André - 07

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répression des impudents; mais elle se trompait, car les justes sont
faibles et les impudents sont en nombre. Elle s'assit tranquillement
auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait
de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de
pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de
guingan, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en
train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur
ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie;
mais elle n'avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les
impressions de l'esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette
puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion
délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en
travaillant avec ardeur, elle s'éleva au-dessus d'elle-même et de toutes
les choses réelles qui l'entouraient, pour vouer un culte enthousiaste
au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle, et tout en
s'unissant à ce Dieu dans un transport poétique, ses mains créèrent la
fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.
Quand le soleil se fut caché derrière les toits de briques et les
massifs de noyers qui encadraient l'horizon, Geneviève posa son ouvrage
et resta longtemps à contempler les tons orangés du ciel et les lignes
d'or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête
brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs
dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était
d'une complexion extrêmement délicate: les émotions de la journée, la
surprise, la colère, la fierté, l'enthousiasme, en se succédant avec
rapidité, l'avaient brisée de fatigue. Elle s'aperçut qu'elle avait
réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les
rêveries vagues d'un demi-sommeil et perdit tout à fait le sentiment de
la réalité.

X.
Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit
ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de
réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le
moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son
langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de
L... avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent
théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout
la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté,
non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes
érudites de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne
comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la
foi d'autrui.
Ce jour-là le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce
n'était pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de
métaphores, et l'amplification fut négligée; le sermon fut donc un peu
plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux
communs qui furent débités d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore,
et sans le moindre _lapsus linguae_. On sait qu'en province le _lapsus
linguae_ est l'écueil des orateurs, et qu'il leur importe peu de
manquer absolument d'idées, pourvu que les mots abondent toujours et se
succèdent sans hésitation.
Henriette fut donc émue et entraînée, d'autant plus que le sujet du
sermon s'appliquait précisément à la situation de son coeur. Ce coeur
n'avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un
caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et
méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé,
Henriette résolut d'aller trouver son amie, et de réparer, autant qu'il
serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses,
moitié amères, avaient dû lui causer.
Elle prit à peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste.
Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée; elle
crut que Geneviève était sortie; mais au moment de s'en aller une autre
idée lui vint: elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant,
et elle regarda à travers la serrure.
Mais elle ne vit qu'une chandelle qui achevait de se consumer dans
l'âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans
l'appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte
avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt.
Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui
répondre; et tandis qu'elle se rendormait avec l'apathie que donne la
fièvre, la bonne couturière se hâta d'aller chercher les couvertures
de son propre lit pour l'envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit
bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagné dans sa
journée, et, s'installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de
sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.
La nuit était tout à fait venue, et le coucou de la maison sonnait
neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de
l'appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit
deviner la personne qui s'approchait, et elle courut à sa rencontre
dans la grande salle vide qui servait d'antichambre à l'atelier de la
fleuriste.
Le lecteur n'est sans doute pas moins pénétrant qu'Henriette, et
comprend fort bien qu'André, n'ayant pas vu Geneviève de la journée, et
rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu'elle s'en aperçut, ne
pouvait se décider à retourner chez lui sans avoir au moins échangé un
mot avec elle. Quoique l'heure fût indue pour se présenter chez une
grisette sage, il monta, et il s'approchait presque aussi tremblant que
le jour où il avait frappé pour la première fois à sa porte.
Il fut contrarié de rencontrer Henriette; mais il espéra qu'elle se
retirerait, et il la saluait en silence, lorsqu'elle le prit presque au
collet, et, l'entraînant au bout de la chambre, «Il faut que je vous
parle, monsieur André, dit-elle vivement; asseyons-nous.»
André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi:
«D'abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade.»
André devint pâle comme la mort.
--Oh! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette, je suis là;
j'aurai soin d'elle; je ne la quitterai pas d'une minute; elle ne
manquera de rien.
--Je le crois, ma chère demoiselle, dit André, éperdu; mais ne
pourrais-je savoir... quelle est donc sa maladie? depuis quand?... Je
vais...
--Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant; elle dort dans ce
moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m'avoir entendue. Ce sont
des choses d'importance que j'ai à vous dire, monsieur André, il faut y
faire attention.
