Contes bruns - 08

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Combien avez-vous donné à cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donné
cent guinées.
»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hôtesse tressaillit, et je me
tournai vers lord Barndale.
»--Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme
pour savoir d'elle la vérité?
»--Non certes, dit le père.
»Son énergie était vaincue.
»--Marie, disait-il, vous que j'ai élevée, vous que j'aimais! est-il
possible? répondez, vous être livrée à cet homme!
»--Vous n'êtes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige:
allons à Bath. Faites ce que je désire; il faut que cette femme vienne
avec nous. Et vous, mon père, prenez-moi sous votre protection.
»Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant.
»--Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous déciderons après.
»L'aubergiste se refusait d'abord à nous accompagner mais Marie lui dit
d'un ton impératif et avec une énergie qui m'étonna:
»--Il le faut!
«Le changement subit qui venait de s'opérer chez Marie me blessa.
Était-ce donc cette femme si délicate et si faible qui prenait tout à
coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait
manquer? Nous partîmes.
»Lord Barndale était avec sa fille dans une chaise de poste; je me
trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut
s'arrêter pour secourir Marie, dont les évanouissemens nous
affligeaient; l'hôtesse paraissait très-émue et à peu près incapable de
répondre à mes questions.
»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne
faire aucune attention à moi. Je ne sais quelle résolution violente
paraissait l'animer. Arrivée à Bath, elle fit dire au postillon de se
diriger vers un hôtel de la rue Pultney qu'elle indiqua très-exactement.
Quand nos voitures s'arrêtèrent, Marie descendit la première, frappa,
dit au domestique de prier sa maîtresse de descendre un moment, et nous
fit signe de la suivre. Nous étions tous debout dans le parloir de cette
maison inconnue quand la dame du logis se présenta devant nous; à peine
avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hôtesse, s'avançant d'un
pas et la regardant fixement, s'écria:
»--Voici lady Osprey!
»La dame pâlit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaître
l'aubergiste.
»--Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.
»--Non, non, s'écria l'hôtesse avec beaucoup d'émotion et de violence,
c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-même, cette nuit où vous êtes
venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et où je vous ai surprise!
Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal
pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a
vue; elle vous a même saluée le matin lorsque vous partîtes avec sir
Mondeville.
»--Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous
dire?
»Je m'avançai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir
soin de sa fille.
»--Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir à Messine, dis-je à cette
dame, avait raison de faire l'éloge de votre politique et de votre
adresse, cependant elles échouent aujourd'hui. Rendez son nom et son
honneur à lady Osprey, madame.
»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle
s'écria:
»--Quoi! vous l'avez vu à Messine?
»--Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne
pouvait parvenir à rendre à sa fille l'usage de ses sens.
»Nous la replaçâmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimée,
incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si
hautement reconnue. Hélas! monsieur, que puis-je vous dire de plus,
pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un
anévrisme au coeur, déterminé par tant de secousses et d'émotions.
»Le père indigné déclara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur
de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien à faire au monde,
monsieur, je revins en Sicile, où j'espérais trouver encore lord
Mondeville, à qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa
fatuité avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom
qui avait flétri l'honneur de ma femme: il était parti pour les Indes
avec une commission du gouvernement. Le père Anselme me facilita
l'entrée de ce cloître, où je trouve un asile. Hélas! tous les lieux me
sont indifférens! Une seule pensée de haine me reste, au milieu de
tant de pensées douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions
sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le
mariage! posséder une femme, l'aimer, la croire à soi et trembler
toujours; et ne jamais savoir si un autre ne reçoit pas en pur don ce
que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'être
jamais certain que les désirs et les voeux d'une épouse sont pour vous,
sont à vous; conserver pour un autre et élever pour les menus plaisirs
d'un ami ces créatures si frêles, si délicates, que nous pouvons briser
en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immérités, après
les avoir accablées de nos injustices.»

TOBIAS GUARNERIUS.

