Contes bruns - 03

Total number of words is 4720
Total number of unique words is 1683
40.2 of words are in the 2000 most common words
51.9 of words are in the 5000 most common words
58.2 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
jure, qu'il nous était impossible de déterminer en quoi consistait le
mariage; mes idées étaient même devenues si vagues que je ne savais plus
sur quoi les fixer.
»Une soeur de trente à quarante ans, qui nous avait prises en amitié,
vint à passer; c'était, autant que je me le rappelle, la fille d'un
campagnard fort riche: elle avait été mise au couvent dès sa jeunesse,
soit pour avantager son frère, soit à cause d'une aventure qu'elle ne
racontait qu'à son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui était
plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arrêta et lui exposa assez
[Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y
avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine.
La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du
marché, et qui dans le moment, par la fierté de son allure, la puissance
de développement de tout son être, formait la plus brillante définition
du mariage que l'on pût donner.
Là, le groupe féminin se rapprocha, madame de... parla à voix basse, les
dames chuchotèrent et tous les yeux brillèrent comme des étoiles; mais
je ne pus entendre de la réponse de la religieuse que deux mots latins,
employés par la belle dame, et qui étaient, je crois: _Ecce homo!..._
A cet aspect, reprit madame de... dont la voix remonta insensiblement au
diapason doux et clair qui avait donné le ton aux juvéniles confidences
de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pâlis en regardant
mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai
ressentie depuis en pensant au jour où je devais monter sur l'échafaud
n'est pas comparable à celle dont je fus la proie en songeant à la
première nuit de mes noces. Je croyais être faite autrement que toutes
les femmes. Je n'osais parler à ma mère; je regardais le comte avec un
curieux effroi, sans en être plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes
les pensées martyrisantes dont je fus assaillie; l'idée d'un pareil
supplice a été jusqu'à me faire rester, la veille de mon mariage, à
tenir pendant environ une heure le bouton doré qui servait à ouvrir
la porte de la chambre où dormait ma mère, sans pouvoir me décider à
entrer, à la réveiller et à lui faire part de l'impossibilité où me
mettait la nature d'être femme un jour.
»Bref! je fus menée plus morte que vive dans la chambre nuptiale...»
Ici madame de... ne put s'empêcher de sourire, et elle ajouta, non sans
quelque mine de sainte ni-touche:
«Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la
pauvre bécasse de religieuse avait essayé, comme Garo, de mettre des
citrouilles à un chêne.»
--Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi,
comment finiront-elles?...
--Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu
trop vif, et vraiment je le redoute. J'espère toujours qu'il s'est
corrigé...
--Mais où est le mal?... demanda naïvement le narrateur. Aujourd'hui
vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaîté
franche qui faisait les délices de nos ancêtres. Otez les tromperies de
femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville
et de Rabelais, où sera le rire?... Vous avez remplacé cette poétique
par celle des calembours d'Odry!... Est-ce un progrès?... Aujourd'hui
nous n'osons plus rien!... A peine une honnête femme permettrait-elle à
son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant à
une dame: _Voulez-vous trinquer?_... Il n'y a rien de possible avec des
moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos pièces de théâtre
et vos romans plus gravement indécens que la crudité de Brantôme, chez
lequel il n'y a ni arrière-pensée ni préméditation. Le jour où nous
avons donné de la chasteté au langage, les moeurs avaient perdu la leur.
--La philanthropie a ruiné le conte!... reprit un vieillard.
--Comment?... dit la femme d'un peintre.
--Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un
malheur, répondit-il.
--Paradoxe!... s'écria un journaliste.
--Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop
souvent de ce mot-là, quand ils ne peuvent pas répondre, pour qu'un
homme d'esprit l'emploie.
Il y eut un moment de silence.
--Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer
dans les églises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement
réel et le convoi, parce que la tombe n'était pas toujours prête à
recevoir le mort. Cet inconvénient avait obligé les curés de Paris à
faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une
chapelle où se trouvait un sépulcre postiche. C'était en quelque sorte
un vestibule où les morts attendaient. Il y avait un prêtre de garde
près de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les prières de
surérogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui
s'écoulait entre l'enterrement factice et l'inhumation définitive.
Excusez-moi de vous donner ces détails; mais aujourd'hui, pour beaucoup
de personnes, ils sont de l'histoire...
