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MADAME SAINT-LÉON
Tant pis; parce que s'il avait été un peu fané, je vous l'aurait repris.
ROYER.
Je ne vous l'aurais pas vendu.
MADAME SAINT-LÉON, souriant.
Vous aimeriez mieux me le donner?
ROYER.
Pas davantage!
MADAME SAINT-LÉON.
Qu'est-ce que vous comptez donc en faire?
ROYER.
Rien; mais il n'est pas convenable qu'une chose que ma femme a
portée...
MADAME SAINT-LÉON, avec ironie.
Passe aux mains de la femme que vous aimez?
ROYER.
Je ne dis pas cela.
MADAME SAINT LÉON.
Mon Dieu si, monsieur, c'est votre pensée, et c'est précisément pour
cela que j'avais envie de ce châle. Je voulais voir si vous ne mettiez
pas de différence entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des
mêmes égards que vous aviez pour elle...
ROYER.
Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans?
MADAME SAINT LÉON, avec dignité.
Des diamans, monsieur, sont comme de l'argent; ils ont une valeur
réelle, tandis qu'un objet de toilette, qui a été porté...
ROYER.
Sais-tu que tu plaides bien?
MADAME SAINT LÉON.
Eh bien! écoute, Alfred, prête-le-moi pour quelques mois; je te le
rendrai après. (_S'approchant de lui, et arrangeant le noeud de sa
cravate._) Si tu savais, ça m'irait si bien!
ROYER.
Non, je le donnerai à ma belle-soeur.
MADAME SAINT LÉON, allant s'asseoir sur un sofa à l'autre bout du salon.
C'est vrai, ce sera plus convenable.
ROYER.
Tu vas bouder?
MADAME SAINT LÉON.
Non, monsieur; vous êtes bien libre de me préférer les personnes de
votre famille.
ROYER.
Allons! des folies maintenant.
MADAME SAINT LÉON.
J'ai un malheur; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des
inquiétudes. Ce sont celles-là qu'on aime!
ROYER, assis auprès d'elle.
Voyons, Irma, ne pleure pas, et embrasse-moi.
MADAME SAINT LÉON.
Non, monsieur.
ROYER.
Comment tu ne veux pas m'embrasser, moi qui suis aujourd'hui si triste,
si à plaindre? Voyons, nous arrangerons tout cela.
MADAME SAINT LÉON.
Nous n'arrangerons rien, car je ne veux rien de vous.
ROYER.
Irma!
MADAME SAINT-LÉON, le repoussant.
Laissez-moi, monsieur.
ROYER.
Ma petite Irma!
MADAME SAINT-LÉON.
Du tout, monsieur; non, je ne veux pas; laissez-moi.

SCÈNE IX.

(NEUF HEURES.)--L'atelier de M. Sagot, marbrier près le cimetière
Mont-Parnasse.
MADAME SAGOT.
Tenez, Jean, voilà une épitaphe qu'il faudra graver le plus tôt possible
sur cette pierre-là. On a bien recommandé de ne pas faire attendre.
JEAN, lisant.
_Ci-gît Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer, chef de division aux
affaires ecclésiastiques, officier de la Légion-d'Honneur, morte à l'âge
de trente-deux ans. Elle fut bonne mère, bonne épouse. Son époux et son
fils inconsolables lui ont élevé ce monument.
De profundis._
C'est bien, madame, je ferai ça demain.
MADAME SAGOT.
Dès que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous
mettrez au-dessus une couronne d'immortelles.
JEAN.
Oui, madame; bonsoir.
MADAME SAGOT.
Bonsoir, Jean.

SCÈNE X.

(NEUF HEURES UNE MINUTE.)--Le salon de Mme Saint-Léon.
MADAME SAINT-LÉON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.
Vous êtes insupportable.--Eh bien! vous vous en allez?
ROYER.