Par une soirée bien brumeuse d'hiver, mon arrière-grand-père, retenu
pour quelques affaires à Brème en Saxe, se promenait dans une petite
rue écartée, derrière la cathédrale. Ce qu'il faisait là, vous le
comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt
ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne où les grisettes soient
plus gracieuses et plus agaçantes. Ceci soit dit sans altérer en rien la
bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mérite. Mais
depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous était sonnée à
toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donné eût songé à s'y
rendre, et mon arrière-grand-père attendait toujours.
Le gouvernement représentatif nous a trop bien guéris, hélas! de ces
merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme
qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui.
Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arrière-grand-père
avait remarqué une petite boutique placée à l'angle de la rue qu'il
arpentait. Aux deux côtés de la devanture, deux planchettes peintes en
rouge et taillées en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y
faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait
point; car, à moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais
basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et
une quinte que le propriétaire du lieu était occupé à raccommoder, sa
boutique était complétement dégarnie, et, nonobstant l'inscription
placée au-dessus de la porte, ressemblait plutôt à un corps de garde de
milice bourgeoise qu'à un _magasin d'instrumens à cordes et à vent_.
Une mauvaise chandelle, haletant sous une mèche effroyablement longue,
qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, éclairait à peine l'homme
qui travaillait dans cette misérable échoppe. Il ne paraissait pas
d'ailleurs tenir autrement à la perfection de l'ouvrage dont il
s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait,
laissait là sa quinte, et se promenait à grands pas, avec un regard fixe
et des gestes brusques et précipités, indiquant un homme qu'une pensée
profonde était venue visiter.
Moitié curiosité, moitié pour échapper à une neige abondante qui était
venue compliquer son rendez-vous, mon arrière-grand-père, qui n'avait pu
encore se décider à quitter la place, entre dans la boutique du luthier,
et bien que de sa vie il n'eût su une note de musique, il le prie de lui
montrer des violons à acheter.
«Des violons! répondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je
n'en ai pas et que je n'en vends pas, à moins que tous ne vouliez
vous arranger de cette contre-basse, que j'ai été forcé de prendre
en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un
trimestre aux instrumens de l'orchestre des _Chiens savans_, qui ont eu
dans cette ville un si grand succès, et qui ont travaillé devant MM. les
membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous
la laisse pour dix écus; pour cinquante livres, tenez, sans plus
marchander.»
Mon arrière-grand-père eût été un million de fois plus musicien qu'il
n'était réellement, il eût eu encore une peine infinie à se prêter à
l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait à s'accommoder
d'une contre-basse lorsqu'il était censé avoir besoin d'un violon.
S'étant permis de faire, avec une grande force de logique, cette
observation à l'honnête luthier, il en reçut je ne sais quelle répartie
si étrange qu'il lui vint aussitôt à l'esprit qu'il avait affaire à une
manière de monomane. La chose lui fut prouvée quand en sa présence ce
singulier personnage recommença à se promener et à gesticuler, et quand
une vieille femme, ouvrant la porte de l'arrière-boutique, lui fit signe
en haussant les épaules que la tête du pauvre homme n'y était plus.
Mon arrière-grand-père sortit alors de chez le luthier, et le lendemain
il partit de la ville, sans s'être autrement occupé de lui.
Trois ans après, durant un nouveau séjour qu'il fit à Brème, ayant eu
occasion de repasser dans la même rue, il remarqua que la boutique du
luthier était fermée; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient
des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient été tracées.
Cette circonstance ayant attiré son attention, le soir, à souper, il en
parla à son hôte, qui était l'un des magistrats de haute police de la
ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manqué,
l'étrange accueil qu'il avait reçu dans cette même boutique, trois ans
auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va
lire.
L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias
Guarnerius; à grande peine il faisait vivre de son travail la vieille
femme que vous avez vue: c'était sa mère, avec laquelle il vivait depuis
la mort de sa femme.
