Contes bruns - 07

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Messine, où je compte passer quelque temps loin de celle dont mon
absence protégera sans doute la réputation.»
»Cette conversation fit peu d'impression sur moi dans le premier moment.
Je ne remarquai que deux choses: la corruption froidement frivole du
jeune dandy, et la dépravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un
paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus
l'écriture de ma femme, et je me hâtai de décacheter sa lettre. On ne
peut être attaché à une amante, à une soeur, à une épouse, par des liens
plus doux que ceux qui m'unissaient à Marie. Sa lettre respirait toute
la tendresse d'une ame pure et dévouée. Depuis que j'avais épousé Marie,
elle ne m'avait pas causé un seul chagrin. Jeune fille élevée dans un
des comtés les plus sauvages de l'Angleterre, appartenant à une des
familles les plus illustres de la pairie, elle unissait à la grâce et
à la dignité aristocratique la rare magie de l'ingénuité la plus
touchante.»
Le capucin se leva; le soleil baissait, nous nous dirigeâmes vers son
couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit
commençait à tout obscurcir, il continua en ces mots:
«Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d'un voyage à Bath et
d'un retour subit à Londres, retour causé par la mauvaise santé de sa
mère. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilité, toute
son ame angélique, et je me félicitais d'avoir rencontré une telle
épouse, lorsqu'en portant la main sur le paquet de journaux une
singulière réflexion m'occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la
conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme; ce
rapprochement frappa mon esprit d'une étrange terreur. Ce n'était pas un
doute, ce n'était pas un soupçon, c'était comme une vague, une lugubre
et lointaine clarté. Une angoisse jalouse me saisit le coeur, et je
tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passée
de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naïve
de ses affections, je m'accusai moi-même: mais je ne pouvais échapper à
ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu'un démon
gigantesque s'élevait pour en éclipser la clarté et me plonger dans des
ténèbres profondes.
»Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d'une jalousie fondée sur
la plus légère hypothèse, conçue dans un pays étranger, sans aucun moyen
d'en vérifier la réalité ou l'injustice? Tous mes raisonnemens étaient
inutiles, le dard envenimé restait là enfoncé dans mon sein. Je ne
pouvais le secouer ni l'arracher. L'horreur de la même pensée me
poursuivait sans relâche. Je me levai, me promenai à travers la chambre
et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, après avoir
respiré à longs traits l'air embaumé de la nuit sicilienne. Le portrait
de Marie se trouvait dans l'intérieur d'un de mes portefeuilles; je
l'ouvris, je contemplai cette image qui s'offrit à moi pure, naïve,
candide; c'étaient bien ces traits si modestes dont l'expression
semblait me reprocher mes soupçons outrageux et se plaindre de ma
défiance. Un sentiment amer et brûlant comme le remords s'empara de moi;
j'étais prêt à demander pardon à ce portrait. Je me calmai ensuite; et,
rallumant ma lampe que le vent venait d'éteindre, je repris le paquet de
journaux que j'avais négligé d'ouvrir.
»Après avoir parcouru négligemment plusieurs paragraphes politiques et
littéraires, je me mis à lire cette partie de nos feuilles publiques
où, sous le titre de _Bruits de la ville et de la cour_, on accumule
hardiment tous les scandales semés dans les salons et dans les tavernes.
Voici le passage étrange qui frappa mes regards, et que je relus
plusieurs fois avec une anxiété que vous n'aurez pas de peine à deviner:
«Il n'est bruit dans le monde que de la piété filiale de la belle et
jeune mistriss Os... qui a quitté tout à coup les plaisirs de Bath pour
suivre sa mère souffrante. On dit que la réputation de la fille est
aussi invalide que la santé de la mère.»
»Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L'initiale dont le
journaliste s'était servi était précisément celle du nom de ma femme et
du mien.
