André - 11

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tu me crois donc incapable de garder un secret?
--Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.
--Comme tu es drôle! dit Henriette en la regardant d'un air stupéfait.
Enfin, il n'y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées! Écrire à
un jeune homme! tu trouves cela tout simple! et me donner la lettre,
à moi qui suis sa maîtresse! et me dire: La voilà; elle n'est pas
cachetée, tu ne la liras pas.
--Est-ce que j'ai tort de croire à ta délicatesse? dit Geneviève
écrivant toujours.
--Non, certes; mais enfin c'est une commission bien singulière; et
moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph, quelle figure
vais-je faire en lui portant une lettre de toi? une lettre!...
--Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre; qu'y a-t-il
de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plié?
--Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles
on ne s'écrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler, si
ce n'est de cela?
--En effet, je lui parle d'amour, répondit Geneviève, mais de l'amour
d'un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain
avant midi. Embrasse-moi. Adieu!
[Illustration: Ils aperçurent Geneviève assise dans un coin.]

XVI.
Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et
en touchant toutes ces fleurs qu'André aimait tant, elle y laissa tomber
plus d'une larme. «Voici, leur disait-elle dans l'exaltation de ses
pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah! desséchez-vous,
tristes filles de mon amour! Lui seul savait vous admirer, lui seul
savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller
aux mains des indifférents: parmi eux je vais me flétrir comme vous.
Hélas! nous avons tout perdu; vous aussi, vous ne serez plus comprises!»
Elle fit un autre paquet des livres qu'André lui avait donnés; mais la
vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. «C'est vous qui
m'avez perdue, leur disait-elle. J'étais avide de savoir vous lire, mais
vous m'avez fait bien du mal! Vous m'avez appris à désirer un bonheur
que la société réprouve et que mon coeur ne peut supporter. Vous m'avez
forcée à dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé
mon âme, il fallait donc aussi changer mon sort!»
Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l'ordre et la
précision qui lui étaient naturels. Quiconque l'eût vue arranger tout
son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage
où devait voyager son chardonneret favori, l'eût prise pour une
pensionnaire allant en vacances. Son coeur était cependant dévoré de
douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune
démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus
profondes; son âme rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son
front.
Le lendemain, à sept heures du matin, Geneviève, tristement cahotée dans
la patache de Guéret, quitta le pays. Il n'y eut ni amis, ni larmes,
ni petits soins à son départ. Elle s'en alla seule, comme elle avait
longtemps vécu, ne s'inquiétant ni de la misère ni de la fatigue, se
fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne,
ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son âme une plaie
incurable, le souvenir d'une espérance morte à jamais pour elle.
Henriette remit la lettre à Joseph d'un air de suffisance et de
magnanimité auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la
signature de Geneviève, il se troubla, eut quelque peine à comprendre
la lettre, la relut deux fois; puis, sans rien répondre aux questions
d'Henriette, il se mit à courir et monta tout haletant l'escalier de
Geneviève. La clef était à la porte; il entra sans songer à frapper,
trouva la première et la seconde pièce vides, et pénétra dans l'atelier.
Il n'y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de
roses en baptiste éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût
tendrement recueillies; il les prit dans sa main, les froissa avec
colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son
cheval et partit pour le château de Morand.
«Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie!»
C'est ainsi qu'il entama la conversation en entrant brusquement dans la
chambre d'André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise,
sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur
à l'idée d'une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène
incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et, quand il eut
tout dit, s'aperçut enfin qu'il avait affligé et épouvanté André sans
lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève
et des ménagements que demandait encore la santé de son ami; sa première
vivacité apaisée, il sentit qu'il s'y était pris d'une manière cruelle
et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre
avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta
sur la table. André lut:
«Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout
sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas.
J'ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que
celle-ci. Dites à André que ma cousine s'est trouvée tout à coup si
mal que j'ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu'il
put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt; suivez les
instructions que je vous ai données hier, habituez-le peu à peu à
m'oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le
supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour
jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié; reportez-la sur André.
