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trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice à la mort, une
consécration de trois victimes.

LES REGRETS.
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.

On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition
dramatique que l'on va lire n'est pas conséquente au titre de ce livre,
qui promet des _contes_ et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir
que l'imagination capricieuse à laquelle est dû ce recueil gardât,
l'espace d'un volume, l'unité d'une forme littéraire? Dans ses habitudes
fantasques, avoir conté pendant deux cents pages devenait une raison
toute concluante pour quitter la forme du récit, et se jeter brusquement
dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idée
de _prendre sa lyre_, pour formuler, sous le titre _d'Inondations_, de
_Stupéfactions_, ou de _Dévastations_, deux ou trois confidences de
poésie rêveuse.
Mais une chose bien autrement difficile à excuser, c'est l'atroce
calomnie dirigée contre la nature humaine, dans une suite de scènes où
l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau
nous récrier sur la crudité de ce tableau, protester contre sa vérité,
la mégère avec laquelle nous avions traité nous a répondu que nous
étions d'honnêtes coeurs, simples et naïfs, qui n'avions rien observé,
et qui prenions plaisir à nous leurrer d'agréables mensonges; elle nous
a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant à perdre sa femme, était
quelquefois capable, non seulement de dîner, mais aussi de l'oublier le
jour même de son enterrement. Elle s'est jetée dans une métaphysique
incroyable pour nous prouver que les enfans, à l'exception de
quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilité se développait
prématurément, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique.
Enfin elle a été jusqu'à prétendre qu'ordinairement les domestiques se
souciaient fort peu de la mort de leurs maîtres, et qu'ils n'y voyaient
guère que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas où on leur faisait
prendre le deuil.
Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causée
le développement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de
reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit à
quinze jours sans manger; que des enfans à la mamelle ont été vus
pleurant à chaudes larmes le jour de la mort de leur mère, surtout quand
la nourrice oubliait de leur donner à téter, et que, chez les anciens,
des esclaves se précipitaient souvent au milieu du bûcher de leurs
maîtres, afin de ne pas leur survivre. Obligés d'éditer, dans toute son
atrocité, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici
nos réserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu à nous
qu'elle ne fût pas publiée.
_P.S._ Nous déclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations
qu'on paraît avoir voulu diriger contre deux classes de femmes
recommandables par les soins qu'elles rendent à l'humanité souffrante:
celle des garde-malades, et celle des femmes dites _entretenues_.

PERSONNAGES.
Mme LAROCHE, garde-malade.
SOPHIE, ouvrière en linge.
ROYER, chef de division au ministère des affaires ecclésiastiques,
officier de la légion-d'honneur.
BOISSEL, premier expéditionnaire de son cabinet.
UN APPRENTI IMPRIMEUR.
ERNEST ROYER, fils de Royer, âgé de cinq ans et quelques mois.
CHARLES, son ami, âgé de six ans.
MARGUERITE, cuisinière de Royer.
PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.
DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CÔTÉ DE SA FEMME.
DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.
UN GARÇON DE RESTAURANT.
Mme SAINT-LÉON, rentière.
JULIE, sa femme de chambre.
GUSTAVE, clerc de notaire.
Mme SAGOT, marbrière.
JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.

LES REGRETS.

SCÈNE 1re.

