Contes bruns - 13

Total number of words is 4686
Total number of unique words is 1701
38.1 of words are in the 2000 most common words
52.0 of words are in the 5000 most common words
58.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
eût voulu prendre le soin de l'interroger, n'eût point été en peine de
lui apprendre quel était son crime; la chose une fois bien expliquée,
ce qu'il aurait eu de mieux à faire, c'eût été de se mettre en prières
jusqu'au matin, puis, le jour venu, d'aller à sa paroisse faire dire
une messe pour le repos de l'ame de Pierre Leroux: au moyen de ces
expiations et de quelques aumônes faites aux pauvres prisonniers,
peut-être eût-il recouvré le repos de sa vie, et se fût-il pour jamais
dérobé à l'obsession dont il était l'objet.
La pensée de sa nuit de noces, qui l'occupait alors, ne lui permit pas
de songer à ce pieux recours. Le coeur chaud de désirs, il se sentit
le courage d'entrer en lutte ouverte avec le fantôme qui venait lui
disputer sa fiancée, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour
le jeter hors de l'appartement. Au mouvement qu'il fit, la tête ayant
compris son intention commença à grincer des dents, et comme il avançait
la main sans précaution, elle lui fit une morsure profonde: mais cette
blessure augmenta encore la rage du valeureux époux, il regarda autour
de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminée la barre
de fer qui servait à retenir les tisons, et, en déchargeant de toutes
ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort à
la mort, et d'écraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient
comme aux théâtres de marionnettes en plein vent, où Polichinelle
esquive, en faisant le plongeon, les coups de bâton qu'on lui destine. A
chaque fois que la barre de fer se levait, la tête faisait adroitement
un saut de côté et laissait frapper l'arme à vide. Cela dura quelques
minutes jusqu'à ce que, s'élançant par un bond prodigieux par-dessus
l'épaule de son adversaire, elle disparut derrière lui, sans qu'il pût
la retrouver dans aucun coin de l'appartement et deviner par où elle
s'était échappée.
Après une perquisition scrupuleuse, une fois qu'il lui fut prouvé qu'il
était bien maître du champ de bataille, il retourna auprès de sa femme
qui, pendant le combat, avait miraculeusement continué son sommeil, et,
malgré le désordre _de la couche hyménée_ sur laquelle la tête avait
laissé quelques traces sanglantes, il se disposait à en prendre
possession; mais, au moment où il soulevait le drap pour se glisser
dessous, il s'aperçut avec horreur qu'une vaste mare de sang chaud,
conséquence du séjour qu'y avait fait son odieux rival, occupait sa
place et baignait les reins de sa fiancée. Plus d'une heure se passa
sans qu'il fût parvenu à étancher ce sang, qui, malgré tous ses efforts,
ne tarissait point. Un malheur n'arrive jamais seul. En tracassant dans
la chambre, il renversa la lampe qui l'éclairait et demeura dans une
obscurité qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s'écoulait; et,
malgré toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre,
le magistrat avait juré que son mariage serait consommé! Après avoir
étendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne
lui paraissaient pas devoir être de long-temps traversées, il se coucha
bravement dessus; et, commençant à appeler sa fiancée des noms les plus
tendres, il essayait de la réveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors
il l'attira à lui, l'enlaça dans ses bras et la couvrit de baisers; elle
continua son sommeil et parut insensible à toutes ses caresses. Que
signifiait cela? était-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour
n'avoir point à faire les honneurs de sa virginité mourante? Dans cette
nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s'était-il abattu sur ses yeux?
Dans ce moment, le jour devait commencer à poindre; espérant que ses
premiers rayons achèveraient de rompre tous les enchantemens odieux
auxquels il avait été en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les
persiennes et les rideaux de ses fenêtres, pour laisser pénétrer dans
l'appartement la clarté matinale; alors le malheureux vit pourquoi ce
sang ne tarissait point. Emporté par son fougueux courage, dans son duel
avec la tête de Pierre Leroux, lorsqu'il croyait frapper sur elle, il
avait frappé sur la tête de sa bien-aimée: le coup avait été si rudement
porté qu'elle était morte sans même laisser échapper un soupir; et, à
l'heure où il la contemplait, son sang n'avait pas encore fini de couler
par une profonde ouverture qu'il lui avait faite à la tempe gauche.