»Vingt balles eussent frappé et déchiré ma poitrine à la fois que je
n'eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient à mes
soupçons un venin mortel et une hideuse probabilité. Je n'essaierai pas
de décrire l'état dans lequel je tombai; le temps s'écoula, l'horloge
d'un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un
autre numéro du même journal, où, sous la même rubrique dont j'ai déjà
parlé, se trouvait le paragraphe suivant:
«Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O... et sa famille
ont été l'objet sont formellement démenties par des personnes dignes de
foi.»
»Je méditai long-temps ces paroles, et j'y vis non une attestation de
l'innocence de la dame accusée, mais seulement une réponse adroite, et
la preuve irréfragable d'une réputation déjà flétrie. D'ailleurs le
dandy n'avait-il pas répété que sa maîtresse était ingénieuse dans le
vice, spirituelle dans ses excès, féconde en ressources pour les voiler,
d'une dissimulation profonde, d'une adresse sans égale, d'une perfidie
qui eût fait bonté aux plus habiles. Plus je rêvais, plus mon anxiété
augmentait; la fièvre s'emparait de mon cerveau. Tourment insupportable!
Le matin je me jetai sur mon lit, où je restai étendu et pleurant.
Tantôt ma femme m'apparaissait comme l'ange de nos premières amours,
tantôt comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensées
je ne savais à quoi me fixer; je ne pouvais aller demander raison à
l'homme dont les paroles avaient soulevé dans mon sein cette affreuse
tempête. Le mot Bath retentissait à mon oreille comme un glas funèbre.
»Il était onze heures quand je sortis au hasard; et bientôt, par
un mouvement presque machinal, je m'acheminai vers un couvent de
bénédictins où demeurait un homme que j'avais remarqué pendant le séjour
que j'avais fait précédemment à Messine. Il se nommait le père Anselme;
sa sagacité était rare et puissante; il donnait un démenti formel à
l'opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens
d'une race ignorante, oisive et inutile.
»Ne croyez pas que toute l'intuition du coeur humain appartienne aux
gens du monde: la solitude donne des leçons. Un moine qui a l'instinct
de l'observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des
salons et des boudoirs n'en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa
sagacité se perd sur une surface plane; son esprit de détail s'applique
à des riens. Le solitaire, s'il a l'esprit droit, creuse à une
profondeur inouïe, découvre des rapports ignorés des autres hommes,
étudie le monde sans le voir, devine les secrets des coeurs sans se
confondre dans la tourbe sociale, pénètre le ciel et l'enfer, invente
dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe: c'est Roger Bacon
devinant la machine à vapeur et la circulation du sang; c'est Abeilard
et Occam préludant au scepticisme de Voltaire; il n'y a que les esprits
sans portée qui se moquent des cénobites. Le cénobitisme est le
nourricier du génie; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que
ces jésuites qui émouvaient le monde et pétrissaient les ames royales
eussent acquis dans le tumulte d'une société bruyante leur génie si
fécond et si dangereux? Non. Même le talent de l'intrigue peut émaner de
la cellule: là, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des
pensées tumultueuses, qui nous enlèvent à nous, germent et grandissent
tous les bons et mauvais génies.
»Le père Anselme, Vénitien de naissance, était un remarquable exemple
de sagacité et de finesse mondaines, chez un prêtre enfermé dans le
cloître.
»J'avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu'il m'aimait. Les
prêtres siciliens forment, vous ne l'ignorez pas, une classe à part.
L'hérésie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le père
Anselme me dire:
«Vous autres Anglais, vous êtes une grande nation, et Dieu ne voudra pas
damner des hérétiques tels que vous.»
»Je lui appris tout ce qui m'agitait, je ne lui cachai pas la moindre
particularité des événemens de ma vie, pas un des détails que je viens
de vous donner. Il m'écouta paisiblement, et me répondit:
»--Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent après vêpres.
Peut-être alors serai-je en état de vous donner quelques conseils.