(LUNDI SOIR SEPT HEURES.--Une chambre à coucher en désordre.--Sur la
cheminée plusieurs fioles ayant contenu des potions.)
MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.
Pauvre chère femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son
looch. (_Buvant._) Il était fameux pourtant. Faudra que j'en fasse
compliment à M. Cadet. (_S'approchant du lit où Sophie est occupée à
coudre._) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre ça à points-arrière?
SOPHIE.
Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que ça soye solide: c'est
pas pour un jour que je l'ourle.
MADAME LAROCHE.
Sois donc tranquille, ça tiendra toujours assez bien pour jusqu'au
cimetière; après ça c'est l'affaire aux vers.
SOPHIE.
Saprestie! êtes-vous philosophe! Elle vous parle de ça comme d'une
demi-tasse à avaler.
MADAME LAROCHE.
Tu sens bien, chère petite, qu'on n'est pas venu jusqu'à mon âge, ayant
gardé quantité de malades que beaucoup me sont passés dans les bras,
sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin
qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est déménager, c'est finir.
Aujourd'hui pour demain, ça peut être notre tour.
SOPHIE.
S'entend, mère Laroche, que le vôtre est plus près que le mien.
MADAME LAROCHE.
Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore périr plus d'une jeunesse.
Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a
été troussée en trois jours de temps, la semaine passée.
SOPHIE.
Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles à mourir que
les jeunes personnes.--Quel âge qu'elle avait, cette pauvre dame que je
tiens là?
MADAME LAROCHE.
Vingt-neuf ans, à ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donné
trente-trois ou trente-quatre.
SOPHIE.
C'est tout de même mourir jeune.
MADAME LAROCHE.
Je crois bien, c'est la fleur de notre âge; d'autant plus que si
cette femme avait eu de la santé, il n'y avait rien de si heureux
qu'elle.--Allonge donc tes points.--Adorée de son mari, qui a une
très-jolie place...
SOPHIE.
Est-ce qu'il n'est pas pour les récompenses des mémorables journées?
MADAME LAROCHE.
Non, ça c'est à la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est
lui qui fait payer les suminaires.
SOPHIE, d'un air dédaigneux.
Ah! un fanatique.
MADAME LAROCHE.
Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux français et un
vrai des Indes...
SOPHIE.
Trois châles pour lors?
MADAME LAROCHE.
Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible;
montée en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais,
qu'elle ordonnait tout dans la maison; même que son fils qui est gentil
tout plein est très-fort et très-grand pour son âge; avec tout ça
fallait qu'elle fût pomonique.
SOPHIE.
C'est terrible, ça!
MADAME LAROCHE, d'un air capable.
Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son médecin: C't'homme-là ne
la réchappera pas.
SOPHIE.
Taisez-vous donc; vos médecins c'est tous des faiseurs d'embarras.--V'là
qu'est fait, mère Laroche.
MADAME LAROCHE.
En te remerciant, ma fille.--Maintenant c'n'est pas le tout: faut que
tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la
portière a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de manière
que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, ça ferait un
mauvais effet.--Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou.
SOPHIE.
Convenu.--Et vous, comme ça, vous allez rester toute la nuit auprès
d'elle?
MADAME LAROCHE.
Pauvre chère femme, c'est le dernier service.
SOPHIE.
Je n'oserais jamais, moi.
MADAME LAROCHE.
Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les
pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix
leur cendre.
SOPHIE.
Bonsoir, mère Laroche.
MADAME LAROCHE.
Bonsoir, ma fille.--Ne t'amuse pas en route, que la mère serait
inquiète. Vois-tu, le canezou qui est peut-être un peu élégant pour toi,
tu pourrais ôter un rang; ça te ferait une jolie garniture de bonnet.
SOPHIE.
Oui, mame Laroche.
MADAME LAROCHE.
Attends, je descends avec toi. Je vais dire à la cuisine qu'on me fasse
un peu de vin sacré! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir
l'estomac chaud.
(_Elles sortent_.)