Nous laissons aux physiologistes à expliquer ce phénomène: mais en
voyant qu'il avait tué sa femme, il fut saisi d'un accès de rire
inextinguible, qui durait encore au moment où sa belle-mère vint frapper
à la porte de la chambre, pour savoir comment les époux avaient passé la
nuit. Son effroyable gaieté redoubla lorsqu'il entendit la voix de la
mère de la défunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras; et, la
traînant en face du lit pour qu'elle contemplât bien ce beau spectacle,
il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il
vint à haleter sous un hoquet furieux.
Accourus au cri terrible qu'avait jeté la pauvre mère avant de
s'évanouir, tous les habitans de la maison furent témoins de cette
horrible scène, dont le bruit ne tarda pas à se répandre dans la ville.
Le matin même, sur un mandat du procureur-général, M. Desalleux fut
conduit dans la prison criminelle d'Orléans, et on a remarqué depuis que
la chambre où il fut déposé était celle qu'avait habitée Pierre Leroux
jusqu'au moment de son exécution.
La fin du magistrat fut un peu moins tragique.
Déclaré, sur l'avis unanime des médecins, atteint de monomanie et de
folie furieuse, celui qui s'était cru destiné à remuer le monde par sa
parole fut conduit à l'hôpital des fous, et, durant plus de six mois, on
le tint enchaîné dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il
n'avait donné aucun signe de férocité, on lui ôta sa chaîne et il fut
mis à un régime plus doux.
Aussitôt qu'il eut la liberté de ses mouvemens, une étrange folie,
qui ne le quitta plus, se déclara chez lui; il croyait être artiste
funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout
les mouvemens d'un homme qui tient un balancier et qui marche sure une
corde.
Un libraire d'Orléans a eu l'idée de recueillir en un volume les
plaidoyers qu'il avait prononcés durant sa courte carrière oratoire.
Trois éditions successives en ont été enlevées. L'éditeur en prépare une
quatrième en ce moment.

LE GRAND D'ESPAGNE.

Lors de l'expédition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour
sauver Ferdinand VII du régime constitutionnel, je me trouvais, par
hasard, à Tours, sur la route d'Espagne.
La veille de mon départ, j'allai au bal chez une des plus aimables
femmes de cette ville où l'on sait s'amusait mieux que dans aucune autre
capitale de province; et, peu de temps avant le souper, car on soupe
encore à Tours, je me joignis à un groupe de causeurs au milieu duquel
un monsieur qui m'était inconnu racontait une aventure.
L'orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dîné chez le receveur
général. En entrant, il s'était mis à une table d'écarté; puis, après
avoir _passé_ plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs,
dont le _côté_ perdait, il s'était levé, vaincu par un sous-lieutenant
de carabiniers; et, pour se consoler, il avait pris part à une
conversation sur l'Espagne, sujet habituel de mille dissertations
inutiles.
Pendant le récit, j'examinais avec un intérêt involontaire la figure et
la personne du narrateur. C'était un de ces êtres à mille faces qui ont
des ressemblances avec tant de types que l'observateur reste indécis, et
ne sait s'il faut les classer parmi les gens de génie obscurs ou parmi
les intrigans subalternes.
D'abord il était décoré d'un ruban rouge; or ce symbole trop prodigué ne
préjuge plus rien en faveur de personne; il avait un habit vert, et je
n'aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne à tout le
monde d'y porter un habit noir; puis il avait de petites boucles d'acier
à ses souliers, au lieu d'un noeud de ruban; sa culotte était d'un
casimir horriblement usé, sa cravate mal mise; bref, je vis bien qu'il
ne tenait pas beaucoup au costume: ce pouvait être un artiste!
Ses manières et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure,
en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne
rehaussait par aucun trait saillant l'ensemble de sa personne; il avait
le front découvert et peu de cheveux sur la tête. D'après tous ces
diagnostics, j'hésitais à en faire, soit un conseiller de préfecture,
soit un ancien commissaire des guerres; lorsque, lui voyant poser la
main sur la manche de son voisin d'une manière magistrale, je le jetai
dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts.
Enfin je fus tout-à-fait convaincu de la vérité de mon observation en
remarquant qu'il n'était écouté que pour son histoire; aucun de ses
auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards
complaisans qui sont le privilége des gens hautement considérés.
Je ne sais si vous voyez bien l'homme, se bourrant le nez de prises
de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressés de finir leur
discours, de peur qu'on ne les abandonne; du reste s'exprimant avec une
grande facilité, contant bien, peignant d'un trait, et jovial comme un
loustic de régiment.