»J'allai m'enfermer dans ma chambre. Mes camarades s'étaient absentés,
et sous la conduite d'un cicérone ils visitaient les ruines dont cette
partie de la Sicile est semée. Je fus heureux de pouvoir rester seul et
triste dans mon appartement. J'attendis avec impatience le moment de
notre entrevue. Le jour baissait; à la porte du couvent un religieux
appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme; quand ils me
virent, leurs regards semblèrent se fixer sur moi avec une expression
de pitié. En Sicile, comme dans tout le reste de l'Italie, la police
secrète se trouve entre les mains des prêtres. Je ne sais si le père
Anselme avait consulté ce moine sur ce qui m'intéressait si vivement;
mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit:
»--Venez.
»Sa figure était plus grave qu'à l'ordinaire. Nous entrâmes dans
l'église; elle était déserte. Qu'elles sont belles, monsieur, nos
églises siciliennes, où le génie de la mosquée d'orient s'allie au
génie du catholicisme occidental! Vous aimez sans doute ces mosaïques
incrustées, ces saints de couleurs tranchantes, ce mélange d'éclat et de
ténèbres, ces nombreux monumens, un ciel éthéré apparaissant à travers
les dentelures et les trèfles des hautes voûtes; l'or et la pourpre
resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent
encore au bas des corniches noircies par la fumée des cierges chrétiens?
Malgré cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du
temple, une tranquillité pour ainsi dire palpable qui m'enlaça, me
saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit à la fièvre de
mes passions: _Fais silence_.
»Le père Anselme me conduisit vers le fond de l'église, s'arrêta
derrière le maître-autel, et là il me dit:
»--Mon fils, quoique nous soyons de communion différente,
agenouillez-vous ici. Je suis prêtre et vieux, vous recevrez mes
conseils d'homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi,
mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble.
»J'étais troublé, je fis ce qu'il me disait. Après quelques prières
communes, il reprit:
»--Votre soupçon est fondé.
»Un long soupir s'échappa de mon sein, et je ne pus rien répondre.
»--Partez pour l'Angleterre, écrivez à votre femme sans lui témoigner
aucun soupçon; passez par Bath où demeure la femme dont on a acheté le
silence; payée pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un
meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos
soupçons soient éclaircis; quand vous connaîtrez toute la vérité, vous
vous conduisez comme un homme d'honneur doit le faire, et vous
abandonnerez la coupable à ses remords, ou vous rendrez votre confiance
à l'épouse fidèle.
»En ce moment quelques personnes entraient dans l'église; nous étions
placés de manière à ce que je pusse les voir sans être aperçu d'eux.
»--C'est lui! m'écriai-je.
«En effet le jeune Anglais, dont le nom était sir Ormond Mondeville,
venait d'entrer dans l'église, accompagné d'un de ses amis. Il n'était
pas étonnant que, nouvellement arrivé à Messine, il s'empressât de
visiter l'intérieur de cette nef remarquable, l'une des curiosités les
plus pittoresques de la contrée. Le père Anselme vit mon mouvement et me
retint.
»--Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler; vous
devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une
belle et vieille statue de bronze placée à droite du maître-autel.
J'essayai de lier conversation avec l'un des officiers qui se trouvaient
là; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles
et deux idées, je suis persuadé qu'il me regarda comme un fou ou comme
un idiot.
»Anselme s'exprimait avec facilité, avec élégance; sa courtoisie envers
sir Ormond me surprenait. Malgré l'état d'irritation fébrile où je
me trouvais, j'étais frappé de la singularité de sa conduite. Il me
semblait qu'il s'agissait pour lui d'une expérience à faire. Sa froideur
se communiqua, pénétra jusqu'à moi: je le suivis en silence et beaucoup
plus calme, plus recueilli, plus attentif.