Un pauvre prêtre, nouveau venu à Saint-Sulpice, débuta dans l'emploi de
garder les morts... Un vieux maître des requêtes de l'hôtel avait été
enterré la matin. Au commencement de la nuit, le prêtre de province fut
installé dans la chapelle, et chargé de dire les prières à la lueur des
cierges. Le voilà seul, au coin d'un pilier, dans cette grande église.
Il dit un psaume, et quand le psaume est fini:
--Pan! pan!...
Il entend trois petits coups frappés faiblement.
Les oreilles lui tintent; il regarde la voûte, les dalles, les
piliers... et finit par croire que ses confrères veulent lui jouer
quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices.
Alors il se remet à dépêcher un autre psaume; et de verset en verset:
--Pan! pan! pan!
La prêtre répondit:
--Oui! oui! frappe!... Je t'en casse!...
Enfin les coups diminuèrent, et ne se firent plus entendre que de loin à
loin.
Vers le matin, un vieux prêtre vint relever de faction le débutant.
Celui-ci lui donne le livre, la chaise, et s'en va.
--Pan! pan! pan!
--Qu'est-ce que c'est que ça?... demanda le vieux prêtre.
--Oh! ce n'est rien, répondit le nouveau; c'est le mort qui a un tic...
--Je croirais volontiers que ce mot est vrai... dit un professeur
d'histoire. Il est saturé de cet esprit rustique si précieux chez les
vieux auteurs, et qui se retrouve souvent peut-être chez le paysan.
Ce prêtre venait d'en-deçà la Loire... Le villageois est une nature
admirable. Quand il est bête, il va de pair avec l'animal; mais quand
il a des qualités, elles sont exquises; malheureusement personne ne
l'observe. Il a fallu je ne sais quel hasard pour que Goldsmith ait fait
_le Vicaire de Vakefield_. Aussi la vie campagnarde et paysanne attend
un historien.
--Votre observation me rappelle, dit un ancien fonctionnaire impérial,
un trait qui peut servir de preuve à votre opinion. Il donne tout-à-fait
l'idée d'un homme trempé comme devait l'être le paysan du Danube.
En 1813, lors des dernières levées d'hommes dont Napoléon eut besoin,
et que les préfets firent avec une rigueur qui contribua peut-être à la
première chute de l'empire, le fils d'un pauvre métayer des environs
d'une ville que je ne vous nommerai pas, car ce serait vous désigner le
préfet, refusa de partir, et disparut.
Les premières sommations exécutées, l'on en vint aux mesures de rigueur
contre le père et la mère. Enfin un matin, le préfet, ennuyé de voir
cette affaire traîner en longueur, mande le père devant lui.
Le paysan vint à la préfecture; et là, le secrétaire général d'abord,
puis le préfet lui-même, essayèrent par des paroles de persuasion de
convertir à l'évangile impérial le père du réfractaire, et de lui
arracher le secret de la retraite où son fils était caché.
Ils échouèrent contre le système de dénégation dans lesquels les paysans
se renferment avec l'instinct de l'huître, qui défie ses agresseurs à
l'abri de sa rude écaille. Des douceurs, le préfet et son secrétaire
passèrent aux menaces, et ils se mirent très-sérieusement en colère, et
rudoyèrent le pauvre homme, qui les regardait avec un grand flegme, en
tortillant son chapeau à bords rabattus.
--Nous saurons bien te faire retrouver ton fils, disait le secrétaire.
--Je le voudrais bien, monseigneur, répondait le paysan.
--Il me le faut mort ou vif, s'écria le préfet, en forme de conclusion.
Là dessus le père s'en revint désolé chez lui; car il ne savait
réellement pas où était son fils et se doutait bien de ce qui allait
arriver.
En effet, le lendemain, il vit dès le matin, en allant aux champs, le
chapeau bordé d'un gendarme qui galopait le long des haies, et que le
préfet envoyait loger chez lui, jusqu'à ce que le réfractaire se fût
retrouvé.
Il fallut donc chauffer, blanchir, éclairer le garnisaire et le nourrir
son cheval et lui. Le paysan y mangea ses économies, vendit la croix
d'or, les boucles d'oreilles, de souliers, les agrafes d'argent et les
hardes de sa femme; puis un champ qu'il avait, et enfin sa maison.