--Au nom du ciel! parlez, mademoiselle, s'écria André.
--Eh bien! reprit Henriette d'un ton solennel, il faut que vous sachiez
que Geneviève est perdue.
--Perdue! juste ciel elle se meurt!...
André s'était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.
--Non, non, vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se
meurt pas; c'est sa réputation qui est morte, monsieur, et c'est vous
qui l'avez tuée!
--Mademoiselle, dit André vivement, que voulez-vous dire? Est-ce une
méchante plaisanterie?
--Non, monsieur, répondit Henriette en prenant son air majestueux; je ne
plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève, et elle vous écoute. Ne
dites pas non; tout le monde le sait, et Geneviève en est convenue avec
moi aujourd'hui.
André, confondu, garda le silence.
--Eh bien! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort
à une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des
rendez-vous dans les prés? Vous _draguez_ jour et nuit autour de sa
maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l'air d'être reçu à
toutes les heures.
--Qui a dit cette impertinence? s'écria André; qui a inventé cette
fausseté?
--C'est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette
intrépidement, et je n'invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois
traverser le jardin d'en face, et je sais que tous les jours vous passez
deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.
--Eh bien! que vous importe? s'écria André, chez qui la timidité était
souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous mêlez-vous
de ce qui se passe entre Geneviève et moi? Êtes-vous la mère ou la
tutrice de l'un de nous?
--Non, dit Henriette en élevant la voix; mais je suis l'amie de
Geneviève, et je vous parle en son nom.
[Illustration: Libres et seuls dans une prairie charmante...]
--En son nom? dit André, effrayé de l'emportement qu'il venait de
montrer.
--Et au nom de son honneur, qui est perdu, je vous dis.
--Et vous avez tort d'oser le dire, repartit André en colère, car c'est
un mensonge infâme.
Henriette, en colère à son tour, frappa du pied.
--Comment! s'écria-t-elle, vous avez _le front_ de dire que vous ne lui
faites pas la cour, quand cette pauvre enfant est diffamée et montrée au
doigt dans toute la ville, quand les demoiselles de la première société
refusent de dîner sur l'herbe avec elle et lui tournent le dos dès
qu'elle ouvre la bouche; quand tous les garçons crient qu'il faut
l'insulter en public, qu'elle le mérite pour avoir trompé tout le monde
et pour avoir méprisé ses égaux!
--Qu'ils y viennent! s'écria André transporté de colère.
--Ils y viendront, et vous aurez beau monter la garde et en assommer une
douzaine, Geneviève l'aura entendu, tout le monde autour d'elle l'aura
répété; la blessure sera sans remède: elle aura reçu le coup de la mort.
--Mon Dieu! mon Dieu! s'écria André en joignant les mains, que je suis
malheureux! Quoi! Geneviève est désolée à ce point! sa vie est en danger
peut-être, et j'en suis la cause!
--Vous devez en avoir du regret, dit Henriette.
--Ah! si tout mon sang pouvait racheter sa vie! si le sacrifice de
toutes mes espérances pouvait assurer son repos!...
--Eh bien! eh bien! dit Henriette d'un air profondément ému, si cela est
vrai, de quoi vous affligez-vous? qu'y a-t-il de désespéré?
--Mais que faire? dit André avec angoisse.
--Comment! vous le demandez? Aimez-vous Geneviève?
--Peut-on en douter? Je l'aime plus que ma vie!
--Êtes-vous un homme d'honneur?
--Pourquoi cette question, mademoiselle?
--Parce que si vous aimiez Geneviève, et si vous étiez un honnête homme,
vous l'épouseriez.
André, éperdu, fit une grande exclamation et regarda Henriette d'un air
effaré.
[Illustration: Qu'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me
demandez-vous pardon, monsieur le marquis?]
--Eh bien! s'écria-t-elle, voilà votre réponse? C'est celle de tous les
hommes. Monstres que vous êtes! que Dieu vous confonde!
--Ma réponse! dit André lui prenant la main avec force; ai-je répondu?
puis-je répondre? Geneviève consentirait-elle jamais à m'épouser?