Oui, je suis fatigué; j'ai eu tant d'émotions aujourd'hui! J'ai besoin
de repos. Je vous apporterai le châle demain; mais vous ne le mettrez
pas de quelque temps. Qu'on n'aille pas le reconnaître sur vos épaules.
MADAME SAINT-LÉON.
Oui, mon ami.
ROYER.
Adieu, petite.
MADAME SAINT-LÉON.
Vous ne m'embrassez pas? (_Il l'embrasse et sort._)

SCÈNE XI.

(NEUF HEURES CINQ MINUTES.)
MADAME SAINT-LÉON.
Julie, Julie, je l'aurai demain.
JULIE.
Quoi donc, madame?
MADAME SAINT-LÉON.
Le cachemire.
JULIE, se jetant à son cou.
Oh! madame, que je suis contente! Comme ça va vous aller!
MADAME SAINT-LÉON.
Tu n'as qu'à aller chercher demain mon petit châle rayé, chez le
dégraisseur; je te le donne.
JULIE.
Que vous êtes bonne; mais c'est le cachemire que je voudrais vous voir.
MADAME SAINT-LÉON.
Dis donc? Mme Saint-Phal qui n'a jamais pu en avoir un, depuis deux ans
qu'elle intrigue auprès du général.
JULIE.
Elle va être désolée.
MADAME SAINT-LÉON.
Tu ne sais pas? j'ai une idée. Il est de très-bonne heure encore; si
nous allions chez elle pour lui conter la nouvelle?
JULIE.
Ah! oui, madame; il y a de quoi l'empêcher de dormir cette nuit.
MADAME SAINT-LÉON.
Eh bien! cours t'arranger; moi je vais mettre mon chapeau.
(_Elles sortent toutes deux._)

SCÈNE XII

(MARDI SOIR, DIX HEURES.)--La chambre à coucher de Royer. Sur un panneau
auprès de la cheminée le portrait de sa femme.
ROYER, COIFFÉ DE NUIT, EN CALEÇON, PRÊT A SE METTRE AU LIT; MARGUERITE.
ROYER.
...Comme du temps de ma femme, un livre de compte que
j'arrêterai.--Avez-vous eu le soin de mettre le lit à l'air?
MARGUERITE.
Oui, monsieur; il y est resté toute la journée.
ROYER.
Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n'y aurait qu'à pleuvoir.
MARGUERITE.
Je l'ai ôté, monsieur.
ROYER, prenant sa montre pour la monter.
Quelle heure est-il à la pendule?
MARGUERITE.
Il est, il est... Elle est arrêtée.
ROYER.
C'est juste; dans tout ce tracas d'hier j'ai oublié de la monter. Voyez
l'heure qu'il est au salon.
MARGUERITE.
Dix heures dix minutes.
ROYER, près de la pendule.
Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber.
(_Il monte la pendule, et fait sonner les heures._)
MARGUERITE.
Ah! mon Dieu, que j'ai eu peur!
ROYER.
Qu'est-ce que c'est donc?
MARGUERITE.
C'est le portrait de madame; imaginez-vous, monsieur, il m'a semblé
qu'il me regardait.
ROYER.
Allons, sotte que vous êtes.--Vous dites qu'il était dix heures...
MARGUERITE.
Dix minutes, monsieur.
ROYER.
Mettons dix minutes et demie.--Donnez-moi la cage.--Là, je suis bien
aise d'avoir fait cette opération; je n'aime pas à ne point entendre
sonner l'heure la nuit quand je me réveille.
MARGUERITE.
Monsieur n'a plus rien à me commander?
ROYER.
Non. (_La rappelant._) Ayez-moi demain des sardines fraîches pour mon
déjeuner, et réveillez-moi à huit heures.
MARGUERITE.
Oui, monsieur.--Monsieur, je voulais vous dire pour la couturière...
ROYER.
C'est bien, c'est bien, nous reparlerons de ça. Bonsoir.
(_Marguerite sort._)
ROYER, lisant le journal du soir.