Avant de vendre la maison et le morceau de terre dont elle était
environnée, il y eut une horrible dispute entre la femme et le mari,
celui-ci prétendait qu'elle savait où était son fils... Le gendarme fut
obligé de mettre le holà, au moment où le paysan s'emporta, car il avait
pris son sabot pour le jeter à la tête de sa femme.
Depuis cette soirée, le garnisaire ayant pitié de ces deux malheureux
menait son cheval paître le long des chemins et dans les prés communaux.
Quelques voisins se cotisèrent pour lui fournir de l'avoine et de la
paille; la plupart du temps le gendarme achetait de la viande, et l'on
s'entendait pour soutenir ce pauvre ménage. Le paysan avait parlé de se
pendre.
Enfin, un jour qu'il fallait du bois pour cuire le dîner du gendarme, le
père du réfractaire était allé dès le matin dans une forêt voisine pour
ramasser des branches mortes et faire provision de bois.
A la nuit, il aperçut dans un fourré, près des habitations, une masse
blanche, et ayant été voir ce que cela pouvait être, il reconnut son
fils. Il était mort de faim, et avait encore entre les dents l'herbe
qu'il avait essayé de manger.
Le paysan chargea son enfant sur ses épaules, et, sans le montrer à
personne, sans rien dire, il le porta pendant trois lieues; il arriva à
la préfecture, s'enquit où était le préfet, et, apprenant qu'il était
au bal, il l'attendit; et quand celui-ci rentra, sur les deux heures du
matin, il trouva le paysan à sa porte, qui lui dit:
--Vous avez voulu mon fils, monsieur le préfet, le voilà!
Il mit le cadavre contre le mur et s'enfuit.
Maintenant, lui et sa femme mendient leur pain.
--Ceci est tout bonnement sublime, reprit le médecin; mais je crois que
si les actions des paysans sont si complètes, si simplement belles,
c'est que, chez eux, tout est naturel et sans art; ils obéissent
toujours au cri de la nature; leur ruse même, leur astuce, si célèbres
et si formidables, sont un développement de l'instinct humain. Ils sont
cauteleux dans les affaires, et dissimulés, comme tous les gens faibles,
en présence d'un ennemi puissant; et, ne faisant pas abus de la pensée,
ils la trouvent comme la foi, très-robuste dans leur ame, au moment où
ils en font usage. La foi du charbonnier est un proverbe.
Ce qui m'étonne le plus en eux, ajouta-t-il, c'est leur détachement de
la vie, et je ne comprends pas qu'en estimant si peu une existence si
chargée de peines et de travail, ils soient si peu vindicatifs, et ne la
risquent pas plus souvent, par calcul. Ils n'ont pas le temps peut-être
de réfléchir ou de combiner de grandes choses.
--C'est ce qui sauve la civilisation de leurs entreprises, dit
quelqu'un.
--Encore la civilisation!... répéta le médecin d'un air comi-tragique.
--Mais, docteur, lui dis-je, je vous assure que je connais un petit pays
de Touraine où les gens de la campagne font mentir vos observations. Du
côté de Chinon, les naturels de notre pays sont possédés d'une fureur
courte et vive qui leur donne l'énergie de se livrer à leurs passions,
puis ils rentrent soudain dans cette douceur spirituelle et railleuse
qui distingue le caractère tourangeau. Serait-ce que Caïn aurait peuplé
les environs de Chinon, dont les habitans sont nommés _Caïnones_
dans les cartulaires, ou faut-il attribuer ce sentiment de vengeance
immédiate à la vie sauvage que mènent les habitans des campagnes? Le
docteur Gall aurait bien dû venir visiter le Chinonnais, où, du reste,
il y a de fort honnêtes gens. Un des avocats les plus distingués de ce
pays me disait en riant que cet arrondissement devrait lui constituer
une rente, parce que la plupart des procès civils et criminels étaient
issus de ce pays si célébré par Rabelais. Quant à moi, j'ai vu de mes
yeux un exemple frappant de cette observation, dont je ne voudrais pas
cependant garantir la vérité psycologique.
Voici le fait:
--Je revenais, en 181..., d'Azai à Tours par la voiture de Chinon. En
prenant ma place, je vis, sur la banquette de derrière deux gendarmes,
entre lesquels était un gars d'environ vingt-deux ans.