--Comment! dit Henriette avec un éclat de rire, si elle consentirait!
une fille dans sa position, et qui sans cela serait forcée de quitter le
pays!
--Oh! non, jamais, si cela dépend de moi! s'écria André, éperdu de
terreur et de joie. L'épouser, moi! elle consentirait à m'épouser!
--Ah! vous êtes un bon enfant, s'écria Henriette se jetant à son cou,
transportée de joie et d'orgueil en voyant le succès de son
entreprise. Ah ça! mon bon monsieur André, votre père donnera-t-il son
consentement?
André pâlit et recula d'épouvante au seul nom de son père. Il resta
silencieux et atterré jusqu'à ce qu'Henriette renouvela sa question;
alors il répondit _non_ d'un air sombre, et ils se regardèrent tous deux
avec consternation, ne trouvant plus un mot à dire pour se rassurer
mutuellement.
Enfin Henriette, ayant réfléchi, lui demanda quel âge il avait.
--Vingt-cinq ans, répondit-il.
--Eh bien! vous êtes majeur; vous pouvez vous passer de son
consentement.
--Vous avez raison, dit-il, enchanté de cet expédient, je m'en passerai;
j'épouserai Geneviève, sans qu'il le sache.
--Oh! dit Henriette en secouant la tête, il faut pourtant bien qu'il
vous donne le moyen de payer vos habits de noces... Mais, j'y pense,
n'avez-vous pas l'héritage de votre mère?
--Sans doute, répondit-il, frappé d'admiration; j'ai droit à soixante
mille francs.
--Diable! s'écria Henriette, c'est une fortune. O ma bonne Geneviève!
ô mon cher André! comme vous allez être heureux! et comme je serai
contente d'avoir arrangé votre mariage.
--Excellente fille! s'écria André à son tour, sans vous je ne me serais
jamais avisé de tout cela et je n'aurais jamais osé espérer un pareil
sort. Mais êtes-vous sûre que Geneviève ne refusera pas?
--Que vous êtes fou! Est-ce possible, quand elle est malade de chagrin?
Ah! cette nouvelle-là va lui rendre la vie!
--Je crois rêver, dit André en baisant les mains d'Henriette; oh je ne
pouvais pas me le persuader; j'aurais trop craint de me tromper. Et
pourtant elle m'écoutait avec tant de bonté! elle prenait ses leçons
avec tant d'ardeur! O Geneviève! que ton silence et le calme de tes
grands yeux m'ont donné de craintes et d'espérances! Fou et malheureux
que j'étais! je n'osais pas me jeter à ses pieds et lui demander son
coeur: le croiriez-vous, Henriette? depuis un an je meurs d'amour pour
elle, et je ne savais pas encore si j'étais aimé! C'est vous qui me
l'apprenez, bonne Henriette! Ah! dites-le-moi, dites-le-moi encore!
--Belle question! dit Henriette en riant; après qu'une fille a sacrifié
sa réputation à monsieur, il demande si on l'aime! Vous êtes trop
modeste, ma foi! et à la place de Geneviève... car vous êtes tout à fait
gentil avec votre air tendre... Mais chut!... la voilà qui s'éveille...
Attendez-moi là.
--Eh! pourquoi n'irais-je pas avec vous? je suis un peu médecin, moi; je
saurai ce qu'elle a; car je suis horriblement inquiet...
--Ma foi! écoutez, dit Henriette, j'ai envie de vous laisser ensemble:
elle n'a pas d'autre mal que le chagrin; quand vous lui aurez dit que
vous voulez l'épouser, elle sera guérie. Je crois que cette parole-là
vaudra mieux que toutes mes tisanes... Allez, allez, dépêchez-vous de
la rassurer... Je m'en vais... je reviendrai savoir le résultat de la
conversation.
--Oh! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi, dit André effrayé; je n'oserai
jamais me présenter devant elle maintenant et lui dire ce qui m'amène,
si vous ne l'avertissez pas un peu.
--Comme vous êtes timide! dit Henriette étonnée: vraiment voilà des
amoureux bien avancés, et c'est bien la peine de dire tant de mal de
vous deux! Les pauvres enfants! Allons, je vais toujours voir comment va
la malade.