Pour vous sauver l'ennui des digressions, je me permets de traduire
son histoire en style de conteur, et d'y donner cette façon didactique
nécessaire aux récits qui, de la causerie familière, passent à l'état
typographique.
Quelque temps après son entrée à Madrid, le grand-duc de Berg invita les
principaux personnages de cette ville à une fête française offerte par
l'armée à la capitale nouvellement conquise. Malgré la splendeur du
gala, les Espagnols n'y furent pas très-rieurs; leurs femmes dansèrent
peu; en somme, les conviés jouèrent, et perdirent ou gagnèrent beaucoup.
Les jardins du palais étaient illuminés assez splendidement pour que les
dames pussent s'y promener avec autant de sécurité qu'elles l'eussent
fait en plein jour... La fête était impérialement belle, et rien ne
fut épargné dans le but de donner aux Espagnols une haute idée de
l'empereur, s'ils voulaient le juger d'après ses lieutenans.
Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du
matin, plusieurs militaires français s'entretenaient des chances de la
guerre, et de l'avenir peu rassurant que pronostiquait l'attitude même
des Espagnols présens à cette pompeuse fête.
--Ma foi, dit un Français dont le costume indiquait le chirurgien en
chef de quelque corps d'armée, hier j'ai formellement demandé mon rappel
au prince Murat. Sans avoir précisément peur de laisser mes os dans la
Péninsule, je préfère aller panser les blessures faites par nos bons
voisins les Allemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse
que les poignards castillans... Puis, la crainte de l'Espagne est,
chez moi, comme une superstition... Dès mon enfance j'ai lu des livres
espagnols, un tas d'aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui
m'ont vivement prévenu contre les moeurs de ses habitans... Eh bien!
depuis notre entrée à Madrid, il m'est arrivé d'être déjà, sinon le
héros, du moins le complice de quelque périlleuse intrigue, aussi noire,
aussi obscure que peut l'être un roman de lady Radcliffe... Or comme
j'écoute assez mes pressentimens, dès demain je détale... Murat ne me
refusera certes pas mon congé; car, nous autres, grâces aux services
secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours
efficaces...
--Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton événement!... s'écria un
colonel, vieux républicain qui du beau langage et des courtisaneries
impériales ne se souciait guère.
Là-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui,
parut chercher à reconnaître les figures de ceux qui l'environnaient;
et, sûr qu'aucun Espagnol n'était dans le voisinage, il dit:
--Puisque nous sommes tous Français!... volontiers, colonel Charrin...
--Il y a six jours, reprit-il, je revenais tranquillement à mon logis,
vers onze heures du soir, après avoir quitté le général Latour, dont
l'hôtel se trouve à quelques pas du mien, dans ma rue; nous sortions
tous deux de chez l'ordonnateur en chef, où nous avions fait une
bouillotte assez animée... Tout à coup, au coin d'une petite rue, deux
inconnus, ou plutôt deux diables, se jettent sur moi, et m'entortillent
la tête et les bras dans un grand manteau... Je criai, vous devez me
croire, comme un chien fouetté; mais le drap étouffa ma voix, puis je
fus transporté dans une voiture avec une rapidité merveilleuse; et,
quand mes deux compagnons me débarrassèrent du sacré manteau, j'entendis
une voix de femme et ces désolantes paroles dites en mauvais français:
--Si vous criez ou si vous faites mine de vous échapper, si vous vous
permettez le moindre geste équivoque, le monsieur qui est devant
vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous
tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre
enlèvement... Si vous voulez vous donner la peine d'étendre votre main
vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que
nous avons envoyé chercher chez vous de votre part; ils vous seront sans
doute nécessaires. Nous vous emmenons dans une maison où votre présence
est indispensable... Il s'agit de sauver l'honneur d'une dame. Elle est
en ce moment sur le point d'accoucher d'un enfant dont elle fait présent
à son amant à l'insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme
dont il est toujours passionnément épris, et qu'il la surveille avec
toute l'attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher
sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire
l'accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l'entreprise ne vous
concernent pas: seulement obéissez-nous; autrement l'ami de cette dame,
qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de
français, vous poignarderait à la moindre imprudence...
--Et qui êtes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon
interlocutrice, dont le bras était enveloppé dans la manche d'un habit
d'uniforme...
--Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prête à vous
récompenser par moi-même, si vous vous prêtez galamment aux exigences de
notre situation.
--Volontiers!... dis-je en me voyant embarqué de force dans une aventure
dangereuse.