--Qu'a-t-il donc fait celui-là?... dis-je au brigadier, croyant qu'il
s'agissait de quelque délit forestier ou autre.
--Presque rien... répondit le gendarme; il s'est permis de rompre avec
une barre de fer l'échine de son maître, et il l'a tué, pas plus tard
qu'hier...
Là-dessus, grand silence. Je voyageais en compagnie d'un assassin.
Celui-ci se tenait coi dans la carriole, regardant avec assez
d'insouciance les arbres du chemin, qui fuyaient avec autant de rapidité
que sa vie promise à l'échafaud. Il avait une figure douce, quoique
brune et fortement colorée.
--Pourquoi donc a-t-il assommé son maître?... dis-je au brigadier.
--Pour une misère... répondit le gendarme. En allant à la foire de
Tours, son bourgeois, qui était un fort métayer, avait promis de
rapporter les cadeaux d'usage à la fille de basse-cour et à ce
gars-là... Pour lors, il s'agissait d'un tablier pour elle, et d'un
gilet rouge pour lui. Au retour, il paraît que le fermier eut quelque
motif de mécontentement contre lui. Il donna bien le tablier à la fille,
mais il garda le gilet. Assoupi par la chaleur, et fatigué, vu qu'il
avait fait la route sans arrêt et à cheval, il s'endormit sur le coin de
sa table, dans la salle. Alors le gars prit la barre de fer, et lui en
asséna un grand coup sur la nuque; le métayer a encore eu la force de se
relever et de lui dire:
--Malheureux!...
Et il lui a donné un second coup, qui finalement l'a tué raide. Et
après il a été se cacher dans l'écurie avec le gilet; mais il n'a pas
seulement pris un liard de l'argent que son maître rapportait de Tours,
et il s'est laissé empoigner sans résistance.
--Comment, lui dis-je, en me tournant vers le paysan, as-tu pu tuer un
homme pour un gilet?...
--Dam!... j'avais compté là-dessus pour aller à la danse.
Ce fut tout ce que je tirai de ce garçon... qui ne paraissait point
méchant du tout. Les gendarmes ne lui avaient seulement pas lié les
mains. La voiture vint à verser au-dessus de Bellon.--Mais non, elle ne
versa pas. L'un des brancards s'était cassé. Nous en sortîmes tous;
les gendarmes se mirent de chaque côté de ce malheureux en le laissant
libre; néanmoins ils avaient l'oeil sur lui. Ce gaillard-là, voyant le
conducteur s'y prendre assez mal pour relever la patache, l'aida, lia
lui-même une perche pour remplacer le brancard; et quand tout fut fini:
--Ah! ça ira!... maintenant, dit-il en achevant de serrer le dernier
noeud d'une corde, et il remonta dans cette voiture qui le menait pour
ainsi dire au supplice. Il fut exécuté à Tours.
--Bah! ce sang froid n'a rien de bien extraordinaire, dit un jeune homme
qui était venu du salon du jeu, au milieu de ma narration, et n'avait
pas assisté aux prémisses de mon argumentation. Il existe une foule
d'anecdotes sur les derniers momens des criminels; et, si je vous cite à
ce propos un fait de ce genre, bien autrement curieux, c'est parce
que je le crois peu connu; je l'ai entendu raconter à l'auteur des
_Souvenirs de la Révolution_. Le syndic du tribunal de Brest se nommait
Vignes, et le président Vigneron. Ils furent condamnés à mort. En se
trouvant sur l'échafaud, l'un d'eux, M. Vignes, dit à l'autre en lui
montrant la foule:
--Hein! ils vont se trouver bien embarrassés sans vignes ni vigneron.
M. Vignes passa le premier; mais au moment où le couteau lui tranchait
la tête, les deux montans de la guillotine se désunirent; enfin il se
dérangea quelque chose dans l'instrument du supplice, et comme il
était fort tard, l'exécuteur des hautes-oeuvres républicaines dit au
président:
--Ma foi, monsieur, vous voilà sauvé; car c'est quelque chose que
vingt-quatre heures par ce temps-ci.
--Il faut que tu sois un grand lâche, répondit M. Vigneron. Comment,
parce que tes planches ont un peu joué, tu vas me faire attendre? Le
jugement ne m'a pas condamné à vivre vingt-quatre heures de plus...
