Contes bruns - 04

Total number of words is 4607
Total number of unique words is 1766
34.5 of words are in the 2000 most common words
46.0 of words are in the 5000 most common words
51.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
général d'infanterie nommé Rusca, qui se trouvait alors à Clagenfurth, à
la tête d'une avant-garde d'environ quatre mille hommes. Comme Rusca
était sans artillerie, le maréchal Marmont... avait donné l'ordre de
lui envoyer une batterie, et je fus désigné pour la commander.
C'était la première fois, depuis ma promotion au grade de lieutenant,
que je me voyais, au milieu d'une brigade, le seul officier de mon
corps, ayant à conduire des hommes qui n'obéissaient qu'à moi, et obligé
de m'entendre, comme chef d'une arme, avec un officier général.
--C'est bon, me dis-je en moi-même, il y a un commencement à tout, et
c'est comme cela qu'on devient général.
--Vous allez avec Rusca?... me dit mon capitaine, prenez garde à vous,
c'est un malin singe, un vaurien fini. Son plus grand plaisir est de
_mettre dedans_ tous ceux qui ont affaire à lui. Pour vous apprendre ce
que c'est que ce chrétien-là, il suffira peut-être de vous dire qu'il
s'est amusé dernièrement à baptiser du vin blanc avec de l'eau-de-vie,
afin de renvoyer à l'empereur un aide-de-camp soûl comme une grive...
Si vous vous comportez de manière à éviter ses algarades, vous vous en
ferez un ennemi mortel... Voilà le pèlerin... Ainsi, attention!
--Hé bien, répliquai-je à mon capitaine, nous nous amuserons; car il ne
sera pas dit qu'un pousse-cailloux _embêtera_ un officier d'artillerie.
Dans ce temps-là, voyez-vous, l'artillerie était quelque chose, parce
que le corps avait fourni l'empereur...
Me voilà donc parti, moi et mes canonniers, et nous gagnons Clagenfurth.
J'arrive le soir; et, aussitôt que mes hommes sont gîtés, je me mets en
grande tenue et je me rends chez le Rusca. Point de Rusca.
--Où est le général, demandais-je à une manière d'aide-de-camp qui
baragouinait un français mêlé d'italien.
--Le zénéral est à la zouziété, dans oun chercle, au café, à boire de
la bière sou la piazza.
Je regarde mon homme en face, et je m'aperçois qu'il n'est pas ivre
comme ses incohérences me le faisaient supposer.
--Vous êtes étonné... reprit l'aide-de-camp. Ma s'il est là de si bonne
houre, c'est pour oune petite difficoulté quél zénéral il a ou avec les
habitanti. Par ché i son di oumor pauco contrariente les Tedesques. Ces
chiens-là né se sont-ils pas avisés dé né piou audare boire de la bière
all chercle per ché lè zénéral y était...
En ce moment, nous fûmes interrompus par un roulement de tambour, après
quoi le crieur de la ville lut en français d'abord, puis en allemand et
en italien, une proclamation de Rusca, en vertu de laquelle il était
enjoint à tous les négocians et notables habitans de Clagenfurth
d'aller, comme par le passé, au cercle, pendant toutes les soirées, sous
peine d'être taxés à un contribution extraordinaire.
--Et comment le paieront-ils donc?... dit le colonel du 20e qui se
trouvait auprès de moi, car je m'étais avancé pour écouter; ce serait
la quatrième qu'il lèverait sur ces pauvres diables. Ce compère-là est
capable de les faire révolter, pour se donner le plaisir de mitrailler
une sédition populaire...
--Pourquoi n'allaient-ils plus au café?... mon colonel, lui
demandais-je.
Le colonel me regarda.
--Vous arrivez... à ce que je vois, me répondit-il. Eh bien! voilà le
fait. Ce diable de Rusca ne s'amusait-il pas, le soir, à allumer sa
pipe, au cercle, devant ces pauvres gens, avec les billets de florins
qu'il leur arrachait le matin!... Il faut que ce soit encore un bien bon
peuple, ces Allemands, pour qu'aucun d'eux ne lui ait tiré un coup de
pistolet... Heureusement, nous partirons demain; nous n'attendions que
vous...