Diable! la loi a passé à une grande majorité: allons, bravo, monsieur
le ministre; avec votre permission, je m'en vais remettre la lecture de
notre discours à demain; je tombe de sommeil.
(_Il éteint sa bougie et s'endort._)


LE MINISTÈRE PUBLIC.
Le Français né malin créa la guillotine.

Pierre Leroux était un pauvre charretier des environs de Beaugency.
Après avoir passé sa journée à conduire à travers les champs les trois
chevaux qui formaient l'attelage ordinaire de sa charrette, quand venait
le soir, il rentrait à la ferme où il servait, soupait sans grandes
paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se
coucher dans une manière de soupente pratiquée en un coin de l'écurie.
Ses rêves en général étaient peu compliqués et sans grande couleur; ses
chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois
il se réveillait en sursaut au milieu des efforts qu'il faisait pour
relever le limonier qui s'était abattu; une autre fois _la Grisa_
s'était pris les pieds dans la corde de l'attelage. Une nuit il songea
qu'il venait de mettre à son fouet une belle mèche toute neuve, et que
son fouet refusait obstinément de claquer; cette vision l'émut si fort,
qu'étant venu à se réveiller, il saisit celui qu'il avait l'habitude de
placer chaque soir à côté de lui, et pour bien s'assurer qu'il n'était
pas frappé d'impuissance et privé de la plus belle prérogative qui
appartienne au charretier, il se mit à le faire résonner au milieu
du silence. A ce bruit, la chambrée entière fut en émoi, les chevaux
effrayés se levèrent en confusion, se ruèrent en hennissant les uns sur
les autres, et manquèrent de briser leurs longes; mais avec quelques
paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se
rendormit; c'était là un des événemens marquans de sa vie qu'il ne
manquait guère de raconter chaque fois qu'un verre de vin l'avait mis en
éloquence, et qu'il se trouvait là un auditeur en humeur de l'écouter.
Dans le même temps, des rêves d'une tout autre forme préoccupaient
M. Desalleux, substitut du procureur général près la cour criminelle
d'Orléans. Ayant débuté avec éclat dans les fonctions du ministère
public quelque mois avant l'époque dont nous parlons, il n'était pas de
haute position de la magistrature à laquelle il ne se crût appelé, et
la simarre du garde-des-sceaux était une des visions courantes de ses
nuits. Mais c'était surtout pour les enivremens des triomphes oratoires
que sa pensée veillait durant le sommeil, lorsqu'une journée entière
avait été par lui courageusement dépensée aux études mortellement
graves du barreau. La gloire des d'Aguesseau, celle des autres grandes
renommées des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait
pas aux étreintes de son impatient avenir; c'était jusque dans le passé
le plus lointain, jusqu'aux temps des merveilles de l'éloquence de
Démosthène, que son ame s'élançait; pouvoir par la parole, c'était là
l'espérance, le résumé pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie,
concentrée dans cette passion, et s'étant déshéritée pour elle de tous
les plaisirs, de toutes les pensées de la jeunesse.
Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s'élevant d'un degré
à peine au-dessus de la portée de la brute, et celle de M. Desalleux,
abstraite et rectifiée jusqu'au spiritualisme de la plus haute pression,
se trouvèrent face à face. Il s'agissait entre eux d'un mince débat:
M. Desalleux, siégeant en son tribunal, demandait sur quelques indices
assez insignifians la tête de Pierre Leroux accusé d'un meurtre, et
Pierre Leroux défendait sa tête contre les empressemens de M. Desalleux.
Malgré la remarquable disproportion de forces que la Providence avait
mise dans ce duel entre les deux combattans, malgré l'intervention de
l'institution humaine, venant encore déranger la juste répartition
des chances dans le pair ou non qu'allait prononcer le jury; faute de
preuves concluantes, l'accusé, selon toute apparence, aurait échappé
aux mains du bourreau; mais de cette indigence même de l'accusation
résultait pour elle l'occasion de faire un placement extraordinaire
d'éloquence, lequel devait devenir singulièrement utile à la réalisation
des belles espérances de M. Desalleux. En bon administrateur de son
avenir, il ne pouvait guère prendre sur lui de ne point en profiter.