Il prit lui-même le marteau, les clous, et raccommoda la guillotine;
puis, quand elle fut jugée solide, il se coucha sur la planche, et fut
exécuté.
Ceci est autre chose que de mettre une perche à un brancard, et c'est du
sang froid argent comptant...
--Docteur, dit une dame, vous qui devez voir beaucoup de mourans,
avez-vous rencontré souvent des exemples de cette singulière
tranquillité?...
--Madame, dit-il, les criminels sont ordinairement des gens doués d'une
organisation très-puissante, en sorte qu'ils ont plus de chances que les
malades affaiblis par de longues agonies pour dire de jolies choses. On
les tue vivans, tandis que les malades meurent tués. Puis, chez certains
hommes, l'ame est fortement excitée par l'attente du supplice, et
ils rassemblent toutes leurs forces pour soutenir cet assaut. Il y a
exaltation. Cependant j'ai vu de belles morts particulières... Pour
moi, la plus belle a été celle de la femme d'un célèbre médecin
allemand, auquel j'étais fort attaché. Le tableau que cette scène nous
offrit est toujours vif et coloré comme au moment où j'en fus témoin.
Nous avions passé la nuit au chevet de la mourante; elle était attaquée
de la poitrine, et la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissait
aucun espoir. Mon maître s'était endormi; sa femme, s'étant réveillée
vers quatre heures du matin, me fit, de la manière la plus touchante
et en souriant, un signe amical pour me dire de la laisser reposer,
et cependant elle allait mourir. Elle était arrivée à une maigreur
extraordinaire; mais son visage avait conservé ses traits et ses formes,
qui étaient belles. Sa pâleur faisait ressembler sa peau à de la
porcelaine derrière laquelle il y a une lumière. Ses yeux vifs et ses
couleurs tranchaient sur ce teint plein d'une molle élégance, et il y
avait dans sa physionomie une sorte de sublimité qui imposait. Elle
paraissait plaindre son mari, auquel sa vie avait été vouée; mais ce
sentiment prenait sa source dans une tendresse élevée, qui semblait ne
plus connaître de bornes aux approches de la mort. Le silence était
profond; la chambre, doucement éclairée par une lampe, avait l'aspect de
toutes les chambres de malades au moment de la mort. C'était un désordre
pittoresque... En ce moment, la pendule sonna, et le docteur,
au désespoir d'avoir dormi, se réveilla. Je ne vis pas le geste
d'impatience par lequel il peignit le regret qu'il éprouvait d'avoir
perdu de vue sa femme pendant un des derniers momens qui lui étaient
accordés; mais il est sûr qu'une personne autre que la mourante aurait
pu s'y tromper. Ce médecin, homme d'un grand talent, avait mille de ces
bizarreries apparentes qui font prendre les gens de génie pour des
fous, mais dont l'explication se trouve dans la nature exquise et les
exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil, près du
lit de sa femme, et la regarda fixement. Alors elle avança un peu la
main, prit celle de son mari, la serra faiblement, et d'une voix douce,
mais émue, elle lui dit:
--Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra?...
Puis elle mourut en le regardant.
--Les histoires que conte le docteur, reprit une dame après un moment de
silence, me font des impressions bien profondes.
Le médecin salua gravement.
--Oui, elles sont douces et intéressantes; il nous émeut sans employer
les atrocités si fort à la mode aujourd'hui...
--Ma réserve, dit-il, n'est certes pas de l'impuissance, et je vous prie
de croire, madame, que j'ai ma provision d'horrible tout comme un autre.
--Eh bien! s'écria la maîtresse de la maison, racontez-nous un peu
quelque chose d'affreux. Je voudrais voir la couleur de votre tragique,
quand ce ne serait que pour le comparer avec celui qui a présentement
cours à la bourse littéraire.
--Malheureusement, madame, je ne parle que de ce que j'ai vu.
--Eh bien!
--Mais je dois avoir le dessous avec les gens qui ont sur moi tous les
avantages que donne l'imagination. Je ne puis pas vous mettre en scène
deux frères nageant en pleine mer et se disputant une planche... ou un
homme qui a entrepris de manger un régiment à la croque-au-sel. Je ne
puis être que vrai.
--Eh bien! nous nous contenterons de la vérité.
--Je ne veux pas me faire prier, reprit-il, et il se moucha.