--Il paraît, lui dis-je, que votre général n'est pas commode?...
--C'est un excellent militaire... répliqua-t-il, et il entend
particulièrement la guerre que nous allons faire. Il a été médecin dans
la partie de l'Italie qui avoisine les montagnes du Tyrol, et il en
connaît les routes, les sentiers, les habitans. Il est d'une bravoure
exemplaire; mais c'est bien le plus malicieux animal que j'aie jamais
connu. S'il ne brûle pas les paysans dans leurs villages, il faudra
qu'il soit dans ses bons jours...
Le colonel s'éloigna en voyant un officier venir à nous.
Je fus assez embarrassé de ma personne en me trouvant seul. Je pensai
qu'il n'était pas convenable que j'allasse voir Rusca au cercle; et,
alors, je revins à l'aide-de-camp, qui était toujours resté immobile
sur le seuil de la porte, occupé à fumer son cigare. J'avais toujours
rencontré son regard, quand je jetais par hasard les yeux sur lui en
causant avec le colonel; et, quoique ce regard me parût aussi railleur
que perfide, je le priai d'annoncer à son général ma visite pour la fin
de la soirée, objectant la nécessité dans laquelle j'étais de prendre
quelque chose; car je n'avais rien mangé depuis le matin... mais un
officier n'est pas aussi heureux que la mule du pape; en campagne,
il n'a pas d'heures pour ses repas; il se nourrit comme il peut, et
quelquefois pas du tout. Au moment où j'allais retourner à mon logement,
j'entendis une grande rumeur dans le faubourg par lequel j'étais entré.
Je demande à un soldat qui me parut en venir la raison de ce tumulte, et
il me dit que l'un de mes canonniers en était cause; alors je fus forcé
de me rendre sur les lieux pour savoir ce qui se passait. Il y avait
des attroupemens composés de femmes principalement, qui paraissaient en
colère, criaient et parlaient toutes ensemble; c'était comme dans
une basse-cour, quand les poules se mettent à piailler. Au milieu
du faubourg, je vis une grande et belle fille autour de laquelle on
s'attroupait; quand elle m'aperçut, elle fendit la presse et vint à moi.
Elle était furieuse, elle parlait avec une volubilité convulsive; elle
avait des couleurs, les bras nus, la gorge haletante, les cheveux en
désordre, les yeux enflammés, la peau mate; elle gesticulait avec feu,
elle était superbe; c'est une des plus belles colères que j'ai vues dans
ma vie. Là, je sus la cause de cette émeute. Mon fourrier était logé
chez le père de cette fille; et il paraît que, la trouvant à son goût,
il avait voulu la cajoler; mais qu'elle s'était brutalement défendue;
alors mon diable de canonnier, un provençal, il se nommait Lobbé,
c'était un petit homme, à cheveux noirs, bien frisés, qu'on avait appelé
dans la compagnie _la Perruque_. La Perruque donc, par vengeance, se
faisait servir par le père et la mère de cette fille; et, comme il était
assis sur un fauteuil très-élevé, il avait mis chacun de ses pieds sur
un escabeau de chaque côté de la table, et, pendant son repas, il avait
forcé la mère et le père, qui était un homme à cheveux blancs, de
tourner les étoiles de ses éperons. Il dînait gravement, ayant à ses
pieds les deux vieillards agenouillés, occupés à faire aller les
molettes. Cette fille, ne pouvant pas digérer cet affront, essayait
d'ameuter le quartier contre les Français.
Lorsque j'eus compris le sujet de ses plaintes, je m'empressai d'aller
au logement de la Perruque, et je le vis en effet assis comme un
pacha, regardant les deux vieillards, bons Allemands, qui faisaient
consciencieusement aller les éperons. Je n'oublierai jamais le geste de
la fille quand, en entrant avec moi, elle me montra ses parens. Elle
avait les larmes aux yeux, et me dit d'un son de voix guttural en
allemand:
--_Sieht!..._ Voyez!...
