Contes bruns - 06

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ne dit pas du tout une danse plutôt qu'une autre.--Langue de l'enfer,
s'écria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec
toi ta fille, et ne la mènes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire à
d'honnêtes mères lors de mon voyage à Paris?» Cette brillante apostrophe
ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit
à ôter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler à son mari,
absorbé dans ses pensées, qu'il était temps de se coucher, car dix
heures venaient de sonner à l'horloge de Saint-Cyprien.
Trois mois après cette conversation, la salle du grand théâtre de Berlin
était pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas été, et dans
une des loges de l'avant-scène, occupée par l'ambassadeur de France et
l'un des secrétaires de légation, avant que la toile ne fût levée, avait
lieu la conversation suivante.
«Une juive pour maîtresse, disait le jeune secrétaire, a toujours été
dans ma pensée l'idéal du bonheur, et si votre excellence ne la prend
dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver
jusqu'à son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit être
dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara?--Sans doute,
reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de
la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les
formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi
bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont
on se lasse aussi vite que d'un contr'alto.--Et puis, ajoutait le
secrétaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son début qui
donnent à ce _sujet_ un attrait tout-à-fait piquant et romanesque. Son
père est un juif à principes, qui voulait la marier à un marchand de
chevaux, plutôt que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne.
Elle procède de par une vocation. Avant de monter sur la scène, elle
a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon
ambassade à venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des célébrités
dansantes de la chrétienté...--Silence! interrompit l'ambassadeur; je
vois là-bas le chargé d'Espagne qui cause avec le conseiller intime.
Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idée qu'ils trament
quelque chose.» Un peu après, l'ouverture commença, la toile fut levée,
et des nymphes et des amours firent l'exposition de la pièce, en dansant
avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que
c'étaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes.
A la troisième scène parut Sara. C'était une grande fille, aux cheveux
noirs, aux formes élégantes et élancées, comme la Sulamite du _Cantique
des Cantiques_. Depuis un siècle peut-être rien d'aussi voluptueux
n'avait paru sur la scène du grand théâtre. En un moment toutes les
puissances européennes, dans la personne de leurs représentans, furent
embrasées pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi
rompre à jamais l'équilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui
se présenta.
Au moment où la jeune débutante, après s'être long-temps dérobée aux
poursuites d'un Zéphyr, tombait comme épuisée dans ses bras et lui
laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien
de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau à larges bords,
sort vivement de la coulisse, court à la débutante, la saisit par sa
robe qu'il froisse et qu'il déchire. «Malheureuse! s'écrie-t-il, rien
n'a pu t'arrêter, il a fallu que tu vinsses te prostituer à la face de
tout Berlin! Eh bien! aussi à la face de tout Berlin je te maudis, et je
demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misère;
je te maudis!» répéta-t-il. Et bien qu'il ne fût pas le moindrement du
monde comédien, jamais au théâtre malédiction paternelle n'avait produit
un pareil effet.
A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de
la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparèrent du
perturbateur et le mirent à la porte de la scène, où sa qualité de père
au désespoir ne lui donnait point entrée. Le directeur du théâtre ne
pouvait comprendre la colère de cet homme, quand il avait fait à sa
fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-être eut
été signé. Les puissances européennes furent un peu dérangées dans leur
plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prévue;
parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la débutante était passable,
mais il fallait qu'elle fût une fille bien perdue et bien abandonnée
pour donner à un père si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens
du parterre, qui d'abord avaient paru touchés de cette scène, revenus de
leur première émotion, ils demandèrent qu'on leur rendît leur argent ou
la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prévenu qu'elle eût un
père, et qu'ils étaient venus pour assister à un ballet et non à un
drame bourgeois; les choses ne se fussent point passées autrement si
l'on fût venu annoncer que le premier ténor était surpris tout à coup
par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se
donner une entorse.
En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous
le même toit), le père et la fille furent saisis tous les deux d'une
fièvre violente, résultat de l'émotion à laquelle ils avaient été
soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait
à peine de se compléter; chez le vieux père, au contraire, la nature en
décadence depuis long-temps menaçait ruine; elle s'en fut du coup. On le
porta au cimetière des juifs, qui est placé en dehors de la porte de la
ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois après, lorsque
Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put
s'empêcher de penser au vieux Fleischmann et à sa malédiction.