--Le hasard, dit-il, me mit autrefois en relation avec un homme qui
avait roulé dans les années de Napoléon, et dont alors la position était
assez brillante pour un militaire de son grade. Il était capitaine, et
occupait à l'état-major de Paris, je crois, une place qui lui valait de
quatre à cinq mille francs; en outre il possédait quelque fortune. Où
l'avait-il prise, je ne sais. Il était de basse extraction, et pour
n'avoir pas d'avancement sous l'empire, il fallait être un traînard,
un niais, un ignorant ou un lâche. Cependant il y a aussi des gens
malheureux. Mon homme n'était rien de tout cela; c'était le type
des mauvais soudards, débauché, buveur, fumeur, vantard, plein
d'amour-propre, voulant primer partout, ne trouvant d'inférieurs que
dans la mauvaise compagnie et s'y plaisant, racontant ses exploits à
tous ceux qui ne savaient pas si une demi-lune est quelquefois entière,
enfin un vrai _chenapan,_ comme il s'en est tant rencontré dans les
armées; ne croyant ni à Dieu ni au diable; bref pour achever de vous le
peindre, il suffira de vous dire ce qui m'arriva un jour que je l'avais
rencontré du côté de la Bastille. Nous allions l'un et l'autre au
Palais-Royal. Nous cheminâmes par les boulevards. Au premier estaminet
qui se trouva:
--Permettez-moi, dit-il, d'entrer là un petit moment; j'ai un restant de
tabac à y prendre et un verre d'eau-de-vie.
Il avala le petit verre d'eau-de-vie, et reprit en effet une pipe
chargée et un peu de tabac à lui.
Au second estaminet il avait achevé de fumer son restant de tabac, et
recommença son antienne. Ce diable d'homme avait des restans de tabac
dans tous les estaminets, et c'étaient comme autant de relais pour
des pipes et son gosier. Il avait établi dans Paris ses lignes de
communication. Je ne vous parlerai pas de ses moustaches grises, de ses
vêtemens caractéristiques, de son idiome et de ses tics, ce serait vous
en entretenir jusqu'à demain. Je crois qu'il ne s'était jamais peigné
les cheveux qu'avec les cinq doigts de la main. J'ai toujours vu à
son col de chemise la même teinte blonde. Eh bien! cet homme-là, ce
chenapan, avait une assez belle figure, figure militaire, de grands
traits, une expression de calme; mais j'ai toujours cru lire au fond de
ses yeux verts de mer et tachetés de points orangés quelques-unes de ces
aventures où il y a de la fange et du sang. Ses mains ressemblaient à
des éclanches. Il était d'une taille médiocre, mais large des épaules et
de la poitrine, un vrai corsaire. Par-dessus tout cela il se disait un
des vainqueurs de la Bastille. Cet homme rencontra une jeune fille assez
folle pour s'amouracher de lui. C'était une grisette, mais un amour de
feu. Elle avait nom Clarisse, et travaillait chez une fleuriste. Elle
avait tout joli, la taille, les pieds, les cheveux, les mains, les
formes, les manières. Son teint était blanc, sa peau satinée. Il n'y
a vraiment qu'à Paris que se trouvent ces espèces de produits et ces
sortes de passions. Jamais je n'ai vu de contraste aussi tranché que
l'opposition présentée par ce singulier couple. Clarisse était toujours
mignonne, propre et bien mise. Par amour-propre, le capitaine lui
donnait tout ce qu'elle lui demandait, et la pauvre enfant lui demandait
peu de choses: c'étaient la partie de spectacle, quelques robes, des
bijoux. Jamais elle ne voulut être épousée, et s'il la logea, s'il
meubla son appartement, ce fut par vanité. Cette jeune fille était le
dévouement même. J'ai souvent pensé que ces pauvres créatures obéissent
à je ne sais quelle charitable mission en se donnant à ces hommes si
rebutans, si rebutés, aux mauvais sujets. Il y a dans ces actes du coeur
un phénomène qu'il serait intéressant d'analyser.
Clarisse tomba malade, elle eut une fièvre putride, à laquelle se
mêlèrent de graves accidens, et le cerveau fut entrepris. Le capitaine
vint me chercher; je trouvai Clarisse en danger de mort, et, prenant son
protecteur à part, je lui fis part de mes craintes.