--Allons donc, Lobbé, finissez, dis-je à mon canonnier. Que diable, vous
mériteriez d'être puni... Cela ne se fait pas...
Les deux vieillards continuaient toujours.
--Mais, mon lieutenant, me dit la Perruque, tenez, regardez-les!... Ça
ne les contrarie pas... ça les amuse.
Je faillis rire.
En ce moment, un gros homme bourgeonné, la face rouge et le nez bulbeux,
entra. A l'uniforme, je reconnus le général Rusca.
--Bien, bien, canonnier!... s'écria-t-il. Voilà dix florins pour
t'encourager à établir la domination française sur ces chiens-là...
Et il lui jeta des florins.
--Il me semble, mon général, lui dis-je avec fermeté, quand nous
sortîmes, que si vous m'avez entendu, la discipline militaire est
compromise. Il m'est fort indifférent, si cela vous plaît, que mon
fourrier fasse tourner ses molettes, mais puisque je lui avais ordonné
de cesser, et qu'il est sous mes ordres...
--Ah! dit-il en m'interrompant, tu es sorti de cette école où l'on
raisonne?... Je vais t'apprendre à clocher avec les boiteux...
--Quels sont vos ordres, lui demandais-je?
--Viens les prendre ce soir à huit heures!...
Et nous nous quittâmes. Ce commencement de relations ne promettait rien
de bon.
A huit heures, après avoir dîné, je me présentai chez le général que je
trouvai buvant et fumant en compagnie de son aide-de-camp, du colonel et
d'un Allemand qui paraissait être un personnage de Clagenfurth. Rusca me
reçut civilement, mais il y avait toujours une teinte d'ironie dans son
discours. Il m'invita fort courtoisement à boire et à fumer; je ne bus
guère que deux verres de punch et fumai trois cigares.
--Demain nous partirons à sept heures, et devrons être en vue de Brixen
dans la journée, il faut entamer ces gens-là vivement.
Je me retirai. Le lendemain, je crus m'éveiller à six heures, il était
neuf heures passées. Rusca m'avait sans doute mis quelque drogue dans
mon verre, et je fus au désespoir en apprenant qu'il s'était mis en
bataille à six heures du matin, et qu'il avait trois heures de marche en
avance. Mon hôte, comprenant que j'en voulais à Rusca, me proposa de
me donner les moyens d'arriver à Brixen avant lui. La tentative était
audacieuse, car il fallait m'embarquer dans des chemins de traverse où
je pouvais rester; mais, jeune et dépité comme je l'étais, je fis mon
va-tout. Cependant je ne voulus rien négliger: je communiquai mon
entreprise à mes sous-officiers, qui crurent leur honneur aussi bien
engagé que le mien, nous mêlâmes du vin à l'avoine de nos chevaux, et
les bons Allemands, apprenant que nous voulions jouer un tour au Rusca,
nous fournirent quatre guides chargés de nous préserver de tout malheur.
Effectivement, Rusca nous trouva reposés et en bataille en avant de
Brixen, l'attendant avec insouciance.
--Comment, messieurs les b..., vous êtes partis avant nous?... dit
le général. Vous me paierez cela, lieutenant... ajouta-t-il en me
regardant.