Comme il était dans la ville le seul ouvrier de son état, et qu'elle
contient un nombre assez considérable d'artistes et d'amateurs, qui sans
cesse lui donnaient des instrumens à réparer, il aurait pu, ce semble,
vivre passablement à l'aise. Mais dix ans environ avant l'époque dont
nous parlons, une insigne calamité était venue le visiter. Un beau
matin il s'était trouvé en proie à une idée fixe, et depuis ce temps il
n'avait cessé de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eût coûté.
Sa femme, qui était morte en partie du chagrin qu'elle avait eu à le
voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui
représenter la folie de sa persévérance, le conjurer de ne pas la
réduire à la misère, il n'en avait tenu compte. D'abord ses économies,
plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses
meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, étaient venus se
perdre dans ce gouffre qui s'était ouvert à côté de lui, sans que tant
d'inutiles essais fussent parvenus à l'éclairer. A l'époque où, faute
d'argent, il avait été forcé de mettre un terme à ses expériences, il
n'en avait pas moins conservé l'espérance de réaliser sa pensée, qui
tôt ou tard devait, selon lui, le mener à une grande gloire, et le
récompenser largement de toutes ses avances.
Il est, au reste, vrai de dire que s'il fût arrivé au but qu'il se
proposait, il eût réellement mis la main sur une excellente spéculation.
Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques
amateurs, à plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idée
lui était venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pensé qu'en
reproduisant avec une rigueur mathématique les formes et les dimensions
de ses instrumens, en employant un bois semblable à celui qui avait
servi à les établir, en arrivant à imiter rigoureusement le vernis et la
couleur dont ils avaient été primitivement enduits, il parviendrait à
se procurer une qualité de son exactement pareil. Malgré tous les soins
qu'il mettait à ses contre-façons, toujours il s'y rencontrait une
légère différence avec le modèle; or des nuances infiniment subtiles
constituant, selon toute apparence, la supériorité qui faisait son
désespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'infériorité de ses
copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y découvrait,
en sorte que l'oeuvre était toujours à reprendre; c'était une manière de
cercle vicieux tournant à l'infini, dans lequel une fortune de prince se
fût elle-même engouffrée.
Après bien des essais, cependant, une modification s'était faite dans
son idée primitive; il était un jour arrivé si près d'une imitation
irréprochable, et ce jour-là précisément l'instrument sorti de ses mains
s'était trouvé si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini
par soupçonner dans la création de ce chef-d'oeuvre un élément d'une
nature supérieure et non encore sollicité par lui. «--Qui sait,
disait-il fort gravement à un physicien qui prétendait le faire arriver
à la solution de son problème instrumental par des applications
nouvelles de la théorie du son, qui sait plutôt si ce n'est pas hors du
monde matériel que je dois chercher. Les mots représentent des idées,
n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-être,
sans y songer, frappé-je à la porte que je cherche depuis si long-temps.
Que vous en semble, monsieur?» Et le physicien de se mettre à rire, et
le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondément dans l'abîme
de ses recherches.
Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet à réparer
laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de
venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles étaient rares, car
lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre
tête, qui ne reposait guère, Tobias Guarnerius parcourut ce livre:
c'était un de ces respectables monumens de la patience et de l'érudition
germaniques, où l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs
autrement de prétentions, qu'il traitera _de omni re scibili_ et de
quelques autres sujets. En effet on y voyait, à côté d'un chapitre _sur
la meilleure forme de gouvernement_, un chapitre _sur la manière de
gratter le dos de sa femme quand il la démange_; une _recette pour faire
du vin de Chypre_ était suivie d'une _dissertation sur la virginité
des onze mille vierges_, et d'un _discours sur les avantages de la
calvitie_; un ton de bonhomie singulière avait présidé à la rédaction de
cet ouvrage informe, et donnait à sa lecture un charme particulier, qui
avait fini par dominer notre monomane jusqu'à détourner de lui pendant
une demi-journée l'obsession de sa pensée ordinaire.