Henriette entra dans la chambre de son amie; André resta seul dans
l'obscurité, le coeur bondissant de trouble et de joie.

XI.
La maladie de Geneviève n'était pas sérieuse; une irritation momentanée
lui avait causé un assez violent accès de fièvre, mais déjà son sang
était calmé, sa tête libre, et il ne lui restait de cette crise qu'une
grande fatigue et un peu de faiblesse dans la mémoire.
Elle s'étonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l'accabler de
questions et lui présenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta
lorsque Henriette, toujours disposée à l'amplification, lui parla de
sa maladie, du danger qu'elle avait couru. «Eh! mon Dieu, dit la jeune
fille, depuis quand donc suis-je ainsi?
--Depuis trois heures au moins, répondit Henriette.
--Ah! oui! reprit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, je ne suis
pas encore perdue; j'ai la tête un peu lourde, l'estomac un peu faible,
et voilà tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais
tout à fait sauvée.
--J'ai un bouillon tout prêt sur le feu; le voici, dit Henriette en
s'empressant autour du lit de Geneviève avec la satisfaction d'une
personne contente d'elle-même. Mais j'ai quelque chose de mieux que
cela; c'est une grande nouvelle à t'annoncer.
--Ah! merci, ma chère enfant, donne-moi ce bouillon, mais garde ta
grande nouvelle, j'en ai assez pour aujourd'hui: tout ce qui peut se
passer dans cette jolie ville m'est indifférent; je ne veux que tes
soins et ton amitié. Pas de nouvelle, je t'en prie.
--Tu es ingrate, Geneviève; si tu savais de quoi il s'agit!... Mais je
ne veux pas te désobéir, puisque tu me défends de parler. Je suppose
aussi que tu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne.
--De sa bouche? dit Geneviève en levant vers elle sa jolie tête pâle
coiffée d'un bonnet de mousseline blanche; de qui parles-tu? est-tu
folle ce soir? C'est toi qui as la fièvre, ma chère fille.
--Oh! tu fais semblant de ne pas me comprendre, répondit Henriette;
cependant, quand je parle de _lui_, tu sais bien que ce n'est pas
d'un autre. Allons, apprends la vérité: il attend que tu veuilles le
recevoir; il est là.
--Comment, il est là! Qui est là, chez moi, à cette heure-ci?
--M. André de Morand; est-ce que tu as oublié son nom pendant ta
maladie?
--Henriette, Henriette! dit tristement Geneviève, je ne vous comprends
pas; vous êtes en même temps bonne et méchante: pourquoi cherchez-vous à
me tourmenter? Vous me trompez; M. de Morand ne vient jamais chez moi le
soir, il n'est pas ici.
--Il est ici, dans la chambre à côté. Je te le jure sur l'honneur,
Geneviève.
--En ce cas, dis-lui, je t'en prie, que je suis malade et que j'aurai le
plaisir de le voir un autre jour.
--Oh! cela est impossible; il a quelque chose de trop important à te
dire; il faut qu'il te parle tout de suite, et tu en seras bien aise. Je
vais le faire entrer.
--Non, Henriette. Je ne le veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis
couchée, et trouvez-vous qu'il soit convenable à une fille de recevoir
ainsi la visite d'un homme? Il est impossible que M. de Morand ait
quelque chose de si pressé à me dire.
--Cela est certain pourtant. Si tu le renvoies, il en sera désespéré, et
toi-même tu t'en repentiras.
--Cette journée est un rêve, dit Geneviève d'un ton mélancolique, et je
dois me résigner à tomber de surprise en surprise. Reste près de moi,
Henriette; je vais m'habiller et recevoir M. de Morand.
--Tu es trop faible pour te lever, ma chère: quand on est malade, on
peut bien causer en bonnet de nuit avec son futur mari; vas-tu faire la
prude?
--Je consens à passer pour une prude, dit Geneviève avec fermeté; mais
je veux me lever.
En peu d'instants elle fut habillée et passa dans son atelier. Henriette
la fit asseoir sur le seul fauteuil qui décorât ce modeste appartement,
l'enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds,
l'embrassa et appela André.