»J'avais donné à ce moine des renseignemens exacts qu'il m'avait
demandés, sur ma femme, sur son caractère, sur ses traits, le son de sa
voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l'expression
de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arrêtait son
attention sur les portraits des saints pères, qui peuplaient le temple,
profitant de la liberté italienne pour commenter ces tableaux, demander
au jeune homme son opinion sur leur beauté relative, et déduire des
conséquences morales de leur extérieur mélancolique ou sévère. Lorsque
sir Ormond parlait, le long regard noir d'Anselme descendait dans l'ame
de son interlocuteur; mais mon compatriote restait indifférent et calme,
et toute cette investigation métaphysique, chef-d'oeuvre de pénétration
intuitive et d'inquisition intellectuelle, n'aboutit qu'à nous montrer
un coeur froid, des sens blasés, un faux goût pour les arts, et un
coeur incapable de véritable passion dans aucun genre. En vain Anselme
éveillait tout ce que le fond d'une ame humaine peut renfermer
d'associations et de souvenirs tendres et délicats, rien ne vibrait à
l'unisson chez notre dandy. Il développait par saillies un épicurisme
facile et sans choix, mêlé d'une vanité de fat: puis, sans savoir qu'il
avait placé dans les mains de l'étranger une clef qui découvrait le
triste trésor de ses secrètes pensées, il remercia Anselme de sa
complaisance et s'en alla.
»--Vous voyez cet homme, me dit le moine; la femme qui aura cédé à ses
instances ne mérite pas un regret, car il n'a pas un remords. L'intrigue
dont il vous a fait involontairement confidence n'est qu'une folie de
jeune homme; si malheureusement votre femme est coupable vous devez
l'oublier à jamais.
»--Elle mourra! lui dis-je.
»Il me regarda sévèrement.
»--Une erreur de ce genre ne mérite pas votre colère et vous dégage de
toute affection. L'épreuve à laquelle j'ai soumis ce jeune homme est
certaine; il n'a pas aimé, il n'aime pas, il n'est pas aimé. Un amour
profond, même quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez
la personne aimée. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont péché sans vous
offenser. Dans le cas où le crime que vous soupçonnez serait réel,
bénissez le ciel; il vous délivre d'une compagne qui vous aurait
déshonoré tôt ou tard.
»Ces paroles d'Anselme me semblaient oraculaires; je ne cherchais pas
à les comprendre ou à les discuter. Il me fallait un guide, ma main le
suivait sans réflexion.
»Mais essayer de bannir l'image de Marie était inutile; je ne pouvais
déraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait à mon
esprit sa beauté, sa simplicité, sa piété, surtout cette délicatesse
du sens moral qui s'accordait si peu avec la grossière erreur et
l'entraînement sans excuse que l'on attribuait à la maîtresse de sir
Ormond. Cependant la première rage était passée. A ma fureur succéda
une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression,
plus exquise. Oh! l'angoisse de ces journées! Oh! la douleur de perdre
une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l'espoir
de ma vie!
»Deux jours après je m'embarquai pour l'Angleterre, et aussitôt après
mon arrivée à Falmouth, je partis pour Bath. C'était là qu'étaient
restées les traces du crime, et que m'attendaient les seuls
renseignemens que je pusse espérer. Me voilà en face de l'auberge que
sir Ormond avait désignée; j'entre, tout mon corps frémit de crainte.
Une femme de moyen âge et assez jolie se présente à moi, c'est la
maîtresse de la maison. On me sert du thé. Sous prétexte que j'ai quitté
depuis long-temps l'Angleterre et que je désire m'instruire de quelques
particularités relatives à l'état de mon pays, je prie la servante de
demander à sa maîtresse si elle peut venir prendre le thé avec moi.
»J'étais arrivé à mon but, et j'allais causer avec celle qui connaissait
le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins
furent si incohérens qu'elle s'en étonna. J'étais trop préoccupé du
seul sujet qui m'intéressât, pour que mes autres paroles ne fussent pas
obscures et confuses. Je passais d'un sujet à l'autre, et j'essayais
vainement de donner à ma conversation l'ordre et la suite nécessaires
pour inspirer de la confiance à l'hôtesse. Quand je vis que ses regards
surpris se fixaient sur moi:
»--Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiétude;
j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupçons cruels à éclaircir;
je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiété où je suis doit se
peindre dans tous mes discours.
»Je vis que son coeur de femme s'intéressait à mon chagrin et que sa
curiosité était excitée.
»--Hélas! repris-je, le lieu même où je suis ne fait qu'accroître mon
émotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'à moi dans
un pays étranger, c'est à Bath même que s'est formée l'intrigue qui me
désespère.»