Tout-à-coup, au détour d'une page, un chapitre se présente à lui avec
ce titre: _De la Transfusion des ames_. A la lecture de ces mots,
comme s'il eût soudain entrevu que la révélation du grand secret qu'il
cherchait depuis si long-temps allait lui être faite, il sauta d'un bond
prodigieux, appela sa mère, qu'il chargea de garder la boutique, et
de dire, si on venait le demander, qu'il était sorti; puis courant
s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas être interrompu, il commença la
lecture du chapitre qui, dans sa pensée, ne pouvait manquer d'être le
plus merveilleux que jamais plume de philosophe eût enfanté.
Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de
la vie, dans ses amitiés, dans ses espérances dans les prospectus, dans
les amours de femme surtout qu'il faut craindre des désappointemens
semblables à celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un
instant avant il eût payé la lecture au prix d'une livre de sa chair,
était une misérable rapsodie, lardée de citations des Pères de l'église,
d'Aristote, de Platon et de l'Écriture. Après force divagations,
abstractions et conversations, l'auteur se résumait à cette découverte
toute nouvelle, que l'ame était immortelle: sans contredit les vingt
pages les plus pauvres de cet immense in-folio étaient comprises sous le
titre si magnifique que je vous ai dit.
Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en était pas moins venue; étreignant
avec une singulière puissance les trois mots qui tout à coup lui étaient
apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux _entrevisions_ qu'il
avait eues précédemment, il commença à se représenter l'ame humaine
comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance
d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, où il y a de la
philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix
d'honneur de rhétorique, avait entendu parler de la métempsycose; et ce
système, pour peu que l'on pesât dessus, pouvait bien s'élargir jusqu'à
admettre la donnée du philosophe luthier. Trois heures de réflexions
passant par-dessus cette illumination achevèrent de lui donner dans
l'esprit de Tobias une créance indélébile, et désormais il ne s'occupa
plus que du procédé matériel à l'aide duquel il appliquerait à son art
le bénéfice de sa découverte psycologique.
A trois mois de là, c'était durant la nuit, la veille de la
Saint-Joseph, depuis long-temps une heure était sonnée à toutes les
horloges, et la ville de Brème tout entière reposait dans le sommeil;
l'atelier de Tobias Guarnerius était soigneusement fermé; et de peur
qu'en passant on ne pût voir par les fentes des volets la lumière qui
brillait dans son arrière-boutique, il avait eu soin d'étendre devant
la porte vitrée qui communiquait de cette pièce à son magasin un épais
rideau de serge verte replié deux fois sur lui-même.
Certes, ces précautions n'étaient point inutiles, car c'était une oeuvre
étrange que celle à laquelle le luthier s'occupait.
Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientôt quarante
ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mère Brigitta Guarnerius, en
proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui
la minait depuis long-temps. Penché sur sa poitrine, qui râlait d'une
manière horrible, sans qu'une larme brillât dans ses yeux, sans qu'un
seul des muscles de son visage exprimât la moindre sympathie pour les
atroces souffrances dont il était témoin, Tobias paraissait plongé dans
le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait
toutes ses facultés. Sans doute, en vue de quelque produit étrange à
recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni décrit ni prévu aucune
science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table
sur laquelle reposait un instrument inachevé. Un tube, qui paraissait
formé de l'alliage de plusieurs métaux, s'évasant par le bout en forme
d'entonnoir, avait été placé au-devant de la bouche de la vieille femme,
et recevait le souffle de son haleine qui, à chaque expiration, s'y
engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extrémité, ce tube
s'emboîtait à une cheville de bois, pareille à celle qui se place debout
entre le fond et la table de tous les instrumens à chevalet; seulement
celle-ci était d'un diamètre un peu supérieur au diamètre ordinaire,
et au lieu d'être en bois plein, elle était creuse et devait se fermer
hermétiquement, au moyen d'un petit couvercle à vis merveilleusement
travaillé, lorsque l'embouchure du tube viendrait à en être retirée.
Précisément au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du
métal, et comme pour empêcher l'évaporation au moment où se ferait leur
séparation, avait été disposée une manière de boîte ou de guérite en
bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur
terreuse et nauséabonde, et un grand clou rouillé, pendant encore après,
indiquait qu'elles avaient du antérieurement faire partie d'un objet de
plus grande dimension.