SCÈNE II.
(LUNDI SOIR HUIT HEURES.--Le cabinet de Royer.)
ROYER, BOISSEL.
BOISSEL, entrant.
Monsieur le directeur m'a fait demander?
ROYER.
Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrivé?
BOISSEL.
Hélas! oui, monsieur. Le garçon de bureau, en venant ce matin ici pour
prendre le porte-feuille, a appris le décès de madame votre épouse, il
nous l'a transmis.--Les bureaux sont dans la consternation.
ROYER, avec un soupir.
Que voulez-vous, mon ami?--Il n'y a rien de nouveau là-bas?
BOISSEL.
Nous avons eu la visite du secrétaire général; il a parcouru tous les
bureaux.
ROYER.
Qui était avec lui?
BOISSEL.
M. Certain le chef.
ROYER, à part.
Petit intrigant! (_Haut_.) C'est incroyable qu'on ne puisse pas
s'absenter un jour, et pour un motif aussi légitime, sans s'exposer à
des désagrémens.
BOISSEL.
Je vous assure, monsieur, que monsieur le secrétaire général n'a pas du
tout paru piqué de votre absence.
ROYER.
Piqué de mon absence! Il s'agit bien qu'il soit piqué ou non. Ne
voyez-vous pas qu'il est de la dernière inconvenance, quand il y a un
chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes? Du
moment que monsieur le secrétaire-général voulait faire sa visite ce
jour-là, il devait me prévenir; j'aurais surmonté la préoccupation de
ma juste douleur, je me serais arraché aux derniers embrassemens d'une
épouse chérie, afin de me trouver à mon poste.
BOISSEL.
Moi, je sais bien que pour mon compte j'ai trouvé très-étonnante la
conduite de M. Certain.
ROYER.
Du reste, je sais ce que j'ai à faire.--Dites-moi, mon cher
Boissel.--Asseyez-vous donc.--Je veux vous demander un service...
BOISSEL.
Deux, monsieur le directeur.
ROYER.
Qu'est-ce que vous faites le soir?
BOISSEL.
Mon Dieu, nous sommes une société, des employés, un médecin, quelques
avocats, il y a même là un homme, un ancien magistrat, je voudrais que
vous le connussiez, un homme du premier mérite. Nous nous réunissons
dans un café près de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de
dames ou de dominos; quand on est célibataire...
ROYER.
Voyez-vous, j'ai là une liste des personnes de ma connaissance
auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J'ai marqué aussi
dans l'_Almanach royal_ les différens fonctionnaires de l'ordre civil et
militaire auxquels je compte en adresser...
BOISSEL.
Oui, monsieur.
ROYER.
Il faudrait me prendre cette liste et l'Almanach, avoir bien soin de
n'oublier personne, et de votre belle écriture...
BOISSEL, riant.
Ah! monsieur le directeur.
ROYER.
Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bonté de
plier les lettres, de mettre les adresses, et à mesure qu'il y en aura
un paquet de prêt, Cumilhac mon garçon de bureau viendra les prendre
pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela.
BOISSEL.
Oui, monsieur.
ROYER.
Ça ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir?
BOISSEL.
Comment donc, monsieur le directeur!
ROYER.
Tenez, voilà précisément qu'on vient de l'imprimerie.
(_Entre un apprenti._)
L'APPRENTI.
Bonsoir, monsieur la compagnie; v'la les billets de votre épouse.
ROYER.
Vous venez bien tard!
L'APPRENTI.
Ah! monsieur, dame c'est de l'ouvrage soigné qu'est long à tirer.
ROYER.
Comment, c'est là ce que M. Éverat a de mieux?
L'APPRENTI.
Monsieur ne les trouve pas bien?
ROYER.
Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d'un goût détestable.
(_Ayant lu._) Ah! et puis voilà qu'ils me mettent chevalier de la
légion-d'honneur au lieu d'officier.
L'APPRENTI.
C'est ces animaux de compositeurs qui n'aura pas fait attention.
ROYER.
Remportez-moi ces lettres; je n'en veux pas.
BOISSEL.
J'observerai à monsieur le directeur que si la cérémonie est pour demain
matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d'autres.
ROYER.
Mais, mon cher, voyez vous-même si l'on peut se servir de pareilles
horreurs.
BOISSEL.
Je sais bien que c'est désagréable, mais des billets d'enterrement ne
sont pas absolument pour faire trophée.
ROYER.
Dans six lignes une faute énorme!
BOISSEL.
Monsieur, je corrigerai à la main, et même comme ça le titre d'officier
sera plus visible.
ROYER.
Allons, voyons, laissez ces lettres.
L'APPRENTI.
V'là, monsieur.
ROYER.
Vous direz à votre maître que je suis excessivement mécontent.
L'APPRENTI.
Oui, 'sieur.
(_Il sort._)
ROYER
Vous avez perdu quelque chose?
BOISSEL.
C'est mon canif que je cherche. Je l'ai sur moi ordinairement, mais
précisément aujourd'hui...
ROYER.
Tenez, en voilà un et dépêchons-nous, car il faut absolument que nous
ayons fini ce soir. (_Se promenant à grands pas._) Certain avait-il
l'air à son aise avec le secrétaire général?
BOISSEL.
Comme ça, monsieur.
ROYER.
Que lui disait-il?
BOISSEL.
Ah! je n'ai pas pu entendre. (_Avec intention._) Mais j'ai bien regretté
que vous ne fussiez pas là.
ROYER, vivement.
Pourquoi? Est-ce que vous pensez qu'il se soit passé quelque chose?
BOISSEL.
Non, monsieur; mais c'est que j'aurais fait ma demande d'augmentation,
et j'ose croire que vous n'auriez pas dédaigné de l'appuyer. C'est bien
de l'indiscrétion à moi; mais puis-je espérer...
ROYER.
Ah! mon pauvre Boissel, j'ai si peu le coeur a m'occuper d'affaires de
bureaux.--Je vous laisse; je vous empêche de travailler; je vais tâcher
de dormir un peu; toute la nuit dernière j'ai été sur pied, et j'ai un
fils pour lequel il faut me conserver.
(_Il sort._)