C'est une chose étrange que la malédiction d'un père. Ce n'est pas une
force, comme disent les mathématiciens; ce n'est pas un corps, une
substance, une chose matérielle, avec laquelle vous puissiez toucher
celui auquel vous l'adressez; trois mots: _Je te maudis_; ce n'est autre
chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas
avoir plus de portée que cette autre forme, bien plus usuelle et bien
plus arrêtée: _Que le diable t'emporte!_ Et cependant, d'ordinaire, la
vie d'un homme s'en trouve flétrie, et il est rare qu'il mène à bien son
existence, lorsqu'il en marche chargé.
Pour Sara, moins d'un quart de lieue après le cimetière, dont, au reste,
aucune voix n'était sortie pour répéter l'anathème, elle avait cessé d'y
songer. Elle trouvait une profonde volupté à se sentir emportée d'un
train rapide vers Paris, où les danseuses sont en honneur comme jadis la
vertu à Rome; elle était fière, autant toutefois qu'on peut l'être de
supporter un poids assez gênant, de soutenir la tête de l'ambassadeur de
France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son épaule. De
temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux
du jeune secrétaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils
augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le
voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien
unie, lorsqu'aucune pensée triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le
réveille, et qu'il n'a pas trop hâte d'arriver.
Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir
que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientôt les cris du
postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font
comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins,
exposés au danger de verser. Si la chose se fût passée en France, où,
grâce à l'état des routes, les voitures de voyage en ont une sorte
d'habitude, le péril eût été moins sérieux; mais, en Allemagne, rien ne
se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient à être brisée, il
est rare que le malencontreux propriétaire s'en tire à moins de quelque
côte enfoncée. L'événement ne fut que trop conséquent à cet usage;
la voiture, entraînée par les chevaux, roula dans un fossé profond;
l'ambassadeur eut une cuisse cassée; le jeune homme, la moitié des dents
brisées. Pour la jeune juive, tirée du ravin dans un état à faire pitié,
on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit
s'empara d'elle, et, sous le prétexte qu'il voulait lui sauver la
vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement
souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le
délire, parla de son père, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de
deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara
la danseuse était étendue entre deux lits de terre, et les vers
commençaient leur travail.
Voilà qui était bien pour ce monde-ci, reste à savoir ce qui allait se
passer dans l'autre.
Aussitôt que l'ame de Sara se fut séparée de son corps, elle commença à
s'avancer à travers des régions infinies et solitaires où elle eut peur
de sa solitude.
A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler
face à face, et son jugement commença.
«Ame que j'avais faite à mon image, d'où viens-tu?»
L'ame répondit: «Je reviens d'en bas.
--Le temps que je t'avais donné à y passer, qu'en as-tu fait?
--Il fut bien court, reprit l'ame.
--Raison de plus pour le bien employer. As-tu souvent fait l'aumône?
--Quelquefois.
--Oui, trente fois en tout: dix fois par charité, vingt fois par
orgueil et par respect humain; tout compensé, l'aumône ne te sera point
comptée.--As-tu souvent pensé au Seigneur ton Dieu?
--Oh! oui, souvent.
--Oui souvent, jusqu'à l'âge de douze ans, quand ta mère te disait de
faire tes prières; mais plus tard, aux parures, aux bals, aux beaux
cheveux des jeunes gens. As-tu respecté ton père et ta mère, à l'égal du
Seigneur ton Dieu?
--Je les aimais, reprit l'ame.
--Et jamais tu ne leur as désobéi?
L'ame se tint dans le silence.
--Sara, tu as dansé?»
L'ame commença à être agitée comme une feuille tremblant sous le vent.
--«Sara! ton père est mort, et son ame est avec moi.»
L'ame trembla plus fort.
--«Sara! aux ténèbres éternelles!
--Hélas! hélas! reprit-elle, pour avoir dansé!
--Non point pour avoir dansé, répondit le juge, car j'ai avec moi
des danseurs dans la félicité éternelle; mais parce que ton père t'a
maudite, et qu'il est mort sans avoir repris sa malédiction. Adieu,
Sara, adieu, ma fille, chante maintenant.»
Aussitôt les esprits de ténèbres se ruèrent sur elle, en riant aux
éclats; et, l'entraînant vers les régions de leur éternité, ils la
faisaient horriblement souffrir en se l'arrachant entre eux, pour savoir
qui aurait l'honneur de la présenter à leur illustre seigneur et roi.