A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration
de la malade s'étant arrêtée, son pouls et son coeur ayant cessé de
battre, tout à coup on entendit dans le tube, qui fut agité comme par un
mouvement galvanique, un long soupir, suivi d'un frémissement qui courut
tout le long du métal, et vint bondir au fond de l'étui qui y adhérait.
A ce bruit, Tobias Guarnerius se précipita; les yeux égarés et la
poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d'une main
forcenée, malgré une force incroyable de résistance qui répondait à sa
pression, malgré une sorte de crépitation douloureuse et plaintive qui
s'agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle à l'extrémité de la
cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve
matérielle de cette monstruosité n'ait été acquise, il paraît que ce que
Tobias Guarnerius venait d'enfermer dans ce bois creux, c'était l'ame
de sa mère, la première qui se fût trouvée pour réaliser son abominable
découverte.
Au moment où avait été rompu le lien par lequel elle était unie à
l'enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l'ame s'était
élancée pour retourner en haut; forcée de suivre l'étroit conduit qui la
cernait à sa sortie, elle avait couru pleine de détresse jusqu'au fond
de l'espace qu'elle avait devant elle: elle se fût sans doute évadée
dans le peu de temps que son bourreau avait mis à fermer sur elle le
couvercle; mais une effroyable industrie avait tout prévu. Les planches
de sapin qui ombrageaient l'espace sur lequel s'accomplissait l'odieux
mystère étaient les planches d'un cercueil fraîchement enlevé à la terre
du cimetière. Quand l'ame s'était pressée pour sortir, elle avait eu
horreur de cette atmosphère de mort qu'il lui fallait traverser, et
elle s'était retirée en arrière; alors Tobias était venu et il l'avait
scellée dans sa prison, et il la tenait là pour s'en servir à ses
volontés.
Il ne faut pas croire pourtant que ces épouvantables audaces puissent
s'exécuter sans qu'il en coûte quelque chose à leurs auteurs; car au
moment où tout avait été accompli, Tobias était tombé à la renverse,
frappé comme d'une puissante commotion électrique, et il était resté
étendu à terre, sans connaissance, plusieurs heures encore après que le
soleil se fût levé.
Au moment où il se réveilla de ce long évanouissement, il commença par
sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s'il avait fait une
longue route; puis il eut grand peine à recueillir ses idées, afin de se
rendre compte de ce qui lui était arrivé. A la fin cependant un souvenir
lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main
agitée d'un tremblement qui ne le quitta plus, il s'approcha du lit, où
le corps de sa mère était déjà froid et raidi. Il abaissa la paupière de
ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrât pas le sien;
puis, ayant couvert le visage, il eut peur; car il lui sembla que
l'angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de
reproche et le menaçait.
Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient été
déposés dans la tombe, et même il s'était passé d'étranges choses lors
de son enterrement; car à chaque fois que, dans les prières, le prêtre
avait eu à parler de l'ame de la défunte, les cierges qui brûlaient
autour du corps s'étaient éteints d'eux-mêmes; et bien des choses
s'étaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l'on
racontait. Témoin de ce phénomène, et tourmenté, dans son ame, par le
remords, bien que la joie d'avoir réalisé la pensée de toute sa vie fût
encore la plus forte, Tobias n'avait pas encore osé faire l'essai de
l'instrument qu'il avait achevé, et pourtant une merveilleuse harmonie
y était cachée; car lorsque l'air seulement venait à passer dessus, des
soupirs d'une incroyable douceur s'en exhalaient. Le bruit à la fin
commença à se répandre que Tobias avait découvert son grand secret; et
chaque jour tout ce qu'il y avait de musiciens dans la ville venait
savoir, les uns pour se rire du rêveur, les autres avec une curiosité
plus sérieuse, à quand l'audition du violon-miracle, et Tobias reculait
toujours, sous prétexte que son oeuvre n'était point finie.