--Mon général, lui dis-je, vous ne m'avez pas ordonné de vous
accompagner; si vous vous en souvenez, votre ordre a été de regarder
Brixen comme le point de notre ralliement. Il ne souffla pas mot; mais
je vis qu'il faudrait jouer serré avec ce vieux singe-là. Nous entrâmes
en campagne au-delà de Brixen, j'avoue que je n'avais jamais vu faire la
guerre ainsi. Nous battions la campagne en visitant tous les villages,
les chemins, les champs. Vous eussiez dit une chasse, les soldats
rabattaient les paysans comme du gibier sur la principale route suivie
par le général, et quand il s'en trouvait en quantité suffisante, Rusca
passait tous ces malheureux en revue, en leur ordonnant de tendre leur
main gauche; puis, au seul aspect de la paume de cette main, il faisait
signe, remuant la tête, d'en séparer certains des autres, et il laissait
le reste libre de retourner à leurs affaires: puis aussitôt, sans autre
forme de procès, il fusillait ceux qu'il avait ainsi triés. La première
fois que j'assistai à cette singulière enquête, je priai Rusca de
m'expliquer ce mode de procéder. Alors, à quelques pas de l'endroit où
nous étions, il aperçut dans un buisson je ne sais quels vestiges, et
il le fit cerner. Le buisson fouillé, les soldats trouvèrent dans une
espèce de trou deux hommes armés de carabines, qui attendaient sans
doute que nous fussions passés afin de tuer nos traînards. Avant de les
faire fusiller, Rusca me montra leurs mains gauches. Dans ce pays, les
chasseurs ont l'habitude de verser la poudre nécessaire pour la charge
de leurs carabines dans le creux de leurs mains, et la poudre y laisse
une empreinte assez difficile à distinguer, mais que l'oeil de Rusca
savait y voir avec une grande dextérité. Dès l'enfance, il avait observé
ce singulier diagnostic, et il lui suffisait de voir les mains des
paysans pour deviner s'ils avaient récemment fait le coup de fusil. Le
second jour, nous rencontrâmes un vieillard, septuagénaire au moins,
perché sur un arbre et occupé à l'émonder. Rusca le fit descendre et
lui examina la main gauche; par malheur, il crut y apercevoir le signe
fatal, et, quoique le pauvre homme parût bien innocent, il ordonna de
l'attacher à l'affût d'un canon. Ce malheureux fut obligé de suivre, et
nous allions au petit trot. De temps en temps il gémissait; les cordes
lui enflaient les mains; il se trouva bientôt dans un état pitoyable;
ses pieds saignaient; il avait perdu ses sabots, et j'ai vu tomber de
grosses larmes de sang de ses yeux. Nos canonniers, qui avaient commencé
par rire, en eurent compassion, et vraiment il y avait de quoi, à voir
ce vieillard en cheveux blancs, traîné pendant les dernières lieues
comme un cheval mort. On finit par le jeter sur le canon, et comme il ne
pouvait pas parler, il remercia les soldats par un regard à tirer des
larmes. Le soir, lorsque nous bivouaquâmes, je demandai à Rusca ses
ordres relativement à ce vieillard.
--Fusillez-le... me dit-il.
--Mon général, répondis-je, vous êtes le maître de sa vie; mais si je
commande à mes canonniers de tuer cet homme, ils me diront que ce n'est
pas leur métier...
--C'est bon!... répliqua-t-il en m'interrompant. Gardez-le jusqu'à
demain matin, et nous verrons...
--Je ne me refuserai pas à le garder, dis-je; mais je ne veux pas en
répondre.
Et je sortis de la maison où était Rusca, sans entendre sa réplique;
mais je sus plus tard qu'il m'avait cruellement menacé...
En ce moment je partis, malgré tout l'intérêt que promettait ce
début. La pendule marquait minuit et demi. J'étais près de
Saint-Germain-des-Prés et je demeure à l'Observatoire.--Un jour j'aurai
la suite de Rusca; le nom me fait pressentir quelque drame; car je
partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shaudy.
Je n'aimerais certes pas une demoiselle qui s'appellerait Pétronille ou
Sacontala, fût-elle jolie...
--Ma femme se nomme Rose-Vertu... me dit l'officier de l'Université qui
faisait route avec moi.
--Je le crois bien!... répliquai-je; Mlle Mars a nom Hippolyte... Et
vous, monsieur? lui demandai-je.
--Moi!... Sébastien!...
--C'est un martyr... et vous êtes sans doute très-heureux en ménage?
--Mais oui... Nous étions arrivés.
