Consuelo, Tome 1 (1861) - 19

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Mais avant qu'une seule de ces personnes se fût rendue auprès du malade,
ce qui se fit pourtant avec le plus de célérité possible, Albert avait
disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit à peine foulé par le repos
d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutumé.
On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de
circonstances, on ne le trouva nulle part; après quoi la famille retomba
dans un des accès de morne résignation dont Amélie avait parlé à
Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on
s'était habitué à ne plus exprimer, le retour, toujours espéré et
toujours incertain, du fantasque jeune homme.
Bien que Consuelo eût désiré ne pas faire part aux parents d'Albert de
la scène étrange qui s'était passée dans la chambre d'Amélie, cette
dernière ne manqua pas de tout raconter, et de décrire sous de vives
couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait
produit sur son cousin.
«Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le
chapelain.
--En ce cas, répondit Consuelo; je me garderai bien de me faire
entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous
aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir à
l'oreille du comte Albert.
--Ce sera une grande gêne pour vous, ma chère demoiselle, dit la
chanoinesse. Ah! il ne tient pas à moi que votre séjour ici ne soit plus
agréable!
--J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne
désire pas d'autre satisfaction que d'y être associée par votre
confiance et votre amitié.
--Vous êtes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa
longue main, sèche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais écoutez,
ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse réellement du mal à
mon cher Albert. D'après ce que raconte Amélie de la scène de ce matin,
je vois au contraire qu'il a éprouvé une joie trop vive; et peut-être sa
souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte à son gré, de
vos admirables mélodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une
langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup
d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilité
surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de
langages différents, il répond qu'il les savait avant d'être né, et
qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlée il y a
douze cents ans, l'autre lorsqu'il était aux croisades; que sais-je?
hélas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chère signora, vous entendrez
d'étranges récits de ce qu'il appelle ses existences antérieures. Mais
traduisez-moi dans notre allemand, que déjà vous parlez très-bien, le
sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous
ici ne connaît.»
Consuelo éprouva en cet instant un embarras dont elle-même ne put se
rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la
vérité, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliée de continuer,
de ne pas s'éloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de
consolation.
«Consolation! s'écria la perspicace Amélie. S'est-il servi de ce mot?
Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon
cousin.
--En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les lèvres, répondit
Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophétique; mais je ne vois rien
en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.
--Mais quel est donc celui qu'il vous a répété tant de fois, chère
Porporina? reprit Amélie avec obstination. Il m'a semblé qu'il vous
disait à plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je
n'ai pu retenir.
--Je ne l'ai pas compris moi-même, répondit Consuelo en faisant un grand
effort sur elle-même pour mentir.
--Ma chère Nina, lui dit Amélie à l'oreille, vous êtes fine et prudente;
quant à moi, qui ne suis pas tout à fait bornée, je crois très-bien
comprendre que vous êtes la consolation mystique promise par la vision à
la trentième année d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez
compris encore mieux que moi: c'est une mission céleste dont je ne suis
pas jalouse.
--Écoutez, chère Porporina, dit la chanoinesse après avoir rêvé quelques
instants: nous avons toujours pensé qu'Albert, lorsqu'il disparaissait
pour nous d'une façon qu'on pourrait appeler magique, était caché non
loin de nous, dans la maison peut-être, grâce à quelque retraite dont
lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous
vous mettiez à chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait à
nous.
--Si je le croyais!... dit Consuelo prête à obéir.
--Mais si Albert est près de nous et que l'effet de la musique augmente
son délire! remarqua la jalouse Amélie.
--Eh bien, dit le comte Christian, c'est une épreuve qu'il faut tenter.
J'ai ouï dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper
par ses chants la noire mélancolie du roi d'Espagne, comme le jeune
David avait celui d'apaiser les fureurs de Saül, au son de sa harpe.
Essayez, généreuse Porporina; une âme aussi pure que la vôtre doit
exercer une salutaire influence autour d'elle.»
Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol
en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mère lui avait appris
dans son enfance, et qui commençait par ces mots: _Consuelo de mi alma_,
«Consolation de mon âme,» etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un
accent de piété si naïve, que les hôtes du vieux manoir oublièrent
presque le sujet de leur préoccupation, pour se livrer au sentiment de
l'espérance et de la foi. Un profond silence régnait au dedans et au
dehors du château; on avait ouvert les portes et les fenêtres, afin que
la voix de Consuelo pût s'étendre aussi loin que possible, et la lune
éclairait d'un reflet verdâtre l'embrasure des vastes croisées. Tout
était calme, et une sorte de sérénité religieuse succédait aux angoisses
de l'âme, lorsqu'un profond soupir exhalé comme d'une poitrine humaine
vint répondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut
si distinct et si long, que toutes les personnes présentes s'en
aperçurent même le baron Frédérick, qui s'éveilla à demi, et tourna la
tête comme si quelqu'un l'eût appelé. Tous pâlirent, et se regardèrent
comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amélie ne put retenir
un cri, et Consuelo, à qui ce soupir sembla partir tout à côté d'elle,
quoiqu'elle fût isolée au clavecin du reste de la famille, éprouva une
telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot.
«Bonté divine! dit la chanoinesse terrifiée; avez-vous entendu ce soupir
qui semble partir des entrailles de la terre?
--Dites plutôt, ma tante, s'écria Amélie, qu'il a passé sur nos têtes
comme un souffle de la nuit.
--Quelque chouette attirée par la bougie aura traversé l'appartement
tandis que nous étions absorbés par la musique, et nous avons entendu le
bruit léger de ses ailes au moment où elle s'envolait par la fenêtre.»
Telle fut l'opinion émise par le chapelain, dont les dents claquaient
pourtant de peur.
--C'est peut-être le chien d'Albert, dit le comte Christian.
--Cynabre n'est point ici, répondit Amélie. Là où est Albert, Cynabre y
est toujours avec lui. Quelqu'un a soupiré ici étrangement. Si j'osais
aller jusqu'à la fenêtre, je verrais si quelqu'un a écouté du jardin;
mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.
--Pour une personne aussi dégagée des préjugés, lui dit tout bas
Consuelo en s'efforçant de sourire, pour une petite philosophe
française, vous n'êtes pas brave, ma chère baronne; moi, je vais essayer
de l'être davantage.
--N'y allez pas, ma chère, répondit tout haut Amélie, et ne faites pas
la vaillante; car vous êtes pâle comme la mort, et vous allez vous
trouver mal.
--Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chère Amélie? dit le
comte Christian en se dirigeant vers la fenêtre d'un pas grave et
ferme.»
Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenêtre avec calme,
en disant:
«Il semble que les maux réels ne soient pas assez cuisants pour
l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent
les créations de leur cerveau trop ingénieux à souffrir. Ce soupir n'a
certainement rien de mystérieux. Un de nous, attendri par la belle voix
et l'immense talent de la signora, aura exhalé, à son propre insu, cette
sorte d'exclamation du fond de son âme. C'est peut-être moi-même, et
pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne
réussissez point à guérir Albert, du moins vous saurez verser un baume
céleste sur des blessures aussi profondes que les siennes.»
La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des
adversités domestiques qui l'accablaient, était elle-même un baume
céleste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentée de se mettre
à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, comme elle avait
reçu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour
de sa vie, qui avait commencé la série de ses jours malheureux et
solitaires.


XXXIIÏ.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'on eût aucune nouvelle du comte
Albert; et Consuelo, à qui cette situation semblait mortellement
sinistre, s'étonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids
d'une si affreuse incertitude, sans témoigner ni désespoir ni
impatience. L'habitude des plus cruelles anxiétés donne une sorte
d'apathie apparente ou d'endurcissement réel, qui blessent et irritent
presque les âmes dont la sensibilité n'est pas encore émoussée par de
longs malheurs. Consuelo, en proie à une sorte de cauchemar, au milieu
de ces impressions lugubres et de ces événements inexplicables,
s'étonnait de voir l'ordre de la maison à peine troublé, la chanoinesse
toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent à la chasse, le
chapelain toujours aussi régulier dans ses mêmes pratiques de dévotion,
et Amélie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacité enjouée de
cette dernière était ce qui la scandalisait particulièrement. Elle ne
concevait pas qu'elle pût rire et folâtrer, lorsqu'elle-même pouvait à
peine lire et travailler à l'aiguille.