Après cela, une circonstance fâcheuse se présentait pour le pauvre
Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du procès, en
présence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fête d'y
assister, le jeune substitut avait laissé entrevoir la ferme confiance
d'obtenir du jury un verdict de condamnation; il n'est personne qui ne
comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si
cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact,
venait la tête sur ses épaules donner un démenti à l'omnipotence de sa
parole accusatrice. Aussi ne le blâmez pas, l'officier du ministère
public; s'il ne fut pas absolument convaincu, il n'en eut que plus de
mérite à le paraître, que plus de mérite à se montrer éloquent, comme
depuis plus d'un siècle on ne l'avait point été au barreau d'Orléans.
Oh! que n'étiez-vous là pour voir comme ils furent émus ces pauvres
messieurs les jurés, jusqu'au plus profond de leurs entrailles, quand,
dans une belle péroraison sonore, on leur fit l'effrayant tableau de la
société ébranlée jusque dans ses fondemens, de la société prête à entrer
en dissolution, le cas échéant de l'acquittement de Pierre Leroux!
Que n'assistiez-vous aux courtois éloges échangés entre la défense et
l'accusation, quand l'avocat de l'accusé, prenant la parole, commença
par déclarer qu'il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant
talent oratoire déployé par le ministère public! Que n'entendiez-vous
le président de la cour faisant des mêmes félicitations le texte de
son exorde, si bien que rien ne vous aurait défendu de croire qu'il
s'agissait académiquement de décerner un prix d'éloquence, et point du
tout d'ôter la vie à un homme! Vous auriez pu voir aussi au milieu d'une
foule de _dames élégamment parées_, comme dit un récit de journal, la
soeur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa
société, tandis qu'un peu plus loin son vieux père pleurait de bonheur
en voyant le fils et l'orateur incomparable qu'il avait mis au monde.
Six semaines environ après toute cette joie de famille, Pierre Leroux
monta avec l'exécuteur des hautes-oeuvres sur une charrette qui
l'attendait à la porte de la prison criminelle d'Orléans. Ils se
rendirent à la place du Martroie, qui est le lieu où se font les
exécutions; il y trouvèrent un échafaud qui avait été dressé pour
eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la
résignation que met à Paris un sac de farine à se hisser, au moyen d'une
poulie, dans le grenier d'un boulanger, monta l'escalier de l'échafaud.
Comme il arrivait aux derniers degrés, un rayon de soleil, qui se jouait
sur l'acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans
les yeux, il parut prêt à chanceler; mais l'exécuteur, avec le courtois
empressement d'un hôte qui sait faire les honneurs de chez lui,
le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la
guillotine; là Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui était
venu pour formuler le procès-verbal de l'exécution, MM. les gendarmes
chargés de veiller à ce que l'ordre public ne fut pas troublé dans le
compte qu'il allait régler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de
justifier le proverbe dont ils sont l'objet, lui montrèrent avec une
complaisance pleine d'égards comment il devait se placer sous le
couteau. Une minute après, Pierre Leroux fit divorce avec sa tête; cela
fut pratiqué avec une telle dextérité que plusieurs de ceux qui étaient
venus pour assister à un spectacle furent obligés de demander à leurs
voisins si la chose était déjà faite, et alors ils jurèrent bien qu'on
ne les prendrait plus à se déranger pour si peu.
Trois mois s'étaient écoulés depuis que la tête et le corps de Pierre
Leroux avaient été jetés dans un coin du cimetière, et, selon toute
apparence, la fosse ne recélait plus que ses ossemens, quand une
nouvelle session des assises s'étant ouverte, M. Desalleux eut encore à
soutenir une accusation capitale.