Je n'ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère
et bonne; ne la rendez pas malheureuse; sachez, par mon exemple,
combien il est affreux de perdre l'espérance. Plus tard, quand tout
sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève.»
--Mais pourquoi? qu'ai-je fait, comment ai-je mérité qu'elle m'abandonne
ainsi? s'écria André au désespoir.
--Je n'en sais, ma foi, rien, répondit Joseph. Le diable m'emporte si je
comprends rien à vos amours! Mais ce n'est pas le moment de se creuser
la cervelle. Écoute, André, il n'y a qu'un mot qui vaille: es-tu décidé
à épouser Geneviève?
--Décidé! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter?
--Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l'épouser? as-tu songé à tout?
as-tu prévu la colère et la résistance de ton père? as-tu fait ton plan?
Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu
vivre maritalement avec Geneviève dans un autre pays sans l'épouser, et
prendre un état qui vous fasse subsister tous deux?
--Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que
je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même le jour où je
chercherais à en faire ma maîtresse, quand je puis en faire ma femme.
--Tu résisteras donc à ton père hardiment, franchement?
--Oui.
--Eh bien! à l'oeuvre tout de suite. Geneviève n'est pas bien loin. Il
faut courir après elle: tu es assez fort pour sortir; je vais mettre
François au char à bancs de monsieur ton père. Il le prendra comme il
voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons
la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la
ville. Voilà pour aujourd'hui. Tu coucheras chez moi et tu écriras
une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas
doucement et respectueusement son consentement... ensuite nous verrons
venir.
Ce projet plut beaucoup à André. «Allons, dit-il, je suis prêt.»
Joseph alla jusqu'à la porte, s'arrêta pour réfléchir et revint.
--Que t'a dit ton père, demanda-t-il, lorsque tu lui as parlé de ton
projet?
--Ce qu'il m'a dit? reprit André étonné; je ne lui en ai jamais parlé.
--Comment, diable! tu n'es pas plus avancé que cela? Et pourquoi ne lui
en as-tu pas encore parlé?
--Et comment pourrais-je le faire? Sais-tu quel homme est mon père quand
on l'irrite?
--André, dit Joseph en se rasseyant d'un air sérieux, tu n'épouseras
jamais Geneviève; elle a bien fait de renoncer à toi.
--Oh! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi quand je suis si malheureux?
s'écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je
fasse? que veux-tu que je devienne? Tu ne sais donc pas ce que c'est que
d'avoir vécu vingt ans sous le joug d'un tyran? Tu as été élevé comme un
homme, toi; et d'ailleurs la nature t'a fait robuste. Moi, je suis né
faible, et l'on m'a opprimé...
--Mais, par tous les diables! s'écria Joseph, on n'élève pas les hommes
comme les chiens, on ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel
secret a donc trouvé ton père pour t'épouvanter ainsi? Crains-tu d'être
battu, ou te prend-il par la faim? l'aimes-tu, ou le hais-tu? es-tu
dévot ou poltron? Voyons, qu'est-ce qui t'empêche de lui dire une bonne
fois: «Monsieur mon père, j'aime une honnête fille, et j'ai donné ma
parole de l'épouser. Je vous demande respectueusement votre approbation,
et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je
serai pour toujours votre fils et votre ami; si vous refusez, j'en suis
au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Geneviève.
Vous êtes riche, j'ai de quoi vivre; séparons nos biens; ceci est à
vous, ceci est à moi; j'ai bien l'honneur de vous saluer. Votre fils
respectueux, André.» C'est comme cela qu'on parle ou qu'on écrit.
--Eh bien! Joseph, je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre
sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique après notre
départ. Va préparer le char à bancs; mais prends bien garde qu'on ne te
voie...
--Ah! voilà une parole d'écolier qui tremble. Non, André, cela ne peut
pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la
mienne. J'ai des devoirs aussi envers Geneviève. Je suis son ami; je
dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par
un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une
résolution qu'elle a encore la force d'exécuter, il faut que je sache
si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s'agit pas de plaisanter,
vois-tu? Diantre! la réputation d'une fille honnête ne doit pas être
sacrifiée à une amourette de roman.