»A mesure que je parlais j'examinais à la dérobée les traits de
l'aubergiste dont l'émotion et le trouble s'accroissaient pendant mon
récit.
»--Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez
indifférent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des
informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on prétend
que je dois mon déshonneur est sir Ormond Mondeville.
»L'hôtesse pâlit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir.
»--Je servais à l'étranger: ma femme et sa mère vinrent passer quelque
temps à Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel récit de ma
honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de
Bath ou des environs...
»L'hôtesse, qui tenait une tasse de thé à la main, trembla et en
répandit le contenu sur la table.--La jeune femme quelle qu'elle soit,
sous prétexte d'une indisposition grave, demanda une chambre séparée. Au
milieu de la nuit, l'hôtesse entendant du bruit dans la chambre de
cette dernière y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres
sterling furent offertes par sir Ormond à cette femme, qui lui promit le
silence.
»Je crus que l'hôtesse allait se trouver mal.
»Les renseignemens que m'avait donnés le père Anselme étaient si précis,
j'affectais une si complète ignorance du rôle important que l'hôtesse
avait joué dans l'aventure, enfin j'étais si bien instruit qu'elle fut
obligée de convenir que tout était vrai et que son auberge avait été le
théâtre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquête,
et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il
me restait une dernière et faible espérance, la possibilité de quelque
méprise qui aurait disculpé Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on
imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer
domestique!
»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion
de sensibilité qui me toucha d'abord; puis songeant à sa
perfidie, je crus sentir les étreintes d'un serpent, et je fus près de
la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle
me parla de la beauté de nos enfans, de leurs grâces enfantines et de
ses espérances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette
fatale circonstance, m'eût pénétré de bonheur! Chaque battement de mes
veines était une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une
blessure. Elle pleurait, tout agitée encore de la joie de mon retour, et
comme je l'observais d'un air sombre, je crus découvrir dans son regard
je ne sais quelle lueur étrange; cet indice excepté, tout en elle
respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse
et déception. Elle m'amena ses enfans avec une allégresse et un triomphe
de mère: il était impossible de conserver l'ombre d'un soupçon en la
regardant; mais elle se détourna, je l'épiai, et je la vis essuyer
furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'était pour moi la
preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le témoignage
d'une angoisse secrète infligée par le repentir à cette ame qui n'était
point encore entièrement corrompue.
»Je ne sais si ma femme s'aperçut de la contrainte et du tourment que
j'éprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence,
puis je pris tout à coup ma résolution.
»--Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.
»On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur
adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me
convaincre. Quand la porte fut fermée je la regardai, elle était pâle;
elle arrêtait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi.
»--Madame, veuillez répondre à quelques questions.
»Elle se tut.
»--Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville?
»Point de réponse.
»--Est-ce dans votre voyage de Londres à Bath?
»Même silence.
»--Répondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous
arracher au coup de l'infamie qui vous flétrit. Répondez!
»A ces mots je me levai; elle se leva aussi, étendit ses bras vers moi,
puis laissa échapper un éclat de rire convulsif, mouvement si terrible,
si hideux à voir, et accompagné d'un cri si aigu que vous auriez frémi,
que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me
contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai
au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me
parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitôt qu'elle eut repris
l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son père. C'est un
plus des vénérables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une
probité à toute épreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'étais si
douloureusement ému que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes
yeux.
»Sa froideur m'étonna. Elle contrastait avec mon émotion et semblait
me la reprocher. D'un air de réserve et de hauteur cérémoniale, il me
demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps
j'y étais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il
savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi
n'était qu'un moyen d'éloigner les reproches que j'avais à lui faire.
Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, posé, et ses
ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la réserve de
ses manières. Mais bouleversé comme je l'étais, il me semblait que cette
froideur était une insulte à mon émotion. Je m'armai de courage,
mes larmes se tarirent, et je lui fis à mon tour, d'un ton calme et
concentré, le récit de mon aventure à Messine et de ma visite à Bath. Je
ne lui cachai aucune particularité, ni la lecture de ce fatal article
de journal, ni les conseils du père Anselme, ni ma conversation avec
l'hôtesse.
