Contes bruns - 09

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création, il ne parut plus grotesque à personne, et chacun eut peur et
fut ému avec lui.
Il faudrait avoir des paroles exprès, pour faire comprendre l'étrange
impression dont fut agitée l'assistance quand l'archet venant à mettre
la corde en vibration, l'ame prisonnière commença à être tourmentée
d'une affreuse souffrance et à se lamenter misérablement; plusieurs ont
assuré que, dès les premières notes, il leur avait semblé qu'ils étaient
soulevés de terre et qu'ils demeuraient suspendus dans l'espace au
milieu d'une angoisse indéfinissable, pour d'autres, la perception du
son fut si vive et si pénétrante qu'ils crurent en subir le contact
immédiat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment
distinct et absolu, comme si la chair se fût retirée et les eût laissés
à nu. Mais ce qu'aucune parole humaine ne saurait peindre, c'est
l'ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans
pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d'une ame qui appelait
à elle, et à ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu'aux
larmes, dans un abîme de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la
mère pleurant sur son premier né, ni celle de l'amante au premier soir
de son délaissement, ni celle de l'artiste s'éteignant avant son oeuvre
achevée, ne peuvent donner une idée de la plainte amère de cette fille
du ciel traîtreusement retenue au-delà de son temps, et demandant à se
replonger dans le repos de l'infini. Personne, pas même l'homme qui
conduisait l'archet sur la corde, n'aurait pu se rappeler une seule
note de l'air que le violon de Tobias Guarnerius avait joué; personne
n'aurait pu dire si ce qu'il avait entendu était un chant mélodieux
ou quelque merveilleuse histoire racontée par un poète sublime, et
où aurait été résumé avec un art admirable le tableau de toutes les
souffrances, de toutes les anxiétés, de toutes les tristesses de la
vie, depuis le vague de la mélancolie qui regrette et désire sans but,
jusqu'aux plus positifs et aux plus cruels mécomptes; mais personne
aussi n'aurait pu dire qu'en aucun temps et en aucun lieu de la terre,
une harmonie aussi profondément émouvante fût parvenue à son oreille.
Aussitôt que le chant eut cessé, et quand chaque auditeur fut revenu de
l'espèce d'extase et de contemplation intérieure dans laquelle il avait
été plongé, les regards se tournèrent vers Tobias Guarnerius. A ce
moment, l'artiste en lui dominait tellement l'homme, qu'il n'avait point
entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le coeur de tous les
assistans, et qui aurait dû si profondément l'émouvoir; car pour lui ce
n'était point seulement une plainte, mais un atroce reproche; il n'avait
perçu que des sons d'une merveilleuse harmonie, supérieurs à tout ce que
les maîtres de son art avaient jamais réalisés; et en voyant enfin le
problème de toute sa vie résolu, il s'était laissé tomber à genoux, les
mains jointes et étendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son
visage, rayonnant d'une expression de joie indicible. Ce ne fut qu'au
bout de quelques minutes qu'il aperçut le prince allemand le secouant
vivement par le bras pour le réveiller de son _à parte_ de bonheur, et
lui demandant s'il voulait lui donner son violon pour 1,000 écus.
«Mon violon! pour 1,000 écus? répondit-il en regardant le prince avec un
rire qui n'annonçait pas un homme dans son bon sens, c'est-à-dire que
vous mettez un prix à ce qui n'était pas et à ce qui existe; vous
achetez la création, monsieur, à ce que je vois! Combien payeriez-vous
le soleil, s'il vous plaît, à supposer qu'un beau matin on le mît dans
le commerce?»
Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier? Sa
piété filiale s'indignait-elle du marché qu'on lui proposait, ou son
amour-propre d'auteur se révoltait-il de la mesquine estimation faite
de son oeuvre? L'acquéreur interpréta l'apostrophe dans ce sens, et il
donna aussitôt la somme; mais Tobias répondit de nouveau que son violon
n'était pas à vendre, que sa gloire était désormais immortelle (comme
celle de tous les poètes de nos jours apparemment) et que cela lui
suffisait. Malheureusement pour lui, il avait à faire à un vouloir de
prince qui ne s'étonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa
poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets
de banque, lesquels furent étalés sur une table, plus une bourse pleine
d'or, pour le moins aussi bien garnie que celle des séducteurs de
comédie: «Pour ceci votre violon!» s'écria le royal dilettante. A la vue
de ces richesses, l'orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-être,
n'avait possédé bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piété filiale,
ses prétentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lâcha
pied brusquement: de l'oeil il compta les billets épars sur la table,
fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse; puis, avec
l'air d'un homme qui voudrait qu'on le crût en proie à une insupportable
contrainte. «Puisque vous le voulez, dit-il, j'accepte le marché, je
vous donne même (sublime magnificence) l'étui et sa clef pardessus
le marché. Seulement prenez bien garde que je ne réponds pas de ma
marchandise; si vous n'en avez pas soin, et que quelque chose se
dérange, je ne me charge point des réparations.» Le prince avait une
envie si profondément éveillée qu'il ne lui parut pas même possible que
jamais la chance d'une avarie pût se présenter. Faisant aussitôt mettre
son acquisition dans la boîte qui lui avait été si généreusement
superoctroyée, il ordonna à son valet de chambre de la porter en son
logis; presqu'aussitôt il faussa compagnie au gouverneur et à son monde
pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entière qui
suivit, il n'y eut pas à cinquante toises à la ronde un voisin qui pût
fermer l'oeil, tant fut bruyante et prolongée la prise de possession.
Quant à Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire
à lui-même ce qu'il avait déjà proclamé dans le salon du gouverneur,
à savoir que sa gloire était immortelle. Pendant une autre portion du
temps, il se roula avec délices dans cette pensée qu'il était riche.
15,000 et quelques cents livres, tout bien compté; c'était sa fortune,
il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s'en assurer, il promena
son esprit à travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre
était divisible; il compta une à une ses pièces d'or, et comme il avait
éteint sa lampe et qu'il ne pouvait plus les voir, il se plaisait à les
rouler dans ses doigts, à en sentir le coin, et ensuite il les ramassait
dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans
sa main; cela le mena jusque vers les trois heures du matin: à ce moment
il s'endormit.
Le lendemain, il se réveilla de bonne heure, et en se réveillant il fut
comme un homme qui la veille ayant été pris du sommeil au milieu des
pensées joyeuses du vin et de l'ivresse, se retrouve le matin la tête
pesante, l'esprit lourd et fatigué et le coeur mal content. Une idée
commença à l'obséder; non-seulement il avait dérobé, non-seulement il
avait retenu prisonnière, mais encore il avait vendu l'ame de sa mère.
A toutes les heures où cela lui plairait, un homme qui avait payé pour
cela pourrait la réveiller, la forcer de chanter; cet homme pourrait la
revendre à un autre; lorsqu'il voyagerait il remmènerait avec lui,
et, comme dit le premier psaume des vêpres, il pourrait en faire
_l'escabelle de ses pieds_. Tandis qu'il se débattait dans cette
pensée poignante, quelqu'un entra dans sa boutique: c'était l'un des
domestiques du gouverneur qu'il connaissait bien, car autrefois cet
homme, dans sa jeunesse, avait été le fiancé de la vieille Brigitta,
et il l'aurait épousé s'il ne fût parti pour la guerre. Quand bien des
années après il était revenu et l'avait trouvée mariée, il n'en avait
pas moins continué à l'aimer d'amitié, et le mari de Brigitta lui-même,
qui avait bonne confiance en sa femme, l'avait engagé à venir les voir
quand il le voudrait; en sorte qu'il avait fait sauter plus d'une fois
Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l'antichambre il avait
entendu le violon dans lequel soupirait l'ame de Brigitta, et il avait
aussitôt reconnu sa voix, car les souvenirs d'amour, si vieux que soient
les os d'un homme, ne se perdent pas dans sa mémoire, et c'était ainsi
que Brigitte s'était lamentée à un jour de sa vie qu'il n'avait jamais
oublié, celui de leurs adieux. D'avoir ainsi cru entendre l'ame de sa
maîtresse l'avait jeté durant la nuit dans des perplexités incroyables,
et dès le matin il venait demander à Tobias Guarnerius de lui expliquer
comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le
vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassées:
à la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en
plaisanterie; mais l'amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il
s'éloigna en hochant la tête, en disant entre ses dents qu'il y avait
la-dessous quelque méchant mystère.
