Consuelo, Tome 1 (1861) - 01

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CONSUELO
PAR
GEORGE SAND


TOME PREMIER

1861


NOTICE

Ce long roman de _Consuelo_, suivi de _la Comtesse de Rudolstadt_ et
accompagné, lors de sa publication dans la _Revue indépendante_, de deux
notices sur _Jean Ziska_ et _Procope le Grand_, forme un tout assez
important comme appréciation et résumé de moeurs historiques. Le roman
n'est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l'aventure, a-t-on dit;
il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la crois
fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un _décousu_, mais dans une
_sinuosité_ exagérée d'événements, a été l'effet de mon infirmité
ordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand
l'ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande
consommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 à 1845
particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l'avidité
des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de
production rapide et de publication pour ainsi dire forcée, Je
m'intéressais vivement au succès de la _Revue indépendante_, fondée par
mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis
Ferdinand François et Pernet. J'avais commencé _Consuelo_ avec le projet
de ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea à le
développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle
offrait d'intérêt sous le rapport de l'art, de la philosophie et du
merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d'une façon
très-hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et
piquant à établir sans trop de fantaisie.
Dès lors, j'avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et
produisant aussitôt, pour chaque numéro de la _Revue_ (car on me priait
de ne pas m'interrompre), un fragment assez considérable.
Je sentais bien que cette manière de travailler n'était pas normale et
offrait de grands dangers; ce n'était pas la première fois que je m'y
étais laissé entraîner; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et
appuyé sur tant de réalités historiques, l'entreprise était téméraire.
La première condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberté.
Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on
s'aperçoit qu'on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse; je
parle du temps qu'il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers
hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux sécurités,
crée à l'artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à
l'inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit
enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un
travail de ce genre.
Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu'on
travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne fait
rien à l'affaire_; mais entre la création spontanée et la publication,
il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger
des longueurs qui sont précisément l'effet ordinaire de la
précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l'artiste a
besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout
haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.
Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette
complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se
sont aperçus d'une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je
m'étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après
la voyageuse _Consuelo_. Je sentais là un beau sujet, des types
puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques, dont le
côté intime était précieux à explorer; et j'avais regret de ne pouvoir
reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j'avançais
au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.
Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des
matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c'est d'avoir
entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient
à foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait
là plus d'une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de
puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement
mes conquêtes.
Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'intérêt et, contre ma coutume quand il
s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra
beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,
mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les
préoccupations et, par conséquent, sur l'esprit du siècle de
Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle
étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des
conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des
révolutions formidables!
Que l'on fasse bon marché de l'intrigue et de l'invraisemblance de
certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces
aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n'ai rien inventé, un
monde qui existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes
personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce
qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui
s'est passé dans la réalité des choses.
GEORGE SAND.
Nohant, 15 septembre 1854.


CONSUELO


I.

«Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tête tant qu'il vous plaira; la
plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le
dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je
craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l'instant même cette
rare vertu que je vous souhaite....
--_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanza
d'un air effronté.
--_Amen_, chantèrent en choeur toutes les autres petites filles.
--Vilain méchant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en
donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et
ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier
muet de l'orgue.
--A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondément désabusé
d'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes
les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations
d'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant
ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever
les yeux sur l'essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette
docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'est
pas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus,
signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encore
moins....
--En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'est
moi?--Moi!--Moi!» s'écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une
cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une
volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la
grève par le retrait du flot.
Le coquillage, c'est-à-dire le maestro (et je soutiens qu'aucune
métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à
ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux
mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque
professorale); le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur
la banquette après s'être levé pour partir, mais calme et impassible
comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps
prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était
toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin,
cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le
bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'en
servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau
indiscipliné. Puis avançant d'un air grave entre cette double haie de
têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue,
en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes
sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'être pas distraite
par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n'être incommode à
personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe; lui,
solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger
Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.
«_Consuelo?_ l'Espagnole?» s'écrièrent tout d'une voix les jeunes
choristes, d'abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire
universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et de
la colère au front majestueux du professeur.
La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n'avaient rien entendu de
tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans
rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques
instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant de
l'attention dont elle était l'objet, elle laissa tomber ses mains de ses
oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre; elle resta
ainsi pétrifiée d'étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et
finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre
ou quelque personnage ridicule n'était point, au lieu d'elle, la cause
de cette bruyante gaîté.
«Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer
davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le _Salve Regina_ de
Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda
étudie depuis un an.»
Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni
embarras, suivit le maître de chant jusqu'à l'orgue, où il se rassit et,
d'un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo,
avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes
voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût
jamais fait retentir. Elle chanta le _Salve Regina_ sans faire une seule
faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complètement juste,
plein, soutenu ou brisé à propos; et suivant avec une exactitude toute
passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant
avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du
bonhomme, elle fit, avec l'inexpérience et l'insouciance d'un enfant, ce
que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire à
un chanteur consommé: elle chanta avec perfection. «C'est bien, ma
fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as
étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine
fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignée.
--_Si, Signor professore_, répondit Consuelo. A présent je puis m'en
aller?
--Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie.»
Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit
éventail de papier noir, inséparable jouet de l'Espagnole aussi bien que
de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien
qu'elle l'eût toujours auprès d'elle. Puis elle disparut derrière les
tuyaux de l'orgue, descendit ave la légèreté d'une souris l'escalier
mystérieux qui ramène à l'église, s'agenouilla un instant en traversant
la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un
beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en
prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une
petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme,
elle mêla son signe de croix et son remercîment d'une si plaisante
façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit
à rire aussi; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu'on
l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'église, les
degrés et le portique en un clin d'oeil.
Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans
la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux écolières silencieuses:
«Honte à vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite
fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est
seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs,
quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours
aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du
zèle, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez
jamais, toutes tant que vous êtes, _de la conscience!_
--Ah! voilà son grand mot lâché! s'écria la Costanza dès qu'il fut
sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il
ferait une maladie s'il n'arrivait à la quarantième.
--Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès! dit la Zulietta.
Elle est si pauvre! elle ne songe qu'à se dépêcher d'apprendre quelque
chose pour aller gagner son pain.
--On m'a dit que sa mère était une Bohémienne, ajouta la Michelina, et
que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir
ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas
l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur,
elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons
poumons font le reste.
--Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence
par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui
disputer ces avantages s'il me fallait échanger ma figure contre la
sienne.
--Vous n'y perdriez déjà pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas
beaucoup d'entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.
--Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un
cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours
si mal habillée. Décidément c'est une laideron.
--Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point
d'argent, et point de beauté!»
C'est ainsi qu'elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu'elles
se consolèrent en la plaignant, de l'avoir admirée tandis qu'elle
chantait.


II.

Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans
l'église des _Mendicanti_, où le célèbre maestro Porpora venait
d'essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu'il devait y
diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes
qu'il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces
_scuole_, où elles étaient instruites aux frais de l'État, pour être par
lui dotées ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloître_, dit
Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même
époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces
détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le
livre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici ces
adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te
résoudre à reprendre les miennes; et bien autant ferais-je à ta place,
ami lecteur. J'espère donc que tu n'as pas en ce moment les
_Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte.
Toutes ces jeunes personnes n'étaient pas également pauvres, et il est
bien certain que, malgré la grande intégrité de l'administration,
quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c'était plutôt une
spéculation qu'une nécessité de recevoir, aux frais de la République,
une éducation d'artiste et des moyens d'établissement. C'est pourquoi
quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'égalité;
grâce auxquelles on les avait laissées s'asseoir furtivement sur les
mêmes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas
les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s'en
détachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profité de
l'éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus
brillante fortune. L'administration, voyant que cela était inévitable,
avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres
artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à
Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et
arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg,
Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore
plus directe à l'usage des seuls Bohémiens.
Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de
dire; car de race, elle n'était ni Gitana ni Indoue, non plus
qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans
doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute
sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races
vagabondes. Ce n'est point que de ces races-là je veuille médire. Si
j'avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je
ne l'eusse fait sortir d'Israël, ou de plus loin encore; mais elle était
formée de la côte d'Ismaël, tout le révélait, dans son organisation. Je
ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a
affirmé, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette pétulance
fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue
les _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la
mendicité tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle était aussi calme que
l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles
légères qui en sillonnent incessamment la face.
Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable,
elle portait toujours ses robes trop courtes d'une année; ce qui donnait
à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public,
une sorte de grâce sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et
pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il
était mal chaussé. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_
devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et
flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune
séduction. La pauvre fille n'y songeait guère, habituée qu'elle était à
s'entendre traiter de _guenon_, de _cédrat_, et de _moricaude_, par les
blondes, blanches et replètes filles de l'Adriatique. Son visage tout
rond, blême et insignifiant, n'eût frappé personne, si ses cheveux
courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son
air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui
eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne
plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L'être qui
les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une
négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La
beauté s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour
ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La
laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:
l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale
par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule
laideur; l'autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite
et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant
les yeux: c'était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui
s'intéressaient à elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et
puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette
familiarité qu'on n'a pas pour la beauté: «Eh bien, toi, tu as la mine
d'une bonne créature»; et Consuelo était fort contente, bien qu'elle
n'ignorât point que cela voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»
Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite
resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une
après l'autre jusqu'à la dernière des _scolari_. Il les regarda toutes
avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de
lui, il lui donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir
de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,
en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est
l'expression ni de la fierté ni de la pudeur.
Dès qu'elles furent rentrées dans l'intérieur du couvent, le galant
patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait
plus lentement de la tribune: «Par le corps de Bacchus! vous allez me
dire, mon cher maître, s'écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le
_Salve Regina_.
--Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? répondit le
professeur en sortant avec lui de l'église.
--Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a
longtemps que je suis, non-seulement vos vêpres, mais jusqu'à vos
exercices; car vous savez combien je suis _dilettante_ de musique
sacrée. Eh bien, voici la première-fois que j'entends chanter du
Pergolèse d'une manière aussi parfaite; et quant à la voix, c'est
certainement la plus belle que j'aie rencontrée dans ma vie.
--Par le Christ! je le crois bien! répliqua le professeur en savourant
une large prise de tabac avec complaisance et dignité.
--Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m'a jeté dans de tels
ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut
dire que vous avez fait de votre école une des meilleures dé toute
l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables;
mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que
bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les
beautés....
--Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse,
parce qu'elle ne les sentent point elles-mêmes! Pour des voix fraîches,
étendues, timbrées, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des
organisations musicales, hélas! qu'elles sont rares et incomplètes!
--Du moins vous en possédez une admirablement douée: l'instrument est
magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi
donc.
--N'est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu'elle vous a
fait plaisir?
--Elle m'a pris au coeur, elle m'a arraché des larmes, et par des moyens
si simples, par des effets si peu cherchés, que je n'y comprenais rien
d'abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m'avez dit tant de fois
en m'enseignant votre art divin, ô mon cher maître! et pour la première
fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.
--Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de
triomphe.
--Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans
les arts, c'était le simple.
--- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le _brillant_, le _cherché_,
l'_habile_, et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer
ces qualités-là?
--Sans doute; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation
du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître! votre
cantatrice est seule d'un côté, et toutes les autres sont en deçà.
--C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les
mains.
--Son nom? reprit le comte.
--Quel nom? dit le malin professeur.
--Et, _per Dio santo!_ celui de la sirène ou plutôt de l'archange que je
viens d'entendre.
--Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? répliqua le
Porpora d'un ton sévère.
--Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?
--Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins
vous le demandez si instamment.
--N'est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible,
que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de
notre admiration?
--Eh bien, ce n'est pas là votre seul motif; laissez-moi, cher comte,
vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en
musique, je le sais: mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du
théâtre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre
intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix
d'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons; que chez
nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes
musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla; et comme elle vous
sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque
autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous
ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez
prêt à capturer ... Voilà la vérité, monsieur le comte: avouez que j'ai
dit la vérité.
--Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que
vous importe, et quel mal y trouvez-vous?
--J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,
vous perdez ces pauvres créatures.
--Ah ça, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous
faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles?
--Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de
leur vertu, ni de leur fragilité; mais je me soucie de leur talent, que
vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à
chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N'est-ce point une
désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à
comprendre grandement l'art sérieux, descendre du sacré au profane, de
la prière au badinage, de l'autel au tréteau, du sublime au ridicule,
d'Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini?
--Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,
sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possède
d'ailleurs les qualités requises pour le théâtre?
--Je m'y refuse absolument.
--Et vous pensez que je ne le découvrirai pas?
--Hélas! vous le découvrirez, si telle est votre détermination: mais je
ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l'enlever.
--Eh bien; maître, vous êtes déjà à moitié vaincu; car je l'ai vue, je
l'ai devinée, je l'ai reconnue, votre divinité mystérieuse.
--Oui da? dit le maître d'un air méfiant et réservé; en êtes-vous bien
sûr?
--Mes yeux et mon coeur me l'ont révélée; et je vais vous faire son
portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la
plus grande de toutes vos élèves; elle est blanche comme la neige du
Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des
cheveux dorés, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt
un petit rubis qui m'a brûlé en effleurant ma main comme l'étincelle
d'un feu magique.
--Bravo! s'écria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien à vous
cacher, en ce cas; et le nom de cette beauté, c'est la Clorinda. Allez
donc lui faire vos offres séduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants
et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle
pourra peut-être vous remplacer la Corilla; car le public de vos
théâtres préfère aujourd'hui de belles épaules à de beaux sons, et des
yeux hardis à une intelligence élevée.
--Me serais-je donc trompé, mon cher maître? dit le comte un peu confus;
la Clorinda ne serait-elle qu'une beauté vulgaire?
--Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de
l'appeler, n'était rien moins que belle? reprit le maître avec malice.
--Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la
montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle
était seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne
l'engagerais pas pour le théâtre, parce que le talent sans la beauté
n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que
regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi?
--Nous voici à l'embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n'en
vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là?
--Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de
l'embarcadère auprès d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon
protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits
plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet
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