Ce fragment de conversation est sincère et véritable. Je puis affirmer
que, sauf de légères inexactitudes, bien pardonnables, et qui n'ont
adultéré ni le sens ni la pensée, tout ceci a été dit par des hommes
d'un haut mérite. N'est-ce pas un problème intéressant à résoudre pour
l'art en lui-même, que de savoir si la nature, textuellement copiée, est
belle en elle-même? Nous avons tous été fortement émus, un lecteur le
sera-t-il?... Nous allons voir la Marguerite de Scheffer; et nous ne
faisons pas attention à des créatures qui fourmillent dans les rues de
Paris, bien autrement poétiques, belles de misère, belles d'expression,
sublimes créations, mais en guenilles... Aujourd'hui nous hésitons
entre l'idéalisation et la traduction littérale des faits, des hommes,
des événemens. Choisissez... Voici une aventure où l'art essaie de
jouer le naturel.

L'OEIL SANS PAUPIÈRE.

_Hallowe'en, Hallowe'en!_ criaient-ils tous, c'est ce soir la nuit
sainte, la belle nuit des skelpies[1] et des fairies[2]! Carrick! et
toi, Colean, venez-vous? Tous les paysans de Carrick-Border[3] sont là,
nos Megs et nos Jeannies y viendront aussi. Nous apporterons de bon
whiskey dans des brocs d'étain, de l'ale fumeuse, le parritch[4]
savoureux. Le temps est beau; la lune doit briller; camarades, les
ruines de Cassilis-Downaus n'auront jamais vu d'assemblée plus joyeuse!»
[Note 1: Démons des eaux.]
[Note 2: Fées.]
[Note 3: Nom de canton.]
[Note 4: Pudding d'Écosse.]
Ainsi parlait Jock Muirlaud, fermier, veuf et jeune encore. Il était,
comme la plupart des paysans d'Écosse, théologien, un peu poète, grand
buveur, et cependant fort économe. Murdock, Will Lapraik, Tom Duckat,
l'entouraient. La conversation avait lieu près du village de Cassilis.
Vous ne savez sans doute pas ce que c'est que l'Hallowe'en: c'est la
nuit des fées; elle a lieu vers le milieu d'août. Alors on va consulter
le sorcier du village; alors tous les esprits follets dansent sur les
bruyères, traversent les champs, à cheval sur les pâles rayons de la
lune. C'est le carnaval des génies et des gnomes. Alors il n'y a pas de
grotte ni de rocher qui n'ait son bal et sa fête, pas de fleur qui ne
tressaille sous le souffle d'une sylphide, pas de ménagère qui ne ferme
soigneusement sa porte, de peur que le spunkie[5] n'enlève le déjeuner
du lendemain, et ne sacrifie à ses espiègleries le repas des enfans qui
dorment enlacés dans le même berceau.
[Note 5: Lutin.]
Telle était la nuit solennelle, mêlée de caprice fantastique et d'une
secrète terreur, qui allait s'élever sur les collines de Cassilis.
Imaginez un terrain montagneux, qui ondule comme une mer, et dont les
nombreuses collines se tapissent d'une mousse verte et brillante; au
loin, sur un pic escarpé, les murs crénelés du château détruit, dont la
chapelle, privée de sa toiture, s'est conservée presque intacte, et
fait jaillir dans l'éther pur ses pilastres minces, sveltes comme des
branchages en hiver et dépouillés de leur feuillage. La terre est
inféconde dans ce canton. Le genêt doré y sert de retraite au lièvre; la
roche paraît à nu de distance à distance. L'homme qui ne reconnaît
un pouvoir suprême que dans la désolation et la terreur regarde ces
terrains stériles comme frappés du sceau même de la Divinité. La
bienfaisance féconde et immense du Très-Haut nous inspire peu de
gratitude: c'est son châtiment et sa rigueur que nous adorons.
Les spunkies dansaient donc sur le gazon menu de Cassilis, et la lune,
qui s'était levée, paraissait large et rouge à travers le vitrage cassé
du grand portail de la chapelle. Elle semblait suspendue là comme une
grande rosace amarante, sur laquelle se dessinait un débris de trèfle de
pierre mutilé. Les spunkies dansaient.