»Il m'écouta en silence. Sa fille avait paru consternée, lui n'était
qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air méditatif,
passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune émotion
par ses gestes ou ses paroles.
»--Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et
s'arrêtant devant moi.
»C'était un caractère profond, parfaitement maître de lui-même dans
toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensée par une
parole et cachait la plus grande partie de ses pensées. Il continua
cependant:
»--Ce que vous me dites est étrange; nous verrons.
»Une larme roulait dans ses yeux, il se hâta de l'essuyer. La douleur de
cet homme vénérable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour
paternel, cette larme arrachée à un vieillard toujours calme et maître
de lui, m'ébranlèrent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement.
Tout semblait confirmer nos soupçons.
»--Je partirai bientôt, lui dis-je; d'ici à mon départ, j'habiterai la
maison de ma mère, où je vais faire conduire mes enfans.
»--Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au
surplus, je passerai chez vous dans la journée.
»Nous nous quittâmes froidement. J'étais déterminé à faire avec la plus
grande promptitude les démarches nécessaires pour hâter le divorce,
et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupçons. Si
les preuves légales du crime manquaient, toutes les preuves morales
concouraient à le prouver: la consternation de Marie, le long silence de
son père, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales
employées par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait à la
fois dans le récit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans
l'article du journal. Ma tête brûlait, mon corps chancelait quand
j'arrivai chez ma mère. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai
chercher, ne me touchèrent pas. Ma mère, à qui l'on avait appris l'état
où se trouvait ma femme et mon départ précipité, était sortie. Je sus
plus tard qu'elle s'était rendue chez moi; mais dans le premier moment,
son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils
malheureux, et a-t-elle à se reprocher de n'avoir pas prévenu ma douleur
par des conseils assez sévères et une surveillance assez attentive?
Hélas! j'étais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une
mère est de s'élancer chez un fils souffrant.
»Je m'étendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant
où je me levais pour aller à sa recherche, ma mère entra, et quelques
minutes après on annonça lord Barndale, père de Marie. Ma mère n'avait
eu que le temps de prononcer ces paroles:
»--Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de
louage, sans dire où elle allait.
»Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une
expression de résolution et de douleur.
--»J'ai pensé, monsieur, me dit-il, à tout ce que vous m'avez appris;
ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans
tout cela. Nous allons monter dans la même chaise de poste, et nous
irons à l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas à notre
crédulité. Nous la paierons, mais pour nous faire des révélations
complètes. Venez, monsieur.
»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous
partîmes, et pendant toute la route nous ne prononçâmes pas un mot.
Nous arrivâmes le soir même de bonne heure à l'auberge. Quel fut mon
étonnement ou plutôt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir!
Elle était donc venue s'assurer de la discrétion de l'hôtesse, et sa
présence seule dans ce lieu était une preuve de sa faute.
»--Vous ici, madame, lui dis-je! comment y êtes-vous venue? pourquoi?...
Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?... N'espérez
pas...
»Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette;
l'hôtesse se présenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et
je dit à la maîtresse de l'hôtel:
»--Lady Osprey n'a-t-elle point passé une nuit dans votre auberge, dans
le même lit que sir Ormond Mondeville?
»L'hôtesse pâle hésita un moment.
»--Vous me l'avez dit, repris-je; n'en êtes-vous pas convenue?
»--Oui, monsieur.
»--Quel nom? Répondez. Quel est le nom de cette femme?
»--Vous venez de le prononcer.
»--Lady Osprey?
»--Oui.
»--Je vais parler à madame, disait d'une voix entrecoupée Marie, qui,
depuis son enfance sujette à des palpitations violentes, avait appuyé sa
main sur son coeur et avait peine à prononcer ce peu de mots. Elle se
leva en tremblant, et regardant l'hôtesse, elle lui dit:
»--Suis-je lady Osprey?
»L'hôtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin:
»--Non, madame.
»--Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile.
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