Geneviève ne comprenait rien à ses manières étranges et à ses
affectations de solennité. Elle fut encore plus surprise lorsque André
entra d'un air timide et irrésolu, la regarda tendrement sans rien dire,
et, poussé par Henriette, finit par tomber à genoux devant elle.
--Qu'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me demandez-vous
pardon, monsieur le marquis? Vous n'avez aucun tort envers moi.
--Je suis le plus coupable des hommes, répondit André en tâchant de
prendre sa main qu'elle retira doucement, et le plus malheureux,
ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de réparer mes crimes.
--Quels crimes avez-vous commis? dit Geneviève avec une douceur un peu
froide. Henriette, je crains bien que vous n'ayez fait ici quelque folie
et importuné M. de Morand des ridicules histoires de ce matin; s'il en
est ainsi...
--N'accusez pas Henriette, interrompit André: c'est notre meilleure
amie; elle m'a averti de ce que j'aurais dû prévoir et empêcher;
elle m'a appris les calomnies dont vous étiez l'objet, grâce à mon
imprudence; elle m'a dit le chagrin auquel vous étiez livrée.
--Elle a menti, dit Geneviève avec un rire forcé; je n'ai aucun chagrin,
monsieur André, et je ne pense pas que dans tout ceci il y ait le
moindre sujet d'affliction pour vous et pour moi.
--Ne l'écoutez pas, dit Henriette; voilà comme elle est, orgueilleuse au
point de mourir de chagrin plutôt que d'en convenir! Au reste, je vois
que c'est ma présence qui la rend si froide avec vous; je m'en vais
faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j'espère qu'elle sera
plus gentille avec moi. Au revoir, Geneviève la princesse. Tu es une
méchante; tu méconnais tes amis.
Elle sortit en faisant des signes d'intelligence à André. Geneviève fut
choquée de son départ autant que de ses discours; mais elle pensa qu'il
y aurait de l'affectation à la retenir, puisque tous les jours elle
recevait André tête à tête.
Quand ils furent seuls ensemble, André se sentit fort embarrassé. L'air
étonné de Geneviève n'encourageait guère la déclaration qu'il avait
à lui faire; enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit son
coeur, son nom et sa petite fortune en réparation du tort immense qu'il
lui avait fait par ses assiduités.
Geneviève fut moins étonnée qu'elle ne l'eût été la veille, d'une
semblable ouverture: le caquet d'Henriette l'avait préparée à tout. Elle
n'entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait
conçu pour lui une affection véritable, une haute estime; et quoiqu'elle
n'eût jamais désiré lui inspirer un sentiment plus vif, elle était
flattée d'une résolution qui annonçait un attachement sérieux. Mais elle
pensa bientôt qu'André cédait à un excès de délicatesse dont il pourrait
avoir à se repentir. Elle lui répondit donc, avec calme et sincérité,
qu'elle ne se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fût
à la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne
l'atteignaient point, et qu'il n'avait pas plus à réparer sa conduite
qu'elle à rougir de la sienne.
--Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m'avez
dit un jour. Vous êtes sans famille, sans protection; les méchants
peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez
raison, mademoiselle; vous voyez qu'on vous menace; j'aurai beau me
multiplier pour vous défendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'à
vous. Il suffit d'un mot pour que mon bras vous soit une égide et
réduise vos ennemis au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de
ma vie; si ce n'est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt
pour vous-même.
--Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant
prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie; au
contraire, il vous rendrait peut-être éternellement malheureux. Je
suis pauvre, sans naissance; malgré vos soins, j'ai encore bien
peu d'éducation: je vous serais trop inférieure, et comme je suis
orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D'ailleurs
votre famille ferait sans doute des difficultés pour me recevoir, et je
ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.
--O froide et cruelle Geneviève! s'écria André, vous ne pourriez rien
supporter pour moi, quand moi je traverserais l'univers pour contenter
un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah! vous ne
m'aimez pas!
--Pourquoi me dites-vous cela? répondit Geneviève; avez-vous bien besoin
de mon amitié?
--Coeur de glace! s'écria André; vous m'avez parlé avec tant de
confiance et de bonté, nous avons passé ensemble de si douces heures
d'étude et d'épanchement, et vous n'aviez pas même de l'amitié pour moi!