Or Satan était assis dans toute sa gloire sur un trône emblématique,
dans lequel il avait pris plaisir à parodier tous les trônes de la
terre; sa forme était, j'en demande humblement pardon à l'honorable
lecteur, celle d'une chaise percée. Son front, jaune et cuivré, était
sans cesse agité par un tic nerveux, et sa bouche, qui s'entrouvrait
pour sourire, laissait voir dans une profondeur infinie deux rangées de
dents blanches qui ne ressemblaient pas mal aux longues colonnades d'un
temple antique.
--Une ame? dit Satan.
--Oui, maître, répondirent les suppôts.
--Ame, qu'as-tu fait? reprit le grand monarque.
--J'ai dansé, répondit l'ame, si bien que mon père en est mort, et le
Seigneur mon Dieu (ici Satan fit une horrible contorsion) m'envoie vers
vous pour que vous fassiez de moi ce qu'il vous plaira.»
Et l'ame aurait voulu mentir qu'elle ne l'aurait pas pu, car son arrêt
la condamnait à se dénoncer elle-même, et il fallait que son arrêt fût
accompli.
Lors Satan, dans un jour de familiarité, daigna consulter les démons qui
avaient amené l'ame de Sara, et il leur dit: «Qu'en ferons-nous?
--Pendons-la par les pieds! dit le premier; ainsi elle sera punie par où
elle a péché.
--Commun! dit le maître, et il passa à un autre avis.
--Moi, dit le second, je propose ma fameuse mixture: huile bouillante,
un baril ordinaire, bonne partie de soufre et de plomb, argent et bronze
en fusion, servez chaud et faites infuser la coupable...»
La pauvre ame en délibération eut une mortelle frayeur en entendant
parler de cette cuisine effroyable.
Mais Satan, donnant un coup de pied à l'opinant: «Arrière! lui dit-il,
misérable classique! avec tes vieilles méthodes. J'ai une idée»; et se
levant pour en faire aussitôt l'essai, il ordonne que dans un coin de
son empire on élève rapidement une vaste salle de spectacle capable de
contenir quelques cent milliers de spectateurs.
Ni peintures, ni dorures, ni candélabres, ni lustres, ni girandoles
ne sont épargnés. Dans l'orchestre, ce sont trompettes déchirantes,
clarinettes criardes, tam-tams à la voix d'airain et au bruissement
lugubre, basses ronflantes et continues, avec des fifres pour les
dessus.
Puis pour une heure de l'éternité les chaudières et les chevalets se
reposent, et le beau monde des damnés est invité, sous bonne escorte,
à venir honorer de sa présence l'ouverture de l'Académie royale de
l'enfer.
Industrie de bourreaux! les voilà qui rendent à ces femmes, à ces femmes
qui depuis le temps qu'elles brûlent dans la géhenne éternelle avaient
presque oublié les joies de la terre, les voilà qui leur rendent et
leurs frais chapeaux de fleurs, et leurs plumes, et leurs cachemires, et
leurs satins brochés, et leurs riches fourrures; puis tout à l'heure ils
les dépouilleront de tout cela, et avec un désespérant souvenir tout
fraîchement renouvelé, ils les renverront reprendre leur nudité et
leur supplice. Cependant derrière les dames, au second rang des loges,
l'habit bien empesé et la cravate savamment jetée, se placent les
ministres, les banquiers, les diplomates et les dilettanti; la corne
dorée, la fourche au poing, grave et imposant comme un sergent de garde
bourgeoise, un démon veille à chaque issue; mais ce que vous n'auriez
pas vu sur la terre, aux stalles réservées pour les hauts dignitaires,
ce ne sont qu'évêques, cardinaux, archevêques, revêtus de leurs plus
beaux atours, et ne tenant compte de la canaille du parterre qui,
parquée derrière cette forêt de houlettes et de coiffures épiscopales,
ne cesse de crier: _A bas le chapeau rouge! à bas la crosse! à bas la
mitre!_
Après cela, dans une loge restée vide, et richement drapée, voyez venir
sa majesté Satan; il est accompagné de ses hauts dignitaires et de
madame la Mort, reine des royaumes infernaux, de la terre, du monde, et
autres lieux circonvoisins; sur quoi la pièce commença, dont nous ne
saurions au juste donner l'analyse. Nous pouvons dire cependant que deux
scènes furent merveilleusement applaudies. Dans l'une, le poète et
le musicien avaient agréablement tourné en raillerie la félicité des
justes, _condamnés_, disaient-ils, pour toute réjouissance, à chanter
éternellement l'_Hosanna in excelsis_ devant la face du Très-Haut. On
laisse à penser du succès que cette parodie dut avoir devant un pareil
auditoire.