--Tu es bien sévère avec moi, Joseph! Il y a peu de temps, tu te moquais
de moi parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais
d'Henriette comme jamais je n'ai songé à me moquer de ma chère, de ma
respectée Geneviève.
--Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que
je n'ai jamais dites. Je dois te paraître singulier, mais à coup sûr
pas autant qu'à moi-même; pourtant c'est peut-être tout simple. Écoute,
André, il faut que je te dise tout.
--Mon Dieu! que veux-tu dire, Joseph? tu me tourmentes et tu m'inquiètes
aujourd'hui à me rendre fou.
--Tâche de rassembler toutes les forces de ta raison pour m'écouter. Ce
que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que
tu n'as pas grande envie de l'épouser... ne m'interromps pas. Je sais
que tu as bon coeur, que tu es honnête et que tu l'aimes; mais je sais
aussi tout ce qui t'empêchera d'en faire ta femme. Écoute; Geneviève est
déshonorée dans le pays; mais moi, je ne crois pas qu'elle ait été ta
maîtresse... Je mettrais ma main au feu pour le soutenir... elle est
aussi pure à présent que le jour de sa première communion.
--Je le jure par le Dieu vivant, s'écria André; si mon âme n'avait pas
eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me
l'inspirer!
--Eh bien! ce que tu me dis là me décide tout à fait. Pèse bien toutes
mes paroles et réponds-moi dans une heure, ce soir ou demain au plus
tard, si tu as besoin de réflexions; mois réponds-moi définitivement et
sans retour sur ta parole. Veux-tu que j'offre à Geneviève de l'épouser?
Si elle y consent, c'est dit!
--Toi? s'écria André en reculant de surprise.
--Oui, moi, répondit Joseph. Le diable me pourfende si je n'y suis pas
décidé! Ce n'est pas une offre en l'air. C'est une chose à laquelle j'ai
pensé douze heures par jour depuis la nuit où tu as été si malade. Je
m'en repentirai peut-être un jour; mais aujourd'hui, je le sens, c'est
mon devoir, c'est la volonté de Dieu. Geneviève est perdue, désespérée.
Tu ne peux pas l'épouser, et si tu ne l'épouses pas, tu seras poursuivi
par un remords éternel. Je suis votre ami. Une voix intérieure me dit:
«Joseph, tu peux tout réparer. On se moquera peut-être de toi, mais ni
Geneviève ni André ne seront ingrats. Ils consentiront à se séparer pour
jamais, et un jour ils te remercieront.
En parlant ainsi, Joseph s'attendrit et s'éleva presque à la hauteur
du rôle généreux et romanesque à l'abri duquel il espérait persuader à
André de renoncer à Geneviève. Joseph n'était rien moins qu'un héros de
roman. C'était un campagnard madré qui s'était épris sérieusement de
Geneviève, et qui, entrevoyant l'espérance de la séparer d'André,
cédait à un égoïsme bien excusable, et n'était pas fâché de hâter cette
rupture. Mais son caractère était un singulier mélange de ruse et
de loyauté. Aussi, quand il vit qu'André, dupe d'abord de sa fausse
générosité, après l'avoir remercié avec effusion, refusait de renoncer à
Geneviève, il abandonna sur-le-champ le rêve de bonheur dont il s'était
bercé. Quand il entendit André parler de sa passion avec cette espèce
d'éloquence dont il n'avait pas le secret, il revint à lui-même: «Non,
se dit-il intérieurement, Geneviève ne pourrait pas oublier un si beau
parleur pour s'affubler d'un rustre comme moi. Si le respect humain ou
le dépit la décidait à m'accepter, elle s'en repentirait, et j'aurais
fait trois malheureux, André, elle et moi. D'ailleurs, se dit-il encore,
André sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir, mais il sait
souffrir et pleurer. Voilà ce qui gagne le coeur des femmes. Ce
pauvre enfant n'aura peut-être ni la force de l'épouser ni celle de
l'abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux; mais je ne veux
pas qu'il soit dit que j'y aie contribué, moi, Joseph Marteau, son ami
d'enfance. Ce serait mal.»