Alors, à la faveur de l'ombre, je vérifiai si la figure et les formes
de la camariste étaient en harmonie avec toutes les idées que les sons
riches et gutturaux de sa voix m'avaient inspirées...
La camariste s'était sans doute soumise par avance à tous les hasards de
ce singulier enlèvement, car elle garda le plus complaisant de tous les
silences, et la voiture n'eut pas roulé pendant plus de dix minutes dans
Madrid qu'elle reçut et me rendit un baiser très-passionné.
Le monsieur que j'avais en vis-a-vis ne s'offensa point de quelques
coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement; mais comme il
n'entendait pas le français, je présume qu'il n'y fit pas attention.
--Je ne puis être votre maîtresse qu'à une seule condition, me dit la
camariste en réponse aux bêtises que je lui débitais, emporté par la
chaleur d'une passion improvisée, à laquelle tout faisait obstacle.
--Et laquelle?...
--Vous ne chercherez jamais à savoir à qui j'appartiens... Si je viens
chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumière.
Notre conversation en était là quand la voiture arriva près d'un mur de
jardin.
--Laissez-moi vous bander les yeux!... me dit la camariste; mais vous
vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-même.
Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derrière ma
tête un mouchoir très-épais.
J'entendis le bruit d'une clef mise avec précaution dans la serrure
d'une petite porte sans doute par le silencieux amant que j'avais eu
pour vis-à-vis; et bientôt la femme de chambre, au corps cambré, et qui
avait du _meneho_ dans son allure, me conduisit, à travers les allées
sablées d'un grand jardin, jusqu'à un certain endroit, où elle s'arrêta.
Par le bruit que nos pas firent dans l'air, je présumai que nous étions
devant la maison.
--Silence, maintenant!... me dit-elle à l'oreille, et veillez bien sur
vous-même!... Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne
pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s'agit en ce
moment de vous sauver la vie.
Puis, elle ajouta, mais à haute voix:
--Madame est dans une chambre au rez-de-chaussée; pour y arriver, il
nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari; ainsi
ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de
heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j'ai
disposé sous nos pas...
Ici l'amant grogna sourdement, comme un homme impatienté de tant de
retards. La camariste se tut; j'entendis ouvrir une porte, je sentis
l'air chaud d'un appartement, et nous allâmes à pas de loup, comme des
voleurs en expédition.
Enfin la douce main de la camariste m'ôta mon bandeau.
Je me trouvai dans une grande chambre, haute d'étage, et mal éclairée
par une seule lampe fumeuse. La fenêtre était ouverte, mais elle avait
été garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari; j'étais jeté là
comme au fond d'un sac.
Il y avait à terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tête
était couverte d'un voile de mousseline, mais à travers lequel ses yeux
pleins de larmes brillaient de tout l'éclat des étoiles. Elle serrait
avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si
vigoureusement que ses dents l'avaient déchiré et y étaient entrées à
moitié... Jamais je n'ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait
sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetée au feu. La
malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant
sur une espèce de commode; et, de ses deux mains, elle se tenait aux
bâtons d'une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines étaient
horriblement gonflées. Elle ressemblait ainsi à un criminel dans les
angoisses de la question...
Du reste, pas un cri, pas d'autre bruit que le sourd craquement de ses
os, et nous étions là, tous trois, muets, immobiles...
Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante régularité...
Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont
elle s'était sans doute débarrassée pendant la route, et je ne pus
voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcées qui bombaient
fortement son uniforme. L'amant était également masqué. Quand il arriva,
il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maîtresse, et
replia en double sur la figure le voile de mousseline.
Lorsque j'eus soigneusement observé cette femme, je reconnus, à certains
symptômes jadis remarqués dans une bien triste circonstance de ma vie,
que l'enfant était mort; alors je me penchai vers la camariste pour
l'instruire de cet événement.
En ce moment, le défiant inconnu tira son poignard; mais j'eus le temps
de tout dire à la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots à voix basse.
En entendant mon arrêt, l'amant eut un léger frisson qui passa sur
lui de pied à la tête comme un éclair, et il me sembla voir pâlir sa
physionomie sous son masque de velours noir.
La camariste, saisissant un moment où cet homme au désespoir regardait
la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres
de limonade tout préparés sur une table, en me faisant un signe négatif.
Je compris qu'il fallait m'abstenir de boire, malgré l'horrible chaleur
qui me mettait en nage.
Tout à coup l'amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la
moitié de la limonade qu'il contenait.