Le veille du jour où il devait porter la parole, il quitta de bonne
heure un bal auquel il avait été invité avec toute sa famille, dans un
château des environs, et revint seul à la ville, afin de préparer sa
cause pour le lendemain.
La nuit était sombre; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la
plaine, cependant que les bourdonnemens de la fête dansaient encore à
son oreille.
Aussi il ne tarda pas à être saisi d'une grande mélancolie. Le souvenir
de bien des gens qu'il avait connus, et qui étaient morts, lui revenait;
et, sans trop savoir pourquoi, il se mit à songer à Pierre Leroux.
Néanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premières
lumières du faubourg commencèrent à briller, toutes ces sombres idées
s'évanouirent; et quand il fut une fois devant son bureau, entouré de
ses livres et de ses procédures, il ne pensa plus qu'à son plaidoyer,
qu'il aurait voulu faire plus éloquent qu'aucun de ceux qu'il avait
encore prononcés.
Déjà son système d'accusation était à peu près arrangé. Pour le
remarquer en passant, c'est chose assez étrange que l'on puisse dire en
langage social un système d'accusation, c'est-à-dire une manière absolue
de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on
s'approprie la tête d'un homme, comme on dit un système de philosophie,
c'est-à-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes à l'aide
duquel on fait triompher quelque innocente vérité, théorie ou rêverie
morale.--Son système d'accusation commençait donc à venir à bien,
quand la déposition d'un témoin, qu'il n'avait pas encore examinée,
se présenta à lui sous un aspect à renverser tout l'édifice de sa
certitude. Il eut bien quelques momens d'hésitation, mais, ainsi que
nous l'avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministère public,
comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu'avec sa
conscience. Appelant à lui toute sa puissance de logique et toutes les
roueries de la parole, se prenant corps à corps avec ce malencontreux
témoignage, il ne désespéra pas de l'enrégimenter au nombre de ses
meilleurs argumens; seulement le travail était pénible, et la nuit
s'avançait.
Trois heures venaient de sonner, et les bougies placées sur son bureau,
prêtes à s'éteindre, ne jetaient plus qu'une pâle lueur.
Après les avoir renouvelées, comme le travail l'avait fortement
échauffé, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir
dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette
attitude, suspendant sa pensée, à travers une fenêtre placée vis-à-vis
de lui, il contemplait les étoiles qui brillaient dans le ciel. Tout à
coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrèrent deux yeux
fixes qui le regardaient; il crut que le reflet de ses bougies, en se
jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de
place; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne
manquait point de coeur, s'armant d'une canne, la seule arme qu'il
eût sous la main, il alla ouvrir sa croisée, pour voir quel était
l'indiscret qui venait ainsi l'observer à une pareille heure. La chambre
qu'il occupait était élevée de plusieurs étages; au-dessus et au-dessous
de lui, le mur était à pic et ne présentait aucun accident au moyen
duquel on pût descendre ou monter; dans l'espace étroit qui régnait
entre la fenêtre et le balcon, aucun objet ne pouvait se dérober à son
regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu'il avait été
en proie à une de ces fantaisies qu'enfante l'erreur des sens durant la
nuit, et il se remit en riant à son travail. Mais il n'avait pas écrit
vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer
quelque chose: cela commença à l'émouvoir, car il n'était pas naturel
que ses sens ainsi l'un après l'autre conspirassent pour le tromper.
Ayant regardé cette fois avec attention pour découvrir d'où venait ce
frôlement, il vit un objet noirâtre, qui s'avançait en sautillant par
bonds inégaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l'apparition se
rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle
prenait, à ne pas s'y méprendre, la forme d'une tête humaine séparée du
tronc, et dégouttante de sang; et quand, par un lourd élan, elle vint
s'abattre entre ses deux bougies, sur les papiers épars de son dossier,
M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute était
venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux
qu'éloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il
s'évanouit; le lendemain, on le trouva étendu sans connaissance au
milieu de ce sang, qui avait coulé dans la chambre, sur son bureau, et
jusque sur les feuilles de son plaidoyer; on pensa, et il n'eut garde de
dire le contraire, qu'il avait été surpris par une hémorragie. Il est
inutile d'ajouter qu'il ne fut pas en état de porter la parole, et que
tous ses préparatifs oratoires furent perdus.