Le spunkie! C'est une tête de femme, blanche comme la neige, avec de
longs cheveux ardeus. De belles ailes, draperies soutenues par des
fibres minces et élastiques, s'attachent, non pas à l'épaule, mais
au bras blanc et mince dont elles suivent le contour. Le spunkie est
hermaphrodite; à un visage féminin il joint cette élégance svelte et
frêle de la première adolescence virile. Le spunkie n'a de vêtement que
ses ailes, tissu fin et délié, souple et serré, impénétrable et léger,
comme l'aile de la chauve-souris. Une nuance brunâtre, fondue dans une
pourpre azurée, chatoie sur cette robe naturelle qui se reploie autour
du spunkie en repos, comme les plis de l'étendard autour du bâton qui
le porte. De longs filamens, qui ressemblent à de l'acier bruni,
soutiennent ces longs voiles dont le spunkie se drape; des griffes
d'acier en arment l'extrémité. Malheur à la ménagère qui s'aventure le
soir près du marais où se tient blotti le spunkie, ou dans la forêt
qu'il parcourt!
La ronde des spunkies commençait sur les bords de la Doon, quand
l'assemblée joyeuse, femmes, enfans, jeunes filles, s'en approcha. Les
lutins disparurent aussitôt. Toutes ces grandes ailes, se déployant à la
fois, obscurcissent l'air. Vous eussiez dit une nuée d'oiseaux s'élevant
tout à coup du milieu des roseaux bruissans. La clarté de la lune se
voila un moment; Muirland et ses compagnons s'arrêtèrent.
--J'ai peur! s'écria une jeune fille.
--Bah! reprit le fermier, ce sont des canards sauvages qui s'envolent!
--Muirland, lui dit le jeune Colean d'un air de reproche, tu finiras
mal; tu ne crois à rien.
--Brûlons nos noix, cassons nos noisettes, reprit Muirland, sans faire
attention à la réprimande de son camarade; asseyons-nous ici, et vidons
nos paniers. Voici un beau petit abri; la roche nous couvre; le gazon
nous offre un lit douillet. Le grand diable ne me troublerait pas dans
mes méditations, qui vont sortir de ces brocs et de ces bouteilles.
--Mais les bogillies[6] et les brownillies[7] peuvent nous trouver ici,
dit timidement une jeune femme.
[Note 6: Esprits des bois.]
[Note 7: Esprits des bruyères.]
--Le cranreuch[8] les emporte! interrompit Muirland. Vite, Lapraik,
allume ici, près du roc, un foyer de feuilles mortes et de branchages;
nous chaufferons le whiskey; et si les filles veulent savoir quel mari
le bon Dieu ou le diable leur réserve, nous avons ici de quoi les
satisfaire. Bome Lesley nous a apporté des miroirs, des noisettes, de la
graine de lin, des assiettes et du beurre. Lasses[9], n'est-ce pas là
tout ce qu'il vous faut pour vos cérémonies?
[Note 8: Vent du Nord.]
[Note 9: Jeunes filles.]
--Oui, oui, répondirent les lasses.
--Mais d'abord buvons, reprit le fermier, qui, par son caractère
dominateur, sa fortune, son cellier bien garni, son grenier plein de blé
et ses connaissances agricoles, avait acquis une certaine autorité dans
le canton.
Or, mes amis, vous saurez que de tous les pays du monde, celui où les
classes inférieures ont le plus d'instruction et le plus de
superstitions à la fois, c'est l'Écosse. Demandez à Walter Scott, ce
sublime paysan écossais, qui ne doit sa grandeur qu'à cette faculté
qu'il a reçue de Dieu de représenter symboliquement tout le génie
national. En Écosse on croit à tous les gnomes, et on discute, dans les
cabanes, des sujets d'abstraite philosophie. La nuit d'Hallowe'en
est consacrée spécialement à la superstition. L'on se réunit alors pour
pénétrer dans l'avenir. Les rites nécessaires pour obtenir ce résultat
sont connus et inviolables. Point de religion plus stricte dans ses
observances. C'était surtout cette cérémonie pleine d'intérêt, où chacun
est à la fois prêtre et sorcier, que les habitans de Cassilis
regardaient comme le but de leur excursion et le délassement de leur
nuit. Cette magie rustique a un charme inexprimable. On s'arrête, pour
ainsi dire, sur le point limitrophe de la poésie et de la réalité; on
communique avec les puissances infernales, sans renier Dieu tout-à-fait;
on transmute en objets sacrés et magiques les objets les plus vulgaires;
on se crée avec un épi de blé et une feuille de saule des espérances et
des terreurs.