En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m'annonça l'heure
favorable à la crise; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force,
au bras droit avec assez de bonheur. La camariste reçut dans des
serviettes le sang qui jaillissait abondamment; puis l'inconnue tomba
dans un abattement propice à mon opération... Je m'armai de courage, et
je pus, après une heure de travail, extraire l'enfant par morceaux.
L'Espagnol, ne pensant plus à m'empoisonner, en comprenant que je venais
de sauver sa maîtresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes
roulaient, par instans, sur son manteau.
Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir,
tressaillait comme une bête fauve surprise, et suait à grosses gouttes.
Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la
chambre de son mari; le mari venait de se retourner; et, de nous quatre,
elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit
ou des rideaux.
Nous nous arrêtâmes, et à travers les trous de leurs masques, la
camariste et l'amant se jetèrent des regards de feu...
Profitant de cette espèce de relâche, j'étendis la main pour prendre
le verre de limonade que l'inconnu avait entamé; mais lui, croyant que
j'allais boire un des verres pleins, bondit aussi légèrement qu'un chat,
et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnés. Il me laissa
le sien, en me faisant un signe de tête pour me dire d'en boire le
reste. Il y avait tant de choses, d'idées, de sentiment, dans ce signe
et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces
combinaisons médités pour tuer et ensevelir toute mémoire de ces
événemens.
Il me serra la main lorsque j'eus achevé de boire; puis, après
avoir laissé échapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-même
soigneusement les débris de son enfant; et quand, après deux heures
de soins et de craintes, nous eûmes, la camariste et moi, recouché sa
maîtresse, il me serra de nouveau les mains, et mit à mon insu, dans ma
poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthèse, comme j'ignorais
le somptueux cadeau de l'Espagnol, mon domestique me vola ce trésor le
surlendemain, et s'est enfui nanti d'une vraie fortune.
Je dis à l'oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les précautions
qui restaient à prendre; puis je manifestai l'intention d'être libre. La
camariste resta près de sa maîtresse, circonstance qui ne me rassura pas
excessivement; mais je résolus de me tenir sur mes gardes. L'amant fit
un paquet de l'enfant mort et des linges teints du sang de sa maîtresse;
puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau; et, me passant
la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le
premier, en m'invitant par un geste à tenir le pan de son habit; ce que
je fis, non sans donner un dernier regard à la camariste. Elle arracha
son masque en voyant l'Espagnol dehors, et me montra la plus délicieuse
figure du monde.
Je traversai les appartemens à la suite de l'amant; et quand je me
trouvai dans le jardin, en plein air, j'avoue que je respirai comme si
l'on m'eût ôté un poids énorme de dessus la poitrine. Je marchais à
une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres
mouvemens avec la plus grande attention.
Arrivés à la petite porte, il me prit par la main, et m'appuya sur les
lèvres un cachet, monté en bague, que je lui avais vu à un doigt de la
main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe éloquent. Nous nous
trouvâmes dans la rue; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous
attendaient. Nous montâmes chacun sur une des deux bêtes; mon Espagnol
s'empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents
les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa
main droite, et nous partîmes avec la rapidité de l'éclair. Il me fut
impossible de remarquer le moindre objet qui pût servir à me faire
reconnaître la route que nous parcourûmes. Au petit jour, je me trouvai
près de ma porte, et l'Espagnol s'enfuit, en se dirigeant vers la porte
d'Atocha...
--Et vous n'avez rien aperçu qui puisse vous faire soupçonner à quelle
femme vous aviez affaire?... dit un officier au chirurgien.
--Une seule chose... reprit-il. Quand je saignai l'inconnue, je
remarquai sur son bras, à peu près au milieu, une petite envie, grosse
comme une lentille, et environnée de poils bruns... Puis le palais m'a
paru magnifique, immense; la façade ne finissait pas...
En ce moment, l'indiscret chirurgien s'arrêta, pâlit. Tous les yeux
fixés sur les siens en suivirent la direction; et les Français virent
un Espagnol enveloppé d'un manteau, dont le regard de feu brillait dans
l'ombre, au milieu d'une touffe d'orangers où il se tenait debout.
L'écouteur disparut aussitôt avec une légèreté de sylphe, quand un jeune
sous-lieutenant s'élança vivement sur lui.
--Sarpéjeu! mes amis, s'écria le chirurgien, cet oeil de basilic m'a
glacé. J'entends sonner des cloches dans mes oreilles; et je vous fais
mes adieux... vous m'enterrez ici!...
--Es-tu bête!... dit le colonel Charrin. Lecamus s'est mis à la piste
l'espion, il saura bien nous en rendre raison.