Bien des jours se passèrent avant que le souvenir de cette terrible nuit
sortit de sa mémoire, bien des jours avant qu'il pût supporter sans
terreur les ténèbres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant,
l'apparition ne s'étant pas renouvelée, l'orgueil de l'esprit commença à
contrebalancer le témoignage des sens, et il se demanda de nouveau s'il
n'avait pas été dupé par eux. Afin de mieux infirmer cette autorité,
dont tous ses raisonnemens ne l'affranchissaient pas complétement, il
appela à son aide l'opinion de son médecin, en lui faisant la confidence
de son aventure. Le docteur, qui, à force de regarder dans les cerveaux
sans découvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblât à une
ame, était arrivé à une savante conviction de matérialisme, ne manqua
pas de rire aux éclats en écoutant le récit de la vision nocturne.
C'était peut-être la meilleure manière de guérir son malade; car, de
cette façon, en ayant l'air de prendre en dérision sa préoccupation, il
forçait, pour ainsi dire, son amour-propre à prendre parti dans la
cure. Il ne fut pas d'ailleurs, comme on s'en doute, fort embarrassé
d'expliquer à M. Desalleux son hallucination par un excès de tension
de la fibre cérébrale, suivie d'une congestion et d'une évacuation
sanguine, qui avait fait justement qu'il avait vu ce qu'il n'avait pas
vu. Puissamment rassuré par cette consultation, dont aucun accident ne
vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu à peu sa sérénité
d'esprit, et presque toutes ses habitudes; il les modifia seulement en
ce sens, qu'il travailla avec une application moins opiniâtre, et se
livra par les conseils du docteur à quelques distractions de monde qu'il
avait fort évitées jusque là.
Pour un homme d'étude, que sa santé exile dans les salons, la seule
manière de rendre sa situation supportable, c'est de l'accepter
loyalement et sans nulle réserve; c'est de se faire franchement, quoi
qu'il puisse lui en coûter, tout d'abord homme de plaisir. Il y a aux
choses que l'on fait avec conscience, même aux moins avenantes, je ne
sais quel entraînement et quelle consolation; et puis, après tout, il
n'est peut-être pas d'homme d'une nature si complétement supérieure,
qu'une occupation à laquelle se plaît ce qu'on appelle la société,
c'est-à-dire tout le monde, ne puisse le distraire à son tour, s'il ne
prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle.
Employées avec précaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent
devenir une excellente diversion; et aussi bien que personne, M.
Desalleux était en position de s'en assurer; car sans parler de quelques
avantages extérieurs, le retentissement de ses succès oratoires, et,
peut-être plus encore, le peu d'empressement qu'il montrait pour
d'autres succès, l'avaient rendu l'objet de plus d'une fantaisie
féminine. Mais il y avait dans la donnée de sa vie quelque chose de trop
positif pour qu'il consentit à ce que même l'amour d'une femme y trouvât
place sans condition. Entre les coeurs qui paraissaient vouloir se
donner à lui, il calcula quel était celui dont la bonne volonté
s'escompterait le plus convenablement, sous la forme d'un mariage, en
argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La première partie
de son roman ainsi arrêtée, il vit sans déplaisir que la fiancée qui
lui procurerait tout cela était une jeune fille gracieuse, élégante et
spirituelle, et alors il se mit à l'aimer de toute la fureur dont il
était capable, avec approbation et privilége de ses père et mère,
jusqu'à ce que mariage s'ensuivit.
Depuis long-temps Orléans n'avait pas vu une plus jolie fiancée que
celle de M. Desalleux; depuis longtemps Orléans n'avait pas vu de
famille plus heureuse que celle de M. Desalleux; depuis long-temps
Orléans n'avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant
que celui de M. Desalleux.