Il advint pourtant que l'héritier présomptif d'une petite principauté de
l'Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu
ses raisons pour cet arrangement, le destinant à régner un jour, lui
avait donné toutes les qualités requises pour être un excellent violon
solo. Sa réputation de virtuose s'était répandue dans toute l'Europe,
à peu près comme la renommée militaire du grand Frédéric, et il ne
s'arrêtait guère en un pays qu'on n'organisât pour lui un concert, où
souvent il ne dédaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur
de Brème, ayant toute raison de vouloir être agréable à l'illustre
exécutant, se hâta de préparer une soirée musicale, et il ne laissa pas
ignorer à Tobias Guarnerius qu'il lui serait agréable d'y voir faire
l'essai de son invention.
Au moment où ce désir lui fut intimé, Tobias commençait à entrer en
composition avec sa conscience. L'impression de terreur qu'il avait
subie à la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres
émotions humaines, s'effaçait peu à peu sous les jours qui passaient.
D'étranges raisonnemens étaient ensuite venus à son secours. «On ne sait
jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence céleste, qui vous absout
_in extremis_ pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensée
mauvaise, ni qui sera condamné ni qui sera sauvé. Ma mère Brigitta eut à
nos yeux une vie honnête: en est-il de même pour le jugement d'en haut;
et qui peut assurer qu'en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas
plusieurs jours de l'éternité des douleurs? D'ailleurs je suis bon fils,
ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d'un avocat de nos
jours. D'autres conservent précieusement les ossemens de leurs proches;
moi je conserve l'ame de ma mère; moi je ne veux pas m'en séparer.
N'y a-t-il pas entre le double mérite de nos piétés filiales tout
l'intervalle qui sépare l'esprit de la matière?» Avec ces pensées, qu'il
habillait des plus belles paroles qu'il pouvait, il parvenait à émousser
son remords.
Quand fut venu le soir où devait avoir lieu la grande épreuve, Tobias
fut tout à coup saisi d'une autre inquiétude. La préoccupation de
l'artiste dominant toute autre pensée, il eut des doutes sur la
sincérité des résultats que devait lui donner son expérience. L'ame
avait-elle, en effet, été transfusée? Par une évaporation subtile, en
supposant qu'elle eût un instant séjourné là où il l'avait retenue,
n'avait-elle point pu s'échapper pour obéir à la loi céleste
d'attraction qui la rappelait? Et alors voyez un peu la belle confusion,
si, en présence de toute la ville assemblée, sa création surhumaine
allait tout à coup se résumer en quelque misérable instrument, criard
comme ceux que tant de fois déjà il avait réalisés. Il n'y avait dans
cette appréhension rien que de raisonnable, et plutôt que de s'exposer à
un si mortel désappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui
jusque là l'avait empêché d'interroger son oeuvre, il l'eût essayée de
ses mains s'il l'eût eue à sa disposition; mais, en homme qui savait son
monde, il l'avait, dans la journée, envoyée à l'hôtel du gouvernement,
enfermée dans un riche étui, dont il avait gardé la clef. Le sort en
était donc jeté, et il n'y avait plus à revenir sur ses pas; dans un
quart d'heure il aurait effacé la gloire de Stradivarius et celle de
tous les maîtres de l'art, ou il serait devenu l'objet d'une inexorable
dérision. Après tout, ce sont là, à vrai dire, les deux termes du marché
auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir
de la première main.
A l'heure où tous les convives du grand banquet musical furent
rassemblés, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur,
où, pour cette fois, il avait entrée. L'aspect général de sa toilette
presque antédiluvienne, et accusant un délabrement de vieille date,
malgré tous les soins extraordinaires qu'il y avait donnés, quelque
chose de gauche et d'endimanché répandu dans toute l'habitude de son
corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au
moment où on le vit assis dans un coin, le visage empreint d'une pâleur
mortelle, l'oeil fixe et plongeant avec une indicible anxiété sur
le virtuose qui, pour la première fois, allait donner une voix à sa
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