--Il faut, lui dis-je, avoir une bonne garde-malade au plus tôt; car
cette nuit sera très-critique.
En effet, j'avais ordonné de mettre à une certaine heure des sinapismes
aux pieds, puis d'appliquer, une demi-heure après l'effet du topique,
de la glace sur la tête, et lorsqu'elle serait fondue, de placer un
cataplasme sur l'estomac... Il y avait d'autres prescriptions dont je
ne me souviens plus.
--Oh! me répondit-il, je ne me fierais point à une garde; elles dorment,
elles font les cent coups, tourmentent les malades. Je veillerai
moi-même, et j'exécuterai vos ordonnances comme si c'était une consigne.
A huit heures du matin, je revins, fort inquiet de Clarisse; mais en
ouvrant la porte, je fus suffoqué par les nuages de fumée de tabac qui
s'exhalèrent, et au milieu de cette atmosphère brumeuse, je vis à peine,
à la lueur de deux chandelles, mon homme fumant sa pipe et achevant un
énorme bol de punch. Non, je n'oublierai jamais ce spectacle. Auprès de
lui Clarisse râlait et se tordait; il la regardait tranquillement.
Il avait consciencieusement appliqué les sinapismes, la glace, les
cataplasmes; mais aussi le misérable, en faisant son office de
garde-malade, trouvant Clarisse admirablement belle dans l'agonie, avait
sans doute voulu lui dire adieu; du moins le désordre du lit me fit
comprendre les événemens de la nuit. Je m'enfuis, saisi d'horreur:
Clarisse mourait.
--L'horrible vrai est toujours plus horrible encore!... dit le
sculpteur.
--Il y a de quoi frémir quand on songe aux malheurs, aux crimes qui sont
commis à l'armée, à la suite des batailles, quand la méchanceté de tant
de caractères méchans peut se déployer impunément!... reprit une dame.
--Oh! dit un officier qui n'avait pas encore parlé de la soirée, les
scènes de la vie militaire pourraient fournir des milliers de drames.
Pour ma part, je connais cent aventures plus curieuses les unes que les
autres; mais en m'en tenant à ce qui m'est personnel, voici ce qui m'est
arrivé...
Il se leva, se mit devant nous, au milieu de la cheminée, et commença
ainsi:
--C'était vers la fin d'octobre; mais non, ma foi, c'était bien dans les
premiers jours de novembre 1809, je fus détaché d'un corps d'armée qui
revenait en France, pour aller dans les gorges du Tyrol bavarois. En ce
moment nous avions à soumettre, pour le compte du roi de Bavière,
notre allié, cette partie de ses états que l'Autriche avait réussi
à révolutionner. Le général Chatler s'avançait même avec un ou deux
régimens allemands, dans le dessein d'appuyer les insurgés, qui étaient
tous gens de la campagne.
Cette petite expédition avait été confiée par l'empereur à un certain
You have read 1 text from French literature.
Next - Contes bruns - 04
  • Parts
  • Contes bruns - 01
    Total number of words is 4566
    Total number of unique words is 1729
    37.4 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 02
    Total number of words is 4563
    Total number of unique words is 1697
    39.5 of words are in the 2000 most common words
    52.5 of words are in the 5000 most common words
    59.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 03
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1683
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    58.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 04
    Total number of words is 4607
    Total number of unique words is 1766
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    46.0 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 05
    Total number of words is 4614
    Total number of unique words is 1671
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    48.1 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 06
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1791
    37.4 of words are in the 2000 most common words
    50.1 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 07
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1644
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    55.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 08
    Total number of words is 4619
    Total number of unique words is 1650
    38.4 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    55.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 09
    Total number of words is 4701
    Total number of unique words is 1592
    41.1 of words are in the 2000 most common words
    54.3 of words are in the 5000 most common words
    59.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 10
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1705
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 11
    Total number of words is 4054
    Total number of unique words is 1322
    42.3 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    59.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 12
    Total number of words is 4475
    Total number of unique words is 1545
    40.6 of words are in the 2000 most common words
    53.5 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 13
    Total number of words is 4686
    Total number of unique words is 1701
    38.1 of words are in the 2000 most common words
    52.0 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 14
    Total number of words is 287
    Total number of unique words is 189
    61.2 of words are in the 2000 most common words
    66.8 of words are in the 5000 most common words
    69.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.