SCÈNE III.

(MARDI MIDI.)--La cour de la maison mortuaire.
ERNEST ROYER _à une fenêtre, son chapeau sur la tête._
ERNEST.
Eh! dis-donc, Charles? bonjour!
CHARLES, _paraissant à une fenêtre en face._
Tiens! t'es donc pas à ta pension?
ERNEST.
Non.
CHARLES.
Pourquoi donc?
ERNEST.
Je vais à l'enterrement de maman. Il s'ra j'ment beau, va; y aura trois
voitures noires; je serai dans une.
CHARLES.
Oh! je voudrais-t'y y aller avec toi.
ERNEST.
Tu ne peux pas, tu n'es pas invité; si tu savais tout c'monde qu'il y a
dans le salon!
CHARLES.
Mais, dis-donc, tu ne pleures pas?
ERNEST.
J'peux pas; j'ai pas envie.
CHARLES.
Moi j'ai j'ment pleuré quand ma grand'maman est morte.
ERNEST.
Elle t'grondait toujours.
CHARLES.
Je sais bien; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi.
ERNEST.
Oh bien oui! mais papa ne pleure pas.
CHARLES.
Dis-donc: en revenant, tu viendras jouer?
ERNEST.
Si ma bonne veut.
CHARLES.
Nous jouerons à la garde nationale.
ERNEST.
Oui; mais alors je veux être Lafayette.
CHARLES.
Tu le seras: moi je serai artilleur.
ERNEST.
Nous ferons l'émeute.
CHARLES.
Ça y est.
ERNEST.
Otons-nous de la fenêtre, voilà un croque-mort qui se promène dans la
cour; ma bonne m'a dit que ces hommes-là étaient très-méchans.

SCÈNE IV.
(MIDI ET DEMI.)