--Vous savez bien le contraire, André, lui répondit Geneviève d'un ton
ferme et franc en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers; mais ne
pouvez-vous croire à mon amitié sans m'épouser? Si l'un de nous doit
quelque chose à l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance
pour vos leçons.
--Eh bien! s'écria André, acquittez-vous avec moi et soyez généreuse!
acquittez-vous au centuple, soyez ma femme...
--C'est un prix bien sérieux, répondit-elle en souriant, pour des leçons
de botanique et de géographie? Je ne savais pas qu'en apprenant ces
belles choses-là je m'engageais au mariage...
--Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeux du monde, dit-André:
nous ne l'avions pas prévu; mais puisqu'on nous le rappelle, cédons,
vous par raison, moi par amour.
Il prononça ce dernier mot si bas que Geneviève l'entendit à peine..
--Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté
romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang,
vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à
tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans
peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles: il causera du
scandale ou au moins de l'étonnement; votre père s'y opposera peut-être,
et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l'un et l'autre
pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait la force et
la volonté; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas
d'amour l'un pour l'autre.
--Juste ciel! que dit-elle donc? s'écria André au désespoir. Elle ne
m'aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l'aime!
--Pourquoi pleurez-vous? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige
donc beaucoup? ce n'est pas mon intention.
--Et ce n'est pas votre faute non plus, Geneviève. Je suis malheureux de
n'avoir pas senti plus tôt que vous ne m'aimiez pas; je croyais que vous
compreniez mon amour et que vous aviez quelque pitié, puisque vous ne me
repoussiez pas.
--Est-ce un reproche, André? Hélas! je ne le mérite pas. Il aurait fallu
être vaine pour croire à votre amour: vous ne m'en avez jamais parlé.
--Est-ce possible? Je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que
je ne vivais que pour vous, que je n'avais que vous au monde?
--Ce que vous dites est singulier, dit Geneviève après un instant
d'émotion et de silence. Pourquoi m'aimez-vous tant? comment ai-je pu le
mériter? qu'ai-je fait pour vous?
--Vous m'avez fait vivre, répondit André; ne m'en demandez pas
davantage. Mon coeur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne
saurait pas vous l'expliquer; et puis vous ne me comprendriez pas. Si
vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime; vous le
sauriez comme moi, sans pouvoir le dire.
Geneviève garda encore un instant le silence; ensuite elle lui dit:
--Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue: dans les premiers jours
vous étiez si ému en entrant ici, et vous paraissiez si affligé quand je
vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imaginé une
ou deux fois que vous étiez _amoureux_; cela me faisait une espèce de
chagrin et de peur. Les amours que je connais m'ont toujours paru si
malheureux et si coupables que je craignais d'inspirer une passion trop
frivole ou trop sérieuse. J'ai voulu vous fuir et me défendre de vos
leçons; mais l'envie d'apprendre a été plus forte que moi, et...
--Quel aveu cruel vous me faites, Geneviève! C'est à votre amour pour
l'étude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux
mois!... Et moi, je n'y étais donc pour rien?
--Laissez-moi achever, lui dit Geneviève en rougissant; comment
voulez-vous que je réponde à cela? je vous connaissais si peu... à
présent c'est différent. Je regretterais le maître autant que la
leçon...
--Autant? pas davantage? Ah! vous n'aimez que la science, Geneviève;
vous avez une intelligence avide, un coeur bien calme...
--Mais non pas froid, lui dit-elle; je ne mérite pas ce reproche-là. Que
vous disais-je donc?
--Que vous aviez presque deviné mon amour dans les commencements; et
qu'ensuite...
--Ensuite je vous revis tout changé: vous aviez l'air grave, vous
causiez tranquillement; et si vous vous attendrissiez, c'était en
m'expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre. Alors je me
rassurai; j'attribuai vos anciennes manières à la timidité ou à quelques
idées de roman qui s'étaient effacées à mesure que vous m'aviez mieux
connue.
--Et vous vous êtes trompée, dit André: plus je vous ai vue, plus je
vous ai aimée. Si j'étais calme, c'est que j'étais heureux, c'est que
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Next - André - 08
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