La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la
chapelle du château. C'était un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et
de propreté. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle
revenait s'asseoir devant son métier, ne fût-ce que pour y ajouter,
quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans
les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir
avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme
cette chétive créature trottait d'un pas toujours égal, toujours digne
et compassé, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit
empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface
étroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait étrange
aussi à Consuelo, c'était le respect et l'admiration qui s'attachaient
dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable,
que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d'amour et de
jalousie. A la voir régler parcimonieusement les plus chétives affaires,
on l'eût crue cupide et méfiante. Et pourtant elle était pleine de
grandeur et de générosité dans le fond de son âme et dans les occasions
décisives. Mais ces nobles qualités, surtout cette tendresse toute
maternelle, qui la rendaient si sympathique et si vénérable aux yeux de
Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'héroïne de la
famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces
puérilités du ménage gouvernées solennellement, pour être appréciée ce
qu'elle était (malgré tout cela), une femme d'un grand sens et d'un
grand caractère. Il ne se passait pas un jour sans que le comte
Christian, le baron ou le chapelain, ne répétassent chaque fois qu'elle
tournait les talons:
«Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit résident dans la
chanoinesse!»
Amélie elle-même, ne discernant pas la véritable élévation de la vie
d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute
la sienne, n'osait pas dénigrer sa tante sous ce point de vue, le seul
qui, pour Consuelo, fit une ombre à cette vive lumière dont rayonnait
l'âme pure et aimante de la bossue Wenceslawa.
Pour la _Zingarella_, née sur les grands chemins, et perdue dans le
monde, sans autre maître et sans autre protecteur que son propre génie,
tant de soucis, d'activité et de contention d'esprit, à propos d'aussi
misérables résultats que la conservation et l'entretien de certains
objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de
l'intelligence. Elle qui ne possédait rien, et ne désirait rien des
richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle âme s'atrophier
volontairement dans l'occupation de posséder du blé, du vin, du bois, du
chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eût offert tous ces biens
convoités par la plupart des hommes, elle eût demandé, à la place, une
minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour
et sa liberté sur les lagunes de Venise; souvenir amer et précieux qui
se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, à mesure
qu'elle s'éloignait de ce riant horizon pour pénétrer dans la sphère
glacée de ce qu'on appelle la vie positive.
Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, à la nuit
tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de
clefs, et marcher elle-même dans tous les bâtiments et dans toutes les
cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour
visiter les moindres recoins où des malfaiteurs eussent pu se glisser,
comme si personne n'eût dû dormir en sûreté derrière ces murs
formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derrière une écluse
voisine ne se fût élancée en mugissant dans les fossés du château,
tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts.
Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le
bord d'un chemin, avec un pan du manteau troué de sa mère pour tout
abri! Elle avait tant de fois salué l'aurore sur les dalles blanches de
Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour
sa pudeur, la seule richesse qu'elle eût à coeur de conserver! Hélas! se
disait-elle, que ces gens-ci sont à plaindre d'avoir tant de choses à
garder! La sécurité est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, à
force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en
jouir. Elle soupirait donc déjà comme Amélie dans cette noire prison,
dans ce morne château des Géants, où le soleil lui-même semblait
craindre de pénétrer. Mais au lieu que la jeune baronne rêvait de fêtes,
de parures et d'hommages, Consuelo rêvait d'un sillon, d'un buisson ou
d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et
l'immensité des cieux étoilés pour tout spectacle.
Forcée par le froid du climat et par la clôture du château à changer
l'habitude vénitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la
nuit et de se lever tard le matin, après bien des heures d'insomnie,
d'agitation et de rêves lugubres, elle réussit enfin à se plier à la loi
sauvage de la claustration; et elle s'en dédommagea en hasardant seule
quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait
les portes et on baissait les ponts aux premières clartés du jour; et
tandis qu'Amélie, occupée une partie de la nuit à lire des romans en
cachette, dormait jusqu'à l'appel de la cloche du déjeuner, la Porporina
allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la forêt.
Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour
n'éveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables
escaliers et dans les interminables corridors du château, qu'elle avait
encore de la peine à comprendre. Égarée dans ce labyrinthe de galeries
et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne
connaissait pas, et crut trouver par là une sortie sur les jardins. Mais
elle n'arriva qu'à l'entrée d'une petite chapelle d'un beau style
ancien, à peine éclairée en haut par une rosace dans la voûte, qui
jetait une lueur blafarde sur le milieu du pavé, et laissait le fond
dans un vague mystérieux. Le soleil était encore sous l'horizon, la
matinée grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle était dans la
chapelle du château, où déjà elle avait entendu la messe un dimanche.
Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la
traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la prière, et
s'agenouilla sur la première dalle. Cependant, comme il arrive souvent
aux artistes de se laisser préoccuper par les objets extérieurs en dépit
de leurs tentatives pour remonter dans la sphère des idées abstraites,
sa prière ne put l'absorber assez pour l'empêcher de jeter un coup
d'oeil curieux autour d'elle; et bientôt elle s'aperçut qu'elle n'était
pas dans la chapelle, mais dans un lieu où elle n'avait pas encore
pénétré. Ce n'était ni le même vaisseau ni les mêmes ornements. Quoique
cette chapelle inconnue fût assez petite, on distinguait encore mal les
objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchâtre,
agenouillée vis-à-vis de l'autel, dans l'attitude froide et sévère qu'on
donnait jadis à toutes celles dont on décorait les tombeaux. Elle pensa
qu'elle se trouvait dans un lieu réservé aux sépultures de quelques
aïeux d'élite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son
séjour en Bohême, elle abrégea sa prière et se leva pour sortir.
Mais au moment où elle jetait un dernier regard timide sur cette figure
agenouillée à dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue
disjoindre ses deux mains de pierre allongées l'une contre l'autre, et
faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.
Consuelo faillit tomber à la renverse, et cependant elle ne put détacher
ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la
croyance que c'était une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas
entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa échapper, et qu'elle remit
ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraître
avoir le moindre rapport avec le monde extérieur.


XXXIV.

Si l'ingénieuse et féconde Anne Radcliffe se fût trouvée à la place du
candide et maladroit narrateur de cette très véridique histoire, elle
n'eût pas laissé échapper une si bonne occasion de vous promener, madame
la lectrice, à travers les corridors, les trappes, les escaliers en
spirale, les ténèbres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de
beaux et attachants volumes, pour vous révéler, seulement au septième,
tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que
nous avons charge de divertir ne prendrait peut-être pas aussi bien, au
temps où nous sommes, l'innocent stratagème du romancier. D'ailleurs,
comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui
dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos énigmes.
Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que
Consuelo, après deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue
animée qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui
récitait mentalement ses prières du matin dans son oratoire; et dans ce
soupir de componction qui venait de lui échapper à son insu, comme il
arrive souvent aux vieillards, le même soupir diabolique qu'elle avait
cru entendre à son oreille un soir, après avoir chanté l'hymne de
Notre-Dame-de-Consolation.
Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchaînée à sa place par
le respect, et par la crainte de troubler une si fervente prière. Rien
n'était plus solennel et plus touchant à voir que ce vieillard prosterné
sur la pierre, offrant son coeur à Dieu au lever de l'aube, et plongé
dans une sorte de ravissement céleste qui semblait fermer ses sens à
toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune
émotion douloureuse. Un vent frais, pénétrant par la porte que Consuelo
avait laissée entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne
de cheveux argentés; et son vaste front, dépouillé jusqu'au sommet du
crâne, avait le luisant jaunâtre des vieux marbres. Revêtu d'une robe de
chambre de laine blanche à l'ancienne mode, qui ressemblait un peu à un
froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis
raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand
il eut repris son immobilité, Consuelo fut encore obligée de le regarder
à deux fois pour ne pas retomber dans sa première illusion.
Après qu'elle l'eut considéré attentivement, en se plaçant un peu de
côté pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgré elle, tout au
milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de
prière que ce vieillard adressait à Dieu était bien efficace pour la
guérison de son malheureux fils, et si une âme aussi passivement soumise
aux arrêts du dogme et aux rudes décrets de la destinée avait jamais
possédé la chaleur, l'intelligence et le zèle qu'Albert aurait eu besoin
de trouver dans l'âme de son père. Albert aussi avait une âme mystique:
lui aussi avait eu une vie dévote et contemplative, mais, d'après tout
ce qu'Amélie avait raconté à Consuelo, d'après ce qu'elle avait vu de
ses propres yeux depuis quelques jours passés dans le château, Albert
n'avait jamais rencontré le conseil, le guide et l'ami qui eût pu
diriger son imagination, apaiser la véhémence de ses sentiments, et
attendrir la rudesse brûlante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait
dû se sentir isolé, et se regarder comme étranger au milieu de cette
famille obstinée à le contredire ou à le plaindre en silence, comme un
hérétique ou comme un fou; elle le sentait elle-même, à l'espèce
d'impatience que lui causait cette impassible et interminable prière
adressée au ciel, comme pour se remettre à lui seul du soin qu'on eût dû
prendre soi-même de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le
persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands accès de
désespoir, et un trouble intérieur inexprimable, pour arracher ainsi un
jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le
jeter dans un complet oubli de soi-même, et pour lui ravir jusqu'au
sentiment des inquiétudes et des tourments qu'il pouvait causer aux
êtres les plus chers.