C'est avec ces idées et ces maximes que Joseph Marteau, après avoir
passé en un jour par les sentiments les plus contraires, se résolut à
hâter de tout son pouvoir la réconciliation d'André avec Geneviève.
--Je m'abandonne à toi comme à mon meilleur, comme à mon seul ami, lui
dit André; dis-moi ce qu'il faut faire, aide-moi, réfléchis et décide.
J'exécuterai aveuglément tes ordres.
--Eh bien! lui dit Joseph, il faut procéder honnêtement, si nous voulons
avoir l'assentiment de Geneviève. Va trouver ton père sur-le-champ et
demande-lui son consentement. S'il te l'accorde, écris à Geneviève pour
la prier de revenir; je porterai la lettre et je lui dirai tout ce qui
pourra la décider. S'il refuse, nous partons sans le prévenir, et nous
procédons cavalièrement avec lui.
--Ne pourrais-tu me sauver l'horreur de cet entretien? dit André;
j'aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler à mon père.
--Impossible, impossible! dit Joseph; il refusera, il te brutalisera, il
n'en faut pas douter; tant mieux! tous les torts seront de son côté, et
nous aurons le droit d'agir vigoureusement.
André se décida enfin, et trouva son père occupé à nettoyer ses fusils
de chasse. Il entra timidement et fit crier la porte en l'ouvrant
lentement et d'une main tremblante.
--Voyons, qu'y a-t-il? qu'est-ce que c'est? dit le marquis impatienté;
pourquoi n'entrez-vous pas franchement? Vous avez toujours l'air d'un
voleur ou d'un pauvre honteux.
--Je viens vous demander un moment d'entretien, répondit André d'un air
froid et craintif. C'était la première fois qu'il essayait d'avoir une
explication avec son père. Le marquis fut si surpris qu'il leva les yeux
et toisa André de la tête aux pieds. Il pressentit en un instant le
sujet de cette démarche, et la colère s'alluma dans ses veines avant que
son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis
s'écria: «Allons, tonnerre de Dieu! êtes-vous venu ici pour me regarder
le blanc des yeux? Parlez, ou allez-vous-en.
--Je parlerai, mon père, dit André, à qui le sentiment de l'offense
donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux
de Geneviève la fleuriste, et que mon intention est de l'épouser, si
vous voulez bien m'accorder votre consentement...
--Et si je ne l'accorde pas, s'écria le marquis en se contenant un peu,
que ferez-vous?
--J'essaierai de vous fléchir; et si je ne le peux pas...
--Eh bien?
André resta deux minutes sans répondre. Les yeux étincelants de son père
le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de
chasse.
--Eh bien! monsieur l'épouseur de filles, dit le marquis d'un ton moqueur
et méprisant, que ferez-vous si je vous défends de mettre les pieds hors
de la maison d'ici à un an?
--Je désobéirai à mon père, répondit André en s'animant, car mon père
aura agi avec moi d'une manière injuste et insensée.
Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le
maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus souple aurait
su flatter cet orgueil impérieux et brutal; mais André n'avait pas le
courage de caresser un animal si rude. Tout ce qu'il pouvait, c'était
de faire bonne contenance devant lui et de ne pas s'abandonner à la
tentation de fuir son aspect terrifiant.
«Ah! nous y voilà! dit le marquis en grinçant des dents et en se
frottant les mains: voilà où nous devions en venir! Eh bien! qu'il en
arrive ce qu'il plaira à Dieu; pleurez, maigrissez, mourez; aussi bien
les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre; mais certainement, vous
n'aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez; je
n'ai pas encore envie d'en finir pour vous laisser la liberté d'épouser
une...»
André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier
Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d'écouter un
déluge de menaces et d'imprécations. Il fit entrer dans ce sermon
très-peu chrétien une espèce de récrimination sentimentale à sa manière.
Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta
comme des preuves d'une adorable sollicitude les soins vulgaires
qu'impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la
paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi
bouffon qu'il espérait le rendre pathétique, si André eût été capable
d'avoir une pensée plaisante en cet instant. «Quand vous êtes venu au
monde, lui dit-il, vous étiez si chétif et si laid, que pas une femme de
la commune ne voulut vous prendre en nourrice: c'était une trop grande
responsabilité que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre
misérable à la Chassaigne qui offrit de vous emporter; mais quand je
vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne
vous fit fondre dans le trajet, et je vous tirai de là pour vous jeter
sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre, une chèvre
de deux ans qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous
la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et
pourtant c'étaient deux beaux chevreaux! tout le monde avait regret de
voir deux _élèves_ d'une si bonne race aller à la boucherie; mais je ne
reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait
cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant
les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à
entendre les criailleries de maillot, que je déteste; vous n'avez pas
fait une dent sans que j'aie donné un mouchoir ou un tablier à la
servante qui prenait soin de vous. C'était, ma foi, une belle fille!
je n'avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher! je
voulais qu'on n'eût pas à me reprocher d'avoir négligé quelque chose
pour ce fils malingre qui me causait tant d'embarras et qui devait ne
m'être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au
milieu de la nuit pour vous préparer des _breuvages_ quand on venait me
dire que vous aviez des convulsions!»
André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de son père des
explications fort prosaïques. Sans parler des petits cadeaux à la
servante qui, dans le pays, n'étaient pas uniquement attribués à la
tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis
avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand
un de ses bestiaux était malade; et, quant aux fameux _breuvages_ qu'il
préparait lui-même et pareils en tout à ceux qu'il distribuait largement
à ses boeufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le
rude essai de ses forces contre l'énergie de ces potions diaboliques.
Mais André était si bon et si doux qu'il fut un instant ému et persuadé
par ces grossières démonstrations d'amitié. Le marquis l'observait
attentivement, tout en poursuivant sa déclamation.
Il vit sur son visage des traces d'attendrissement, et, empressé de
ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups.
Mais il le fit d'une façon maladroite. Il se risqua à vouloir couvrir
d'infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante
qui tâchait d'envahir le coeur et la fortune d'un enfant crédule. André
retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu'il avait apportées
à cet entretien. Il sortit en déclarant à son père qu'il appellerait à
son secours la justice, le bon sens et les lois, s'il le fallait. Avec
une résistance plus patiente et plus ménagée, il aurait pu vaincre
l'obstination du marquis; mais André craignait trop la fatigue du coeur
et de l'esprit pour entreprendre une lutte quelconque.
Joseph vint à sa rencontre sur l'escalier et lui dit: «J'ai entendu le
commencement et la fin de la querelle. Cela s'est passé comme je m'y
attendais. Le char à bancs est prêt; partons.»
Ils partirent si lestement que le marquis n'eut pas le temps de s'en
apercevoir. Joseph, enchanté de faire un coup de tête, fouettait son
cheval en riant aux éclats; et André, tout tremblant, songeait à la
première journée qu'il avait passée avec Geneviève au _Château Fondu_,
et qu'il avait conquise par une fuite pareille.
Ils trouvèrent la patache, inclinée sur son brancard, à la porte d'un
cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore
jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme
du vinaigre, et qu'il préférait fièrement à celui des meilleurs crus.
Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle,
qu'éclairait faiblement la lueur d'un maigre foyer. Ils aperçurent
Geneviève assise dans un coin, la tête appuyée sur ses mains et le
corps penché sur une table. André la reconnut à son petit châle violet,
qu'elle avait serré autour d'elle pour se préserver du froid du matin,
et à une mèche de cheveux noirs qui s'échappait de son bonnet et qui
brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d'une nuit
de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de résignation si
douce et si naïve qu'André sentit son coeur se briser d'attendrissement.
Il s'élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de
sanglots. Geneviève s'éveilla en criant, crut rêver, et s'abandonna aux
caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna
le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui
dormait sur la cendre du foyer.
Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph
à son secours et le conjura d'attester la fermeté de sa conduite envers
son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur et exagéra
la bravoure et les grandes résolutions d'André. Geneviève avait bien
envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au
conducteur afin qu'il attendit une heure de plus, ce qui fut d'autant
plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.