--Hé bien! Lecamus?... s'écrièrent les officiers, en voyant revenir le
sous-lieutenant tout essoufflé.
--Au diable!... répondit Lecamus. Il a passé, je crois, à travers les
murailles; et, comme je ne pense pas qu'il soit sorcier, il est sans
doute de la maison! il en connaît les passages, les détours, et m'a
facilement échappé.
--Je suis perdu!... dit le chirurgien d'une voix sombre.
--Allons, sois calme!... répondirent les officiers; nous nous mettrons
à tour de rôle chez toi, jusqu'à ton départ... et, pour ce soir, nous
t'accompagnerons.
En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne
savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien à son logement, et
s'offrirent à rester chez lui, ce qu'il accepta.
Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous
ses préparatifs pour partir avec une dame à laquelle Murat donnait une
forte escorte. Il achevait de dîner en compagnie de ses amis, lorsque
son domestique vint le prévenir qu'une jeune dame voulait lui parler. Le
chirurgien et les trois officiers descendirent aussitôt; mais l'inconnue
ne put que dire à son amant:
--Prenez garde!...
Elle tomba morte.
C'était la camariste qui, se sentant empoisonnée, espérait arriver à
temps pour sauver le chirurgien.
Le poison la défigura complétement.
--Diable! diable!... s'écria Lecamus, voilà ce qui s'appelle aimer!...
il n'y a qu'une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de
poison dans son bocal!...
Le chirurgien restait singulièrement pensif. Enfin, pour noyer les
sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit à table et but
immodérément, ainsi que ses compagnons; puis tous, à moitié ivres, se
couchèrent de bonne heure.
Au milieu de la nuit, le chirurgien fut réveillé par le bruit aigu que
firent les anneaux de ses rideaux violemment tirés sur les tringles. Il
se mit sur son séant, en proie à cette trépidation mécanique de toutes
les fibres qui nous saisit au moment d'un semblable réveil. Alors
il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppé dans son manteau.
L'inconnu lui jetait le même regard brûlant, parti du buisson pendant la
fête, et par lequel il avait déjà été si fatalement saisi.
Le chirurgien cria: Au secours!... A moi, mes amis!
Mais, à ce cri de détresse, l'Espagnol répondit d'abord par un rire
amer:
--L'opium croît pour tout le monde!... dit-il.
Puis, après cette espèce de sentence, il lui montra ses trois amis
profondément endormis; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau
un bras de femme récemment coupé, il le présenta vivement au chirurgien,
en lui montrant un signe semblable à celui qu'il avait si imprudemment
décrit:
--Est-ce bien le même?... demanda-t-il.
A la lueur d'une lanterne posée sur le lit, le chirurgien, glacé
d'effroi, répondit par un signe de tête; et, sans plus ample
information, le mari de l'inconnu lui plongea son poignard dans le
coeur!...
--Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est
encore plus invraisemblable; car pourriez-vous m'expliquer qui, du mort
ou de l'Espagnol, vous a raconté cela?...
You have read 1 text from French literature.
Next - Contes bruns - 14
  • Parts
  • Contes bruns - 01
    Total number of words is 4566
    Total number of unique words is 1729
    37.4 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 02
    Total number of words is 4563
    Total number of unique words is 1697
    39.5 of words are in the 2000 most common words
    52.5 of words are in the 5000 most common words
    59.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 03
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1683
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    58.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 04
    Total number of words is 4607
    Total number of unique words is 1766
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    46.0 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 05
    Total number of words is 4614
    Total number of unique words is 1671
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    48.1 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 06
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1791
    37.4 of words are in the 2000 most common words
    50.1 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 07
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1644
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    55.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 08
    Total number of words is 4619
    Total number of unique words is 1650
    38.4 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    55.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 09
    Total number of words is 4701
    Total number of unique words is 1592
    41.1 of words are in the 2000 most common words
    54.3 of words are in the 5000 most common words
    59.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 10
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1705
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 11
    Total number of words is 4054
    Total number of unique words is 1322
    42.3 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    59.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 12
    Total number of words is 4475
    Total number of unique words is 1545
    40.6 of words are in the 2000 most common words
    53.5 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 13
    Total number of words is 4686
    Total number of unique words is 1701
    38.1 of words are in the 2000 most common words
    52.0 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 14
    Total number of words is 287
    Total number of unique words is 189
    61.2 of words are in the 2000 most common words
    66.8 of words are in the 5000 most common words
    69.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.