La donnée de l'autre scène, quoique plus fine et plus délicate, ne fut
pas moins goûtée. Dans une langoureuse cavatine, un bienheureux se
plaignait de n'avoir plus retrouvé dans le ciel ses amitiés de la terre;
il ne pouvait se consoler d'avoir vu toutes les forces aimantes de son
ame aller se résumer dans le mystique amour des perfections divines, et
il demandait qu'on lui rendît ses amours grossières de la création et
les yeux de sa bien-aimée.
Ensuite ce fut le ballet.
Plusieurs danseuses vinrent successivement rivaliser de graces et de
molles attitudes. A chaque pas brillant, à chaque pirouette hardie,
le roi donnait lui-même le signal, et des tonnerres d'applaudissemens
retentissaient; mais quand ce fut le tour de Sara, il affecta, car
cela était dans son plan, une froide indifférence, que le reste des
spectateurs partagea avec lui. La pauvre fille avait beau se dépenser en
efforts, un désespérant silence l'accueillit jusqu'à la fin de la scène;
aussi, en rentrant dans les coulisses, d'où ses compagnes avaient vu sa
mésaventure, elle fut saisie d'une violente attaque de nerfs. Alors le
roi Satan, qui avait voulu faire cet essai, tint pour certain que le
plus grand supplice à infliger à une ame d'artiste, c'est la supériorité
de ses rivales: assuré de l'excellence de ce nouveau mode de torture, et
ayant autre chose à faire que d'assister jusqu'au bout à l'intrigue d'un
ballet, il se leva, et aussitôt les gardiens, à grands coups de fouet,
firent évacuer la salle par l'honorable assistance.
Depuis ce temps, dans cette salle déserte, dont une petite lampe, à la
lumière tremblotante, ne sert qu'à sonder l'incommensurable solitude,
la pauvre Sara, ayant toujours à l'oreille le bruit des applaudissemens
donnés à ses compagnes, est là, qui danse sans relâche; et il n'y a pas
d'orchestre pour lui marquer la mesure, pas d'yeux pour contempler ses
grâces et sa beauté, pas de prince russe pour s'en éprendre, et lui
escompter son admiration.

UNE BONNE FORTUNE.

C'est chose curieuse qu'une soirée de Palerme, au bord de la mer
murmurante, sous les flots du soleil d'été, au milieu de cette
population grimaçante et mobile, plus originale mille fois et moins
connue que la race classique des abbés, des courtisanes et des lazzaroni
napolitains. Grâce aux romans et à la scène, Naples est vieux pour moi:
on me l'a gâté; on m'a usé ce ciel et cette mer pleins de prestiges.
La Sicile est neuve et inconnue; il y a là un double reflet venu de
l'Arabie et de l'Espagne. Des murailles sarrazines s'élèvent autour de
vous; des costumes espagnols flottent aux fenêtres et étincellent sur
les quais. C'est une féerie comique et fantastique! Et l'air est si
doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraîcheur, la chanson du
pâtre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre! Vous ne
respirez que fleurs, vous ne voyez que débris de marbres et fragmens
de temples. C'est encore un fragment de grotesque comédie que cette
aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l'or; ces femmes
belles comme dans l'ancienne Syracuse, et vêtues comme on l'était il y
a quarante ans; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros
moine rebondi qui vous offre un crâne de mort au bout d'une croix noire,
et vous demande l'aumône en riant, son urne sépulcrale toujours brandie
et vacillante sous votre menton; puis des carrosses découverts roulant
doucement sur la Marina[12], chargés d'abbés qui rient, qui s'éventent
avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent
des sorbets. Auprès des abbés sont des princes écrasés de noms propres
et d'ennui, traînant de leur mieux leur gloire séculaire, leur obscurité
profonde et leur pauvreté incurable. Quelques-uns d'entre eux se jettent
dans la dévotion, d'autres dans la débauche, d'autres dans les arts.