Si Tobias souffrait déjà cruellement de sa faute, au moment où il la
croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit
la pensée d'autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter
que ce larcin ne devînt une affaire de justice humaine. Pendant quelques
heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais à la
fin, dominé par eux, il prit avec lui le prix qu'il avait reçu la
veille, et courut chez l'acquéreur, pour le prier de revenir sur le
marché, son intention étant, dès que le violon serait rentré dans ses
mains, de rompre la charme, et de rendre l'ame à sa liberté. Mais les
hommes, qui ont toute commodité pour se jeter dans les voies du mal,
n'ont pas de même la route facile quand ils veulent revenir sur leurs
pas. Le prince était parti avant le jour, et au moment où Tobias
frappait à sa porte, il était déjà bien loin. Décidé qu'il était à ne
pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias
n'hésita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville
attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre à la
résidence du prince. Mais, quand il fut arrivé, deux jours se passèrent
avant qu'il pût approcher de son altesse; et, au moment où l'abord lui
fut permis, quelqu'un lui apprit que le violon avait déjà changé de
main. Le prince n'avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout
le système nerveux ne devint, chez lui, en proie à une insupportable
irritation. Son médecin, consulté, avait déclaré que le son pénétrant
de l'instrument dont il avait fait nouvellement l'acquisition était la
cause de cet accident, et dans la journée, comme on fait d'un cheval
vicieux, le prince avait vendu le violon à un artiste italien qui allait
faire son tour d'Europe, et qui comptait donner des concerts à Paris.
Aussitôt Tobias se remit en route; en arrivant dans la capitale de la
France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu'elle
renferme, et qu'à une autre époque il eût explorées avec un si vif
empressement, il n'eut qu'une préoccupation, celle de savoir l'adresse
del signor Ballondini. Il l'apprit sans beaucoup de peine, car, grâce à
son violon, el signor Ballondini s'était fait, dès son premier concert,
une réputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient
que de son talent et de la merveilleuse qualité de son qu'il tirait de
son instrument.
Tobias eut bien un instant la volonté de se mettre en colère contre le
virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le
luthier en avait une si bonne part à revendiquer; mais il pensa que son
amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il
s'imposa l'obligation de ne point se plaindre de ce qu'on lui dérobait,
trop heureux s'il pouvait rentrer en possession de sa fatale création.
Aussitôt qu'il sut où demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre
plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu'il arriva à son logement
un quart d'heure après son départ pour l'Italie, où le signor Ballondini
allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit.
On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les
mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus
robustes ne purent le garder au-delà de quinze jours; et cependant,
aussitôt qu'un acquéreur songeait à s'en défaire, un autre se trouvait
pour lui succéder, sans que l'instrument perdit de son prix. Pendant
plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en
Angleterre, aux Indes orientales où il passa, en Espagne, et enfin en
Allemagne, où il revint, en traversant de nouveau la France.
Après des fatigues inouïes, Tobias Guarnerius arriva à Leipzig, où il
avait appris qu'un riche libraire en était détenteur. Cette fois il ne
venait pas trop tard, et l'instrument était bien entre les mains de
l'homme qu'on lui avait indiqué. Mais, depuis le temps qu'il voyageait,
quelque rigoureuse économie qu'il eût mise dans ses dépenses, il n'en
avait pas moins épuisé sa bourse, et au moment de traiter d'un objet
dont le cours s'était constamment maintenu entre douze et quinze mille
livres, il lui restait à peine quelques louis par devers lui. Il tint
alors conseil avec lui-même, et, toutes choses considérées, ayant cru
reconnaître que de tous les larcins que pouvait commettre un homme,
celui d'une ame était, sans contredit, le plus odieux; étant en outre
prouvé pour lui que la seule manière qui fût en son pouvoir de réparer
son crime, c'était d'en commettre, dans un ordre inférieur, un second;
avec l'argent qui lui restait, il tenta la fidélité d'un domestique,
et obtint de lui d'être introduit, durant la nuit, dans la maison du
libraire, afin de lui dérober le violon.