Celte résolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de
feindre le calme au milieu de l'épouvante, semblait à l'esprit ferme et
droit de Consuelo une sorte de négligence coupable ou d'erreur
grossière. Il y avait là l'espèce d'orgueil et d'égoïsme qu'inspire une
foi étroite aux gens qui consentent à porter le bandeau de
l'intolérance, et qui croient à un seul chemin, rigidement tracé par la
main du prêtre, pour aller au ciel.
«Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande âme
d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines,
serait-elle donc moins précieuse à vos yeux que les âmes patientes et
oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans
indignation la justice et la vérité méconnues sur la terre? Etait-il
donc inspiré par le diable, ce jeune homme qui, dès son enfance, donnait
tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui,
au premier éveil de la réflexion, voulait se dépouiller de toutes ses
richesses pour soulager les misères humaines? Et eux, ces doux et
bénévoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes stériles
et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire
qu'ils vont gagner le ciel avec des prières et des actes de soumission à
l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses
sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'âme
que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des
mains de la nature. Et si des rêves pénibles, des illusions bizarres ont
obscurci la lucidité de sa raison, s'il est devenu aliéné enfin, comme
ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de
sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amené ce résultat
déplorable. J'ai vu la logette où le Tasse a été enfermé comme fou, et
j'ai pensé que peut-être il n'était qu'exaspéré par l'injustice. J'ai
entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du
christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rêver dans
mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs
révélations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce
pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des
saints et au génie des poètes, prononcent-ils sur leur enfant cette
sentence de honte et de réprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux
infirmes et aux scélérats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la
folie! c'est un châtiment de Dieu après les grands crimes; et à force de
vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir
sous le poids d'un malheur immérité pour avoir droit au respect autant
qu'à la pitié des hommes. Et si j'étais devenue folle, moi; si j'avais
blasphémé le jour terrible où j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une
autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements,
et aux soins spirituels de mes frères les chrétiens? On m'eût donc
chassée ou laissée errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de
remède pour elle; faisons-lui l'aumône, et ne lui parlons pas; car pour
avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est
ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on
l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumône d'une
sollicitude puérile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il
interroge, on baisse la tête ou on la détourne quand il cherche à
persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle
dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne,
en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si
l'Océan était entre lui et les objets de son affection! Et cependant on
pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'éveiller, s'il est
en proie au sommeil léthargique dans l'épaisseur de quelque muraille ou
dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer
tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creusé jusqu'aux
entrailles de ce sol miné! Ah! si j'étais le père ou la tante d'Albert,
je n'aurais pas laissé pierre sur pierre avant de l'avoir retrouvé; pas
un arbre de la forêt ne serait resté debout avant de me l'avoir rendu.»
Perdue dans ses pensées, Consuelo était sortie sans bruit de l'oratoire
du comte Christian, et elle avait trouvé, sans savoir comment, une porte
sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la forêt, et
cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidée, par un
instinct romanesque et plein d'héroïsme qui lui faisait espérer de
retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie
imprudente ne la portait à ce dessein aventureux. Albert remplissait son
imagination, et occupait tous ses rêves, il est vrai; mais à ses yeux ce
n'était point un jeune homme beau et enthousiasmé d'elle qu'elle allait
cherchant dans les lieux déserts, pour le voir et se trouver seule avec
lui; c'était un noble infortuné qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou
tout au moins calmer par la pureté de son zèle. Elle eût cherché de même
un vénérable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le
ramener à sa mère. Elle était un enfant elle-même, et cependant il y
avait en elle une révélation de l'amour maternel; il y avait une foi
naïve, une charité brûlante, une bravoure exaltée.
Elle rêvait et entreprenait ce pèlerinage, comme Jeanne d'Arc avait rêvé
et entrepris la délivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement
à l'esprit qu'on pût railler ou blâmer sa résolution; elle ne concevait
pas qu'Amélie, guidée par la voix du sang, et, dans le principe, par les
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