J'ai connu un prince palermitain qui s'est ruiné en sculptures d'un
genre inouï; il faisait exécuter des bouteilles hautes de trente pieds
et taillées dans le marbre; des pions d'échecs de dimensions colossales,
et dont le régiment garnissait une vaste cour de son palais; un
polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx; au milieu de
l'étoile du parc une longue marotte d'ébène s'élevait en forme de
pyramide. Toutes ces inventions fantasques coûtèrent sa fortune au
prince de ***, et l'envoyèrent mourir à l'hôpital. Ce que c'est que
l'oisiveté entée sur la sottise et la richesse!
[Note 12: _La Marina_, quai de Palerme]
Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis,
donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un
peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetés au
vent et rendus de toutes parts: _bonjour! bonsoir!_ lancés de carrosse
en carrosse, avec plus de verve que de bon ton; et la cloche de
l'_Angélus_ retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans
une teinte d'émeraudes: belle et ravissante scène en vérité! On l'a
très-peu admirée et rarement décrite. Il est à la mode d'aller à Rome et
à Naples; la Sicile n'est pas encore _fashionable_.
J'admirais ce spectacle, et je m'étais appuyé, pour en mieux jouir,
contre la muraille basse ornée de petits pilastres d'architecture
sarrazine qui suit le rivage de la mer, et présente aux promeneurs
fatigués une longue et commode banquette de marbre _fruste_ et usée
depuis des siècles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait
dans mes cheveux; la mobile scène passait devant moi.
Un capucin à longue barbe vint prendre place à mes côtés. Il avait l'air
souffrant, son extérieur était plutôt triste et simple que dévot et
humble. On lui aurait donné cinquante ans, et on l'aurait pris pour un
ancien militaire. Sa physionomie n'était pas sicilienne. Au lieu de se
contracter avec une mobilité presque convulsive, elle était froide,
sévère, résignée. Vous avez rencontré dans votre vie de ces traits
heureux qui appellent la confiance et la fixent; vous vous intéressez
involontairement à cette physionomie inconnue; ce n'est pas de la beauté
ni même de la grâce; vous vous dites: «La souffrance a passé par là;
elle a passé, non sans se faire sentir; elle n'a point rencontré un
corps d'airain, une ame de bronze, mais un être faible, tendre, mais une
organisation délicate; la lutte a été cruelle. Et voici cet être, il n'a
pas été brisé; approchons pour en toucher les restes. C'est en lui
qu'a eu lieu le combat, c'est lui qui a été le théâtre, la victime et
l'athlète.»
Je voulais lier conversation avec le capucin; je lui demandai l'heure.
Il me regarda fixement, reconnut sans doute à mon accent que j'étais
étranger à Palerme, et me répondit en anglais:
«Il est huit heures.»
Puis il se leva et partit.
Je sais l'anglais; la prononciation du capucin était toute nationale et
franchement britannique; je ne pouvais m'y tromper. Mais comment cet
Anglais était-il venu à Palerme? Un homme de cette nation en Sicile et
sous la robe de capucin! Il y avait là quelque mystère que je voulais
approfondir. Je revins le lendemain à la même place dans l'espérance de
l'y retrouver; en effet il y était. Les jours suivans même manége. Peu à
peu sa farouche humeur s'adoucit; je parlais anglais avec lui, cela lui
gagna le coeur. Il vit que je désirais me lier avec lui, et s'y prêta
sans peine; il avait de l'instruction et une connaissance pratique assez
étendue des hommes et des choses: quinze jours après notre première
entrevue il me raconta sa vie.
Rien n'est plus touchant qu'une douleur vraie qui se juge, se condamne
et se contraint. La voix du moine était ferme, son oeil restait sec,
mais on voyait que ce calme lui coûtait. Il faisait l'histoire de son
malheur comme un brave invalide raconte la campagne où il a perdu un
de ses membres. La conversation n'était point encore tombée sur cette
matière, et il ne m'avait parlé ni de ses antécédens, ni de ses
malheurs, lorsque je m'avisai de lui demander depuis combien de temps il
portait cette robe.