La coutume veut que l'on ne commence les incantations d'Hallowe'en qu'à
minuit sonnant, à l'heure où toute l'atmosphère est envahie par les
êtres surhumains, et où non-seulement les spunkies, premiers acteurs
du drame, mais tous les bataillons de la féerie écossaise, viennent
s'emparer de leur domaine. Nos paysans, réunis à neuf heures, passèrent
le temps à boire, à chanter ces vieilles et délicieuses ballades où leur
langage mélancolique et naïf s'allie si bien à un rhythme saccadé, à une
mélodie qui descend de quarte en quarte par des intervalles bizarres, à
un emploi singulier du genre chromatique. Les jeunes filles, avec leurs
plaids bariolés et leurs robes de serge, d'une admirable propreté; les
femmes, le sourire sur les lèvres; les enfans, ornés de ce beau ruban
rouge, noué sur le genou, qui leur sert de jarretières et de parure;
les jeunes gens dont le coeur battait plus vite à l'approche du moment
mystérieux où la destinée allait être consultée; un ou deux vieillards
que l'ale savoureuse rendait à la joie de leurs jeunes ans, formaient un
groupe plein d'intérêt, que Wilkie aurait voulu peindre, et qui aurait
fait en Europe les délices de toutes les ames accessibles encore, parmi
tant d'émotions fébriles, aux délices d'un sentiment vrai et profond.
Muirland surtout se livrait tout entier à la gaieté bruyante qui
pétillait avec la mousse épaisse de la bière, et se communiquait à tous
les auditeurs.
C'était un de ces caractères que la vie ne dompte pas; un de ces hommes
d'intelligence vigoureuse qui luttent contre la bise et l'orage. Une
jeune fille du canton, qui avait uni sa destinée à celle de Muirland,
était morte en couches après deux ans de mariage; et Muirland avait juré
de ne se remarier jamais. Personne n'ignorait dans le voisinage la
cause de la mort de Tuilzie; c'était la jalousie de Muirland. Tuilzie,
délicate enfant, comptait à peine seize années quand elle épousa le
fermier. Elle l'aimait et ne connaissait pas la violence de cette ame,
la fureur dont elle pouvait s'animer, le tourment journalier qu'elle
pouvait infliger à elle-même et aux autres. Jock Muirland était jaloux;
la tendresse ingénue de sa jeune compagne ne le rassurait pas. Un jour,
au coeur de l'hiver, il lui fit faire un voyage à Edinburgh, pour
l'arracher aux séductions prétendues d'un jeune laird qui avait eu la
fantaisie de passer la mauvaise saison à sa campagne.
Tous les camarades du fermier, et même le curé, ne lui épargnaient
pas les remontrances; il ne répondait rien, si ce n'est qu'il aimait
ardemment Tuilzie, et qu'il était le meilleur juge de ce qui pouvait
contribuer au bonheur de son ménage. Sous le toit rustique de Jock, il y
avait souvent des plaintes, des cris, des sanglots qui retentissaient au
dehors; le frère de Tuilzie était venu représenter à son beau-frère que
sa conduite était inexcusable; une querelle véhémente avait été la suite
de cette démarche; la jeune femme dépérissait par degrés. Enfin le
chagrin qui la consumait l'emporta. Muirland tomba dans un profond
désespoir, qui dura plusieurs années; mais, comme tout est passager
dans ce monde, il avait, en jurant de rester veuf, oublié peu à peu
le souvenir de celle dont il avait été le bourreau involontaire. Les
femmes, qui pendant plusieurs années l'avaient vu avec horreur, lui
avaient enfin pardonné; et la nuit d'Hallowe'en le retrouvait tel qu'il
avait été autrefois, joyeux, caustique, amusant, buvant sec et fécond en
excellens contes, en plaisanteries rustiques, en refrains bruyans,
qui mettaient en train l'assemblée nocturne et entretenaient sa bonne
humeur.