MARGUERITE, _cuisinière de M. Royer_, PICARD, _dit_ Coeur-Volant,
_croque-mort._

PICARD, s'approchant de la porte de la cuisine.
Vous effondrez là, mademoiselle, une bien belle volaille; combien ça
peut-il revenir une pièce comme ça?
MARGUERITE.
3 francs 10 sous, 4 francs.
PICARD.
Je vous demande ça, parce que dernièrement, à un repas de corps que nous
fîmes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au
prix de 6 francs.
MARGUERITE.
Oh! par exemple, on vous a joliment écorchés!
PICARD.
Eh bien! voyez, ma femme me soutenait que non.
MARGUERITE.
Votre femme? Vous êtes donc marié?
PICARD.
Comment donc? mais sans doute; ça vous étonne?
MARGUERITE.
Dam! il me semblait que vous deviez-t'-être célibataire.
PICARD.
Le monde est drôle: mais nous sommes presque tous mariés. Tel que vous
me voyez, j'en suis à ma seconde femme; une grosse mère, bien fraîche,
bien réjouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie près de la
Halle, et qui avait plus d'un soupirant encore. Mais je n'ai eu qu'à me
présenter pour obtenir la préférence.
MARGUERITE.
Ça vous rapporte donc bien votre place?
PICARD.
Ce n'est pas l'intérêt qui l'a décidée; c'est mon humeur, mon caractère
franc et gai, mon physique: ensuite l'état n'est pas mauvais;--d'abord,
nous, nous ne connaissons pas de morte saison.
MARGUERITE.
Ah! bien, dans nos pays c'est rien du tout que les _sacquards_[14].
[Note 14: Nom des croque-morts en Bourgogne.]
PICARD.
Je crois bien. (_Avec importance._) On porte à bras chez vous?
MARGUERITE.
Oui, monsieur.
PICARD.
C'est ça; mais ici vous voyez que nous sommes sur un autre pied. Les
plus pauvres gens ne meurent qu'en voiture. Si je vous disais que ce
convoi-là va coûter plus de 25 louis à la famille de la défunte!
MARGUERITE.
Comment! 25 louis pour enterrer madame?
PICARD.
Ah! c'était votre maîtresse? Je parie que vous ne la regrettez pas?
MARGUERITE.
Ma foi, pas trop.
PICARD.
Il paraît qu'elle n'était pas commode?
MARGUERITE.
Oh! d'abord, avant sa maladie, elle était très-regardante sur la
dépense; et puis, après ça, depuis qu'elle était indisposée, fallait
faire trente-six tisanes, se relever la nuit.
PICARD.
Ces malades sont si exigeans!
MARGUERITE.
Avec ça que la femme de chambre est très-paresseuse, tout me retombait
sur les bras.
PICARD.
Il y a seulement huit jours, j'aurais pu vous indiquer une bien
excellente place! une très-forte maison!
MARGUERITE.
Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je
veux voir, ça peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, à la
femme de chambre et à moi, chacune deux robes pour deuil.
PICARD.
Alors, il ne serait pas délicat de sortir maintenant.
UNE VOIX.
Picard, ohé! Picard!
PICARD.
Pardon, mademoiselle, voilà qu'on enlève le corps, il faut que j'aille
donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir.
(_Il sort._)
MARGUERITE.
Bonjour, monsieur. Il est aimable!

SCÈNE V.

(TROIS HEURES APRÈS MIDI.)--L'intérieur d'une voiture de deuil.
LE BEAU-FRÈRE de la défunte, SON COUSIN, DEUX ÉTRANGERS.

LE BEAU-FRÈRE.
Elle devait avoir de trente à trente-deux ans.
PREMIER ÉTRANGER.
C'est bien cela, l'âge critique pour les poitrinaires.
PREMIER ÉTRANGER.
Monsieur, sans indiscrétion, qu'avait-elle apportée en dot à Royer?
LE BEAU-FRÈRE.
60,000 francs.
DEUXIÈME ÉTRANGER.
J'aurais cru que c'était davantage. Mais, est-ce qu'il ne va pas être
forcé de restituer cette somme?
LE BEAU-FRÈRE.
Du tout, monsieur, du tout; il y a un enfant.
DEUXIÈME ÉTRANGER.
Ah! fort bien.
(_Moment de silence._)
PREMIER ÉTRANGER.
Ce sont toujours de fort tristes cérémonies que celles auxquelles nous
allons assister.
LE BEAU-FRÈRE.
Sans doute.
PREMIER ÉTRANGER.
Avec ça, moi, qui vais immensément dans le monde, je connais tout Paris.
En sorte que continuellement je me vois forcé de remplir de ces sortes
de devoirs, qui sont très-pénibles.
LE COUSIN.
Mais en effet, monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans
plusieurs maisons, à ce qu'il me semble.
PREMIER ÉTRANGER.
Cela est possible; je vais partout.
LE COUSIN.
Par exemple! l'autre semaine n'ai-je pas eu l'honneur de dîner avec vous
chez Mme d'Angremont?
PREMIER ÉTRANGER.
En effet, monsieur, j'y étais. Un dîner bien remarquable!
LE COUSIN.
Ah! tout-à-fait. Des truffes à profusion, des vins, tout ce qu'il y a de
mieux; et puis, une maîtresse de maison faisant ses honneurs!...
PREMIER ÉTRANGER.
Admirablement.
LE COUSIN.
Monsieur, autant que je me rappelle, vous n'êtes pas resté la soirée?
PREMIER ÉTRANGER.
Non, monsieur; ma femme était à l'Opéra, et je fus la chercher.
LE COUSIN.
Vous avez beaucoup perdu: il y avait immensément de jolies femmes: on
a joué un proverbe de Théodore Leclercq; Mme d'Angremont y a été
charmante.
LE BEAU-FRÈRE.
C'est un homme qui a bien de l'esprit, ce Théodore Leclercq!
PREMIER ÉTRANGER.
Excessivement d'esprit, monsieur; et puis véritablement une gaieté,--à
faire rire des morts.
DEUXIÈME ÉTRANGER.
Nous voilà, je crois, au cimetière.
LE COUSIN.
Oui, où par parenthèse nous allons avoir de la boue jusqu'à la cheville.
LE BEAU-FRÈRE, au cousin.
Ah ça! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un
rendez-vous chez Véry à six heures moins un quart. Les voitures vous
ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron.
(_Ils sortent de la voiture et entrent au cimetière._)