Mais la malédiction avait frappé tellement à plein sur le misérable, que
même une mauvaise pensée ne lui réussissait pas. Le domestique qui avait
reçu son argent se trouva être un honnête fripon, qui, ayant calculé le
bénéfice qu'il y avait à recevoir le prix d'une méchante action et à ne
pas la commettre, le dénonça à son maître. Pris en flagrant délit, au
moment où il venait de commettre son vol, Tobias fut jeté en prison, et
se vit menacé de voir couronner toutes ses tribulations par un arrêt
infamant. L'effroi de cet avenir acheva de compléter chez lui un mal que
d'abord la violence de ses désirs long-temps trompés et éconduits, et
durant ces dernières années les agitations inquiètes de sa vie, avaient
lentement développé. Atteint d'un anévrisme au coeur, il fut transporté
à l'hôpital.
Là, minute à minute il se sentait mourir, et la médecine, qui le
traitait cavalièrement parce que, de toute façon, elle n'attendait rien
de lui, ne lui avait pas laissé ignoré qu'elle ne pouvait rien pour
sa guérison. Ceci pouvait bien lui donner l'espérance d'échapper aux
atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la
justice divine, avec laquelle il sentait bien qu'il aurait un long
compte à régler, et cependant il n'osait demander des consolations et
des espérances au sacrement de la pénitence, effrayé qu'il était de la
monstruosité de l'aveu qu'il aurait à faire à son tribunal.
Un jour, c'était par une belle matinée d'automne, un rayon de soleil
était venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait
à tout ce qui l'entourait un air de fête; un vent frais balançait
la verdure des arbres sous sa fenêtre, et les oiseaux chantaient
joyeusement dans le feuillage; il y avait dans l'air tant de repos et
de bonheur que vous eussiez juré que par un si beau jour on ne pouvait
mourir. L'aspect de cette nature en joie avait élevé son esprit vers le
Créateur, et son coeur s'était tourné avec amour vers l'espérance de
l'infinie miséricorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage
pour confier son secret à un prêtre, afin d'obtenir l'absolution;
et, sur sa demande, l'aumônier de l'hôpital vint pour recevoir sa
confession. Elle fut longue cette confession, parce qu'il lui semblait
que son aveu, étendu en beaucoup de paroles, lui coûterait moins à
faire; et quand à la fin sa confidence fut achevée l'émotion qu'elle lui
avait donnée l'avait fort affaibli, et le prêtre qui l'écoutait aurait
bien fait de se hâter; mais, en sa qualité de ministre de la parole de
Dieu, il était dans l'usage de ne jamais donner une absolution sans la
faire précéder à tout le moins d'un fragment étendu de l'un des sept
discours qu'il avait écrits autrefois et prêchés sur les sept péchés
capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s'appliquant d'une
manière directe à la situation de son pénitent, il fut obligé de faire
une combinaison de plusieurs passages empruntés à des sermons différens,
ce qui compliqua et allongea outre mesure son opération oratoire, et
laissa au malade, que ses forces abandonnaient à vue d'oeil, le temps
d'entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir
perdu le sentiment de tout ce qui l'entourait, et le bon prêtre était
sur le point d'achever sa péroraison quand le son criard et lointain
d'un violon qui jouait une tyrolienne retentit à leurs oreilles. Ce
bruit, comme on peut le penser, n'émut pas autrement le prédicateur, qui
continua de finir son discours; mais le malade en parut pénétré jusque
dans la moelle des os. Il se releva droit sur son séant; ses cheveux
se hérissèrent; une contraction nerveuse parcourut sa face; il prêta
l'oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et,
le serrant violemment: «Entendez-vous, dit-il d'une voix lamentable,
entendez-vous l'ame de ma mère qui se plaint de moi?» A cette parole il
fut saisi d'une convulsion qui dura quelques minutes; puis, sans avoir
reçu l'absolution, il expira; et franchement le pauvre Tobias avait eu
tort de s'émouvoir ainsi, car ce qu'il avait entendu, c'était le violon
d'un infirmier qui, à ses momens perdus, une fois ses plaies pansées et
ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son
état sont en général fort enclins.