«Ne me jugez pas d'après elle. Vous ne me connaissez pas, me
répondit-il. J'ai adopté le couvent comme un lieu de paix et de
retraite, et cette robe comme une égide commode contre la vie et ses
tourmens; je ne suis pas de l'ordre de Saint-François. Les moines de
ce pays, classe d'hommes dont on dit tant de mal, sont d'une admirable
tolérance; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne
m'imposent pas leurs croyances; ils me souffrent et m'aiment. Je suis
protestant. Que cela ne vous étonne pas: nous autres philosophes de
France et d'Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d'Italie et
d'Espagne renferment de lumières et de bon sens. Jamais nos moines ne me
font subir l'ennui d'aucune controverse; je vis avec eux, et j'y vis...
tranquille.»
A ce dernier mot il hésita, il s'arrêta, il n'osait pas dire _heureux_.
Une rêverie plus sombre nuagea ce front pensif; des idées tristes
l'assiégeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tête
rasée entre ses mains, et me dit:
«Je suis du comté de Herford. Quand notre armée revint d'Alexandrie, le
vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres
officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relâchâmes à Messine.
Fatigués des incommodités sans nombre de l'existence orientale, des
détestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous
descendîmes au lazaret; nous le trouvâmes commode et de bon goût. Vous
savez ce que c'est que ce lazaret: une mauvaise cour carrée avec un
cimetière au milieu. On est là, isolé des vivans, sans communication
avec la terre, et sans autre récréation que l'espérance d'en sortir
bientôt. Mes camarades supportaient fort bien leur position; les
journaux anglais que l'on nous envoyait fournissaient un aliment à leur
curiosité et à leur gaieté. Ils jouaient, ils chantaient; j'étais triste
et j'ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment
pesait sur moi; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportât
à ma famille ou à mes amis; les journaux stériles comme cette mer
aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui
m'environnaient. Mes camarades me raillaient; je ne savais que leur
répondre. Enfin notre quarantaine s'acheva.
»Vous connaissez sans doute la disposition des théâtres de Messine: ils
sont distribués en stalles où chacun trouve la place que le hasard lui
assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d'auditeurs peuvent vous
séparer des personnes de votre société. C'est ce qui m'arriva le soir
même où la liberté nous fut rendue. Toutes les loges étaient pleines;
nous allâmes prendre place au parterre, mes camarades et moi; nous fûmes
obligés de nous asseoir à de grandes distances les uns des autres. Dans
un entr'acte plusieurs Siciliens assis près de moi se levèrent, et
d'autres officiers anglais accompagnés d'un jeune homme en costume de
ville prirent leur place. Ils parlaient très-haut, et j'appris que
le dernier interlocuteur était arrivé le soir même à Messine par le
paquebot.
»C'était un homme de taille moyenne, l'oeil bleu et fixe, le regard
attentif, pour ne pas dire insolent; un véritable Anglais de l'école
moderne. La secte était nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne
m'avaient rien offert de tel: aussi l'examinais-je avec curiosité et
l'écoutais-je avec attention. L'officier auquel il s'adressait, et qui
semblait fort intime avec lui, avait été son condisciple au collége
d'Éton. La cravate du nouveau venu l'emprisonnait si étroitement, ses
grandes joues étaient d'une si belle couleur safranée, son affectation
d'austérité sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuité
de ses paroles, que j'oubliais le spectacle pour le contempler et pour
l'entendre.
»Il m'est arrivé bien des choses, mon cher, disait-il à son camarade,
depuis nos vieilles folies d'Éton. Vous me direz, vous, combien de
villes nouvelles vous avez visitées, et à combien de batailles vous avez
assisté: cela est très-héroïque et très-beau; moi, je vous dirai, en
revanche, combien de chevaux j'ai tué à la chasse, et combien de maris
désolés m'ont envoyé à tous les diables. La liste en est longue, par
Dieu! et je ne vous en ferai pas grâce. Ce qui m'amène à Messine
aujourd'hui, et me force d'assister à ce spectacle que Dieu damne, c'est
l'éclat de ma dernière affaire de ce genre. Il s'agissait d'une femme
mariée, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eût aisément
servi de modèle à tout ce que la France et l'Espagne possèdent de plus
consommé en ce genre. Vous sentez que la délicatesse m'empêche de la
nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente; eh bien! malgré notre
habileté mutuelle, nous fûmes trahis. Une femme, une aubergiste de la
route de Bath, que j'avais daigné dans le temps honorer de quelques
regards, éventa notre complot anti-conjugal, et me menaça de l'ébruiter.
C'eût été dangereux de toute manière: la dame a des parens qui ne
plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses
amoureuses. J'achetai le silence de notre hôtesse, et me voici à
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