On avait déjà épuisé la plupart des vieilles romances de fondation,
quand les douze coups de minuit sonnèrent et propagèrent au loin l'écho
de leurs vibrations. Ils avaient bu largement. Voici venir le moment des
superstitions accoutumées. Tout le monde, excepté Muirland, se leva.
«Cherchons le kail[10], cherchons le kail s'écrièrent-ils!...»
[Note 10: Ces usages sont encore populaires en Écosse.]
Jeunes gens et jeunes filles se répandirent dans les champs, et
revinrent tour à tour apportant chacun une racine détachée du sol:
c'était le kail. Il faut déraciner la première plante qui se présente
sous vos pas; si la racine est droite, votre femme ou votre mari seront
bien faits et de bonne grâce; si la racine est tortue, vous épouserez
une personne contrefaite. S'il reste de la terre suspendue aux filamens,
votre ménage sera fécond et heureux; si votre racine est polie et mince,
vous ne serez pas long-temps en ménage. Imaginez les éclats de rire,
le tumulte joyeux, les plaisanteries villageoises auxquelles cette
recherche conjugale donnait lieu; on se poussait, on se pressait; on
comparait les résultats de son investigation; jusqu'aux petits enfans
avaient leur kail.
«Pauvre Will Haverel! s'écria Muirlaud, jetant les yeux sur la racine
que tenait en main un jeune garçon, ta femme sera tortue; ton kail
ressemble à la queue de mon porc.»
Puis, ils s'assirent en rond, et l'on se mit à expérimenter la saveur
de chaque racine; une racine amère désigne un méchant mari; une racine
sucrée, un mari imbécile; une racine odorante, un époux de bonne humeur.
A cette grande cérémonie succéda celle du tap-pickle. Les jeunes filles
vont, les yeux bandés, cueillir chacune trois épis de blé. Si le grain
qui couronne l'épi se trouve manquer à l'un d'entre eux, on ne doute pas
que le mari futur de la villageoise n'ait à lui pardonner une faiblesse
commise avant l'heure nuptiale. O Nelly! Nelly! tes trois épis étaient
à la fois privés de leur tap-pickle, et l'on ne t'épargna pas les
You have read 1 text from French literature.
Next - Contes bruns - 05
  • Parts
  • Contes bruns - 01
    Total number of words is 4566
    Total number of unique words is 1729
    37.4 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 02
    Total number of words is 4563
    Total number of unique words is 1697
    39.5 of words are in the 2000 most common words
    52.5 of words are in the 5000 most common words
    59.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 03
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1683
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    58.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 04
    Total number of words is 4607
    Total number of unique words is 1766
    34.5 of words are in the 2000 most common words
    46.0 of words are in the 5000 most common words
    51.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 05
    Total number of words is 4614
    Total number of unique words is 1671
    35.2 of words are in the 2000 most common words
    48.1 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 06
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1791
    37.4 of words are in the 2000 most common words
    50.1 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 07
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1644
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    55.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 08
    Total number of words is 4619
    Total number of unique words is 1650
    38.4 of words are in the 2000 most common words
    50.4 of words are in the 5000 most common words
    55.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 09
    Total number of words is 4701
    Total number of unique words is 1592
    41.1 of words are in the 2000 most common words
    54.3 of words are in the 5000 most common words
    59.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 10
    Total number of words is 4625
    Total number of unique words is 1705
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 11
    Total number of words is 4054
    Total number of unique words is 1322
    42.3 of words are in the 2000 most common words
    53.3 of words are in the 5000 most common words
    59.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 12
    Total number of words is 4475
    Total number of unique words is 1545
    40.6 of words are in the 2000 most common words
    53.5 of words are in the 5000 most common words
    58.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 13
    Total number of words is 4686
    Total number of unique words is 1701
    38.1 of words are in the 2000 most common words
    52.0 of words are in the 5000 most common words
    58.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Contes bruns - 14
    Total number of words is 287
    Total number of unique words is 189
    61.2 of words are in the 2000 most common words
    66.8 of words are in the 5000 most common words
    69.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.