Geneviève fit observer que son départ devait déjà être connu de toute
la ville de L....., qu'un brusque retour avec André serait un sujet de
scandale ou de moquerie; jusque-là on pouvait croire à la maladie de sa
cousine. Il ne fallait pas donner à toute cette histoire la tournure
d'un dépit amoureux ou d'un caprice romanesque. La jalousie d'Henriette
impliquerait Joseph dans cette combinaison d'événements d'une manière
étrange et ridicule. André, toujours ardent et courageux quand il ne
s'agissait que de prévoir les obstacles, prétendait qu'il fallait fouler
aux pieds toutes ces considérations. Joseph, plus tranquille, approuva
toutes les observations de Geneviève, et décida, en dernier ressort,
qu'elle devait passer huit jours à Guéret, tandis qu'André reviendrait à
L..... et s'établirait chez lui. Ce temps devait être consacré à faire,
par lettres, de nouvelles démarches respectueuses auprès du marquis,
après quoi on s'occuperait des démarches légales. Geneviève, à ce
mot, secoua la tête sans rien dire; son parti était pris de ne jamais
recourir à ces moyens-là. Elle mettait son dernier espoir dans la
persévérance d'André à persuader son père; elle ignorait que cette
persévérance avait duré une demi-heure et ne devait pas se ranimer.
Ils se séparèrent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre
à la fin de la semaine et de s'écrire tous les jours. André, selon les
conseils de Joseph, écrivit à son père et ne reçut pas de réponse.
Geneviève résolut d'attendre le résultat de ces tentatives pour prendre
un parti. Nouvelles lettres d'André, nouveau silence du marquis.
Geneviève prolongea son absence. André, au désespoir, fit faire une
première sommation à son père et partit pour Guéret. Il se jeta aux
pieds de Geneviève et la supplia de revenir avec lui, ou de lui
permettre de rester près d'elle. Elle était près de consentir à l'un ou
à l'autre, lorsqu'il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le
dernier acte de fermeté qu'il venait de faire auprès du marquis. Cette
nouvelle causa un profond chagrin à Geneviève; elle la désapprouva
formellement et se plaignit de n'avoir pas été consultée. Au milieu de
sa tristesse, elle éprouva un peu de ressentiment contre son amant et ne
put se défendre de l'exprimer.
«Voilà où tu m'as entraînée, lui dit-elle. J'ai toujours voulu
t'éloigner ou te fuir, et par ton imprudence tu m'as jetée dans un abîme
dont nous ne sortirons jamais. Me voilà couverte de honte, perdue, et
pour laver cette tache, il faut que je t'exhorte à violer tous les
devoirs de la piété filiale. Non, c'est impossible, André; il vaut mieux
souffrir et n'être pas coupable. Réussir au prix du remords, c'est se
condamner dès cette vie aux tourments de l'enfer.»
André ne savait que répondre à ces scrupules, que d'ailleurs il
partageait. Il sentait que son devoir était de la quitter et de lui
laisser accomplir son courageux sacrifice, dût-il en mourir de chagrin.
Mais cela était plus que tout le reste au-dessus de ses forces; il se
jetait à genoux, pleurait et demandait la pitié et les consolations de
Geneviève.
Geneviève était forte et magnanime; mais elle était femme et elle
aimait. Après l'élan qui la portait aux grandes résolutions, la
tendresse et l'instinct du bonheur parlaient à leur tour. Elle
regrettait de n'avoir pas pour appui un amant plus courageux qu'elle.
--Ah! disait-elle à André, tu m'entraînes dans le mal, tu me fais manquer
à l'estime que je voulais avoir pour moi-même; je ne m'en consolerai pas
et je ne pourrai jamais cesser de t'accuser un peu. Avec un homme plus
fort que toi, j'aurais pratiqué les vertus héroïques; il me semble
que j'en suis capable et que ma destinée était de faire des choses
extraordinaires. Et pourtant je vais tomber dans une existence coupable,
égoïste et honteuse. Je vais travailler sordidement à épouser un homme
plus riche que moi, et pourquoi? pour imposer silence à la calomnie.
André, André! renonce à moi; il en est encore temps; crains que, si je
te cède aujourd'hui, je ne m'en repente demain.
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