SCÈNE VI.

(MARDI, SEPT HEURES.)--Un salon de restaurateur.

ROYER.
Garçon, la carte et un bol.
LE GARÇON.
V'là, m'sieur. (_Dictant, au comptoir._) Bouteille de bordeaux,
julienne, filet sauté aux truffes, saumon sauce câpres, pâté de foie
gras, cardons au jus, salade, gelée d'orange, café. (_Apportant la
carte._) V'là, m'sieur.
ROYER, à part.
Ce restaurant n'est pas mauvais.--Mon chapeau, garçon.
(_Il sort._)

SCÈNE VII.

(MARDI, HUIT HEURES).--Un salon.
Mme SAINT-LÉON, GUSTAVE.

MADAME SAINT-LÉON.
Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t'aime et que j'aime le
spectacle; mais je ne puis pas y aller ce soir: il viendra, j'en suis
sûre.
GUSTAVE.
Allons donc, aujourd'hui qu'il a enterré sa femme?
MADAME SAINT-LÉON.
Raison de plus, puisqu'il vient tous les soirs. Aujourd'hui il aura
besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras.
GUSTAVE, d'un air boudeur.
C'est bien gai?
MADAME SAINT-LÉON.
Il me semble, monsieur, que je suis ici la première victime; vous n'avez
pas de raison.
GUSTAVE.
Mais au moins tâche d'être libre pour notre partie de campagne.
MADAME SAINT-LÉON.
Sois tranquille.
JULIE, accourant.
Vite, vite, monsieur Gustave, partez; voilà monsieur qui est en bas.
MADAME SAINT-LÉON
Là, qu'est-ce que je te disais?
GUSTAVE, prenant son chapeau.
Le ciel le confonde. Je vais monter un étage, j'aurai l'air de venir du
troisième. A demain.
(_Il sort._)
MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.
Cela va faire une petite soirée bien amusante! Il faudra qu'il la
paie. Il a eu l'air de ne pas m'entendre l'autre jour, mais je vais
aujourd'hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme.

SCÈNE VIII.

