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et
l'alimenter d'un feu toujours divin! Si elle ne produit plus de grands
hommes, n'en peut-elle pas produire de bons? Qui sait si elle ne sera
pas la divinité douce et bienfaisante d'une autre génération, et si elle
ne succédera pas au doute et au désespoir dont notre siècle est atteint?
Qui sait si dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catéchisme
religieux, le dégoût et la tristesse ne seront pas flétris comme des
vices, tandis que l'amour, l'espoir et l'admiration seront récompensés
comme des vertus?
La poésie, révélée à toutes les intelligences, serait un sens de plus
que tous les hommes peut-être sont plus ou moins capables d'acquérir, et
qui rendrait toutes les existences plus étendues, plus nobles et plus
heureuses. Les moeurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec
une évidence éclatante; la nature, il est vrai, prodigue de grands
spectacles dans de telles régions, s'est chargée de l'éducation de ces
hommes; mais les chants des bardes sont descendus dans les vallées, et
les idées poétiques peuvent s'ajuster à la taille de tous les hommes.
L'un porte sa poésie sur son front, un autre dans son coeur; celui-ci
la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines,
celui-là la poursuit au galop de son cheval à travers les ravins; un
troisième l'arrose sur sa fenêtre dans un pot de tulipes. Au lieu de
demander où elle est, ne devrait-on pas demander où elle n'est pas?
Si ce n'était qu'une langue, elle pourrait se perdre; mais c'est une
essence qui nait de deux choses: la beauté répandue dans la nature
extérieure, et le sentiment départi à toute intelligence ordinaire. Pour
condamner à mort la poésie et la porter au cercueil, il nous faudra
donc arracher du sol jusqu'à la dernière des fleurettes dont Geneviève
faisait ses bouquets.
Car elle aussi était poète; et croyez bien qu'il y a au fond des plus
sombres masures, au sein des plus médiocres conditions, beaucoup
d'existences qui s'achèvent sans avoir produit un sonnet, mais qui
pourtant sont de magnifiques poëmes.
Il faut bien peu de chose pour éveiller ces esprits endormis dans
l'épaisse atmosphère de l'ignorance; et pour les entourer à jamais d'une
lumineuse auréole qui ne les quitte plus. Un livre tombé sous la main,
un chant ou quelques paroles recueillies d'un passant, une étude
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Next - André - 04
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