Aussi, ce soir-là, pour un moment il avait laissé en paix son avenir, et
il vivait dans le présent. Fait prisonnier dans un coin du salon par
un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un procès, il
regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois
quarts; il avait aussi remarqué que deux fois depuis minuit la mère de
la mariée était venue lui parler bas, que celle-ci avait répondu avec un
visage boudeur, et qu'elle ne dansait plus que d'un air préoccupé. Tout
à coup, à la suite d'une contredanse, il crut s'apercevoir, à un certain
chuchotement qui courait dans l'assemblée, qu'il venait de se passer
quelque chose. Ayant jeté les yeux, pendant que le plaideur plaidait
toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d'honneur
avaient occupées pendant toute la soirée, il ne les vit plus. Alors le
grave magistrat fit comme tous les autres hommes; faussant tout court
compagnie à l'argumentation de son solliciteur, il s'avança, par
d'habiles manoeuvres, vers la porte de l'appartement, et au moment où
des domestiques passaient chargés de rafraîchissemens, il s'esquiva,
croyant n'avoir été remarqué par personne; ce qui était une grande
prétention, car, depuis le moment où la mariée avait quitté le bal,
toutes les demoiselles de dix-huit à vingt-cinq n'avaient plus perdu de
vue le marié.
Au moment où il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa
belle-mère, qui en sortait avec les dignitaires dont la présence avait
été nécessaire au coucher de la mariée, et quelques matrones qui
s'étaient jointes d'office au cortége. D'un ton ému, et en lui serrant
vivement la main, sa belle-mère lui dit à voix basse quelques paroles;
on voyait qu'elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux répondit par
quelques mots affectueux et par un sourire, et certes à cet instant il
ne songeait pas à Pierre Leroux.
Au moment où il ferma la porte de la chambre, sa fiancée était déjà
couchée; par un arrangement qui lui parut étrange, les rideaux du lit
avaient été tirés sur elle; pas un bruit ne se faisait entendre.
La solennité de ce silence, l'obstacle inattendu de ce rideau, dont
l'ouverture allait nécessiter une certaine diplomatie, redoublèrent chez
le marié un embarras d'autant plus facile à comprendre qu'il s'était
rarement donné l'occasion de s'aguerrir, de manière à mener lestement de
pareilles rencontres. Son coeur battait violemment, et un frisson lui
courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de
noces, jetées autour de lui dans un gracieux désordre. D'une voix mal
assurée il appela sa fiancée. N'ayant pas reçu de réponse, il retourna,
peut-être pour gagner du temps, vers la porte, s'assura de nouveau
qu'elle était bien fermée, puis s'approchant du lit, il écarta doucement
le rideau.
A la lumière incertaine de la lampe de nuit qui éclairait la chambre,
une singulière vision lui apparut.
Près de sa fiancée, dormant d'un profond sommeil, une chevelure noire,
et qui n'était pas celle d'une femme, se dessinait sur la blancheur
de l'oreiller, où elle occupait sa place. Etait-il la victime de
quelques-unes de ces mystifications destinées à troubler les mystères
de la nuit nuptiale? ou bien un audacieux usurpateur était-il venu le
détrôner, même avant son couronnement? Dans tous les cas, son substitut
prenait assez peu de souci de lui; car, ainsi que sa femme, il était
endormi d'un profond sommeil, et avait le visage tourné vers le fond
de l'alcôve. Au moment où M. Desalleux se penchait sur le lit pour
reconnaître les traits de cet hôte étrange, un long soupir, comme celui
d'un homme qui se réveille, traversa le silence; en même temps la face
de l'inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une épouvantable
ressemblance, celle de Pierre Leroux.
En se voyant pour la seconde fois en proie à cette horrible vision,
le magistrat aurait dû comprendre qu'il y avait dans sa vie quelque
méchante action dont il lui était demandé compte: sa conscience, s'il
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