(HUIT HEURES UN QUART.)
Mme SAINT-LÉON, ROYER, _d'un front soucieux._
MADAME SAINT-LÉON, d'un air affectueux.
Ah! vous voilà, mon ami; j'avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir;
je n'ai fait que penser à vous toute la matinée. Vont avez dû être bien
ennuyé! Comment allez-vous?
ROYER, avec un soupir.
Je suis tout malingre.
MADAME SAINT-LÉON.
Je conçois cela. (_Avec hésitation._) Est-ce que vous avez été au
cimetière?
ROYER.
Non, ce n'est pas l'usage... J'ai été à mon bureau.
MADAME SAINT-LÉON.
Comment, aujourd'hui?
ROYER.
Oui, ils sont là deux ou trois intrigans toujours prêts, quand on
s'absente, à entamer votre position; d'ailleurs j'avais un travail
pressé qui ne pouvait guère se remettre, une circulaire très-délicate
sur l'enseignement primaire. Eh bien! je m'en suis encore tiré; je
crois qu'elle sera remarquée; je vous l'apporterai demain soir dans _le
Messager_.
MADAME SAINT-LÉON.
Je la lirai avec plaisir. (_A part._) Avec beaucoup de plaisir.
(_Moment de silence._)
ROYER.
Voulez-vous sonner Julie, qu'elle m'apporte un peu de rhum; j'ai mal à
l'estomac.
MADAME SAINT-LÉON.
La cave est sur la console.--Vous n'avez peut-être pas dîné?
ROYER.
Si fait; j'ai essayé de manger quelques cuillerées de potage et une aile
de volaille, ça ne m'a pas passé. (_Il boit un verre de rhum._)--Le
ministre a été fort content de mon dernier rapport.
MADAME SAINT-LÉON.
Ah!
ROYER.
Il en a fait presque tout l'exposé des motifs de son projet de loi.
MADAME SAINT-LÉON.
C'est très-affable.--(_Moment de silence._) J'ai vu Mme Saint-Phal
aujourd'hui, elle m'a fort demandé de vos nouvelles.
ROYER.
A propos, je l'ai rencontrée l'autre soir, elle ne m'a pas vu; elle
était avec un grand jeune homme blond.
MADAME SAINT-LÉON.
Ah! tout de suite de mauvaises idées!
ROYER.
Non; mais cette femme-là est très-légère, et je ne me soucie pas que
vous la voyiez beaucoup.
MADAME SAINT-LÉON.
Mon Dieu! je ne la reçois presque jamais. Elle est venue aujourd'hui,
parce qu'elle avait un grand bonheur à me conter.
ROYER.
Qu'est-ce que c'est que ce bonheur?
MADAME SAINT-LÉON
Ah! mon Dieu, elle venait me dire que le général était en marché de
quelque chose pour elle qu'elle désirait depuis long-temps.
ROYER.
Quelque chose qu'elle désirait depuis long-temps?
MADAME SAINT-LÉON, négligemment.
Oui, un châle!--un cachemire!
ROYER.
Ah!
MADAME SAINT-LÉON.
Du reste, ce n'est pas un cachemire neuf, c'est une Anglaise qui veut se
défaire d'un.
ROYER.
Vos lampes vont bien mal, ma chère!
MADAME SAINT-LÉON
Mais non, c'est que la mèche n'est pas assez levée.--Il paraît que
cette Anglaise en a six.
ROYER.
Eh bien! je suis sûr qu'elle ne les met pas.
MADAME SAINT-LÉON.
C'est possible, lorsqu'on en a tant; mais celles qui n'en ont qu'un...
ROYER.
S'en lassent tout aussi bien!
MADAME SAINT-LÉON.
Mais, mon ami, il faut toujours un châle.
ROYER.
Sans doute; mais les châles français, comme celui que je vous ai donné,
valent bien les châles étrangers, dont les dessins sont horribles.
D'ailleurs, qu'est-ce que ça prouve, un cachemire?
MADAME SAINT-LÉON
Qu'est-ce que prouve la croix de la légion-d'honneur que vous voulez
tous avoir? Jouissance d'amour-propre; au moins on n'a pas l'air d'une
grisette.
ROYER.
On peut très-bien avoir l'air distingué sans cela.
MADAME SAINT-LÉON
Alors pourquoi en aviez-vous acheté un des Indes à votre femme?
ROYER.
Parce qu'avec la dot qu'elle m'apportait, j'étais tenu à une corbeille
convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au
moins quelques diamans et un cachemire.
MADAME SAINT-LÉON
Je suis sûre qu'elle le portait, elle!
ROYER.
Très-peu.
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