Au moment même où Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez
lequel était alors déposé son violon entendit dans l'intérieur de
l'étui une forte vibration, comme celle d'une corde qu'on aurait pincée
vivement: l'ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait être, il sentit
un petit vent qui lui passa devant la face: toutes les cordes s'étaient
brisées d'un même coup; le chevalet, ainsi que la cheville que les
luthiers appellent l'_ame_, étaient tombés, et on l'entendait rouler
dans l'intérieur de l'instrument, qui d'ailleurs n'avait aucun autre
dommage. Un luthier fut chargé de réparer ce désordre. En sortant de ses
mains, le violon avait tout-à-fait perdu sa qualité de son. Ce qu'on n'y
retrouvait plus surtout, c'était cette puissance d'excitation nerveuse
qu'on y remarquait autrefois. Tel qu'il était cependant, il restait
encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie
européenne.
Quelques mois après, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s'étant
répandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui
jusque là avait gardé le silence, parla de ses soupçons; et comme
la disparition subite de Tobias avait déjà fort excité l'attention
publique, il n'eut pas grand'peine à leur donner créance. Le peuple
s'ameuta devant la boutique, qui était fermée depuis près de trois
années, en brisa la clôture, et pénétra dans l'intérieur. Plusieurs
objets suspects, entre autres les pièces de l'appareil transfusoire dont
j'ai parlé, quelques livres écrits en caractères étrangers, y furent
trouvés, et contribuèrent à mettre en mauvaise renommée la mémoire du
luthier, qui heureusement ne laissait après lui aucun parent. Pendant
plus de deux mois le clergé ne fut occupé qu'à dire des messes que les
ames dévotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius.
Le lendemain du jour où la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix
rouges que vous avez vues sur les volets s'y trouvèrent marquées
sans qu'on pût savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le
propriétaire de la boutique, qui avait déjà essayé inutilement de la
louer à bas prix, avant la mort de Tobias, a dû renoncer à l'espoir d'en
tirer parti d'aucune façon. Il se propose, à ce qu'on assure, de la
faire démolir incessamment, et les gens du quartier s'en réjouissent
fort; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais
bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes,
auxquels les esprits sensés ne doivent point ajouter foi; car on ne
saurait trop se défier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple
se livre si facilement.
On remarquera que ceci était la morale du conte que le magistrat avait
raconté à mon arrière-grand-père.

LA FOSSE DE L'AVARE.

(Lieu de la scène: un village près Badajoz, le cimetière.--Sept heures
du soir.)
GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSÉ, SON VALET.
JOSÉ.
Maître, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que
nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide!
Ouf! je suis las!
GARCIAS.
Un peu de courage, garçon; tu seras payé de ta peine: va toujours, José,
va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq
bons pieds de terre à jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur
depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer à sa parole, ni attraper une
vieille pratique. Mon marché est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses
engagemens en honnête chrétien.
JOSÉ.
Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous
si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maître? Il a voulu quinze
pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si
vous lui avez donné son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'être
cité devant le corrégidor.
GARCIAS.
C'est pourtant vrai, José, qu'il a voulu, le vieil avare, être enterré
aussi loin des hommes que possible.
JOSÉ.
Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps?
GARCIAS.
Ou espère-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la
résurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort
pour l'atteindre?
JOSÉ.
C'est peut-être son idée... peut-être qu'il a raison.
GARCIAS.
Pauvre niais! tu crois que l'ange de la résurrection est fossoyeur.
JOSÉ.
Je penserai à cela... ou je le demanderai au curé.
GARCIAS.
Creuse, creuse, José; tu n'es bon qu'à ton métier. Creuse, tu ne
trouveras pas le bon sens que tu as perdu.
JOSÉ.
Du bon sens, maître! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui
dont nous préparons le domicile? A propos, maître, pendant que nous
sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci?
pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a
donnée? Cela me taquine. Cette histoire doit être drôle; notre homme
était assurément un imbécile.
GARCIAS.
Oui, José.
JOSÉ.
J'aime les contes d'imbéciles; ils m'amusent plus que tous les autres.
Et celui-là en était un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bête
d'être avare! n'est-ce pas, maître? Avoir de l'argent et ne pas manger;
être riche et se faire pâtir! c'est plus niais que moi.
GARCIAS.
Tu as trop d'esprit aujourd'hui, José. Mais, tiens, nous sommes las;
apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens
t'asseoir près de moi; là. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme
le bon Dieu n'en a jamais créé qu'un seul.
JOSÉ.
Diable!
GARCIAS.
Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien à ton aise,
et écoute.
JOSÉ.
Oui, maître.
GARCIAS, d'un ton de prédicateur.
Aucune des créatures que Dieu a faites à son image ne ressemblait à don
Ferrero.
JOSÉ.
Maître, permettez que je vous arrête ici. Le diable a-t-il donc été fait
à l'image de Dieu?
GARCIAS.
Oui... non...--Tu es un sot, José.
JOSÉ.
En attendant, vous ne me répondez pas.
GARCIAS.
Je ne te dirai pas l'histoire d'Andréa Ferrero, dont le cercueil est là,
tout à côté de nous.
JOSÉ.
Si fait, si fait; je vais me taire. J'écoute de toutes mes oreilles.
C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir à la veillée, et
je commencerai par leur dire: Écoutez, mes camarades, la grande, la
nouvelle histoire de _la Fosse de l'avare_. C'est un beau commencement.
GARCIAS.
Écoute donc et profite.
JOSÉ.
J'écoute, maître.
GARCIAS, toujours d'un ton solennel.
C'est une grande leçon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil
dont nous allons confier le dépôt à la terre. Le maigre squelette qui
bientôt va reposer dans le trou profond que nous venons de lui préparer
n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre
avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir
jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marché de notre ville,
jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui;
quelque chose de démoniaque émanait de ce regard. Je m'étonnais qu'il
pût s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andréa Ferrero était
timide. La cupidité jointe au courage fait le brigand; jointe à la
lâcheté, elle fait l'avare.
JOSÉ.
Maître fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi
bien que le curé.
GARCIAS.
Les morts instruisent. Tu as dû remarquer cet oeil d'un gris
verdâtre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils
s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient
comme des griffes; alors même que leur étreinte ne saisissait que l'air
et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour
enserrer leur métal chéri. Etait-il obligé de changer une pièce, il
semblait vous dévorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez
effrayé. Pas un sentiment de bienveillance, pas un éclair de générosité
dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dédaignait les femmes,
et ne s'est jamais marié. Il ne s'intéressait à personne qu'à lui-même
et au monceau de doublons, bien trébuchans, qu'il avait entassés. Il
restait enfermé en lui, occupé à contempler l'image intérieure de sa
fortune, et à ronger son propre coeur, tourmenté par la crainte du vol
et le chagrin de ne pas accroître plus rapidement ses gains. Dans ce
coeur en proie à une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de
l'avarice continuait jour et nuit ses morsures.
Il y a quinze jours, ou à peu près, Ferrera vint chez moi. Il commença
par se plaindre de la cupidité des hommes, de la difficulté de gagner sa
vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais à
quoi il en voulait venir. Puis il me dit: «Garcias, tu es honnête homme,
autant qu'on peut l'être aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur
la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de
quinze pieds de profondeur?
--Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui répondis-je, quand vous en
aurez besoin.
--Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-même avant de mourir;
autrement mes pauvres héritiers seraient dupes. On leur demanderait une
somme d'argent énorme; c'est ce que je veux empêcher. C'est par pitié
pour eux.
--Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et
que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne détruise
votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le même travail, ce
qui vous coûtera bien davantage.
--Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur prétend
m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent.
Je ne le donnerai pas à toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant
en colère, et ta main décharnée ne recevra pas mes écus. Fossoyeur,
voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance
le prix convenu, et tu t'engageras par un acte légal à creuser, quand
j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois
raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux
hommes, pas davantage. Deux journées suffisent, et le travail n'est pas
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